Si l’Angleterre est le modèle politique de Germaine de Staël tout au long de sa vie1, il existe un autre pan du discours staëlien sur le voisin d’outre-Manche que la critique a commencé de mettre au jour2, un discours pour le moins polémique et iconoclaste :
Il y a chez les Anglais une impétuosité d’une nature beaucoup plus violente, et leur histoire en offre mille preuves. Qui aurait pu croire il y a cent cinquante ans que jamais un gouvernement stable pourrait s’établir chez ces factieux insulaires ? On ne cessait alors sur le continent de les en déclarer incapables. Ils ont déposé, tué, renversé plus de rois, plus de princes et plus de gouvernements, que le reste de l’Europe tout ensemble3 […].
Tandis que De l’Allemagne célébrait encore dans ses reprises de 1813, effectuées à Londres, ce « chevalier armé pour la défense de l’ordre social, préserv[ant] l’Europe pendant dix années de l’anarchie et pendant dix autres du despotisme4 », les années suivantes voient se développer un discours plus incisif sous la plume staëlienne, qui trouve son expression la plus aboutie dans la sixième partie des Considérations sur la Révolution française, c’est-à-dire le tableau de l’Angleterre. C’est que le « phare immortel » anglais est entre-temps devenu le « geôlier5 » de la France, occupée à deux reprises par les armées alliées, dont l’Angleterre fait partie, d’avril à juin 1814, puis de juin 1815 à 1818. Mais l’occupation anglaise n’est-elle qu’un « moment de déviation6 » et le mot de Staël, le symptôme d’un patriotisme blessé ? Par-delà l’événement, l’auteure des Considérations met au jour une inquiétante tendance anglaise à l’ingérence continentale. C’est contre cet interventionnisme et ses implications politiques et morales que Staël s’insurge. Il s’agira de mettre au jour les modalités de l’écriture polémique staëlienne lorsque l’admiratrice de toujours s’en prend à l’intouchable Angleterre.
Chefs d’accusation
La sixième partie des Considérations consacrée à l’Angleterre bénéficie d’un statut particulier7. La « hauteur d’impartialité8 » revendiquée par Staël au début de l’ouvrage se trouve en effet fragilisée par la déclaration qui clôt la cinquième partie : « Je m’arrête à ce dernier acte qui a précédé d’un jour l’envahissement total de la France par les armées étrangères, et c’est là que je finis mes considérations historiques ; nous verrons ce que les puissances européennes ordonneront de la France car maintenant elle ne dispose plus d’elle-même9. » L’impartialité affichée entre en tension avec la nature des faits rapportés dans la sixième partie, qui ne sont plus des « considérations historiques », et avec la position staëlienne : c’est en tant qu’habitante du pays occupé par la nation même qui fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage, en tant que française donc, que Staël écrit. Dans ces conditions, l’écrivaine peut-elle demeurer une juge au-dessus des événements ? A fortiori, l’occupée peut-elle porter un jugement impartial, à tout le moins détaché, sur l’occupant ?
Depuis la perspective génétique qui est la sienne, Lucia Omacini souligne le changement de ton qui s’opère dans la sixième partie des Considérations à l’égard de l’Angleterre :
[…] l’occupation du territoire français par les troupes de la coalition infléchit le discours de l’auteur qui, de récit de mémoire et de réflexion sur l’histoire, assume les tons d’un texte engagé qu’elle adresse aux nations coalisées contre la France. L’angoisse que lui cause la vision de son pays envahi par des troupes étrangères en arrive à modifier, surtout dans la dernière partie, son attitude vis-à-vis de l’Angleterre. Cela est d’autant plus vrai qu’on relève, dans le manuscrit et encore plus dans les variantes sacrifiées surtout par Auguste, des propos critiques belliqueux contre l’Angleterre et son ministère, alors que tout l’ouvrage fait de ce pays l’étoile polaire de la monarchie constitutionnelle […]10.
