Lorsqu’elle évoque la Terreur, Germaine de Staël, fille de son époque, s’inscrit dans ce qui est très vite devenu un lieu commun, le paradoxe d’un phénomène tout à la fois obsédant et indicible1. Les « jours de sang » happant la pensée en même temps qu’ils paralysent toute capacité d’abstraction, le sujet se retrouve maintenu à un pur niveau de « sensations » – d’horreur. Que faire de ces « impressions » dont on ne peut « [se] séparer » et qui ne laissent à l’âme continuellement tourmentée aucun repos ? À défaut d’abstraction, c’est-à-dire de raison2, est-il envisageable d’avoir recours à l’imagination pour se confronter à la Terreur ? Staël ne s’est à l’évidence pas contentée d’affirmer que la Terreur était irreprésentable puisqu’elle élabore une théorie de la fiction au moment même où, face à la Terreur, elle achoppe sur la question du représentable. Retirée en Suisse depuis les massacres de Septembre, elle rédige durant l’été 1794 l’Essai sur les fictions, dans lequel elle fait de l’identification le processus proprement fictionnel. Or c’est précisément la capacité de s’identifier à la souffrance d’autrui que met à mal la Terreur. À l’opposé d’une « éthique de la sympathie3 », la Terreur est – entre autres raisons – irreprésentable en tant qu’elle confronte à l’absence radicale de pitié. Or, dans sa récente étude sur le despotisme4, Stéphanie Genand a mis au jour une inquiétante « solidarité passionnelle » qui rapproche à certains égards la nation française de ses tyrans et découvre la « part sauvage » tapie au fond de chaque individu. Comment le processus d’identification mis en jeu dans la fiction pourrait-il ne pas la révéler ? Poussant la fiction dans ses retranchements, la Terreur la contraint à se remettre dangereusement en question.
Comment un traité de poétique peut-il venir nourrir une réflexion sur la Terreur ? Selon Giovanni Paoletti, le terme fiction, rare dans l’œuvre staëlien, témoigne de la portée générale de la tentative que fait Germaine de Staël dans l’Essai sur les fictions pour « comprendre le sens propre de la fiction ». Plus encore que dans « l’objet propre du récit fictionnel », ce sens est à chercher, selon lui, du côté du « sujet de l’expérience fictionnelle5 ». En cela, la démarche du critique est conforme à la caractérisation esthétique que l’auteure donne des fictions – « ces ouvrages qui produisent des émotions ou des illusions douces6 » – dans l’introduction du traité. L’émotion est la condition de l’identification du lecteur avec le personnage : c’est « une expérience que le sujet fait de soi-même par l’intermédiaire d’un je fictionnel avec lequel il s’identifie » ; il « se dédouble, par ce dédoublement se reconnaît et ainsi ‘exerce son âme’7 ».
L’essai compte deux mentions de la Terreur. À la toute fin du texte, Staël revient sur ce qui constitue à ses yeux le « problème moral le plus inconcevable qui ait existé » :
Enfin il est des hommes sur lesquels le devoir n’aurait point d’empire et qu’on pourrait encore garantir du crime en développant en eux la possibilité d’être attendris. Les caractères qui ne pourraient adopter l’humanité qu’à l’aide de cette faculté d’émotion qui est pour ainsi dire le plaisir physique de l’âme, seraient sans doute peu dignes d’estime. Mais on devrait peut-être à l’effet des fictions touchantes, s’il devenait populaire, la certitude de ne plus rencontrer dans une nation ces êtres dont le caractère est le problème moral le plus inconcevable qui ait existé. La gradation du connu à l’inconnu s’interrompt bien avant d’arriver à concevoir les sentiments qui ont guidé les bourreaux de la France : il fallait que nulle trace d’homme, nul souvenir d’une seule impression de pitié, nulle mobilité dans l’esprit même n’eussent été développés dans leur âme par aucune circonstance, par aucun écrit, pour qu’ils restassent capables de cette cruauté si constante, si étrangère à tous les mouvements de la nature et qui a donné à l’homme sa première pensée sans bornes, l’idée complète du crime8.
