Une pièce dramatique doit offrir […] à la sagacité du lecteur des passions à deviner, des âmes à juger, des secrets à comprendre1.
Notion complexe et variable dans l’histoire des idées, la sympathie embrasse un réseau sémantique étendu, du vocabulaire cosmique dans la philosophie stoïcienne2 aux termes médicaux3, en passant par le motif de la rencontre dans les romans sentimentaux4. La difficulté de sa définition réside dans ce « partage entre les domaines physique et spirituel dont le dialogue structure l’évolution de la pensée et des sciences occidentales5 ». De l’interaction entre les organes à la proximité émotionnelle des individus, la frontière reste mince et la notion évolue sur ces différents plans. À partir de son étymologie – « ressentir avec » – les applications se démultiplient et finissent par expliquer la constitution de la société, grâce à Adam Smith et sa Théorie des sentiments moraux6. Germaine de Staël reprend sa définition de la sympathie, celle « qui nous fait nous transporter dans la situation d’un autre, et supposer ce que nous éprouverions à sa place7 ». Tout comme Smith, Staël souligne la part fictionnelle de ce procédé où il faut « supposer » ce que l’autre ressent, soit « une sorte de jeu de rôles imaginaire8 ». Dans la « somme9 » consacrée à la sympathie, Jean‑Pierre Cléro met en lumière le statut problématique de cette transposition : s’agit‑il d’un « état de fait10 » ou de « quelque chose de factice11 » ? Mécanisme de l’esprit, lié à la perception des signes envoyés par autrui, la sympathie reste abstraite et difficilement exploitable. C’est Sophie de Condorcet qui insiste sur une « rhétorique du corps pathétique12 », marques éloquentes dont la sympathie se nourrit afin de se mettre au service d’une morale construite sur la compassion. Les images et les tableaux de la souffrance sollicitent la sensibilité, poussant les individus à imaginer ce qu’ils ressentiraient dans une situation similaire. Staël partage cette conception, tout en s’opposant à la montée en puissance de la haine et de « l’esprit de parti13 » ; elle va même plus loin : cette transposition des sentiments facilitée par le spectacle de la douleur convoque, chez elle, l’activité théâtrale.
La sympathie est souvent associée au spectacle dramatique car grâce à elle, « le terrifiant se renverse en attrait14 ». L’abbé Du Bos développe ce lien dans les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture : par ce « principe mécanique15 », le spectateur partage les émotions du personnage, tout en prenant plaisir à la représentation. Au‑delà de cet aspect fonctionnel, Staël rend la sympathie indissociable du théâtre ; sans elle, la pièce n’a aucun intérêt :
La force des événements ne suffit pas pour lier le spectateur avec les personnages ; qu’ils s’aiment ou qu’ils se tuent, peu nous importe, si l’auteur n’a pas excité notre sympathie pour eux16.
Cette idée s’appuie sur un ensemble de textes ; Staël analyse les effets dramatiques dans ses ouvrages théoriques – De la Littérature et De l’Allemagne – et elle les exploite directement sur scène, dans son théâtre de société, à Genève et à Coppet. Staël a composé plusieurs pièces, de la tragédie versifiée à la comédie en prose, en passant par le proverbe dramatique. Assimilées à des divertissements de société, celles‑ci sont généralement minorées17 : Staël ne les édite pas et ne compte pas les adapter sur la scène officielle. Pourtant, ces réalisations ne cessent d’interroger les modalités de la réussite de l’effet dramatique, autant dans la construction de l’intrigue que dans le rapport entretenu entre l’auteur, les acteurs et les spectateurs. Staël occupe tour à tour chacun de ces rôles et parvient à déterminer la clef de voûte de ce dispositif : tout dépend de « l’intérêt qu’excite la profondeur des affections18 ». La sympathie se révèle indispensable à « l’intérêt » du spectateur et donc au succès général de la pièce. Cette relation de nécessité est‑elle univoque ? Le théâtre staëlien peut‑il offrir, à son tour, un terrain expérimental digne de mettre à l’épreuve la sympathie ?
Le théâtre, tout comme le mécanisme de la sympathie, passe par l’imagination : il s’agit de se mettre à la place d’autrui. Par son statut fictionnel, l’espace dramatique a besoin de cette notion ; du dramaturge au spectateur, en passant par l’acteur et le personnage : chacun tente de se transposer dans un autre. Surtout, cette pratique mêle imaginaire et matérialité ; le dramaturge construit son personnage par les mots et les postures ; l’acteur l’incarne avec sa voix, ses gestes et son corps. La démultiplication des utilisations de la sympathie et son incarnation sur scène offrent une meilleure compréhension de son fonctionnement.