Ces « propos critiques belliqueux » sont confirmés par la correspondance de Staël qui témoigne, à chaud et souvent avec une grande virulence, d’une hostilité inédite pour l’Angleterre. Aussi le va-et-vient entre l’écriture publique, ou du moins destinée à la publication, des Considérations et l’écriture privée des lettres permet-il d’éclairer pleinement les positions fortes que Staël affirme à partir de 1814 vis-à-vis de l’étoile déchue.
Après avoir passé en revue les vertus politiques, économiques et sociales de l’Angleterre dans les premiers chapitres de la sixième partie des Considérations, Staël aborde au chapitre VII « la conduite du gouvernement anglais hors de l’Angleterre11 ». Bien que la construction du chapitre en deux temps soit conforme à l’esprit d’impartialité – « Examinons cependant ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on dit sur la conduite des Anglais hors de leur patrie », écrit-elle, puis « Mais peut-on nier, dira-t-on, que l’Angleterre ne soit envahissante et dominatrice au dehors ? J’arrive maintenant à ses torts, ou plutôt à ceux de son ministère12 » –, la démarche même d’examiner les faits à charge ou à décharge indique bien que le pays est sur le banc des accusés. Si la juge soumet à examen un certain nombre de chefs d’accusation, le nombre de pages consacrées respectivement à disculper et à accuser l’Angleterre, passant du simple au double13, dit assez la lourdeur des charges retenues.
Staël attaque tout d’abord l’Angleterre sur sa politique vis-à-vis de son ancienne colonie, les États-Unis, indépendants depuis le 4 juillet 1776, lors de la seconde guerre anglo-américaine de 1812 :
Les Américains, il est vrai, ont déclaré la guerre à l’Angleterre, dans un moment très mal choisi par rapport à l’Europe ; car l’Angleterre seule alors combattait contre la puissance de Bonaparte. […] Mais s’ensuit-il que la vieille et libre Angleterre doive se refuser à l’admiration qu’inspire l’Amérique, parce que d’anciens ressentiments et quelques traits de ressemblance établissent entre les deux pays des haines de famille14 ?
L’on retrouve ici la modération staëlienne, qui envisage toujours les rapports de force dans leur complexité – en l’occurrence, un compréhensible ressentiment anglais. Pourtant, Staël reproche à l’Angleterre ses contradictions en regard de ses principes : « la vieille et libre Angleterre » refuserait-elle que les jeunes États-Unis soient aussi libres qu’elle ?
De là, une franche prise de parti côté staëlien pour l’Amérique et contre l’Angleterre que suggèrent les Considérations, mais que révèle explicitement la correspondance : « C’est vous, Amérique, qui m’intéressez avant tout maintenant […]. Je vous trouve à présent les opprimés du parti de la liberté et je vois en vous la cause qui m’attachait à l’Angleterre il y a un an15. » Aussi défend-elle en personne la cause américaine : « Je ne sais si les journaux vous ont dit que j’avais soutenu contre un bien noble adversaire, le duc de Wellington, la cause de votre Amérique16. » La correspondance lève le voile sur la réserve que gardent les Considérations : la juge de la guerre anglo-américaine est en réalité l’avocate de l’Amérique.
Mais le motif de ce revirement est moins à chercher du côté staëlien que du côté anglais : en défendant la cause des nations libres, Staël reste fidèle à ses principes ; en attaquant les États-Unis, l’Angleterre privilégie ses intérêts au détriment de l’émancipation des nations. C’est ce constat qui la conduit à revoir son jugement sur la politique continentale de l’Angleterre et, plus particulièrement, sur son soutien aux régimes réactionnaires de l’Italie et de l’Espagne17. Alors que Staël affirmait encore en janvier 1815 à Dudley Rider, premier comte Harrowby, lord président du Conseil depuis 1812, placer ses espoirs dans le libérateur anglais18, elle écrit à ce même correspondant un an plus tard : « Dans cette Italie où vous [les Anglais] avez rétabli tout l’ancien, excepté les républiques, nous essayons d’une ancienne chose aussi, la peste, mais pour celle-là, on est d’accord sur la nécessité de l’éloigner et il me paraît qu’on y réussira19. » Les Considérations n’ont toutefois pas gardé trace, semble-t-il, de ces accusations20.
