La célèbre sentence de James Mackintosh (1765-1832) consignée dans son journal : « She admires the English, among whom she could not endure to live1 » révèle la complexité de la relation entre Germaine de Staël et l’Angleterre et, plus largement, de l’ensemble du Groupe de Coppet. Suite à la vague d’anglomanie de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le voisin britannique devient l’étalon à l’aune duquel évaluer la France, tant à propos du système politique que de la production littéraire ou de l’aménagement des jardins. Après un voyage de l’autre côté de la Manche, chacun se nourrit de ce qu’il a vu et le confronte avec ce qu’il connaît. Le Groupe de Coppet – entendu en un sens large qui va des Necker, en passant par la génération Staël-Constant, jusqu’à leurs descendants – n’y échappe pas. Dans le canton de Vaud, les voyageurs anglais se succèdent et alimentent les conversations. Jacques et Suzanne Necker, accompagnés de leur fille, entreprennent le voyage d’Angleterre en 1776 et les Pictet, familiers du château, fondent la Bibliothèque britannique, revue dans laquelle des articles de presse anglais et écossais sont traduits2. Benjamin Constant poursuit ses études à l’université d’Edimbourg3 tandis que Sismondi s’intéresse très tôt à l’œuvre d’Adam Smith4. À la génération suivante, Auguste de Staël publiera des Lettres sur l’Angleterre5 à la suite de son séjour à Londres. Chacun entretient ainsi un rapport particulier avec l’Angleterre, fondé sur les lectures, les rencontres et les voyages.
Ouvrir le numéro des Cahiers staëliens consacré au Groupe de Coppet et à l’Angleterre sur le jugement de James Mackintosh, qui révèle une position double, entre appréciation des valeurs anglaises et ennui lorsqu’il faut y vivre, invite à approfondir un paradoxe qu’à la suite de Robert Escarpit6, Victor de Pange, spécialiste de Germaine de Staël et de l’Angleterre7, soulignait dans son article consacré au « rêve anglais de Mme de Staël », appelant à « faire le partage de ce rêve et de la réalité8 ». Au-delà de Staël, tout un groupe d’individus se construit autour de l’Angleterre dans un mouvement d’admiration et de rejet que révèlent de nouveaux documents récemment publiés, voire inédits. Consacrer un numéro à cette thématique donne l’opportunité de mieux comprendre cette relation complexe grâce à des supports variés susceptibles de nourrir la recherche – revues de presse, mémoires, correspondance, journaux intimes, publiés ou non en leur temps.
La confrontation de ces écrits met au jour la variabilité des points de vue portés sur l’Angleterre au fil des décennies. Ainsi les jugements pour le moins ambivalents que Staël et Constant formulent sur l’Angleterre de 1813-1814, qui nous sont accessibles grâce à la publication des deux derniers tomes de la Correspondance générale de Staël et des Journaux intimes de Constant9, entrent dans un écho étrangement ironique avec le Voyage d’Angleterre (1776) de Suzanne Necker, publié pour la première fois grâce aux soins de Catherine Dubeau. Le journal présente en effet une observatrice attentive, souvent étonnée et même émerveillée d’être « transport[ée] dans un paÿs imaginaire comme celui de l’age d’or10 ». De « cet eden11 » originel au « Paradis perdu12 » des années 1810, l’Angleterre possède un fort pouvoir de mise à distance des réalités françaises et tend à ses visiteurs un miroir aussi déstabilisant que polémique :
En tout il me semble que j’ai tant vû d’objets nouveaux et aquis tant d’idées nouvelles par la comparaison avec les anciennes que je croirois presque avoir changé de tête pendant mon séjour en Angleterre13
La mise en regard de ces écrits, enthousiastes ou désabusés, appelle à éclairer les processus de re-création à l’œuvre, les décalages possibles entre l’expérience personnelle du pays vécu et le discours produit a posteriori, le pays raconté14. Autant de témoignages croisés et de polémiques qui constituent le De l’Angleterre que le Groupe de Coppet rédige de concert.
Conformément à la tradition politique qui en fait le parfait exemple de la monarchie modérée et de la liberté constitutionnelle, la douce Albion propose le modèle de ce qu’aurait pu être la France post-révolutionnaire – « L’Angleterre n’est à ses yeux que la France future15 », notait Mme Necker de Saussure – et fournit donc un outil dans le champ de l’analyse historique et politique. Mais le « modèle anglais », qui met si rudement à l’épreuve la réalité française, est à son tour soumis à l’épreuve de sa propre réalité, dans une difficile négociation entre l’idéalisation et l’expérience, entre la théorie et la pratique. Ce dialogue permanent gagne à être envisagé à travers diverses approches disciplinaires qui mettent en lumière les facettes moins connues d’un Constant théoricien du droit constitutionnel ou d’un Sismondi pris dans de vifs débats avec les économistes de son temps. Car l’Angleterre dispose, elle aussi, d’une réalité avec laquelle il faut interagir. L’analyse des échanges de Staël avec ses éditeurs britanniques ou des articles parus dans les revues de presse anglaises ou allemandes à l’occasion de la publication de ses essais dévoile une Germaine de Staël d’une étonnante modernité, agent littéraire de sa propre carrière outre-Manche, de même que l’étude d’un corpus de lettres inédites présente Auguste de Staël sous les traits inattendus d’un généreux lobbyiste de la cause protestante et anti-esclavagiste16 en Angleterre. À un niveau intertextuel, les jeux de réécriture se mènent eux aussi de façon bilatérale, dans une série d’échanges qui conduit les textes anglais et français à s’alimenter mutuellement, conformément au pouvoir de renouveau de la littérature anglaise sur la production écrite et les arts que Staël salue dans De la littérature.
Mais l’Angleterre fut également la patrie du deuil, puisque c’est lors de son séjour à Richmond que Staël apprend en août 1813 le décès de son fils Albert. Michel Kerautret et Stefan Knödler publient dans ce numéro des lettres inédites de Schlegel qui racontent les circonstances de la mort du fils cadet de Germaine de Staël, tué en duel le 12 juillet 1813. Dans un article consacré aux voyages de Staël en Italie, Apolline Streque met en lumière d’autres deuils, celui de l’Italie de 1805 et celui de la France de 1815. Trevor Sanders propose quant à lui une relecture des rapports de Staël à la « patrie de la pensée17 », au travers d’une étude sur la notion de subjectivité telle qu’elle apparaît dans De l’Allemagne. La question d’un moi qui peut, ou non, se dire, est également développée dans l’article de Margaux Morin. Enfin, l’énigme de l’identité staëlienne n’est pas résolue encore, comme le prouve l’enquête de Cyrielle Peschet : les Lettres de Nanine à Sinphal, qui furent attribuées à Staël après sa mort, sont-elles l’une des pièces manquantes du puzzle des « œuvres de jeunesse18 » ?