Louis de Bonald déclare à propos des Considérations sur la Révolution française de Germaine de Staël parues en avril 1818 : « C’est encore un roman écrit sous l’influence des affections domestiques et des passions politiques1 ». Pensant dénoncer la trop grande place accordée aux affects et aux émotions et ainsi disqualifier un écrit issu d’une plume féminine, Bonald souligne paradoxalement une dimension essentielle du récit historique selon Staël, dimension sans laquelle l’histoire ennuie et laisse indifférent. Elle déclare ainsi à propos de l’Histoire des Républiques italiennes du Moyen Âge de Sismondi : « lorsque l’on entre véritablement dans l’histoire, […] se développe un intérêt qu’on oserait, par sa vivacité, comparer à un roman2 ». Comment Staël écrit-elle donc l’histoire dans les Considérations pour susciter un intérêt digne d’un roman ?
Pour répondre à cette question, il faut repartir de la spécificité originelle du texte : il s’agissait tout d’abord d’écrire une vie publique, celle de Jacques Necker. Ce dispositif biographique, qui éloigne à première vue d’une histoire de la Révolution par sa trop faible amplitude et les problèmes d’impartialité qu’il soulève, est pourtant au cœur du projet historiographique staëlien. L’histoire staëlienne, à laquelle la vie de Necker fournit la trame première, s’écrit à travers des vies, des vies croisées, en interaction : elle est un récit à échelle humaine. Les acteurs y apparaissent traversés par des émotions, des états d’âme, des hésitations, qui sont autant d’éléments déterminants au moment de prendre une décision et d’agir. Cet accent mis sur les « affections de l’âme » est ce qui distingue, selon Staël, l’« histoire philosophique » d’une histoire purement narrative :
Il existe des histoires appelées avec raison histoires philosophiques, il en existe d’autres dont le mérite consiste dans la vérité des tableaux, la chaleur des récits et la beauté du langage ; c’est dans ce dernier genre que les historiens grecs et latins se sont illustrés. […] ces historiens ne peignent, pour ainsi dire, que l’extérieur de la vie. C’est l’homme tel qu’on le voit, tel qu’il se montre ; ce sont les fortes couleurs, les beaux contrastes du vice et de la vertu ; mais on ne trouve dans l’histoire ancienne, ni l’analyse philosophique des impressions morales, ni l’observation approfondie des caractères, ni les symptômes inaperçus des affections de l’âme3.
Au-delà des grands discours et des belles actions, Staël écrit l’histoire moderne avec l’apport de la connaissance morale4 : elle écrit donc l’histoire de l’intérieur.
Ce mode d’écriture historique modifie l’approche de la causalité : mettre en avant les émotions et les sentiments dans le récit éclaire les processus émotionnels en tant qu’ils infléchissent, qu’ils contribuent à façonner les événements et leurs résultats. C’est le propre de l’écriture romanesque selon Staël dans la préface de Delphine :
L’histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous5.
Écrire l’histoire pour Staël consistera donc à nous introduire dans ces « impressions intimes » décisives. Cette approche renouvelée de la causalité implique une mise en récit propre. Il faudra donc tout d’abord mettre en lumière le dispositif biographique tel qu’il informe l’écriture historique des Considérations puis, à travers une étude d’exemple, éclairer les processus émotionnels à l’œuvre lors des crises événementielles.
Le dispositif biographique
Les Considérations sur la Révolution française constituent un texte formellement disparate, rassemblant des chapitres généraux ou analytiques, des chapitres de récit historique et des chapitres de mémoires. Dans cette disparité, la vie de Necker, fil conducteur initial du récit6, donne l’ossature, sinon des Considérations en tout cas celle de la première partie. Ce dispositif biographique est explicité dans les chapitres 4, 5 et 6 (« Du caractère de M. Necker comme homme public », « Des plans de M. Necker relativement aux finances », « Des plans de M. Necker en administration7 »). Véritable portrait de l’homme public8, ces trois chapitres présentent le point de vue particulier à partir duquel Staël écrit les événements. Ils sont en cela matriciels. Si l’on a pu lire les Considérations comme une démonstration théorique dans laquelle la fille justifiait le père, en particulier son grand principe politique, la considération ou le « ménage[ment] » de l’opinion publique9, expression de l’« esprit du siècle » et aboutissement de la marche de l’histoire, il apparaît plus fructueux de mettre en lumière comment de ce principe politique, de cette « boussole10 », découle toute l’organisation narrative de la première partie, autrement dit, comment le principe politique devient un principe narratif.
La trame biographique repose sur deux personnages, un personnage individuel, Jacques Necker, l’homme d’État, et un personnage collectif, cette voix qu’est l’opinion publique, véritable sujet de l’histoire – et des verbes d’action11. Ces deux personnages interagissent dans les moments privilégiés que sont les appels et les renvois de Necker du ministère des Finances. Ce sont les grands événements qui scandent la première partie : la démission de Necker en mai 1781 (I, 8), son exil en avril 1787 (I, 9), son rappel en 1788 (I, 12) sa décision de rester le 23 juin 1789, son renvoi discret le 11 juillet (I, 21), enfin son rappel le 30 juillet (I, 23).
Surtout, le dispositif biographique favorise une attention privilégiée aux émotions : il met en évidence comment les appels et renvois du ministre ont constitué des moments de bonheur et de malheur collectifs. La retraite de Necker en mai 1781 est évoquée dans les termes d’une « calamité publique12 », comme le sera son renvoi en juillet 1789. La première retraite fixe ainsi un motif narratif incluant courriers de soutien et de déploration, processions interminables – « Toute la France vint le voir13 » – et un sentiment qui s’étend à l’Europe entière : « La France et l’Europe furent consternées de la retraite de M. Necker14 ». Parmi les « chroniques du temps » évoquées, Staël cite en note la Correspondance littéraire de Grimm :
[…] cependant, l’on eût dit, à voir l’étonnement universel, que jamais nouvelle n’avait été plus imprévue. La consternation était peinte sur tous les visages ; ceux qui éprouvaient un sentiment contraire étaient en trop petit nombre ; ils auraient rougi de le montrer. […] Des hommes de toutes les classes et de toutes les conditions s’empressèrent à lui porter l’hommage de leurs regrets et de leur sensibilité15 […].
Ces formules hyperboliques, dont Staël n’a pas le privilège, loin s’en faut, insistent sur l’unanimité et sur la spontanéité, gage de sincérité, du sentiment partagé. Elles soulignent également l’accord émotionnel liant le ministre à son peuple, qui se manifeste dans toute son intensité le soir du 23 juin 1789, lorsque Necker choisit de conserver son poste de ministre :
En retournant de chez le roi à sa maison, M. Necker fut rapporté en triomphe par le peuple. […] Toutes ces voix, qui répétaient le nom de mon père, me semblaient celles d’une foule d’amis qui partageaient ma respectueuse tendresse. […] c’était alors des adresses qui exprimaient le vœu général16.
Derrière la scène de liesse, transparaissent les motifs de la communion fraternelle et de la nation qui parle d’une seule voix. Ce « vœu général », « sentiment unanime qui fit sortir le peuple de tutelle », se retrouve le 30 juillet 1789, lors du rappel de Necker par le roi : « La nation remplaça tout ; elle dit comme le Cid : “Nous nous levons alors17” ». Épisode fondateur de l’imaginaire staëlien, l’apparition de Necker sur le balcon de l’Hôtel de Ville après son retour triomphal sur les routes de France met surtout en lumière la communion du grand homme et de la foule : « Au moment où M. Necker prononça le mot d’amnistie, il retentit dans tous les cœurs ; aussitôt le peuple rassemblé sur la place publique voulut s’y associer18 ». La nation fonde son unité au moment précis où le ministre prononce un discours d’amnistie, de concorde, « les saintes paroles de la paix entre les Français de tous les partis19 ». L’identification de Staël avec la collectivité résulte de tout un travail sur l’affect : emportée par l’euphorie, elle se représente bientôt comme faisant corps avec la foule, superposant dans son émotion deux familles, la famille privée et la famille patrie, avant de s’évanouir, dans le silence de l’affect indicible, sublime.
L’historienne Sophie Wahnich caractérise ainsi les émotions populaires, telles qu’elles s’expriment dans les années 1789 à 1792 :
Les émotions étaient en effet une modalité spécifique de jugement. […] [Elles] supposaient alors une prise de position par rapport à la réalité perçue. Elles étaient l’expression d’une interprétation, et rendaient publique l’évaluation de la situation, la conscience de l’inacceptable. Les émotions conduisaient à faire partager cette évaluation par une communauté, qu’elles pouvaient d’ailleurs constituer dans la simultanéité du partage de l’émotion et de l’interprétation de la situation. […] [Elles] supposaient […] des espaces publics où la frontière entre la vie politique et la vie familiale était fondamentalement estompée20.
Les scènes de communion ou de consternation possèdent les caractéristiques de ce « régime émotif » des premières années de la Révolution : l’abolition de la frontière entre privé et public, qui se traduit par l’analogie récurrente entre la famille et la nation ; les émotions exprimées dans la rue ou sur les routes : loin d’indiquer un débordement, elles signalent l’approbation – ou la désapprobation – populaire, une adhésion marquée à la politique menée, présupposant en même temps qu’elles lui donnent corps une identification entre la rue, l’opinion publique et les gouvernants. Comme lors de l’amnistie, « le rôle du législateur […] était justement de produire l’adéquation de la loi et des émotions populaires en se faisant le traducteur dans l’ordre du symbolique de ces émotions21 ».
Aussi les va-et-vient du ministre derrière lequel la foule se précipite ne contribuent-ils pas seulement à l’hagiographie de Necker : ils donnent au récit de la première partie des Considérations sa trame narrative, reposant sur deux acteurs clés de l’histoire, l’un singulier, l’autre collectif. Ils rendent sensible la Révolution à la fois comme « débordement d’amour » : « À ses débuts, mais aussi à chaque moment paroxystique, la Révolution inspire de vastes et intenses élans d’amour collectif22 » et comme expérience réitérée du deuil : « Le 12 juillet 1789, c’est par un deuil que commence la révolution populaire. Celui d’un mort politique : Necker. […] La Révolution est un deuil continuel23 ». À travers ce dispositif biographique se joue ainsi l’articulation de la trajectoire individuelle et du processus historique : la vie de Necker, indexée sur le mouvement de l’opinion publique, embrasse et encadre le cours de l’histoire. L’écart entre trajectoire biographique et voix collective ne pourra alors que signaler le dévoiement de la Révolution.
Le dispositif biographique, fondé avec Necker, informe l’écriture de l’histoire dans le reste des Considérations. Il manifeste la place laissée (ou non) à cet acteur collectif qu’est la voix publique. Si la figure de Necker innerve la totalité du récit historique, Mirabeau et La Fayette sont les nouvelles figures structurantes de la deuxième partie, incarnant chacune à sa façon une forme d’accord émotionnel avec l’opinion publique. Elles prolongent en cela, dans un jeu subtil de continuité et de différences, la figure de Necker – Mirabeau dans une forme plus énergique, La Fayette davantage dans la continuité ou « ligne24 » de Necker. Le portrait joue, à nouveau, une fonction matricielle : celui de Mirabeau ouvre la deuxième partie des Considérations (II, 1), presque immédiatement suivi par celui de La Fayette (II, 3).
L’éloquence est ce qui caractérise avant tout Mirabeau. Lorsqu’il fait adopter le renvoi des troupes en juillet 1789, « C’était la première fois que la France entendait cette éloquence populaire […] cette harangue tribunitienne25 ». Staël se fait le porte-parole de l’émotion collective lorsqu’elle évoque le discours de Mirabeau prononcé en septembre 1789 :
J’étais à peu de distance de Mirabeau quand il se fit entendre avec tant d’éclat dans l’Assemblée et, quoique je ne crusse pas à ses bonnes intentions, il captiva pendant deux heures toute mon admiration. Rien n’était plus impressif que sa voix, si l’on peut s’exprimer ainsi : […] on sentait une puissance de vie dans ses discours dont l’effet était prodigieux26.
Le recours à un anglicisme traduit la puissance de l’effet produit en même temps que son caractère inédit. La mort de Mirabeau, au moment où Necker se retire définitivement de la vie politique (II, 18), clôt symboliquement la deuxième partie des Considérations (II, 20) sur un grand moment d’union populaire, « une foule immense », unie dans un silence recueilli, composée d’« individus de différentes classes27 ». Après le portrait inaugural de La Fayette, le chapitre consacré à la fête de la Fédération fait état de « l’enthousiasme patriotique si vif » de « tout Paris28 ». Au moment du serment,
Les spectateurs étaient dans l’ivresse, le roi et la liberté leur paraissaient alors complètement réunis. La monarchie limitée a toujours été le véritable vœu de la France. Ainsi donc le dernier mouvement d’un enthousiasme vraiment national se fit voir à cette Fédération de 179029.
Plus encore que le mesurer, le dispositif biographique permet de faire sentir l’accord émotionnel entre le grand homme, le roi et l’opinion publique.
Or une évolution du dispositif biographique est notable à partir de la troisième partie. Dominé par les figures de Robespierre puis de Bonaparte, ces nouveaux « nom[s] propre[s] dans toutes les bouches30 », le dispositif révèle l’écrasement et, significativement, le mutisme de l’opinion publique privée de voix. Lorsque Robespierre et surtout Bonaparte entrent en scène, le dispositif biographique reposant sur les deux personnages de l’homme d’État et de l’opinion publique est mis à mal : le personnage collectif disparaît, bâillonné, et avec lui, l’accès aux émotions populaires. L’exemple du rapport à l’armée est frappant : dans le chapitre consacré à « l’esprit de l’armée française » (IV, 14), Staël rappelle la grandeur et l’émulation de l’armée révolutionnaire qui combattait pour la patrie, qu’elle oppose à l’« enthousiasme pour un homme » de l’armée de Bonaparte qui ne peut être qu’un « attachement à soi » : « Mais bientôt l’armée sous Bonaparte ne garda guère de ses vertus populaires que son admirable valeur31 ». Le sens du collectif s’est perdu, tel que l’illustraient par exemple, sous le Directoire, les « simples paroles » du général Bernadotte qui « électrisaient les âmes, en rappelant l’un des premiers avantages des institutions libres, l’émulation qu’elles excitent dans toutes les classes32 ».
Mais, dans cette substitution d’un personnage à l’autre, se joue également la disjonction de la trajectoire individuelle et du processus historique. Le dispositif biographique, en tant que marche côte à côte du peuple et de son guide, mettait en valeur l’accompagnement par le grand homme de l’opinion publique et donc du mouvement de l’histoire ; il révèle désormais la béance du second personnage de l’équation, la nation. La masse, recouvrement de l’opinion publique, fait son apparition, négation même du collectif : « il n’avait rien à ménager que la masse33 ». On assiste alors à une simplification minimale de la trame biographique, réduite à la voix singulière de Staël qui continue de se faire entendre dans les chapitres intitulés « Anecdotes personnelles34 » : l’histoire commune ne peut plus s’écrire35. Ce n’est pas sans conséquence sur l’écriture de l’événement. Si un dispositif biographique demeure, au sens où une majorité de chapitres est consacrée à Bonaparte ou à Napoléon, il n’y a – quasiment – plus de trame narrative, de récit historiographique, après le 18 Brumaire. À la place, se tient un « système » que Staël déplie : le passage du récit linéaire, événementiel, au profit d’un exposé des différents aspects de la politique de Napoléon, trahit ainsi le coup d’arrêt mis à la marche de l’histoire, qui (ne) s’accomplit (que) dans l’interaction entre la nation et ses gouvernants.
Mettre au jour la structuration profonde du récit à partir du tissage des trames biographiques permet de cerner un des apports historiographiques des Considérations : écrire l’histoire à échelle d’hommes contribue modestement à une histoire des émotions. Staël éclaire ainsi la participation sensible, émotionnelle, à l’histoire en train de se faire. Mais le choix du dispositif biographique permet également d’accéder au présent troublé des acteurs, de vivre les événements à leurs côtés, aux premières loges, et de ressaisir la part d’incertitude et de contingence à laquelle ils étaient confrontés.
Les processus émotionnels à l’œuvre
Selon l’historien et économiste Jean-Yves Grenier, les années 1980 se caractérisent par une « remise en cause des certitudes épistémologiques de l’historiographie36 ». Le maître-mot de l’écriture de l’histoire est désormais celui d’incertitude. C’est l’apport notamment de la micro-histoire :
Cette nouvelle histoire se fait non plus par en haut mais par en bas, visant à une recomposition du vécu non pas pour reproduire l’histoire « telle qu’elle s’est passée », mais pour reconstituer la variété des expériences sociales individuelles. Cette notion d’expérience est centrale, car elle permet de saisir l’individu non pas au sein d’un groupe mais dans sa singularité. […] Cette histoire au ras du sol […] définit les comportements en termes non de causes mais d’univers des possibles. La conséquence est une histoire où la détermination des trajectoires individuelles est à la fois multiple et imprévisible37 […].
Dans cette « histoire au ras du sol », l’intérêt se porte sur les « acteurs38 », leur perception du présent et de ses possibilités. Chez Staël, les acteurs sont le plus souvent issus des couches supérieures de la société, voire des gouvernants. L’histoire telle qu’elle l’écrit de l’intérieur offre ainsi un accès privilégié aux affects des personnes en lien direct avec l’exercice du pouvoir. Étudier leur rapport à la prise de décision sera d’autant plus éclairant lors des crises événementielles, qui se caractérisent par des circonstances bouleversées, une temporalité accélérée et donc par une grande incertitude39.
Afin d’éclairer la place des affects dans les dynamiques de crise, nous allons observer comment se manifestent et interagissent les différentes logiques émotionnelles lors des journées insurrectionnelles des 5 et 6 octobre 1789 (II, 11) et en quoi elles affectent les prises de décision. Témoin des faits depuis Versailles, Staël essaie a posteriori de comprendre les motivations des différents acteurs, dans une démarche qui tient à la fois de l’histoire et de la sociologie. Du côté de la couronne tout d’abord, la situation de Louis XVI se caractérise par la contradiction entre ses ambitions et les moyens « singulièrement diminués40 » dont il dispose : cela produit une frustration ou « irrit[ation] » que les partisans d’une « contre-révolution » et la reine savent exploiter. Staël se livre à une esquisse de psychologie royale : « Il est bien difficile à un roi, héritier d’un pouvoir qui, depuis Henri IV, n’avait pas été contesté, de se croire sans force au milieu de son royaume41 ». Louis XVI est également la proie de rumeurs qui ont cours à l’époque, relatives aux prétentions au trône du duc d’Orléans, son cousin42.
La situation de Necker se caractérise, quant à elle, d’une part par la conscience du rapport de forces défavorable au roi – « M. Necker conseilla comme le meilleur calcul la plus parfaite sincérité envers les représentants du peuple » –, d’autre part par la défiance marquée de la cour – il « n’avait pas la confiance entière du roi43 », à laquelle s’ajoute l’hostilité des aristocrates et de la reine. Limité dans sa capacité d’influencer le roi, il se décide d’après ce qu’il croit juste, et non en fonction des événements : sa « boussole de conduite », qui lui offre toujours « décision pour le présent », lui enjoint de « porter secours aux faibles44 », en l’occurrence, de suivre et défendre la famille royale, quel que soit le parti qu’elle adopte. Enfin, la situation à Paris est peu certaine depuis Versailles : seules sont connues les revendications de l’Assemblée nationale, portées par Mounier en personne, ainsi que la présence de La Fayette à la tête de la Garde nationale. Le reste provient de rumeurs ou de « phrases », par définition invérifiables : « le bruit se répandit que deux cent mille hommes se préparaient à marcher à Versailles pour amener à Paris le roi et l’Assemblée nationale45 ». Le nombre précis et les intentions des émeutiers, tout comme les dispositions de la Garde – « nous pensions que les canons pourraient d’abord se diriger contre nous46 » –, demeurent l’objet de spéculations.
Sommés d’agir, les acteurs des événements disposent donc de peu d’informations sur lesquelles prendre appui ; aussi les délibérations sont-elles difficiles. Le récit, relaté depuis « la salle qui précédait celle où se tenait le roi47 », procède à une dramatisation du processus décisionnel qui en fait ressortir toute la complexité : « Chacun se demandait dans la salle où nous étions réunis, si le roi partirait ou non48 » et, dans l’attente, « tous les regards se tournaient vers le chemin qui était en face des croisées49 ». Louis XVI doit, en effet, se déterminer entre rester à Versailles – qui implique une seconde décision : faire face à la foule avec ou sans armes – ou partir – qui impliquerait à son tour de choisir une destination. Or les informations parviennent au compte-goutte50 : la petite assemblée suit, en temps réel, l’actualisation de la décision. Le processus décisionnel résulte ainsi d’une dialectique subtile entre l’arrivée des informations, les conseils contradictoires qui sont prodigués au roi et le caractère de celui-ci – son irritation en la circonstance, à laquelle s’opposent des tendances plus profondes : « un scrupule religieux d’exposer la vie des Français pour sa défense personnelle », le refus de toute « résolution spontanée51 ». La difficulté de se déterminer en regard de tant d’éléments discordants apparaît à plein. Elle se traduit d’abord par des décisions contradictoires52 puis aboutit à une décision minimale, l’attente : « Le roi se résolut donc à attendre l’armée53 ». Si l’irrésolution est une constante du portrait de Louis XVI, elle est ici largement recontextualisée : il manque au roi, comme à tous les acteurs de la crise, une grille de lecture adaptée aux événements. Le propre de la Révolution est de rendre inopérants les paradigmes existants sur lesquels les acteurs peuvent modeler leurs actions et de les plonger dans l’indécision54.
Les temporalités plurielles de l’événement et des conduites individuelles complexifient encore la donne. La « discordance des temps55 » existant entre la temporalité royale et celle, accélérée, des journées révolutionnaires, qui est d’ailleurs l’un des facteurs à l’origine de la révolte56, se manifeste dans l’écart entre le rythme routinier du roi – « le roi faisait les mêmes choses, de la même manière et à la même heure que dans les temps les plus calmes57 » – et la précipitation de Necker et de Staël elle-même, immédiatement conscients de l’urgence de la situation58. S’ajoute l’emballement propre aux crises événementielles. Le topos de l’apaisement avant la tempête – « Chacun se retira chez soi après minuit, il semblait que c’était bien assez de la crise de la journée et l’on se crut en parfaite sécurité59 » – témoigne de l’échec de La Fayette pour ralentir le tempo : « il avait résisté longtemps au désir de la Garde nationale » et essayé de « prévenir les malheurs60 », et de l’imprévisibilité des situations de crise, produisant des scénarii toujours inédits. Celui que l’on considère pourtant comme « le maître des événements » se fait donc également rattraper par cet « événement si difficile à supposer61 » : à l’aube du 6 octobre, des hommes en armes parviennent à s’introduire dans le château. Le heurt entre les deux temporalités, parisienne et versaillaise, se traduit par les coups de fusil qu’entend Staël, tirés depuis l’extérieur.
Dans ce cadre bouleversé, les logiques émotionnelles contribuent à orienter le processus décisionnel. La peur est omniprésente62 : « cette masse qui s’avançait vers nous63 » concentre toutes les angoisses. Elle laisse place à des scènes de liesse au petit matin : les effusions des gardes du corps du roi et de la Garde nationale, la « réjouissance de la troupe parisienne » et l’« attendri[ssement] » de « la multitude » devant la famille royale64. Si l’intensité émotionnelle caractérise les mouvements insurrectionnels – c’est « le trouble des grandes circonstances65 » –, le sentiment de peur est plus particulièrement alimenté par les représentations de la foule, telles que les véhicule notamment le discours de M. de Chinon, évoquant « des femmes et des enfants armés de piques et de faux » et « les dernières classes du peuple […] encore plus abruties par l’ivresse que par la fureur66 ».
Cette image traditionnelle de la populace furieuse est représentative, selon Sophie Wahnich, du discours de « gestion » – au sens de régulation – des émotions qui caractérise la « réaction thermidorienne », durant laquelle se constitue l’imaginaire de la « Terreur » : la foule est animée par des affects incontrôlables qu’il appartient aux élites de réguler. Dans le « régime émotif » thermidorien,
La compréhension aiguë du monde […] n’est plus le propre de chaque être humain libre, elle est réservée aux élites et devient le marqueur de clivages sociaux. On retrouve le gros animal populaire qui donne de la voix quand les élites conversent et ressentent avec acuité […] les situations vécues. La populace reste vouée aux émotions violentes et pulsionnelles, à l’instinct et l’ivresse destructrice. […] La maîtrise des émotions devient distinctive67.
La « maîtrise distinctive » des émotions se manifeste dans la confrontation finale entre le peuple, caractérisé par le bruit – les « grandes clameurs » – et les pulsions extrêmes – « ceux qui la nuit même peut-être avaient voulu l’assassiner [la reine], portèrent son nom aux nues68 » –, et la reine, associée à la dignité. La famille royale se situe à la fin du récit du côté de la modération – elle « consen[t] », fait preuve à Paris de la « présence d’esprit la plus remarquable69 » – et des émotions victimaires, propres au discours thermidorien et contre-révolutionnaire : le chapitre s’achève sur l’évocation du « courage du sang des Bourbons70 ». Staël s’efforce à deux reprises de rendre compte de la violence des insurgés. Elle propose à l’ouverture du chapitre une explication en terme de réaction : « la violence de la révolte [est] toujours en proportion de l’injustice de l’esclavage71 », qui s’inscrit dans le temps long de siècles d’oppression ; elle insère, par ailleurs, lors de la scène de la reine au balcon, une explication de type « électrique » pour rendre compte de la complexité des processus psycho-sociaux qui gouvernent les dynamiques de groupe : « l’on ne peut agir sur lui [le peuple en insurrection] que par des sensations aussi rapides que les coups de l’électricité et qui se communiquent de même72 ». En tout état de cause, face aux « fureurs politiques73 », il ne peut revenir qu’aux élites éclairées de travailler ces « passions » dans le sens de la rationalité à long terme. La régulation des émotions populaires par les élites va de pair avec une « réévaluation de l’émotion solitaire » : « Finalement les émotions sont privatisées, absentées de l’espace public74 ». Bannies de l’espace public, les émotions collectives quittent également les Considérations à la fin de la deuxième partie.
Quand l’histoire rejoint le présent
Qu’apporte donc d’« entrer véritablement dans l’histoire », de revivre en temps réel les émotions collectives et les hésitations parfois douloureuses des acteurs ? L’émotion ravive l’expérience commune : « dans ce va-et-vient du présent au passé, […] l’émotion constitue un passage. Un accès à du commun qui intéresse chaque présent de l’histoire75 ». Lorsqu’elle rédige ses Considérations, Staël nostalgique de l’émotion première, collective, a l’espoir de ressouder la communauté nationale, à défaut d’annuler « le cercle sanglant de ces vingt-cinq années76 ». C’est l’enjeu de la sixième partie, qui n’est plus récit historique mais rejoint, à une année près, le présent de l’énonciation : « J’achève mes Considérations sur la Révolution de France en laissant un grand blanc pour ce qu’il va arriver77 ». Qui remplira – et comment – ce « grand blanc » ? Les émotions libérées à la lecture, faites d’enthousiasme et d’exaltation mais aussi d’abattement, d’irrésolution, voire de tétanie, face à l’histoire qui semble avancer toute seule, ont pour effet d’inclure le lecteur, de lui faire partager l’expérience troublante d’être à la fois agi et acteur, dans l’intensité de la relation individuelle au collectif. Les événements ainsi vécus, traversés, libèrent un faisceau de possibles jusque-là impensables et disposent à la lecture de la sixième partie de l’ouvrage. Lucia Omacini la caractérise en ces termes : « Un pouvoir principalement autoréflexif […] mais également doté d’une force propulsive qui déclenche le faire, tel un acte de prosélytisme inlassable qui engage les destinataires à se rendre les promoteurs de l’idéologie libérale78 ». Un relais donc.