En ce qui concerne la politique anglaise en Espagne, les accusations sont bien présentes, quoiqu’indirectes. Le roi Ferdinand VII est accusé d’avoir « partagé, selon son bon plaisir, l’échafaud, les galères et les prisons, entre des hommes qui, s’étant battus sous les étendards de l’Angleterre, […] réclamaient son appui21 » ; or, l’Angleterre ne les a pas soutenus. Cette accusation suggérée, plutôt qu’affirmée, répond à l’inaction coupable de l’Angleterre. Le procédé se répète à propos de l’indépendance des pays d’Amérique du sud : « Les Américains du Nord voudraient soutenir les Américains du Mexique et du Pérou […]. Eh bien, que craint le Congrès du Nord en secourant ses frères du Midi ? L’alliance de l’Angleterre avec l’Espagne22. » Si la correspondance révèle que Staël n’a pu obtenir de preuves suffisantes pour étayer l’engagement des Anglais aux côtés de Ferdinand VII23, elle a de bonnes raisons de croire que le « scandale de l’Espagne et de l’Italie » est, en partie au moins, celui de l’Angleterre. De là, la conclusion toute en paradoxe : « Partout on redoute l’influence du gouvernement anglais, précisément dans le sens contraire à l’appui que les opprimés devaient en espérer24. »
Au-delà des faits, Staël accuse donc l’Angleterre de conduire une politique extérieure au nom de ses seuls intérêts, en perdant de vue l’intérêt général des nations : « Enfin, il faut mettre un terme à ce mépris des nations sur lequel la politique du jour est fondée25. » Cette doctrine prend le nom d’équilibre continental :
« Quoi ! disaient-ils [les députés des divers États de l’Europe] au ministre anglais, la prospérité, la gloire de votre patrie, ne vient-elle pas de cette Constitution, dont nous réclamons pour nous quelques principes, quand il vous plaît de disposer de nous pour cet équilibre prétendu de l’Europe, dont nous sommes un des poids mesurés à votre balance ? – Oui, leur répondait-on avec un sourire sarcastique, c’est un usage d’Angleterre que la liberté, mais il ne convient point aux autres pays26. »
Ce discours imaginé, incarné par un « ministre anglais » sous l’anonymat de qui on reconnaît le ministre des Affaires étrangères de l’époque, lord Castlereagh, et son « sourire sarcastique », dévoile un cynisme que Staël a longuement dénoncé dans De l’Allemagne : la recherche assumée de l’intérêt national, assimilable ici à un intérêt particulier bien entendu et représenté par des « poids » dans une « balance », dissocié donc de l’intérêt général. Aux yeux de la fille de Necker, pour qui la seule balance acceptable est celle de la justice27, « tous ces raisonnements politiques sur l’équilibre de l’Europe, ces vieux systèmes […] servent de prétexte à de nouvelles usurpations28 ». Aussi Staël se trouve-t-elle acculée à ouvrir et à refermer son chapitre sur une multiplication de paradoxes29, traductions de sa déception politique comme de son indignation morale.
L’Angleterre, ennemie de la France ?
Mais le réquisitoire le plus virulent est sans nul doute celui que Staël dresse contre l’occupation anglaise, plus exactement, la seconde occupation de la France à partir de juin 1815 par les Alliés, parmi lesquels se trouvent des troupes anglaises aux côtés des Russes, des Prussiens et des Autrichiens. Le sujet a de fortes résonances intimes pour Staël, dont le « cœur français30 » est profondément blessé par la présence étrangère. Refusant de rentrer en France jusqu’à l’automne 1816 et de cautionner la politique d’occupation, Staël choisit de « laisser passer tout ce flot d’étrangers qui [lui] fait mal31 ». Cette douleur lancinante, qui occupe la correspondance des années 1814 à 181632, les Considérations tentent, sans toujours y parvenir, de la tenir à distance : « Je l’avouerai, je ne puis approcher de ce sujet sans qu’un tremblement intérieur me saisisse33. » Se trouvant à la fois juge et partie, Staël peine à ne pas se faire l’avocate de sa patrie occupée.
