Me voilà bien sérieuse, et cependant je joue la comédie, j’en fais, je cherche toutes les jouissances dans la ligne de l’esprit et de l’âme1.
Souvent considéré comme mineur dans la production staëlienne, le théâtre n’y serait qu’un divertissement. Plusieurs spécialistes pourtant, au rang desquels Martine de Rougemont2 et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval3, ont consacré une partie de leurs recherches à mettre au jour l’importance des œuvres dramatiques dans le corpus staëlien. En effet, aussi bien dans De la Littérature que dans De l’Allemagne, le théâtre occupe une large place, autant dans les détails de sa composition que dans l’analyse de ses effets. À une plus vaste échelle, ces réflexions sont mises en pratique dans Delphine et Corinne ou l’Italie : les pièces représentées donnent une plus grande latitude aux sentiments décrits. Cette richesse invite à s’intéresser, plus spécifiquement, au théâtre de société de G. de Staël, mis en place à Genève et Coppet entre 1805 et 18114. Ces années voient la création de plusieurs pièces, de tonalités différentes. En effet, trois d’entre elles sont destinées à susciter la pitié5, tandis que les trois autres multiplient les effets comiques6. M.-E. Plagnol-Diéval a montré comment ces pièces pouvaient être regroupées selon leurs caractéristiques communes7. Néanmoins, elle a également insisté sur la continuité qui relie La Signora Fantastici, proverbe dramatique qui joue sur l’illusion théâtrale et La Sunamite, drame d’inspiration biblique, qui souligne les dangers de l’exhibition8. Par-delà ces convergences thématiques, une autre hypothèse autorise le rapprochement des pièces comiques et tragiques : une étude dramaturgique, qui envisage l’écriture de ces pièces, leur jeu et leur réception. Cette réflexion s’appuie sur une approche contextuelle des œuvres : pourquoi monter un théâtre de société en Suisse alors que Staël ne cherche alors qu’à revenir en France ? Comment le divertissement peut-il côtoyer les années les plus sombres de notre auteur ? L’écriture et la représentation dramatique seront envisagées dans cette perspective, comme une mise à distance des émotions : en ce sens, nous suivrons la démarche de C. Dubeau, pour qui « la fiction ne cesse de parler de ce qui l’a rendue nécessaire9 ». Avant d’interroger le rapport entre émotions, support écrit et jeu dramatique, il faut s’attarder sur la manière dont Staël conçoit l’être moral : la douleur, symptôme de la mélancolie, occupe une place déterminante dans sa constitution. Ensuite, les liens entretenus avec l’écriture et le jeu dramatique seront envisagés. Cette étude tentera ainsi de remettre en question, une fois reconsidérée l’ambition générale de la dramaturgie staëlienne, la traditionnelle opposition du tragique et du comique dans ce corpus.
« Souffrir, ce n’est pas mourir, c’est vivre10 »
La douleur, omniprésente, traverse la vie et l’œuvre staëliennes. Staël en fait autant l’expérience que son personnel dramatique et observe par la même occasion le précepte qu’elle définit dans De la Littérature : « Pour qu’un auteur soit éloquent, il faut qu’il exprime ses propres sentiments11 ». En 1813, c’est ainsi qu’elle se décrit à Schlegel, un mois après la publication, à Londres, de De l’Allemagne :
Mon ouvrage a un succès fou, mais rien de tout cela ne m’ôte un poids sur le cœur. […] Je me sens isolée, l’air pèse sur moi, ma santé se détruit, enfin j’ai mal à la vie12.