Le roman, antidote aux dérives terroristes ? L’auteure établit un lien direct entre les fictions « touchantes » – le roman ici, « une des plus influentes [productions de l’esprit humain] sur la morale des individus, qui doit former ensuite les mœurs publiques9 » – et l’évolution à terme de la morale publique. Par le processus d’identification qu’il active au moment de la lecture, le roman développe en tout individu « la possibilité d’être attendr[i] ». Or Staël distingue entre des caractères méprisables mais que la fréquentation des romans pourrait encore « attendri[r] » et « garantir du crime » et les Terroristes dont la cruauté a témoigné d’une absolue impassibilité à la souffrance humaine. Ceux qu’« aucun écrit » n’a à l’évidence jamais émus prouvent tout à la fois l’urgence, la nécessité et surtout la difficulté du programme d’éducation – d’habituation – de l’âme par la lecture qu’elle élabore ici.
La Terreur n’est pas seulement une faille qui viendrait mettre en défaut la théorie staëlienne ; ses conséquences dépassent largement le champ théorique et esthétique. Telle une fiction, la Terreur a fait naître des émotions chez ses témoins et partage avec elle la « faculté d’émotion », ce « plaisir physique de l’âme ». Mais, tandis que la fiction en fait la condition de l’identification et d’une lente moralisation, la Terreur a offert un spectacle d’une nature telle qu’il a emprisonné les témoins dans les passions qu’il suscitait en eux et empêché toute mise à distance10. Aussi, bien que – trop – réelle, la Terreur peut-elle être appréhendée comme une mauvaise fiction, tout du moins une fiction qui dysfonctionne : elle ouvre un univers d’horreur qui happe le sujet puis l’empêche d’en sortir. À la merci de ses passions, celui-ci ne peut s’éprouver lui-même par l’identification. Par suite, tandis que la fiction produit une « sorte de supplément à l’expérience11 », la Terreur ne peut être constituée en objet de pensée, encore moins en expérience. À jamais présente, elle ne peut ni être oubliée ni être représentée.
Qu’est-ce qui en elle ne peut précisément être réfléchi ? Au-delà des actes de violence, le problème s’ancre dans le « caractère » des Terroristes et la constance de leur cruauté. Tandis que la lecture des fictions habitue l’âme à des sentiments généreux, ceux que Staël baptise les « bourreaux de la France » se sont fait une habitude non de la générosité mais de l’impassibilité à la douleur. À l’opposé d’une temporalité de l’attendrissement, ces administrateurs professionnels de souffrance ont ouvert une temporalité – un abîme – de cruauté. Le passage par l’identification fictionnelle permet d’identifier leur absence, de prime abord « inconcevable », de sentiments et leur inhabilité foncière à s’identifier à la souffrance d’autrui. Monstres moraux12, « ces êtres » demeurent hors du champ d’une « humanité » que rien n’a pu leur faire « adopter ». Reconnaître l’homme en l’autre, a fortiori sa souffrance, présuppose en effet d’avoir le sentiment de sa propre humanité. Or, déchiré par la passion – division caractéristique de la logique passionnelle que Staël décrit au même moment dans le traité des passions –, le Terroriste, qui ne se reconnaît pas lui-même comme homme, ne peut reconnaître son semblable en un autre individu. Ce qui n’est pas sans conséquences à l’échelle de la cité. Par la manifestation d’une « cruauté si constante », les Terroristes ont confronté les sujets témoins à une radicale altérité : ils ont introduit du non humain au sein de la communauté. Ce faisant, ils ne se sont pas seulement exclus de la sphère humaine ; ils ont également nié l’appartenance de leurs victimes à cette sphère et, par suite, le fondement même du corps social. Au-delà du drame individuel qu’elle a représenté pour les victimes et les témoins, la Terreur a selon Staël posé en principe de fonctionnement la négation de toute humanité et menacé l’idée même de communauté. Danger pour autrui, le monstre moral est plus encore un danger public. Que faire face à cet abîme de monstruosité qui nie l’homme en l’homme et en la cité ? Que faire surtout avec la seule arme de la fiction ?
Inabordable – irreprésentable – de front, la Terreur se laisse toutefois approcher par ses effets, plus particulièrement par ses répercussions sociales. Staël choisit de figurer l’éclatement du corps social, tel qu’il a pu être vécu en France durant ces deux années, dans les deux courts textes que sont la nouvelle Zulma (1794) et l’Épître au malheur (1795). Rédigés en parallèle à l’Essai sur les fictions, ils peuvent être lus comme une mise à l’épreuve des limites de la fiction et, en cela, comme une réponse possible à la Terreur13.