Celle qui affirme en privé : « je ne cesse de répéter que la plus grande faute que les Alliés pussent commettre était l’occupation de la France34 » s’efforce dans les Considérations de mettre au jour les motivations qui ont poussé les Alliés à la « faute ». Staël, qui écarte rapidement l’argument fallacieux du soutien au gouvernement35, explique cette décision en Angleterre par un mauvais choix de ministres36 et surtout par l’intérêt des Alliés à se rendre maîtres de la France : « N’est-il pas clair à tous les yeux que les cent cinquante mille hommes qui occupent le tiers de la France, n’ont que deux buts : ou de la partager ou de lui imposer des lois dans l’intérieur37 ? » Là se trouve le véritable chef d’accusation : les Alliés et, parmi eux les Anglais, sont coupables d’ingérence dans les affaires françaises.
En dépit des espoirs de Staël38, les Français n’évitent pas le scandale d’un roi ramené à Paris « dans les fourgons de l’étranger » et « la pire des situations […], c’est-à-dire les étrangers faisant tout, et la nation toujours ulcérée39 ». Staël n’en est pas moins « ulcérée » que ses compatriotes, comme elle l’écrit à son amie, la duchesse de Devonshire, le 20 décembre 1815 : « Singulière idée que de donner un roi à un pays et de lui ôter tous les moyens de s’y faire aimer. C’est un receveur des impositions des Alliés qu’ils ont mis sur le trône de France40. » Laissant libre cours en privé à son indignation, Staël ironise sur les manipulations alliées et la passivité du roi, percepteur paradoxal d’impôts qu’il paye lui-même au lieu de les recevoir. « […] rien ne va que par les étrangers et uniquement par eux41 », constate-t-elle toujours en février 1816. L’image du « nœud gordien » apparaît à plusieurs reprises dans les lettres de cette période : « La présence des Alliés en France est le nœud gordien. Qui le déliera sans malheur, qui le conservera sans être haï42 ? »
La correspondance, dépositaire du dilemme insoluble dans lequel l’occupation place les Français, témoigne également des tensions et des violences que cause la présence étrangère sur le territoire. Staël reproche aux Alliés de laisser planer le doute sur la durée de l’occupation et, ce faisant, de se rendre indispensables au maintien de l’ordre public : « On ne sait rien des projets des Alliés sur nous et ce qui fait frémir, c’est leur séjour, et ce qui fait frémir, c’est leur départ43. » Loin de pacifier le pays, l’occupation est donc coupable d’entretenir les troubles. Après le nœud, les images d’explosion se multiplient dans la correspondance44. Les propos de Staël sont d’ailleurs de moins en moins modérés pour évoquer les sentiments suscités par les étrangers sur le territoire :
À chaque instant, on craint une explosion en France. Les Alliés n’ont pas mis de prudence dans leur conduite. […] La partie irritable de la nation est au comble de la fureur et la présence des étrangers rend cependant toute entreprise très redoutable.
La nation a horreur de la présence des troupes étrangères et pour contenir ce sentiment, il ne faut pas moins que des arrestations continuelles45 […].
Les formulations impersonnelles dissimulent à peine combien Staël fait corps avec le peuple envahi et humilié. Aussi finit-elle par poser la terrible question qui la traverse après la signature du second traité de Paris le 20 novembre 1815, qui prévoit une occupation de la France de trois ans et de très lourdes indemnités à payer : les Alliés n’auraient-ils pas intérêt à entretenir les troubles et à favoriser par là de nouveaux soulèvements ? La lettre à Auguste Pidou du 22 novembre laisse éclater une grande colère et traduit ses soupçons de « machiavélisme » :
La conduite des Alliés avec la France est si mal combinée dans un bon but qu’il est impossible de ne pas la croire profondément machiavélique. Cependant quatre gouvernements ne se confient pas un tel secret et ne s’accordent pas pour un tel but. Si donc ce que nous craignons arrive, on dira que c’est l’effet des circonstances, que les Français ne veulent jamais être tranquilles, etc. C’est ainsi que s’expriment tous les despotes, ils oppriment, on crie, et ils appellent ce cri conspirer46.