Ces expressions résonnent avec les propos de Sigefroi dans Geneviève de Brabant, drame composé quelques années plus tôt : « Un poids affreux pèse sur mon âme. Respirer est un effort, m’éveiller un supplice13 ». La prédominance de la douleur, aussi bien sur le plan personnel que fictionnel, s’explique par la conception staëlienne de l’être. Au-delà de ses capacités sensibles, l’individu se définit par ses vertus instinctives qui le poussent à rechercher « l’harmonie universelle14 » et une sympathie qui le conduit à s’accorder avec ce qui l’entoure et à rechercher « l’enthousiasme15 ». Elle permet à l’homme d’échapper un instant aux limites de son existence pour atteindre un idéal de parfaite communion entre lui et le monde. Néanmoins, cette ouverture vers l’enthousiasme amène irrémédiablement l’individu à côtoyer la mélancolie. Comme le souligne Anne Amend-Söchting, ces deux états « constituent les antipodes de la gamme psychologique : c’est le circuit de la joie et de la tristesse auquel doit se résigner l’être passionné scindé lui-même par les extrêmes16 ». L’individu prend donc conscience des beautés du monde par de brefs accès, aussitôt suivis par la mélancolie, à la fois tristesse pour la destinée de l’homme et deuil de cet enthousiasme perdu. Rien n’est pour autant définitif puisque cette mélancolie appelle à être dépassée en se fondant dans une ouverture au monde. Ces deux états opposés ne cessent de tendre l’un vers l’autre et peuvent menacer de dépérissement l’être sensible. Le plus simple serait de sortir de ce « circuit », comme les « âmes impassibles17 » : hors de l’enthousiasme et de la mélancolie, leurs peines seront superficielles, tout comme leurs joies. Or, Staël n’envisage l’existence qu’à ce prix ; mieux vaut « sentir qu’on vit18 » plutôt que jouir d’un « calme heureux19 ».
Dans De la Littérature, Staël décrit avec précision l’émergence historique et philosophique de la mélancolie grâce aux échanges entre les peuples du Midi et ceux du Nord. Elle ne s’arrête pas là : dans De l’Allemagne, cette douleur que chacun reçoit en héritage peut devenir un bien actif qui participe à notre « perfectionnement20 ». Rien n’est toutefois plus difficile que d’atteindre ce but moral, qui suppose de détacher l’individu de la prostration de sa douleur. Les dispositifs fictionnels offrent l’avantage d’unir le divertissement à la connaissance morale. Plus précisément, le détour par la fiction permet de s’approprier une passion extérieure sans en ressentir les dangers : l’abbé Dubos classe cette émotion parmi les « passions artificielles21 » qui, grâce à l’écart de l’illusion, permet une connaissance indirecte qui pourra ensuite faire l’objet d’une introspection. Tandis que « l’homme supérieur ou l’homme sensible se soumet avec effort aux lois de la vie », c’est « l’imagination mélancolique [qui] rend heureux un moment, en faisant rêver l’infini22 ». La fiction se fait ainsi support de la mélancolie et tremplin de l’enthousiasme.
La douleur au théâtre
Le théâtre a, pour Staël, l’avantage d’être une « littérature en action23 » et d’agir autant sur les sensations que sur les impressions. En « révèl[ant] l’homme à l’homme24 », l’art dramatique puise dans les émotions du dramaturge pour les sublimer sur scène en les transmettant aux spectateurs par le biais de l’acteur. Patrick Dandrey a souligné cette particularité du théâtre où « l’activité de création [est] conçue comme expulsion du surplus passionnel que le poète projette sur les créatures fictives dont il peuple la scène tragique25 ». Les passions qui obsèdent l’auteur deviennent alors un matériau pour la dramaturgie : les souffrances alimentent « l’imagination mélancolique26 » au lieu de condamner l’individu à l’inaction. Cette conversion trouve son équivalence dans le traitement médical de la mélancolie, qui, au tournant des Lumières, oscille entre définition humorale et nerveuse. En témoigne le recours thérapeutique au théâtre, relevé par Jean Starobinski dans L’Encre de la mélancolie : les médecins inventent des ruses pour contrevenir aux délires de leurs malades. Se mettent alors en place de véritables scènes dramatiques où le malade joue son rôle dans un but cathartique27. Sans cette mise à distance, la souffrance finirait par occuper la totalité de l’espace, jusqu’à détruire l’individu. Or, Staël n’est pas à l’abri d’une telle situation : Stéphanie Genand analyse sa « maladie de l’exil28 » dans laquelle la douleur est si forte que la langue ordinaire ne suffit plus à la décrire. Pour donner corps à cette émotion et la détacher de soi, « l’esthétisation de son identité29 » devient indispensable. La fiction permettrait à l’émotion indicible de livrer toute sa charge passionnelle.
La tragédie et le drame offrent a priori le support le plus apte à épuiser émotionnellement ces sentiments. Agar dans le désert, La Sunamite et Geneviève de Brabant mettent en effet en scène des passions violentes et sont destinés à les métamorphoser en ressorts dramatiques. Le langage est un des instruments qui vise à leur donner forme, permettant à ces émotions de s’incarner, puis de trouver une réalisation positive. Agar et Geneviève suscitent d’autant plus la pitié que leurs situations semblent injustifiées. Cette dernière, accablée par les éléments extérieurs, est dans l’incapacité de se défendre. Lorsque l’ermite lui remet les preuves que Golo avait accumulées contre elle dans le but de la discréditer, Geneviève reconnaît que « tout, tout devait [l’]’accuser30 ». Pourtant, l’une et l’autre parviennent à tirer une leçon positive de leur expérience et la douleur finit par leur inspirer une réflexion plus profonde sur la destinée humaine. Grâce au dialogue avec l’ermite, l’évolution de Geneviève est flagrante : obligée de décrire qui elle était, elle souligne l’opposition entre la chronologie qui régulait sa vie en tant que souveraine et le temps de l’exil. C’est l’ermite qui met en perspective son récit, et modère sa situation présente :
Fille de Dieu, que parlez-vous de jours ? Le temps ne nous a été donné que pour apprendre à souffrir31.
L’écriture dramatique parvient alors à canaliser les souffrances personnelles, devenues peinture des maux, exhibées sur scène et converties en bienfaits. L’efficacité des pièces tragiques repose de fait sur des émotions violentes et explicite le lien entre la passion originelle et sa réalisation scénique. Néanmoins, les pièces comiques ne doivent pas être négligées puisqu’entre 1809 et 1811, période caractérisée par ce que S. Genand appelle une « intensité de souffrance inédite32 », Staël compose précisément deux proverbes dramatiques et une comédie.
L’écriture comique, au cœur de la mélancolie
L’écriture et la mise en scène des passions tragiques libèrent une charge émotionnelle qui entre en résonance avec la mélancolie de l’auteur. Or, il arrive que cette mélancolie prenne aussi une forme plus discrète, mais tout aussi dangereuse : celle de la prostration et de l’apathie, nées du décalage entre les attentes et la réalité. Plus l’individu se concentre sur ses limites, plus il est difficile de l’extraire de cet état. L’écriture tragique offre une échappée, mais l’écriture comique n’est pas dénuée de ressources puisqu’elle côtoie les moments les plus difficiles. Sismondi ne dissimule pas son étonnement face à ce volet de la production staëlienne :
On ne parle que de bals et de comédies. Mme de Staël en joue une ce soir qui est de sa composition ; dans huit jours elle en jouera une autre qu’elle a faite aussi elle-même, et, ce qu’il y a de singulier, d’après son imagination mélancolique et la tristesse extrême de sa situation, toutes deux sont d’une extrême gaîté33.
L’écriture comique, en dépit de sa divergence tonale, n’est donc pas moins apte à tempérer la mélancolie du dramaturge. Bien au contraire, elle métamorphose la puissance négative des émotions en ressorts dramatiques : ces pièces allient alors le traitement de thèmes centraux pour le dramaturge, tout en les détournant par le divertissement et le rire. Dès la scène d’exposition de La Signora Fantastici, les traits de caractère de M. et Mme Krigschenmahl sont appuyés, comme c’est traditionnellement le cas dans les comédies. Néanmoins, au-delà du rire, Staël aborde ici une angoisse récurrente de son œuvre : l’ennui, qui fait de l’existence une suite d’événements vides de sens. Tandis que dans Corinne, il fait l’objet d’une dramatisation pathétique et menace de mort la protagoniste34, ici le point de vue adopté est plus léger, mais tout aussi révélateur. La banalité sature la conversation, aussi bien dans le contenu : « La fumée salit ma robe blanche35 », que dans la disposition circulaire des répliques, fondée sur la symétrie36. Pour insister sur cet effet cyclique, cette première scène est redoublée à la fin de la pièce lorsque les deux personnages apprennent le départ de leurs fils :
M. de Kriegschenmahl : Madame de Kriegschenmahl, que nous dirons-nous quand nous serons seuls ?
Mme de Kriegschenmahl : Ce que nous nous sommes déjà dit, mon cher époux37.
Ce vide de l’existence, dépeint avec horreur dans les Réflexions sur le suicide38, revêt ici une tournure comique qui permet de l’appréhender pour le mettre à distance.
L’ennui s’explique plus généralement par un rapport au temps. L’homme sensible, conscient des richesses qui l’entourent, peut être accablé par les limites de ses capacités : à cet instant précis, il ressent alors un manque. Or, comme le remarque Claire Garry-Boussel, les comédies staëliennes « dissolvent les angoisses liées au temps par la bonne humeur et la fantaisie39 ». Les personnages sont toujours dans l’attente d’une autre temporalité : cette attitude, constitutive de l’être mélancolique, est tournée en ridicule grâce au cadre dramatique. Pour cela, le sentiment de malaise, difficile à décrire, s’incarne dans un objet ou une personne ; le passage du tragique au comique permet de rire de ce qui, autrefois, paralysait par son abstraction. Dès le début de la pièce, le capitaine Kernadec désigne ainsi la source de ses maux : la fameuse « croix40 » qui doit récompenser ses « bons et loyaux services41 ». Sans elle, il se sent dévalué et son angoisse se traduit par le besoin irrépressible de se replonger dans le passé. Par le récit de ses voyages, il se rassure, se met en scène et semble ne faire qu’un avec celui qu’il était autrefois :
L’ennemi était plus fort que moi ; je ne m’intimidai pas ; je lui envoyai une grêle de balles et de mitraille ; je fis préparer les grappins42.
La scène prend vie par les propositions courtes et les verbes d’action, centrés sur le capitaine. Dans Le Mannequin, le retour au passé constitue l’obsession de M. de la Morlière : cette manie s’incarne, pour lui, dans la personne même du comte d’Erville, apte à faire revivre « ces beaux temps de Louis XIV43 ». Les années n’auront pas d’effet sur lui ; mieux encore, grâce à son gendre, il « rajeunira de cent ans44 ». Ces deux personnages se réfugient ainsi dans un passé rassurant qui leur fait oublier le vide de leur existence : la reconnaissance militaire pour l’un, la patrie française pour l’autre. En superposant leur vie présente et leur vie passée, ils évitent le ressassement et l’ennui. La comédie exhibe alors ses arcanes : grâce aux jeux sur les identités, les quiproquos et les illusions, elle démultiplie les possibles et montre comment échapper à la monotonie de la vie. C’est pourquoi Staël considère le divertissement comme un « bien nécessaire45 » : « C’est l’exercice de l’être moral, et ceux qui pensent se dévorent eux-mêmes quand ils n’ont pas d’action au dehors46 ».
La comédie fait ainsi du théâtre un monde idéal qui autorise l’extension de soi au-delà de ses limites. M.-E. Plagnol-Diéval le remarque dans son étude de La Signora Fantastici où le théâtre se trouve mis en abyme : il « apparaît comme un supplément de vie, qui démultiplie la vie réelle et l’identité personnelle47 ». En effet, le cœur même de la pièce consiste à offrir aux personnages une existence différente de celle qu’ils ont déjà. L’arrivée de la Signora Fantastici bouleverse le quotidien des autres personnages ; c’est elle qui propose à chacun de sortir hors de soi. Licidas, le fils cadet des Kriegschenmahl, « au teint de lis et de rose48 », se métamorphose en Hippolyte. Mme de Kriegschenmahl insiste quant à elle pour jouer les coquettes, elle qu’on pensait si réservée :
La Signora Fantastici : Eh bien ! madame, jouez les grandes coquettes ; j’abdique, et je vous les donne.
M. de Kriegschenmahl : Comment donc, madame de Kriegschenmahl…
Mme de Kriegschenmahl : Chez époux, contenez ces transports jaloux : je serai coquette seulement dans la comédie : partout ailleurs… vous me connaissez49.
Le changement est total : la Signora Fantastici réussit à briser la monotonie réglée de la vie des époux, en leur montrant la liberté contenue dans les arts d’imagination. Staël met ainsi en abyme les effets du théâtre dans un proverbe dramatique qui a pu la détacher un instant de ses propres passions. En effet, lorsqu’elle le décrit à Meister, elle emploie ces termes : « Il est mort et né le même jour50 ». La brièveté concentre les effets libérateurs, dans l’écriture comme dans la représentation. Staël a joué elle-même un rôle dans toutes ses créations dramatiques, redoublant ainsi l’effet cathartique de l’écriture.
L’acteur : entre assimilation et transmission
Le dramaturge joue donc un rôle fondamental, mais la mise en mouvement de son intrigue et de ses personnages reste indispensable pour que l’œuvre atteigne sa pleine réalisation. En tant que dramaturge et actrice, Staël contrôle la réception de ses pièces, elles-mêmes le fruit d’une longue réflexion dramatique. Celle-ci s’inscrit dans une analyse plus large du rapport entre l’acteur et son rôle. Pour jouer un personnage, deux postures sont possibles : une appropriation totale ou une mise à distance, soigneusement étudiée. La première, fondée sur Le Comédien de Sainte-Albine publié en 1747, invite l’acteur à ressentir les émotions comme s’il était lui-même le personnage51 ; la seconde s’appuie sur Les Observations sur une brochure intitulée Garrick, ou les Acteurs anglais de Diderot, paru en 1769 et qui préconise un juste milieu entre la sensibilité et l’étude. En d’autres termes, l’acteur doit préparer en amont les gestes et les attitudes de manière à s’approcher de la perfection et de la constance lors des représentations52. Staël donne la priorité à la sensibilité dans le jeu de l’acteur, aussi bien dans sa pratique du théâtre que dans ses souvenirs de spectatrice. Ce qu’elle recherche, c’est la possibilité d’observer l’acteur sous tous les angles et de le voir évoluer sur scène comme individu. L’art dramatique permet alors de sortir des limites de son individualité pour offrir l’aperçu d’une intériorité jusque-là inaccessible. Lors de l’hiver 1809, le Vingt-quatre Février de Werner est joué à Coppet. Cette pièce met en scène la malédiction paternelle qui frappe une famille de paysans. L’entrée du fils, qui cache son identité, est moins remarquée. Schlegel, qui l’interprète, donne un nouvel intérêt à un personnage passé inaperçu à la lecture :
Je jugeai l’homme qui était représenté devant moi, comme on pénètre un caractère dans la vie d’après des mouvements, des regards, des accents qui le trahissent à son insu53.
Pour Staël, l’intérêt moral du théâtre consiste dans la représentation d’une situation qui oblige l’homme à se dévoiler « à son insu ».
Cette attention accordée à l’identification se retrouve dans le jeu de Staël elle-même. Même si les émotions personnelles risquent de prendre le dessus, Staël a toujours cherché l’énergie de la sincérité, transmise grâce aux effets visuels et sonores. François Brunet signale notamment l’attention qu’elle porte aux éléments techniques tels que l’art de la déclamation et l’utilisation du corps54. Ainsi, au-delà du clivage traditionnel entre technique et sensibilité, Staël définit la réussite de l’acteur comme un subtil équilibre entre sincérité de l’émotion et esthétisation. Tout comme l’écriture dramatique, le jeu se nourrit des passions personnelles pour les transformer en effets dramatiques. Prenons par exemple le rôle d’Agar, interprété pour la première fois par Staël en 1805. Comme le fait remarquer la Comtesse de Pange, « on trouve dans cette pièce les trois thèmes de la solitude, de l’exil, de la séparation de tout ce qu’on aime, et même, en plus, le souci de l’éducation des enfants55 ». Les préoccupations staëliennes transparaissent dans la fiction, surtout quand ses propres enfants font partie de la pièce, comme ici : Albertine joue Ismaël, Albert, l’Ange56. Ainsi, Staël n’a pas à feindre ses sentiments maternels à l’égard d’Ismaël. Pour autant, elle ne néglige pas les effets visuels, susceptibles de produire une profonde impression sur son public. Des « simples vêtements bruns, jetés sans artifice en plis expressifs57 » aux poses adoptées, tout le jeu dramatique se situe dans cet équilibre entre naturel et efficacité. Friederike Brun, par son témoignage de spectatrice, montre comment les regards et les gestes figent la scène et transfigurent l’amour maternel : « l’intime parenté » de la mère et la fille s’allie aux « images charmantes58 ».
Ce lien étroit entre passion et espace dramatique nourrit l’enjeu cathartique, déjà amorcé dans l’écriture. Staël n’a pas seulement dépeint avec finesse les sentiments de ses personnages, elle les joue et se libère ainsi des émotions mélancoliques. Dans cette recherche d’extension du moi au-delà des limites qui sont sources d’ennui puis de mélancolie, le jeu de l’acteur permet concrètement de devenir quelqu’un d’autre, le temps de la représentation. Les pièces comiques redoublent même la fonction de l’acteur puisque les personnages eux-mêmes deviennent acteurs à leur tour. Dans Le Capitaine Kernadec, le personnel dramatique, dirigé par Sabord, va faire croire au capitaine, grâce à une « innocente supercherie59 », qu’en un jour, sept ans sont passés. L’acteur qui joue Derval, le prétendant de Rosalba, passe de l’homme de lettres au marin, endurci par sept années de campagne. Il tente de le montrer par des paroles soigneusement choisies. Néanmoins, son double rôle reste perceptible à cause des injonctions de Sabord, le moteur de cette tromperie :
Derval : Ah peste ! depuis vous, je me suis trouvé à une affaire bien chaude, morbleu, vertubleu !
Sabord, bas à Derval : Ne jurez donc pas d’une voix si douce ; il faut au moins que l’air aille avec les paroles60.
Le dédoublement de l’être grâce au jeu de l’acteur se poursuit dans la communication avec les spectateurs : la passion du dramaturge se traduit dans les mots, puis dans les gestes et la diction de l’acteur, chargé de la transmettre au public. Ainsi, le système dramatique permet une « euphorie de la pure transparence de soi à l’autre61 », une communion sympathique qui a lieu par le biais de la fiction. F. Brun relève ce pouvoir de transmission chez Staël, quelles que soient les émotions en jeu :
Ce qui pourtant me frappait tout particulièrement, était le don rare qu’elle possédait de communiquer non seulement ses douleurs, mais aussi ses joies62.
Les pièces tragiques et comiques ont donc le même fonctionnement : offrir à Staël la jouissance de l’instant dramatique, là où ses passions se trouvent métamorphosées.
Selon Simone Balayé, Staël est partagée entre l’ennui et l’enthousiasme : « C’est de là que naît pour elle le conflit, un duel intérieur63 ». Or la scène du théâtre, aussi bien dans la composition des pièces que dans leur représentation, est le lieu idéal pour jouer ce « duel ». Comment conjurer l’ennui si ce n’est en le mettant en scène pour tenter de le déjouer ? Au cœur du répertoire tragique et comique, il se transforme et permet à Staël d’en faire une énergie créatrice. L’intérêt de l’activité théâtrale réside dans cette conversion : s’inspirer d’une matière négative pour en tirer un bienfait, aussi éphémère soit-il. Les pièces tragiques et comiques mettent alors au jour ce besoin constant : essayer, par tous les moyens, de sortir de soi.