Dans l’Épître au malheur ou Adèle et Édouard, dont le titre trahit à lui seul la complexité – l’hybridité – du texte14, Germaine de Staël fait le choix, problématique à bien des égards, de la mise à mort d’un couple pour manifester l’horreur de la Terreur. Pourquoi le malheur d’un couple, pourquoi a fortiori celui d’Adèle et d’Édouard ? Rappelant l’éclatement de la communauté terroriste dans la présentation de l’épître15, l’auteure thématise au sein du texte le problème moral que constitue le choix d’un objet : « À travers tant d’horreurs mon âme anéantie / Veut faire un choix cruel dans des objets affreux16 ». Le malheur d’Adèle et d’Édouard est-il un parmi de nombreux autres ? Le choix auquel se résout Staël énonce une vérité du fonctionnement de la Terreur, en l’occurrence du Tribunal Révolutionnaire : il n’épargne personne, en d’autres termes, il ne reconnaît personne et envoie indifféremment à la mort. À l’opposé de cette indifférence, à tous égards monstrueuse, l’auteure distingue Adèle et Édouard, dont elle ne nous dit rien sinon dans une note que « ce fait est de la plus exacte vérité17 ». Faire entrer ainsi la réalité dans la fiction – faire de ces personnes des personnages – serait-il un moyen d’activer le processus d’identification ? Que signifie une telle « mise en fiction de la réalité18 » ?
Le motif des amants marchant ensemble à la mort est récurrent dans l’œuvre staëlien avant même les débuts de la Révolution (pensons à Jane Gray, 1787), mais il se charge dans ce contexte d’un sens nouveau. Les amants qui sont aussi des époux incarnent une double forme de lien et de reconnaissance : amants se reconnaissant l’un l’autre, ils sont aussi – en principe – reconnus par la communauté. Staël met en avant ici l’impossible compréhension du lien amoureux par ces « bourreaux rangés en tribunal19 ». En permettant à Adèle de mourir avec son époux, les « juges » reconnaissent l’indéfectibilité d’un lien dont la signification pourtant leur échappe. « Barbares20 », il leur manque cette sensibilité que le christianisme a apportée à la civilisation occidentale, par le biais du mariage notamment. De ce point de vue, l’Épître au malheur oppose une forme de résistance à la Terreur et, sous couvert d’accepter ce « tribunal » envoyant indifféremment à la mort, pervertit son fonctionnement de l’intérieur : en mourant unis, les époux résistent à la dissolution terroriste du lien social ; même, ils font de cette mise à mort l’occasion d’une ultime affirmation de leur amour qui s’exalte en s’immolant : « Cette chaîne sanglante à mon époux me lie : / C’est encor de l’hymen, c’est encor de l’amour21 ».
Comment fonctionne cette résistance par l’amour ? L’affirmation du lien qui unit Adèle et Édouard se manifeste dans la reconnaissance (dès qu’elle reconnaît son époux, Adèle veut marcher à la mort avec lui), qui est aussi la condition de l’identification du lecteur. Or ce dernier a comme été préalablement invité par Adèle à s’identifier à la victime – quelle qu’elle soit :
Près d’un palais de sang une foule empressée
Attire ses regards ; son cœur est attendri :
« Sans doute, disait-elle, en ce moment horrible
D’un mortel innocent on prononce la mort ;
Peut-être il est aimé, peut-être il est sensible22 […]. »
Ces vers, qui dramatisent la révélation de l’identité d’Édouard, mettent également en abîme le processus identificatoire et délivrent une sorte de mode d’emploi au lecteur : à l’exemple d’Adèle, celui-ci doit être « attendri » par le spectacle dont il s’apprête à être le témoin. Dans son anonymat même, la victime, par sa condition mortelle plus encore que par son innocence, dispose d’un droit à la vie dont la privation, quelles que soient les circonstances, constitue toujours une tragédie. Face à la « foule empressée » – avide – et à ces « juges » que Staël choisit de laisser dans l’ombre, se (re)forme une communauté humaine, fondée sur la reconnaissance et à laquelle le lecteur appartient de droit. Adèle et Édouard ne marchent donc pas, indéfinis, à la mort : ils y marchent en êtres humains, reconnus pour tels et même aimés. Le passage par la fiction dans l’épître permet ainsi de redonner un visage aux victimes indifférenciées de la Terreur.