Par les nombreuses situations qui peuvent être représentées sur scène, le théâtre offre une grande diversité pour mettre à l’épreuve un sentiment, une circonstance ou un raisonnement. La sympathie peut alors être observée, non comme élément constitutif de la création dramatique, mais comme effet sur les personnages et les spectateurs. Ayant subordonné la réussite d’une pièce à l’efficacité de la sympathie, Staël s’intéresse à ses modalités et exploite son activité théâtrale pour mettre au jour les critères de sa réussite.
Théâtre et sympathie entretiennent des liens étroits, tant dans leurs définitions que dans leurs fonctionnements. Cette proximité se poursuit jusqu’à la réalisation d’un théâtre sympathique. Si l’activité dramatique offre un espace virtuel où les arcanes de la sympathie sont révélés au grand jour, cette notion dévoile les profondeurs de l’âme aux spectateurs ; le théâtre sympathique pourrait alors offrir un savoir moral illimité, bien plus riche que la réalité.
Le lieu de la sympathie
Dans sa définition de la sympathie, Adam Smith place l’imagination au cœur de ce concept : pour ressentir les émotions d’autrui, il faut parvenir à se transporter dans sa situation, à un moment précis. Si le principe reste clair, son fonctionnement l’est beaucoup moins : les individus ressentent‑ils de la même manière ? Parviennent‑ils à identifier clairement ce que l’autre traverse ? Cette transposition demeure mystérieuse ; seule la fiction pourrait dévoiler les émotions intimes de l’individu. En effet, selon Jean‑Pierre Cléro, la sympathie « se joue sur le mode épistolaire19 », support sur lequel « l’affectivité se réfléchit et se prend elle‑même pour objet20 », permettant un dédoublement où les mouvements de l’âme sont analysés avec davantage de recul. C’est sans doute pour cette raison que Delphine, le premier roman staëlien, fait de l’héroïne un être entièrement dirigé par la sympathie : à travers chaque lettre, le mécanisme est disséqué par la reconstitution des événements et des émotions21. Cependant, le théâtre est vu par Staël comme une « littérature en action22 » puisqu’il mêle imagination et visualisation, espace fictif et incarnation des personnages sur scène. La sympathie retrouve dans cet art l’ambigüité de sa définition, à la croisée du corps et de l’esprit.
À l’origine même de la création dramatique, la sympathie se déploie, reliant le dramaturge à ses personnages. Staël soumet le succès d’une pièce à la vérité des émotions qui y sont développées23 ; l’auteur doit exploiter son ressenti et le mettre au service de la fiction. À cette fin, les passions les plus extrêmes ont dû être expérimentées, avant que leur force ne s’émousse et ne laissent place à une utilisation fictionnelle. Benjamin Constant passe par cette épreuve lorsqu’il compose Wallstein, à Coppet, pendant l’automne 1807 :
Savez‑vous que faire une tragédie n’est pas au moins pour moi une chose bonne pour le bonheur ? Il faut se mettre dans des situations qui jettent dans l’esprit une mélancolie qu’on porte ensuite partout avec soi24.
Riche de cette expérience émotionnelle, le dramaturge en nourrit ses personnages, tout en s’adaptant à leurs particularités et au contexte. Prenons par exemple l’exil de Staël, souvent mis en parallèle avec celui de ses héroïnes dramatiques : Agar est chassée dans le désert par Abraham ; Geneviève de Brabant, condamnée à disparaître pour un prétendu adultère. Cependant, l’exil touche aussi leurs enfants, Ismaël et l’Enfant de la douleur. Ces derniers ne s’expriment pas de la même manière et obligent le dramaturge à se transporter dans un jeune personnage qui n’a ni le même ressenti, ni le même vocabulaire. Le dispositif sympathique tient compte de l’âge et de l’expérience de chacun. Dans la première scène de Geneviève de Brabant, les personnages doivent quitter leur refuge : Geneviève avait promis de se tenir à l’écart pendant dix ans et elle doit maintenant permettre à sa fille de trouver des appuis dans le monde. Quitter l’endroit où elles ont vécu n’est qu’un prolongement de l’exil ; pour Geneviève, le monde « est bien grand pour qui n’a plus d’asile25 ». Sa fille, en raison de son âge, porte un regard neuf sur ce qui l’entoure et s’enthousiasme des découvertes qui l’attendent : « N’est‑ce pas derrière cette forêt qu’est le monde26 ? ». L’époux de Geneviève, Sigefroi, connaît également cet exil ; s’il n’est pas géographique, il s’ancre dans le cœur du personnage, seul au milieu de la foule. Loin des maximes et des prières de Geneviève, des questions et de l’excitation de leur fille, Sigefroi se replie sur lui‑même. « Laisse‑moi27 », c’est ainsi qu’il s’adresse à son fils, impératif qu’il réitère à l’encontre de sa femme28. Si le dramaturge se nourrit de ses propres émotions pour donner vie à ses personnages, il ne néglige pas moins la sympathie qui donne à chacun sa singularité. L’exil prend ici différentes tonalités, par l’attitude, le choix des mots, des réactions ou des gestes.
