Tombeau politique de Germaine de Staël publié en avril 1818 à titre posthume, les Considérations sur les principaux éléments de la Révolution française ont essentiellement été étudiées ces dernières années sous l’angle de leur réception. Stéphanie Tribouillard interroge ainsi, dans son ouvrage paru en 20071, la lecture faite par la jeune garde de ce texte fondateur du libéralisme français. Selon elle, « entre 1817 et 1850 – en particulier jusqu’à l’orée de la décennie 1840 – l’auteur, admiré, débattu, est toujours vivant dans la mémoire culturelle ». Avant de se demander : « pourquoi continue-t-on de lire Mme de Staël, de trouver son propos actuel, fécond ; de quelle manière la lit-on ? » Plus récemment, Chinatsu Takeda a suivi une démarche voisine, lisant les Considérations comme une interprétation libérale de la Révolution, avant de scruter la postérité de telles exégèses2.
Demeurent cependant, encore et toujours, d’autres pistes à explorer quant à la substance profonde de ce « testament politique » dont Florence Lotterie a évoqué le caractère potentiellement « explosif3 ». Nous nous sommes donc proposés, lors d’une journée d’études transdisciplinaire tenue le 22 février 2019 en Sorbonne4, de rouvrir, deux cents après leur parution, les Considérations sur la Révolution française. Toute relecture d’une œuvre implique en effet un geste critique, propre à faire jaillir de nouvelles hypothèses interprétatives, et à voir surgir des thématiques oubliées ou négligées : un tel déplacement de perspective est en outre seul à même d’interroger la variété et la richesse de l’un des derniers textes staëliens. Il n’est certes nullement question ici de faire l’économie des apports existants ; les analyses de Simone Balayé5, Michel Delon6, Béatrice Jasinski7, Lucia Omacini8 ou Stefania Tesser9 constituent indéniablement de précieux jalons. D’autres approches, de nouveaux regards sont cependant susceptibles de mieux éclairer la complexité d’une œuvre où s’intriquent « anecdotes particulières », portrait du ministre Necker, approche anthropologique et analyses historiques et institutionnelles.
Le bicentenaire de la publication, marqué par la nouvelle édition du texte dans les Œuvres complètes de Madame de Staël, réalisée par Lucia Omacini et Stefania Tesser10, appelait naturellement à le réexaminer, d’autant que sa généalogie auctoriale est comme on sait brouillée par les modifications allographes et les retranchements dont il a fait les frais. Les deux éditrices expliquent du reste que « l’objet prioritaire » de leur travail fut de « redonner aux Considérations leur authenticité originaire11 », tentant ainsi de se rapprocher de l’essence du texte staëlien. Reprendre les Considérations dans cette nouvelle édition invite tout à la fois à réinterroger la tâche initiale entreprise par Auguste de Staël et Victor de Broglie12, à tenter de saisir la constance de la pensée staëlienne dans un moment climatique, à s’essayer, surtout, à l’esquisse d’une définition de ce matériau textuel dont la nature hybride semble précisément vouloir s’y dérober.
Ce qui nous mène, in fine, à reposer en ces termes son propos, malgré son évanescence apparente ou plus exactement grâce à elle : comment assigner un régime de lisibilité à vingt-cinq années de soubresauts chaotiques échappant de façon persistante à l’intellection de ses contemporains ? Ce sont donc en quelque sorte des outils épistémologiques a contrario qui ont dû être mobilisés pour cerner les contours de cette herméneutique de la superposition et de la soustraction, tenant à la fois du palimpseste et de la juxtaposition de zones creuses. Stéphanie Genand nous convie d’abord à penser ce classement de l’inclassable, créateur d’une nouvelle langue historique et historiographique empruntant les voies de l’anamnèse pour saisir les mouvements abyssaux de ces vastes lames de fond dont l’événement n’est que l’écume ; Laura Brocardo analyse ensuite le dispositif biographique établi autour de la figure de Necker pour présenter l’originalité d’une histoire de l’intérieur, sorte d’histoire émotionnelle et émotive où l’affect subjectif et l’affect collectif s’entrecroisent et se mêlent dans une interférence féconde ; Flavien Bertran de Balanda, par le prisme de la réponse bonaldienne, suggère à son tour de paradoxales tangences conceptuelles chez deux esprits soucieux d’une reconfiguration notionnelle des principes de liberté, de morale et de légitimité ; Laetitia Saintes adopte pour sa part une méthode comparative, décelant dans les Considérations et dans Dix années d’exil un programme de recomposition mnésique par l’usage complémentaire de l’observation empirique et de l’intention polémique ; Alain Laquièze, enfin, nous convie à une incursion dans cet aspect central de l’ouvrage, qui l’est tout autant pour la période, qu’est la question du constitutionnalisme et du modèle anglais, révélant d’autres oscillations et d’autres mouvances dans la philosophie staëlienne du droit et, plus largement, des institutions.
Autant de cheminements qui chacun nous invitent à voyager dans ce paysage au relief accidenté, dont les hauteurs dévoilent un horizon d’attente aux couleurs changeantes, qui se déploie en horizon tout court coiffant un panorama plus vierge qu’on ne l’eût cru. On aurait pu imaginer que cet ultime flamboiement serait celui d’un crépuscule : le soleil staëlien, qui aura continué de nous surprendre jusque dans son dernier coucher, nous réservait rien moins que d’autres aurores ; laissons à présent percer leurs premières lueurs.