Mais Staël choisit également de leur redonner un nom. En individualisant deux victimes, l’épître procède à un intéressant va-et-vient entre réalité et fiction. De personnes issues de la réalité factuelle, selon ses dires, Adèle et Édouard sont devenus des personnages auxquels le lecteur s’est identifié ; au moment de leur mort, ils retrouvent le statut de personnes en devenant le référent d’une comparaison qui englobe Louis XVI et Marie-Antoinette et, bientôt, toutes les victimes. La mort ferait-elle office de principe de réalité ? C’est, plus exactement, le bras armé du « tribunal », la guillotine, qui remplit cette fonction. Or l’auteure refuse de la nommer :
Comment fixer, ô ciel ! cet instrument funeste,
Où le fer contenu dans des ressorts nouveaux
Tombe sur la vertu de tout le poids du crime,
Où l’art obéissant au signal des bourreaux
Par un bras invisible égorge la victime23 ?
Par cette machine de mort, les sommets de l’horreur ont été atteints, l’enfer a excédé la fiction24. Le refus de nommer semble moins traduire ici la volonté staëlienne de rouvrir la question des limites de la représentation que de dénier à la guillotine son appartenance à « l’ordre des idées existantes25 ». Innommé, l’instrument d’actualisation de la violence terroriste dans la réalité serait comme désactualisé dans la fiction. « Le fer » échoue d’ailleurs à dissocier le sang des époux et à contenir l’émotion qui gagne un instant la foule, en dépit du déploiement des soldats. Si le traitement que l’auteure réserve à la guillotine est emblématique de sa position dans l’épître – il s’agit de « borner l’empire26 » de ce qui a tout excédé en substituant à la violence du fer et au cordon des soldats une chaîne de pitié27 –, la nature de cette pitié apparaît pourtant quelque peu troublée lorsque Staël demande :
Serait-ce par pitié, Décemvirs de la France,
Qu’unissant à la fois dans un semblable sort
Et le père et le fils, et l’amant et l’amie,
Du cœur qui sait aimer vous devancez les vœux28 ?
N’y aurait-il qu’une pitié « sans bornes » pour étendre son « empire » jusqu’aux Terroristes ? Il semble difficile de ne pas lire, par delà l’incompréhension staëlienne, une touche douloureusement ironique, qui perce également dans les vers : « Les juges, sur sa plainte, à mort l’ont condamnée ; / Ils sont moins criminels, ils ont rempli ses vœux29 ». Cette pitié de criminels, d’insensibles, paradoxale, sinon oxymorique, entre en résonance avec l’« art obéissant au signal des bourreaux », qui concentre dans une image la réalité grave d’une science qui tue. Le refus de nommer « cet instrument funeste » trahirait peut-être en creux cette réalité inquiétante d’une Terreur qui opacifie, qui obscurcit, dans une sorte de contamination, tout ce qu’elle touche – et qui guette alors dangereusement la fiction et son principe sympathique.
À cet égard, la nouvelle Zulma s’enfonce encore davantage dans les zones troubles de l’identification. Initialement rédigée dans le but d’illustrer la passion amoureuse dans le traité De l’Influence des passions, la nouvelle, qui fait le récit d’un procès pour crime passionnel30, semble de prime abord peu propre à susciter « cet attendrissement qui naît de la ressemblance la plus parfaite avec les sentiments qu’on peut éprouver31 », pourtant caractéristique de l’amour. L’identification du lecteur au sujet de la passion, Zulma, se fait par le biais du plaidoyer que celle-ci adresse aux juges et à l’assemblée et que le narrateur nous rapporte : par l’intermédiaire de ces trois instances, relais du lecteur au sein de la diégèse, ce dernier peut progressivement faire corps avec le personnage. Or, lorsque Zulma, graciée, se suicide, l’identification cesse brutalement : ne comprenant pas son geste, le lecteur n’est plus à même de reconnaître le personnage. Il y a dissociation ou rupture d’identification.
Quel sens attribuer à cette soudaine rupture ? Une première rupture s’est en réalité déjà produite dans l’avant-récit. Depuis qu’elle a tué Fernand, depuis que sa passion, changée un instant en fureur, l’a conduite à assassiner l’homme qu’elle aimait, Zulma affirme ne plus se reconnaître, n’être plus elle-même32 : elle est, selon sa formule étonnante, « l’assassin de Fernand33 ». Pourquoi avoir choisi de rompre le processus d’identification en deux temps (Zulma ne se reconnaissant plus d’abord, le lecteur ne reconnaissant plus Zulma ensuite) ? Tout se passe comme si le lecteur, qui n’a pas été un témoin direct de l’amour de Zulma pour Fernand et à qui cet amour a seulement été rapporté dans un récit, avait besoin de la mort du personnage pour comprendre ce que signifie ne plus se reconnaître, devenir étranger à soi-même. Le processus amoureux, consistant à « vivre dans un autre34 », transposé sur le processus d’identification fictionnelle – la mort de Zulma représenterait pour le lecteur ce que la mort de Fernand a représenté pour Zulma –, la nouvelle peut alors se lire comme une tentative de faire vivre au lecteur de l’intérieur le moment précis où un individu ne se reconnaît plus et devient un monstre à ses propres yeux35. C’est d’ailleurs dans cet instant que naît le sentiment de terreur.
Stéphanie Genand a poussé plus avant l’analyse à l’occasion de son étude sur le despotisme, en allant jusqu’à proposer de lire dans le geste de Zulma la manifestation de la « singulière propension des femmes à succomber à l’appel du sang36 ». Mettant en avant le caractère anthropologique de la démarche staëlienne dans le traité De l’Influence des passions, elle a mis au jour une même énergie de la passion – toujours despotique, « comme les vrais tyrans » – à l’échelle collective comme individuelle : l’« innommable jadis extérieur » est « désormais en soi37 ». Pour être universelle, cette « exploration des passions troubles » requiert de « réveiller l’écho de ses propres extravagances38 ». Or, dans le chapitre sur l’amour, Stéphanie Genand remarque l’invasion de la première personne de l’auteure en même temps qu’une « discrimination sexuée » : l’amour est une passion – ce tyran au-dedans de nous – spécifiquement féminine. À ce titre, il constitue la « prédisposition féminine au fanatisme » :
Staël […] découvre du même geste la dangereuse fraternité qui unit, malgré elle, la femme amoureuse au tyran sanguinaire. Une même obsession déraisonnable renverse leur existence au point de les pousser au crime, cette faute qu’aucune femme, en son for intérieur, ne saurait blâmer tant elle s’en sait posséder la force et le désir39.
Le déplacement de la nouvelle Zulma, d’abord prévue pour tenir lieu du chapitre sur l’amour, peut alors faire l’objet d’une nouvelle interprétation : « Staël, pressentant le danger d’expliciter cette symétrie des fanatismes, choisit stratégiquement d’en déplacer l’exploration40 ». Ce sera une fiction, située en terre sauvage.
Si la passion de Zulma « révèle la coexistence, en elle, de la raison et du ‘féroce41’ », l’assemblée témoin de son geste passionnel despotique et le lecteur à travers elle sont, par le processus de l’identification, désemparés : « un mouvement de terreur et d’étonnement saisit tout ce qui l’environnait42 ». Ces deux sentiments, qui renvoient au dispositif cathartique, peuvent-ils encore fonctionner sans la pitié ? Et s’agit-il encore de pitié si elle est ce fond d’horreur dans lequel chacun – chacune – se reconnaît ? La collectivité fictionnelle, rassemblant les personnages témoins et le lecteur, est dangereusement amenée, un instant durant, à faire l’épreuve intime de l’horreur43 et du crime – aux antipodes donc de l’« éthique de la sympathie ». Un instant seulement. Tout se passe comme si la narration, qui était allée au plus loin de sa trouble exploration, qui avait pris en charge l’abjection, répondait à cette politique du macabre en s’en dissociant in extremis. Presque dénaturé, le processus identificatoire cesse en même temps que le récit. Le je narratorial, représentant premier du lecteur dans la diégèse, disparaît. Pour ne pas prendre ultimement en charge le geste de Zulma ? La terreur, qui a un instant uni intimement l’assemblée dans l’horreur, referait la communauté à partir du sacrifice de Zulma, changée en victime émissaire girardienne. À moins que l’effacement du je ne force le lecteur et la lectrice à prendre leurs responsabilités et à plonger en eux-mêmes, suivant le courageux et quelque peu dérangeant exemple staëlien. Deux années durant, la Terreur fut cet angle mort qui a contraint la fiction – et Staël – à mettre en péril le plus intrinsèque de ses principes et à s’aventurer au plus sombre de l’humain.