Si l’Angleterre se voit reprocher sa politique commune avec les Alliés, elle doit également répondre aux accusations portées spécifiquement contre elle. La nation modèle de la monarchie constitutionnelle est soupçonnée d’empêcher, du moins de retarder, la consolidation du nouveau régime en France et de la Charte constitutionnelle qui le fonde47. Cette fragilisation se joue à deux niveaux, tout d’abord dans le soutien que les Anglais apportent aux ultra-royalistes, ennemis des libertés constitutionnelles : « On est mécontent à Paris de la véhémence des Chambres, surtout de celle des députés. Ils n’ont derrière eux, en fait d’opinion, que l’armée anglaise48. » Staël ne se prive pas du plaisir d’humilier cette Chambre aux ordres, en en faisant une « antichambre de chambellans49 » À l’humiliation de la correspondance, les Considérations répondent par une longue série d’interrogations accusatrices qui se termine ainsi : « Prononcera-t-on encore le nom de la Charte […] enfin, lorsque partout règne l’arbitraire, et nulle part la Charte, que l’on devait défendre à l’égal du trône, puisqu’elle était la sauvegarde de la nation50 ? » N’étant plus accusée pour ce qu’elle a effectivement commis, l’Angleterre est condamnée pour ce qu’elle n’a pas fait.
Mais Staël demande surtout des comptes à la voisine d’outre-Manche pour ne pas avoir porté secours aux protestants, victimes des « haines catholiques51 » royalistes, pendant la « Terreur blanche ». Sur ce sujet, comme le révèle la correspondance encore en septembre 1816, Staël ne décolère pas :
Comment souffrez-vous en Angleterre que nos pauvres protestants soient massacrés, proscrits, traités en ilotes dans le Midi ? Que dernièrement, l’homme qui en a tué dix-sept de sa main, Trestaillon, ait été conduit en triomphe et que pas un n’ait été puni ? C’est vraiment un crime que lord Castlereagh et sir Samuel excepté, l’opposition a été bien faible sur ce sujet52.
L’indignation staëlienne, nourrie par l’impunité dont bénéficient les coupables et, derrière eux, les ministres qui ont toléré ces exactions, trouve dans les Considérations une tribune où s’exprimer et attirer l’attention sur ces faits impunis. Staël dénonce le décalage entre la gravité des faits – « Mille quatre-vingt protestants ont été massacrés dans le département du Gard » – et l’inanité de la réaction du gouvernement anglais qui, pour toute réponse, s’est réfugié derrière des « prétextes politiques53 », tour de passe-passe rhétorique consistant tantôt à nier l’ingérence effective, tantôt à motiver un refus d’intervenir, selon les intérêts politiques du moment. Ainsi « les scrupules du noble lord [Castlereagh] lui reviennent, par rapport à l’influence du gouvernement anglais sur la France, dès qu’on lui demande d’empêcher le massacre des protestants54 ».
L’ambivalence des discours de lord Castlereagh55, ministre en charge des Affaires étrangères, explique la stratégie ironique qu’adopte Staël pour faire entendre le mensonge sous le discours officiel :
[…] laissera-t-on dire encore [au ministère anglais] qu’il se fait un devoir de ne pas se mêler dans les affaires intérieures de France ? Une telle excuse ne doit-elle pas lui être interdite ? Peut-on se refuser au rire de l’amertume quand on entend des hommes, qui ont disposé deux fois du sort de la France, donner ce prétexte hypocrite, seulement pour ne pas lui faire du bien, pour ne pas rendre aux protestants la sécurité qui leur est due, pour ne pas réclamer l’exécution sincère de la Charte constitutionnelle56 ?
Cette ligne de partage entre la sincérité et les « prétexte[s] hypocrite[s] » sépare également le vrai frère – « Car les amis de la liberté sont aussi les frères en religion du peuple anglais57 » – du « faux frère58 », comme elle désigne le ministre au début du chapitre. À cette fraternité trahie, répondent la solidarité fortement revendiquée par Staël en privé : « je suis d’autant plus protestante que les habitants du Midi nous persécutent59 » et les douloureuses secousses du « rire de l’amertume » lorsqu’elle rédige le chapitre. L’incapacité de Staël à tenir le sujet à distance la transforme momentanément en championne de la cause protestante et explique la virulence du ton et une telle ironie anti-anglaise, rare dans les Considérations.
Le réquisitoire anglais s’achève sur la dénonciation d’un ultime forfait, qui combine faute politique et immoralité : en signant le traité de Paris le 20 novembre 1815, l’Angleterre s’est vengée de vingt années de guerre contre sa voisine. Ce traité, « marqué […] d’un sceau réprobateur60 », fonde une politique alimentée par la haine et la vengeance. Or « Que signifie la loi du talion en général, et la loi du talion surtout exercée contre une nation61 ? » Staël redoute l’engrenage d’un cycle sans fin : « faut-il que des étrangers humilient les Français, comme ils ont humilié les autres nations […] ? Pense-t-on que maltraiter une nation jadis si forte, réussisse aussi bien que les punitions dans les collèges, infligées aux écoliers62 ? » La comparaison avec les punitions des écoliers dit assez le degré d’immaturité qu’a atteint aux yeux de la fille de Necker la politique extérieure anglaise. Le traité de Paris marque de ce point de vue une rupture pour Staël. Si l’Angleterre ne pouvait guère tirer gloire d’une politique conduite au nom de ses seuls intérêts, elle s’abaisse désormais à une vile logique de représailles. Une immense colère se fait jour dans les lettres de l’hiver 1815-1816, à travers des remarques cinglantes :
Il y a ici l’archdeacon Meath et sa famille qui sont les plus excellentes personnes de l’Irlande, je ne veux pas dire de l’Angleterre.
J’ai reçu une lettre de lord Wellington ce matin, très aimable. Il me dit : « J’espère que vous êtes avec mes autres alliés » (il n’en est rien).
[…] vous verrez ce qu’il y a d’âme et de sensibilité dans cette nation [l’Angleterre]. J’en excepte ceux qui sont nos maîtres et néanmoins lord Wellington aura toujours une grande puissance sur moi, l’admiration ne s’efface jamais.
[À lord Wellington] Nous reviendrons en Suisse dans trois mois et vers l’automne je conduirai ma fille à Paris. Vous y trouverai-je ? Seul, ce me serait le plus grand bonheur63.
Le fait est suffisamment rare pour être relevé : Staël ne veut plus entendre parler de l’Angleterre. À l’exception de lord Wellington, qui est épargné64, l’admiratrice de toujours prend – momentanément – ses distances avec une nation qu’elle ne reconnaît plus. Elle livre le fond de sa pensée dans la lettre du 11 décembre 1815, au détour d’une périphrase : « Quelles nouvelles avez-vous de la pauvre France depuis la paix, qui est une guerre immobile65 ? »
Pourtant, cette politique animée par la vengeance, Staël le déplore, est tout aussi dangereuse pour la constitution anglaise. C’est ce « danger imminent66 » d’une Angleterre militariste et autoritaire qui conduit Staël à poser la question si ouvertement polémique des Considérations : « Les Anglais ne perdront-ils pas un jour leur liberté ? » (VI, 8) Le chapitre, dont le titre seul résonne comme une menace, interroge les limites d’une politique qui conduit le défenseur de la liberté européenne à frayer avec l’« esprit militaire » et, par là, à mettre en danger sa propre constitution :
Les Anglais, en faisant du mal à la France, en y portant les flèches empoisonnées d’Hercule, peuvent, comme Philoctète, se blesser eux-mêmes. Ils abaissent, ils foulent aux pieds leur rivale, mais qu’ils y prennent garde. La contagion les menace et si, en comprimant leurs ennemis, ils altéraient leur feu sacré, l’esprit public, la vengeance ou la politique à laquelle ils se livrent éclaterait dans leurs mains comme une mauvaise arme67.
La référence mythologique aux flèches d’Hercule qui se retournent contre Philoctète permet de mieux se représenter le risque de gangrène qu’un excès d’esprit militaire introduit dans une nation. Staël fait valoir tout au long du chapitre que la « contagion » est déjà en partie à l’œuvre dans la politique extérieure anglaise : « L’Angleterre partageant la Pologne, l’Angleterre occupant la Prusse à la Bonaparte », mais aussi sur le sol anglais : « Déjà l’on entend quelques officiers anglais murmurer des paroles de despotisme », « il faut prévenir les prétentions à la manière du continent, qui se sont glissées dans quelques familles68 ». L’occupation française ne fait pas perdre de vue à Staël l’importance du rôle politique que la voisine d’outre-Manche doit jouer en Europe et, tout particulièrement, en France. Ainsi, et c’est là le plus surprenant, Staël dénonce l’Angleterre au nom de la défense de l’Angleterre ! La véritable ennemie de l’Angleterre n’est donc pas tant la France qu’elle-même et sa propension à « couper l’arbre de la liberté par le pied » et à « forger l’instrument du despotisme69 ».
L’art de la polémiste
Ce discours inédit contre l’Angleterre est l’occasion de mettre au jour la panoplie des outils polémiques staëliens. Fait rare sous une plume caractérisée généralement par la générosité, le sarcasme fait son apparition à de multiples reprises. La lettre à lord Harrowby du 25 janvier 1816 est un modèle du genre :
Permettez-moi donc de vous dire qu’après mille difficultés d’argent venant des contributions que nous vous payons et mille autres, théologiques, de votre intime ami, le pape, tout est enfin aplani et que dans trois semaines, M. de Broglio [sic] et mon fils seront ici pour célébrer le mariage. […] je ne saurais dire combien je suis touchée de marier ma fille en anglais, car bien que votre traité avec nous blesse tous mes sentiments, j’adore toujours votre religion, votre constitution et vous-même, c’est-à-dire les hommes dont vous êtes le vrai représentant. En parlant de représentants, quelle chambre que celle à laquelle il vous a plu de faire donner le sobriquet de députés70 !
Alors que Staël déclare être venue en Italie pour « ne pas disputer contre », elle prend prétexte des difficultés qui accompagnent le mariage de sa fille Albertine avec Victor de Broglie, pour régler ses comptes avec l’Angleterre, à qui sont attribués autant les retards liés à la liquidation du « dépôt Necker » que l’embarras pour obtenir une dispense religieuse, permettant l’union d’un catholique et d’une protestante. Un mois après la signature du traité vengeur, l’épistolière continue de faire corps avec la nation pour mieux faire bloc contre les Anglais (« des contributions que nous vous payons ») et les accabler de tous les maux, de l’hypocrisie à la sorcellerie : « La France est aujourd’hui représentée par des émigrés et gouvernée par des étrangers. Si cela réussit, il faut convenir que les diplomates sont plus qu’habiles, ils sont sorciers71. »
Tout se passe comme si Staël s’autorisait de « l’ironie brillante72 » de son interlocuteur pour affûter ses armes. Aussi les attaques contre lord Castlereagh, signataire des deux traités de Paris, concentrent-elles une acrimonie que semble justifier l’« ironie glaciale » de cet homme. Si Staël a soin de distinguer l’Angleterre de « ses ministres » ou de « son ministère », elle ne parvient pas toujours à faire preuve de modération lorsqu’elle évoque ce personnage dans les Considérations :
Déjà le ministère anglais dans le Congrès de Vienne avait eu le malheur d’avoir pour représentant un homme, lord Castlereagh, dont les vertus privées sont très dignes d’estime, mais qui a fait plus de mal à la cause des nations qu’aucun diplomate du continent. […]. Lord Castlereagh a de plus acquis dans le Parlement, avec une certaine froideur arrogante, une sorte d’ironie glaciale, singulièrement funeste quand elle s’attache à tout ce qu’il y a de beau dans ce monde73.
Dans ce portrait de lord Castlereagh en fossoyeur de la liberté des nations, celle qui s’est jurée d’éviter la calomnie, qu’elle n’a que trop subie74, peine à dissimuler son mépris, en dépit de la concession sur les « vertus privées » de l’homme. Toutefois, les Considérations conservent une certaine mesure, en regard de la correspondance et notamment de la lettre à la duchesse de Devonshire du 3 décembre 1815 :
Il me serait impossible, je vous l’avoue, de supporter la vue de lord Castlereagh et ce sentiment est encore augmenté depuis que j’ai entendu les conversations à Gênes et à Milan. C’est un homme personnellement honnête, mais il n’en est pas dont les principes, ou plutôt l’absence de principes, en politique, m’inspire plus d’horreur. […] Et quel rôle on fait jouer à lord Wellington ! Le voilà chef de la gendarmerie française75 !
L’« horreur » qu’inspire le ministre se manifeste par une répulsion physique, dont les Considérations gardent la trace atténuée sous la forme d’un « tremblement intérieur ». Dans l’ouvrage parachevé, le propos aurait-il été adouci76 ?
Au-delà du personnage, lord Castlereagh incarne pour Staël une « absence de principes » intolérable, a fortiori chez un Anglais, qui aboutit à la perversion de toute politique, au point de transformer Wellington, le libérateur, en « chef de la gendarmerie française ». Staël ne se contente pas de faire du ministre un anti-Wellington ; elle l’inscrit dans la filiation idéologique de l’Empereur déchu : « C’est lord Castlereagh qui a remplacé Bonaparte en Europe77. » Appliquant d’ailleurs au lord anglais le principe éthique qu’elle a forgé à l’occasion de Napoléon – « Je me flatte de l’avoir jugé comme tous les hommes publics doivent l’être, d’après ce qu’ils ont fait pour la prospérité, les lumières et la morale des nations78 » –, c’est sur sa politique qu’elle juge lord Castlereagh et le condamne. Le bilan qu’elle dresse dans la lettre à Mackintosh du 26 avril 1816 est particulièrement sévère : « Voilà mon résumé sur votre ministère : un ministre d’une puissance protestante a rétabli le pape et les jésuites et laissé massacrer les protestants dans le Midi, une dynastie élue a forcé partout au droit divin de la légitimité et l’envoyé d’une constitution libre a détruit toutes les républiques79. » Le propos des Considérations n’est guère plus amène :
Quant au ministère, celui qui le dirige, le secrétaire d’État des Affaires étrangères, a, comme je l’ai dit et comme il l’a prouvé, un tel mépris pour la liberté, que je crois vraiment qu’il en cèderait à bon marché, même à la France. […] La défense d’exportation a presque uniquement porté sur les principes de liberté, et nous aurions voulu, au contraire, qu’à cet égard aussi les Anglais voulussent nous communiquer les produits de leur industrie80.
Derrière le ton faussement amusé, c’est à nouveau le « rire de l’amertume » que l’on entend, comme si la brûlure des événements était encore trop vive pour être tout à fait éteinte. Staël pointe, avec la métaphore filée du commerce international, le paradoxal refus d’exporter de la nation mère du commerce et sa confiscation coupable de la liberté. Avec Castlereagh à la tête de la politique extérieure anglaise, la fille de Necker ne peut que parvenir à cette douloureuse conclusion : l’Angleterre a frayé avec le despotisme. