Il y a quelques années paraissait un Cahier staëlien intitulé « Écriture(s) ». Ainsi que l’indiquait Lucia Omacini dans son propos introductif, la « démarche suivie est de type pragmatique : elle vise surtout à essayer de comprendre l’utilisation que Mme de Staël fait de ses énoncés, de connaître les conditions de leur mise en discours et, par là-même, de discerner les modalités d’inscription du sujet (conscientes ou latentes) dans ses différents textes. Il s’agit, en définitive, d’une démarche qui focalise les stratégies discursives plutôt que le contenu représentatif des énoncés1 ». Si Gérard Gengembre et Jean Goldzink se sont intéressés, dans le cadre de ce Cahier staëlien2, à certaines modalités d’écriture des Circonstances actuelles, il apparaît cependant que les pistes qu’ils ont ouvertes méritent d’être davantage explorées, tant cette œuvre présente une véritable originalité. Le texte des Circonstances actuelles peut en effet être considéré comme un cas à part dans l’ensemble de la production staëlienne quant aux stratégies énonciatives qu’il met en place. Nulle part ailleurs, nous semble-t-il, Germaine de Staël n’apparaît autant au sein de son texte, se mettant en scène et faisant de son discours un texte polémique. Il serait aisé d’expliquer cette véhémence verbale par la publication posthume de cet ouvrage. Il s’agirait alors d’un texte brut, non retouché, non retravaillé, laissé de côté à la faveur d’un ouvrage peut-être tout aussi polémique mais beaucoup moins virulent dans sa manière de dire les choses, le De la littérature qui paraîtra deux ans après la rédaction des Circonstances actuelles. Cependant, cet avis peut être mis à mal, dans la mesure où d’autres textes, ayant connu eux aussi les affres de la publication posthume, ne présentent pas cette langue vindicative. Les Considérations sur la Révolution française, frappées d’inachèvement par la mort de Staël, souvent présentées comme le texte de la maturité et de l’analyse apaisée, ne possèdent pas les mêmes modalités d’énonciation que les Circonstances actuelles. De plus, nous pouvons supposer que nous lisons, à travers ce texte qui n’a pas subi le polissage précédant la publication, une sorte de langue originelle de Staël : l’expression la plus pure de la pensée staëlienne serait peut-être à découvrir, et ce de manière quelque peu paradoxale, dans le texte brut, non retaillé dans l’optique d’une publication. Ainsi, la langue staëlienne serait à rechercher du côté de la première impulsion, bien avant le perfectionnement des « détails de la diction3 » ; ce qui est parfois présenté comme un inachèvement de ce texte serait alors à considérer au contraire comme l’expression la plus parfaite de la pensée staëlienne4. L. Omacini s’était elle aussi penchée sur les modalités d’écriture des Circonstances actuelles5. Cependant, son étude reposait sur un corpus de quatre textes et portait exclusivement sur les chapitres consacrés à la thématique du fanatisme politique et religieux. Notre étude se placera dans le prolongement de ses analyses, mais, en portant exclusivement sur Des Circonstances actuelles, se propose d’explorer plus globalement les spécificités de ce texte.
Cette langue si particulière aux Circonstances actuelles, comment la définir ? Quelles sont ses caractéristiques principales ? S’il s’agit, comme nous le pensons, de ce que nous pourrions nommer un hapax énonciatif6, à quel modèle se référer pour comprendre au mieux son fonctionnement ? La rapprocher du discours polémique des contre-révolutionnaires serait la réduire à un idiome de parti, politiquement et idéologiquement déterminé. Or, là où le militant politique, l’écrivain engagé auprès d’une cause partisane vise la défense de certaines convictions, Staël se veut détachée – ou du moins elle se présente comme telle – de toute influence et proposant un discours nouveau : ce qu’elle va dire ne correspond en aucun point à ce qu’elle a déjà pu lire sur la Révolution7. Il s’agit de se détacher de la parole partisane8 pour faire entendre la voix de la raison et de la pitié mêlées9.