L’acteur entre ensuite en scène, riche du nouveau personnage qu’il incarne. Tandis que la sympathie du dramaturge reste écrite, celle de l’acteur est mise en action. Il doit se transporter dans l’individualité de son personnage afin de le servir au mieux. Dans le portrait de Talma dans De l’Allemagne, Staël loue les qualités de l’acteur qui parvient à faire oublier qui il est29. Talma lui‑même témoignera de la difficulté à se démultiplier puisque « ce n’est pas sans quelque inconvénient qu’on se familiarise avec tous ces princes qui n’ont pas la conscience bien nette30 ». Staël en fera l’expérience en jouant dans la même soirée Phèdre et Clytemnestre puis Nérine, « soubrette31 » qui fait croire au capitaine Kernadec que sept années se sont écoulées en une journée. En quelques instants, elle quitte la posture tragique et les alexandrins pour la domestique au langage direct qui a « déjà dans la tête mille ruses pour […] réussir32 ». La sympathie de l’acteur passe par la prononciation, la gestuelle et l’attitude face aux circonstances. Celui‑ci actualise le travail du dramaturge qui tente de reproduire la spécificité de chacun par son langage et ses interactions avec l’intrigue et les autres personnages. Être en sympathie suppose donc une attention à ce qui fait écho à nos propres sentiments, sans oublier la singularité de chacun. Le rôle de l’acteur est de transmettre ce savoir aux spectateurs. La réaction de ces derniers pourra nous en apprendre davantage sur la contagion sympathique au sein de la salle.
L’épreuve de la sympathie
Staël l’affirme avec force : le théâtre ne doit son existence qu’au public, principal juge de l’efficacité de l’intrigue et de ses effets33. Au‑delà du fonctionnement sympathique de l’activité théâtrale, le dramaturge doit tenir compte du lien qui s’établit entre ses personnages et le public. Si ce dernier y prend de l’intérêt, la sympathie s’est pleinement réalisée : Staël en fait la condition de la réussite théâtrale. La scène devient alors le lieu de la mise à l’épreuve de la sympathie. Par sa relecture d’Adam Smith, Sophie de Condorcet lie cette notion à la sensibilité et à une « rhétorique du corps pathétique34 ». Faire tableau en insistant sur le malheur d’autrui favoriserait alors cette transposition : certains signes sont plus éloquents que d’autres. La sympathie trouve un terrain fertile dans la production tragique staëlienne où langage de la douleur et expression corporelle sont travaillés. « Chaque situation pourrait former un tableau intéressant35 », commente Friederike Brun, après avoir assisté à Geneviève de Brabant. Les détails de la représentation du théâtre staëlien, passés sous silence dans la correspondance de la dramaturge, ressurgissent dans le roman, lorsque le théâtre de société y est inséré. Dans sa description de Roméo et Juliette où joue Corinne, Staël insiste sur l’effet visuel de la pièce, afin de captiver ses lecteurs :
Le théâtre à demi éclairé, pour représenter la nuit, répandait sur le visage de Corinne une lumière plus douce et plus touchante. […]. Sa main, levée vers les étoiles, semblait invoquer les seuls témoins dignes de l’entendre36.
Les effets de lumière, l’attention portée sur le geste de l’actrice : tout contribue à arrêter le temps de la pièce afin de laisser au spectateur la possibilité d’entrer en sympathie avec le personnage. L’influence picturale indique surtout que la scène est comparée à un cadre où l’illusion s’épanouit pleinement. En effet, prendre plaisir devant le spectacle d’une émotion tragique, se laisser envahir par les sentiments du personnage : tout cela ne peut avoir lieu que dans un espace protégé, conçu comme virtuel. Il suffit d’un « son faux37 » pour rompre « l’enchantement38 », aussi bien de la part du dramaturge que de l’acteur. Staël insiste sur l’exclusion des scènes qui « attire[nt] l’attention sur le matériel du jeu de théâtre39 » ; autrement dit, lorsque les effets sont trop spectaculaires pour être reproduits sans susciter le rire ou le ridicule. Elle cite l’intrigue de Geneviève de Brabant qu’elle a adaptée :
Quand dans la pièce de Geneviève les assassins rapportent à Golo les yeux qu’ils ont arrachés à une levrette et qu’ils veulent faire passer pour ceux de Geneviève, il serait impossible que les regards ne s’attachassent pas aux mains sanglantes des meurtriers40.
Le dramaturge doit donc sélectionner ce qui peut être représenté ou non ; à cette fin, cet épisode a été retiré de la pièce staëlienne. Ce travail se poursuit avec l’acteur, destiné à respecter le cadre dans lequel il crée le spectacle. Cette question se retrouve fréquemment dans le théâtre de société, où les moyens sont plus restreints. La petitesse de la scène, par exemple, limite les mouvements. François Gaudot, spectateur au château de Coppet, ne manque pas de remarquer ce problème face à la grande taille de M. de Prangins dans le rôle de Thésée : « Il est si grand qu’il touchait aux chapiteaux des colonnes et aux voûtes des palais de ce théâtre en miniature41 ». Si le spectateur de société est tolérant, cette discordance ne manque pas d’attirer l’attention : la percée de la matérialité du jeu rompt momentanément l’illusion dramatique.
La sympathie repose entièrement sur l’attente du spectateur, tant au niveau de la construction de l’intrigue que de sa mise en action. Le respect de l’illusion, l’attention à l’image dans le spectacle dramatique : tout doit concourir à favoriser cette transmission des émotions. Si les passions tragiques atteignent la sensibilité avec force, qu’en est‑il du comique ? Le rire peut‑il être sympathique ?
Le « mélange heureux de gaieté et de sensibilité42 »
Le mouvement sympathique accompagne généralement le registre tragique, répertoire où la pitié suscite des larmes. En raison de cette sensibilité, propre à chacun, la transposition dans les sentiments d’autrui se fait presque instinctivement ; en tout cas, c’est ainsi que la décrit Delphine43. Le rire se manifeste souvent au détriment d’un personnage, mis à l’écart en raison de ses travers ou de ses caprices44. Envisager un rire sympathique s’avère plus complexe dans les pièces comiques où le ridicule est à l’honneur. Dans Le Mannequin, Staël ridiculise M. d’Erville, comte français qui ne supporte pas les bavardages de sa future épouse, Sophie. Il finit par s’éprendre de sa cousine, la femme parfaite selon lui : celle qui écoute et ne parle pas. Il s’agira d’une poupée habilement dirigée par Sophie. Dès le début de la pièce, M. d’Erville est présenté comme une « caricature45 », ayant des « phrases sur tout, et des idées sur rien46 ». Cette situation ne s’améliore guère et s’achève par son humiliation. La sympathie avec ce personnage est alors écartée. Sophie nous fournit les premiers éléments de cet échec lorsqu’elle s’apprête, avec Frédéric son amant, à mettre le plan du mannequin en place : « Allons, faisons habilement notre rôle ; aussi bien M. d’Erville n’en joue‑t‑il pas un tout le jour47 ? ». Cette question rhétorique laisse entendre qu’il est difficile de saisir la personnalité du comte et donc de mettre en place une sympathie avec lui. Elle pourrait avoir lieu, s’il montrait ses émotions et ce qui l’intéresse véritablement, en toute sincérité. Sophie et Frédéric vont contribuer à cette sympathie indirecte grâce à leur stratagème. Staël redouble souvent le jeu de l’acteur dans ses comédies : les personnages mettent en place une ruse qui les oblige à tenir un « rôle48 ». Le spectateur est dans la confidence et sait parfaitement les intentions de Sophie et de Frédéric : cette connaissance d’autrui construit la relation sympathique entre la scène et la salle. Les personnages vont plus loin en déplaçant la sympathie sur celui qui en est généralement écarté : le dispositif du mannequin révèlera au grand jour les préférences du comte d’Erville. Poli face au père de Sophie49, il ne résistera pas devant la « cousine50 », accessoire qui reflètera ce qu’il est. Dès le début, celui‑ci insiste sur les qualités d’une femme muette et à l’écoute des autres. Sophie et Frédéric vont jouer sur cet idéal féminin tout en piquant son imagination. En effet, le mannequin est d’abord décrit au comte d’Erville, avant de lui être présenté ; et là encore, elle reste dissimulée51. Au cours de leur conversation, le comte se charge de tout, jusqu’à interpréter le silence du mannequin :
Frédéric – Ne trouvez‑vous pas de bon goût qu’elle ne réponde pas ?
Le comte – Oui, cela suppose de l’émotion, et j’ai toujours aimé à produire cet effet‑là sur les femmes52.
Face à ce personnage, on peut parler de sympathie indirecte : le spectateur accède à l’intériorité du comte d’Erville sans pour autant la partager. Ridiculisé par son orgueil national démesuré, il finit par intéresser au moyen d’un dispositif comique qui révèle l’étendue de ses préjugés. Tout en jouant sur le comique de situation, Staël ne cesse de cerner l’individu, aussi détestable soit‑il. En effet, au‑delà de la frontière qui sépare le registre tragique du comique, Staël n’abandonne pas pour autant l’idée d’un théâtre capable de dépasser cette distinction, donnant ainsi à voir des êtres humains nuancés et non des « poupées53 » ou des « morts ressuscités54 ».
Chaque pièce intéresse par les personnages qu’elle met en scène et par le savoir moral ainsi dévoilé à tous :
Il n’est aucune étude, aucune réflexion qui peut en apprendre autant que le cœur humain que si l’on obtenait la facilité d’être un quart d’heure un autre et d’en conserver le souvenir en redevenant soi55.
Le théâtre permet cette transposition par le spectacle de l’individu sur scène : la sympathie, indirecte ou non, établit un lien entre les spectateurs et les personnages. Bien plus, l’univers dramatique offre un champ d’expérimentation bien plus vaste que la réalité elle‑même :
Aucune maxime de morale n’est d’une application générale ; il n’est pas toujours vrai que l’instinct soit le but de toutes les actions ; il n’est pas toujours vrai que l’amour propre en soit le mobile ; il n’est pas toujours vrai que les hommes faux soient taciturnes, ni les hommes colères soient francs ; il n’est pas toujours vrai que l’amour soit jaloux ni l’ambition soit active56.
Dans cette variante de De l’Allemagne, Staël joue sur une formule pour mettre en valeur la complexité de l’individu. La fiction, riche de ses « combinaisons éternelles57 », peut montrer la diversité des réactions de l’être humain selon une situation ; la sympathie tâche de rendre le public réceptif. Pour reprendre l’exemple du Mannequin, Sophie fait preuve d’une colère justifiée à l’égard du comte d’Erville, celui‑ci voulant « réduire les femmes au rôle le plus nul58 ». Pourtant, elle ne peut s’empêcher d’avoir un « mouvement de trouble59 » et des « scrupules60 » avant d’agir. Au sein même de son répertoire comique, Staël ne réduit pas ses personnages à des caractéristiques figées ; eux‑mêmes disposent d’une « vie souterraine61 » dont il faut découvrir les profondeurs.
Notion complexe et difficile à appréhender, la sympathie trouve dans l’art dramatique les moyens de s’exprimer. Elle participe à l’élaboration de la pièce, tant au niveau des mots que de la gestuelle ; ses effets peuvent être mesurés et étudiés par la salle. Mécanisme de l’esprit ou spectacle du corps, la sympathie s’actualise sur la scène théâtrale. Ce lieu teste ses modalités et tente de rendre intelligible ses origines, ses effets et ses limites. Au‑delà de ces affinités, Staël prône un théâtre sympathique où dramaturge, acteur, personnage et spectateurs sont reliés par un même intérêt, « l’énigmatique nature de l’homme62 ». Conçu comme un divertissement, l’art dramatique diffuse un savoir sur l’individu grâce à la sympathie. Les spectateurs profitent de la représentation et échappent à la finitude de leur existence en se transposant dans un autre. Momentanément hors d’eux‑mêmes, ils appréhendent mieux l’altérité et la diversité des émotions. Le théâtre se lie ainsi à « ce qu’il y a de plus important pour la conduite de ce monde63 » : « Apprendre les autres, c’est‑à‑dire de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que nous64 ».