Il nous a semblé que la parrêsia, telle qu’elle fut remobilisée par Michel Foucault dans ses derniers cours au Collège de France, pouvait fournir un cadre théorique utile pour étudier la langue des Circonstances actuelles. La parrêsia peut être brièvement définie comme la recherche du dire-vrai, dans le domaine politique tout particulièrement10, mais le terme renvoie également à des caractéristiques spécifiques de l’énonciation de cette vérité. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’enserrer le langage staëlien de 1798 dans une gangue théorique, qui lui ferait perdre ses spécificités et finirait par le faire disparaître pour le faire ressembler à son antique modèle. Il s’agit bien plutôt de réfléchir à la possibilité d’une parole parrèsiastique chez Staël, c’est-à-dire d’une parole qui réalise certains aspects de la parrêsia antique au sein d’une modernité politique en train de se constituer.
Il conviendra dès lors de montrer la spécificité de la langue staëlienne à ce moment de son parcours d’écriture, en soulignant comment certaines caractéristiques de la parrêsia, telles que définies par M. Foucault, peuvent venir à l’appui de la caractérisation du texte des Circonstances actuelles. De plus, un parallèle entre ce texte et celui de De la littérature nous semble être un bon moyen de faire apparaître la césure qui s’opère dans les modalités d’écriture de ces deux textes. Certaines idées se retrouvent en effet développées dans les deux ouvrages, mais le ton employé par Staël, les termes, et la structure même du texte témoignent d’une profonde évolution : les temps ont changé, et la parole véhémente n’est plus possible dans un espace politique en pleine transition vers ce qui sera le Consulat et la prise de pouvoir par Bonaparte.
Lire Des Circonstances actuelles au prisme de la notion de parrêsia permet de mettre en lumière une réalité historique qui transparaît dans le texte de Germaine de Staël : la Révolution française a vu l’émergence d’une parole publique d’un nouveau genre. Dans cet espace public et politique, nouvellement créé, la parole n’est plus seulement l’apanage de la figure royale, puisque chaque citoyen peut devenir orateur. Le principe de distinction qui reposait jusqu’alors sur la répartition en ordres, et sur la place laissée à chacun dans ces cadres, se dissout. Cette question de la distinction de l’homme politique, et des fondements de cette distinction, se retrouve d’ailleurs dans le texte de Staël11. Or, M. Foucault relie explicitement conditions d’émergence de la parrêsia et régime politique :
Condition formelle : la démocratie. Condition de fait : l’ascendant et la supériorité de certains. Condition de vérité : c’est la nécessité d’un logos raisonnable. Et enfin condition morale : c’est le courage, le courage dans la lutte. C’est ce rectangle, avec un sommet constitutionnel, le sommet du jeu politique, le sommet de la vérité, le sommet du courage, je crois, qui constitue la parrêsia12.
La parole parrèsiastique naît dans un contexte démocratique, c’est-à-dire où chaque citoyen peut prendre la parole pour manifester son opinion. Ainsi, même si, selon M. Foucault, la parrêsia peut être perçue à d’autres époques, un parallèle peut être tracée, ainsi que l’ont fait les révolutionnaires eux-mêmes, entre démocratie antique et Révolution française. Mais la démocratie, lieu de naissance de la parole laissée à chacun, peut être mise en danger par cette trop grande liberté d’expression. De nouveau, les analyses de M. Foucault, qui portent pourtant sur un moment historique précis et déterminé, semblent convenir à l’appréciation de la pensée et des problématiques staëliennes :
La mauvaise parrêsia, qui chasse la bonne, c’est donc, si vous voulez, le “tout le monde”, le “n’importe qui”, disant tout et n’importe quoi, pourvu que cela soit bien reçu par n’importe qui, c’est-à-dire par tout le monde. Tel est le mécanisme de la mauvaise parrêsia, cette mauvaise parrêsia qui est au fond l’effacement de la différence du dire-vrai dans le jeu de la démocratie13.
Une parrêsia staëlienne ?
Selon M. Foucault, la parrêsia antique possède des caractéristiques qui lui sont propres. Elle est avant tout la volonté de dire la vérité : le parrèsiaste est celui qui énoncé des vérités, tout particulièrement dans le champ politique. Le parrèsiaste est alors aussi celui qui refuse le mensonge et la flatterie : son but n’est pas d’amadouer celui qui l’écoute – assemblée politique ou Prince – mais bien de dire ce qui est vrai, y compris lorsque cette vérité est désagréable. Staël insiste sur la nécessité pour chacun d’écouter la vérité, et ce quel que soit le camp ou le parti dont elle provient :
Si donc il en est ainsi, écoutez la vérité quoiqu’elle parte du camp ennemi : cessez de vous venger des républicains en les rendant coupables envers vous14.
La langue parrèsiastique repose également sur l’identification entre celui qui énonce ce discours de vérité et le propos tenu : le parrèsiaste croit fermement dans les convictions qu’il met en avant, dans les propos de vérité qu’il tient. Cette énonciation se développe à la faveur de ce que M. Foucault nomme le “pacte parrèsiastique” :
Ce dédoublement, ou ce redoublement de l’énoncé de la vérité par l’énoncé de la vérité du fait que je pense cette vérité et que, la pensant, je la dis, c’est cela qui est indispensable à l’acte parrèsiastique. … Autrement dit, je crois qu’il y a, à l’intérieur de l’énoncé parrèsiastique, quelque chose que l’on pourrait appeler un pacte : le pacte du sujet parlant avec lui-même15.
Dire ce que l’on considère être la vérité, et la dire car elle correspond à ce que l’on croit, voilà ce qui permet également de caractériser la parole du parrèsiaste. M. Foucault souligne dans ses analyses la puissante adéquation qui existe entre le sujet qui parle et le propos qu’il énonce : le sujet fait corps avec ses convictions, elles sont constitutives de sa personne et fondent son individualité. Le parrèsiaste s’incarne donc dans le propos qu’il tient. Cette importante présence de l’énonciateur est l’un des éléments qui permet de distinguer une pratique parrèsiastique dans les Des Circonstances actuelles. En effet, plus que dans ses autres ouvrages, Staël surgit dans son texte et se dessine entre les pages. G. Gengembre et J. Goldzink ont déjà noté que la première personne du singulier que l’on trouve dans le texte de 1798 était bien au-delà de l’emploi traditionnel que l’on trouve dans les traités de philosophie. De même, L. Omacini avait noté l’importance de ce « Je » qui parsème le traité16. Mais cette piste nécessite d’être mieux explorée, dans l’optique qui est la nôtre : il s’agit de montrer que ce « Je » renvoie à la personne même de Germaine de Staël. Elle apparaît alors selon diverses modalités dans son texte, soit comme individu privé, soit comme personnage public. L’individu se dévoile lors d’un chapitre traitant de la religion, abordé tant au niveau de chacun que dans son rapport avec la structure étatique. En effet, au détour d’un développement sur les bouleversements survenus dans le domaine religieux on peut lire :
Mais je discuterai cependant, en bonne calviniste, ce qu’il vaut mieux, du culte protestant ou du culte théophilanthropique17.
Le propos, s’il peut prêter à sourire, mérite cependant que l’on s’y arrête. Il révèle par avance les conclusions qui seront tirées de la comparaison. En « bonne calviniste », Staël discutera, c’est-à-dire qu’elle pèsera les avantages et inconvénients de chacune de ces formes de culte. Elle rappelle ici que le calvinisme a notamment pour base le principe de la dispute et de l’interprétation des textes, et le refus d’une forme de dogmatisme18. Ainsi, par une sorte d’effet de contraste, alors que le culte protestant est, de par son essence, nécessairement du côté du débat – et donc de la liberté –, nous pouvons deviner que le culte théophilanthropique, lui, se révèlera plus dogmatique, plus contraignant, moins respectueux de la liberté de chacun. Par ailleurs, nul n’ignorait à l’époque la religion de la fille des Necker : c’est donc bien évidemment elle-même qu’elle désigne. Nous avons donc bien ici une adéquation entre Germaine de Staël, calviniste, la méthode de la discussion qu’elle met en place et qui renvoie aux sources du protestantisme, et la vérité de la supériorité du culte protestant – cette supériorité étant prouvée à l’aide de la raison et de son emploi, c’est-à-dire ce qui est démontrable et universel. Cependant, la raison ne fonctionne pas seule, dans la mesure où le dire-vrai est inscrit dans un investissement intime et sensible chez Staël. Mais Staël fait également référence à son existence en tant que personne publique, quand elle évoque les journaux royalistes qui abusent de la liberté laissée à la presse :
Là, toutes les insultes, toutes les calomnies que l’ancien esprit épigrammatique, joint aux nouvelles fureurs révolutionnaires, peut inventer de méprisant, d’insultant, d’atroce : tout le venin de la parole était versé sans mesure, sans nuance, sur les hommes les plus différents de nature et de conduite. Benjamin Constant et Saint-Just, Rœderer et Chaumette, Garat et Fouquier-Tinville y tenaient la même place, et je me souviens d’avoir été appelée femme furie par un de ces énergumènes19.
Ce passage est particulièrement intéressant dans la mesure où il n’aborde pas seulement la question de la personne publique : il permet également à Staël de rendre compte des discours portés sur elle. Elle ne se définit plus elle-même, ainsi qu’elle le faisait en rappelant son appartenance au protestantisme : elle devient personnage de discours d’autrui. Indiquer l’insulte qui efface le nom et la réduit à son seul statut de femme permet à Staël de se présenter comme la vraie cible de ces textes injurieux. Il ne s’agit pas ici de se poser en victime, mais au contraire de souligner qu’elle est particulièrement visée : il n’est pas nécessaire d’indiquer son patronyme, car tout le monde le connaît. Le vague concernant les attaques visant les autres individus fait perdre à la parole royaliste sa portée ; alors que retranscrire l’injure au sein du texte, à l’aide de l’italique, permet de la rendre plus concrète. Il est d’ailleurs à noter que, même s’il s’agit sans aucun doute d’une situation qui a réellement eu lieu, Staël est la seule femme à pouvoir prétendre à cette sorte de panthéon du responsable politique pris comme cible par les journaux20. Individu privé, personnage public : les deux visages de Staël se retrouvent dans le texte des Circonstances actuelles. Le “Je” de la locutrice va au-delà d’un usage strictement grammatical : ce qui se joue dans ces pages relève d’une implication bien plus grande. Cette implication va se traduire par la mise en évidence de ses convictions, à l’image du parrèsiaste de l’Antiquité grecque étudié par M. Foucault. Elle prend ainsi la défense de certains hommes impliqués dans le 18 fructidor :
J’ai la conviction que beaucoup d’hommes proscrits le 18 fructidor étaient de très véritables amis du système républicain …21.
A contrario de ce qu’affirmait Lucia Omacini sur les prises de position de Staël qui ne seraient pas « trop directes », il nous semble au contraire que les convictions sont vivement défendues. Le terme de conviction est ici intéressant, si l’on suit les définitions fournies par la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française publié en 1798. Conviction désigne alors « l’effet qu’une preuve évidente produit dans l’esprit » mais aussi, dans une acception moins subjective, « la preuve évidente et indubitable d’une vérité, d’un fait ». Ainsi, le syntagme ne relève pas uniquement de la perception de l’individu, puisqu’il peut renvoyer à une preuve, de manière éminemment plus objective : il permet alors, considéré dans ses deux acceptions, de rapprocher avis personnel et caractère irréfutable et évident de la preuve qui traduit la vérité. Conviction et vérité ont donc partie liée, et Staël n’hésite pas ici à dire ce qu’elle pense être le vrai. Il arrive même que la conviction se mue en profession de foi :
Oui, j’aime le gouvernement républicain avec un enthousiasme si vrai, si profond que les affreux discours prononcés en son nom n’ont pu m’en détacher …22.
Mais puisque la vérité a souffert de la Révolution, le sens des mots ayant été malmené, comment faire pour que la confiance revienne, et que chacun reconnaisse la vérité dans les paroles de Staël et donc y adhère ? C’est parce qu’elle est une femme et que ses propos reflètent véritablement ses convictions, que sa parole peut être une bonne parrêsia, celle qui dit la vérité :
… et celle qui devrait à son existence de femme la certitude de n’inspirer aucun ombrage, de n’être soupçonnée d’aucune ambition personnelle, aurait quelques avantages pour dire la vérité23.
Le propos quelque peu général se fait plus précis par la suite, et nous retrouvons l’affirmation de la spécificité de l’individu Staël :
Pour moi, qui n’ai rien à craindre ni à espérer dans la carrière politique, j’ai pensé que cette indépendance me faisait une loi d’exprimer les opinions que je crois utiles24.
La parole staëlienne ne peut être suspectée de parti-pris partisan : quel intérêt aurait-elle à colporter mensonges ou calomnies ? L’interdiction qui lui est faite de participer à la vie politique la détache de tout calcul politique. Ainsi, c’est son identité de femme qui à la fois l’exclut du champ de la politique, mais la rend la plus apte à énoncer la vérité dans le champ politique25. C’est justement parce qu’elle est en dehors du jeu politique qu’elle peut émettre une opinion personnelle, détachée de celles des partis :
Qu’est-ce que le 18 fructidor ? Tous les partis vont vous répondre : l’un, c’est une conspiration atroce déjouée ; l’autre, c’est un acte tyrannique d’une faction barbare. Moi, je répondrais : c’est l’effet nécessaire d’une mauvaise constitution, c’est le brisement d’une machine qui n’était pas calculée pour l’action26.
Ce statut privilégié pour une bonne parrêsia se traduit par l’emploi fréquent de l’expression « je n’hésite pas à le dire27 » : la parole staëlienne n’est pas retenue par une quelconque crainte ; seule compte la vérité. Explicitement présente dans son texte, Staël cherche à montrer que son existence de femme entraine nécessairement de sa part une parole vraie : on assiste alors à une forme d’adéquation entre féminité et vérité.
Selon M. Foucault, une autre caractéristique déterminante de la parole parrèsiastique est sa structure agonistique, ou du moins, duelle. Si les dialogues de Platon qu’il commente font apparaître de manière évidente les deux interlocuteurs en présence, peut-on en dire autant du texte des Circonstances actuelles ? De nombreux biographes de Staël ont insisté sur la place que tenait la conversation dans la pratique mondaine de la baronne de Coppet. Ainsi que le fait remarquer Marie-Claire Vallois28, il est souvent question, dans ces textes, de la « voix » de Germaine de Staël. L’idée d’une sorte de supériorité de la parole sur l’écrit chez Staël traverse ainsi tout un pan de la critique, idée confortée par certaines lettres de la correspondance29. Le texte des Circonstances actuelles, de par sa structure, reconstruit fictivement cet espace de dialogue, voire de débat. La forte présence de Staël dans ces pages semble avoir pour conséquence de modifier son écriture en y faisant entrer l’autre. Autrui est particulièrement présent dans les Circonstances actuelles, et ce dès le début du texte :
Vous qui lisez, moi dont un vague espoir inspire en cet instant les pensées, une peine, un malheur sans ressources nous attend peut-être demain ; mais sans remords sur le passé, il nous reste assez de calme pour étendre par la méditation et la pensée nos facultés intellectuelles30.
Mais la présence d’autrui dans les Circonstances actuelles ne se fait pas uniquement selon une tonalité de compassion bienveillante : Germaine de Staël inscrit aussi autrui comme un possible contradicteur de ses propos. L’emploi de l’expression « me dira-t-on » est récurrent dans la formulation de ces possibles objections. L. Omacini, à propos de l’emploi du futur dans les Circonstances actuelles considérait qu’il pouvait
assumer de même une connotation polémique, ou mieux ironique, comme dans certaines répliques construites ad hoc par l’auteur … où, à la prévision clairvoyante sur les réactions d’un certain public, s’allie un humour qui s’adresse, soit à l’interlocuteur, soit au locuteur lui-même en tant qu’objet consacré d’une dérision aux nuances multiples31.
Au-delà du simple humour, l’emploi de ces formulations d’objections à venir permet d’ouvrir le débat, ou du moins, d’indiquer qu’il pourrait possiblement avoir lieu. Staël crée ainsi, au sein de son texte, un espace virtuel de discussion, qui lui permet à la fois d’indiquer qu’elle est prête à débattre, mais aussi de préciser certaines de ses idées en apportant par exemple un élément nouveau dans sa réflexion. La parole parrèsiastique est alors celle qui accueille en son sein celle de l’autre, souvent pour la mettre en débat32. Le ton peut alors devenir polémique, et la simple réponse virer au reproche cinglant :
On l’a tenté, dira-t-on, après le 13 vendémiaire, et la République a failli périr entre les mains de ses ennemis.
C’est, je le répète, qu’il faut appeler à soi les individus, mais non se confier à un parti différent ; que des individus détachés prennent un à un la couleur et les intérêts des hommes qui les appellent et fondent par degrés tous les partis de la République33.
Cette objection possible permet ici à Staël de reformuler et de préciser sa pensée, mais aussi de souligner la nécessité d’une telle action, et donc de montrer que la question n’avait finalement pas lieu d’être. Il est d’ailleurs à noter que le pronom « on » employé dans les formulations « me dira-t-on » perd quelquefois son caractère d’indéfini : Staël s’adresse alors spécifiquement à un parti ou à un type d’individu34. Le propos déployé n’est donc pas seulement théorique, voire désincarné : le face-à-face instauré est celui de deux individualités qui s’affrontent.
Il arrive également que Staël se fasse, à l’image de Socrate au près de Denys de Syracuse, conseillère du responsable politique :
Républicains, ne prenez pas cette apathie pour l’opinion dont quelques-uns de vous sont convaincus, frappés35.
La langue des Circonstances actuelles se rapproche dans certaines pages de ce que M. Foucault a reconnu comme la parrêsia cynique, qui repose tout particulièrement sur l’interpellation, l’invective et la critique des hommes politiques :
Les républicains, à leur coupable facilité que j’accuse, unissent encore et de certaines craintes et de certaines défiances tout à fait nuisibles à l’établissement de la République36.
M. Foucault présente le cynique comme un philosophe de la cité, dans la mesure où son lieu d’expression privilégié est la place publique, d’où il interroge avec véhémence les figures de l’autorité et du pouvoir. Même si cette agora est nécessairement imaginaire, les adresses à autrui, questions et l’affirmation de soi forment l’écriture si particulière des Circonstances actuelles. Cette langue véhémente et énergique est d’autant plus sensible quand on la compare avec celle à l’œuvre dans De la littérature.
De la littérature : réécriture gazée des Circonstances actuelles ?
Dans leur article consacré aux Circonstances actuelles, G. Gengembre et J. Goldzink indiquent déjà la continuité entre Des Circonstances actuelles et De la littérature :
Mieux vaut peut-être insister sur la pression des circonstances dans l’écriture du livre. Car celles-ci ayant changé, De la littérature pourra reprendre nombre d’analyses du grand ouvrage politique, en les universalisant, en homogénéisant la manière et le style, et en impliquant moins, ô paradoxe d’une certaine lecture traditionnelle !, la subjectivité, qui se tournera alors vers l’écriture romanesque du malheur féminin37.
Il est d’abord à noter, entre les deux ouvrages, la présence moindre de la personne de Staël dans le texte. Si l’on trouve encore quelques emplois de la première personne du singulier, les références absolument biographiques tendent à disparaître : les jugements exprimés à l’aide du “Je”, ne renvoient plus explicitement et absolument à la personne de l’auteur.
Comme indiqué précédemment, la subjectivité disparaît donc, et avec elle la tonalité véhémente de la parole staëlienne. Dans la mesure où ce style, qui relève de la diatribe parlée, avait partie liée avec l’énonciation même de Staël, la dissipation de cette présence entraine des changements sensibles dans l’écriture. Nous aimerons pour le montrer nous appuyer sur des extraits tirés des deux textes, puisque de nombreux thèmes se retrouvent dans les deux ouvrages. À la thématique du langage ou à la question de la place des écrivains dans la société à venir nous préférons celle de la gloire militaire et de son usage, car dans ce domaine plus que dans les autres, la parole se révélera être entravée par une sorte d’auto-censure consécutive au changement de régime.
Ainsi, le chapitre « Des écrivains » des Circonstances actuelles opposait dans un système comparatif liberté et esprit militaire, faisant ressortir le caractère nocif du second relativement à la première :
En effet, rien n’est plus digne d’admiration que les succès des armes, que la valeur invincible des généraux et des soldats, mais rien n’est plus contraire à la liberté que l’esprit militaire. … La liberté succède à la guerre qu’on soutient pour elle, mais elle n’en est jamais contemporaine. L’esprit militaire est conquérant, la liberté est conservatrice. L’esprit militaire explique tout, marche à tout par la force ; la liberté n’existe que par l’appui des lumières. L’esprit militaire sacrifie les hommes, la liberté multiplie leurs liens entre eux ; l’esprit militaire fait haïr le raisonnement comme un commencement d’indiscipline, la liberté fonde l’autorité sur la conviction38.
L’opposition entre liberté et esprit militaire ressurgit dans De la littérature, et se double d’une réflexion sur la place à accorder respectivement aux écrivains et aux militaires :
Si cet état se prolongeait, l’on ne possèderait bientôt plus aucun homme distingué dans une autre carrière que celle des armes ; rien ne peut décourager l’ambition des succès militaires ; ils arrivent toujours à leur but, et commandent à l’opinion ce qu’ils attendent d’elle. Mais dans ce libre échange, d’où résulte la gloire des écrivains et des philosophes, les idées naissent, pour ainsi dire, de l’approbation même que les hommes sont disposés à leur accorder39.
Le texte de 1798 opposait frontalement liberté et esprit militaire et dénonçait de manière explicite combien le second tend à faire de l’individu une machine, un mécanisme dénué de lumières et de réflexion. Il est à noter la structure en balancement et la succession de propositions qui tendent à faire du premier texte une sorte de jaillissement de la pensée. À l’inverse, la critique dans De la littérature se fait aussi moins criante : elle est en quelque sorte gazée, dans la mesure où c’est au lecteur de restituer le processus qui la fonde. En effet, dès le début de l’extrait proposé, le texte des Circonstances actuelles indique nettement l’incompatibilité entre liberté et esprit militaire, alors que la critique présente dans De la littérature demande à être reconstruite. Nous trouvons dans les deux extraits une amorce de ce qui pourrait être un éloge de la carrière des armes, mais cette possibilité est rapidement détrompée dans Des Circonstances actuelles. Dans De la littérature, les « succès militaires » sont d’abord évoqués par leur résultat, positif semble-t-il, puisqu’il se traduit dans la réalisation de ce qui était escompté. Cependant, s’il parviennent toujours à leur but, c’est par le « commandement » qu’il inflige à l’opinion : la négation de la liberté se dessine ici en négatif, comme le contraire de ce qui est, et de ce qui est donc bafoué. À l’opposé des « succès » militaires – qui sont donc circonstanciels et éphémères de par leur nature même – se trouve évoquée la « gloire des écrivains et des philosophes », c’est-à-dire une renommée qui dure au-delà des époques. Or cette gloire, passion capitale de la psyché staëlienne, naît du « libre échange », c’est-à-dire d’une relation qui ne procède pas d’une relation de pouvoir, et qui peut se fonder sur la liberté qui existe entre les individus – les « liens » évoqués dans le texte de 1798. Si De la littérature reprend la critique développée dans Des Circonstances actuelles, le texte de 1800 renonce à une accusation frondeuse, et aux échanges devenus impossibles. Il n’est plus guère d’usage d’interpeller les responsables politiques, et la très belle adresse qui clôt Des Circonstances actuelles ne peut plus advenir deux ans plus tard. Nous assistons alors à une dissolution du “je”, qui était nécessaire à la création d’un espace de débat, qui était aussi un espace de liberté.
À la recherche de la vérité qu’elle fait apparaître aux yeux de tous, l’écriture de Germaine de Staël dans des Circonstances actuelles peut être rapprochée de la parole parrèsiastique telle qu’analysée par M. Foucault. L’une des caractéristiques principales de la parrêsia antique, la présence du locuteur dans le propos qu’il énonce – présenté comme étant la vérité qu’il défend – est tout particulièrement à l’œuvre dans le texte de Staël. Il est d’ailleurs à noter que la recherche de la vérité dans le champ politique va de pair avec la volonté de dire la vérité sur soi :
Je vais la dire la vérité une fois sur moi-même comme si j’étais chargée de mon oraison funèbre. Je parle vivement sur tout parce que la nature m’a créée pour la conversation, mais je n’ai de ma vie dirigé une affaire publique parce que, pour être distinguée en conversation, il faut de l’esprit et que, pour influer, il faut de l’adresse et que j’ai de l’un et point de l’autre40.
La parole staëlienne mérite d’être écoutée, dans la mesure où c’est celle d’une femme, nécessairement désintéressée dans la mesure où elle ne peut prétendre à aucun poste ou aucun rôle au sein de la vie publique. Forte de ce statut particulier, Germaine de Staël présente son discours comme le jaillissement de la vérité. Cette vérité, qui aurait été sans doute difficile à entendre pour les contemporains, est pourtant restée dans l’ombre. En faisant le choix de ne pas publier son texte, Staël interdit la pleine réalisation d’une parole parrèsiastique. Selon M. Foucault, en effet, la parrêsia antique se caractérise également par le fait qu’elle est le lieu d’un face-à-face entre le locuteur et un danger qui le menace, menace dont la source est la parrêsia elle-même. Mais ce choix ne doit pas minimiser ce que sont ces Circonstances actuelles : un acte de courage politique, qui permet à une femme de trouver sa voix pour inviter les responsables politiques à agir, et à ne plus craindre ni les lumières, ni la liberté – liberté de parole qu’elle réalise elle-même, semblant ainsi indiquer ce que serait le bon usage de la langue en politique. Les Circonstances actuelles ne parlent pas seulement de théorie politique, mais apparaissent comme un acte politique.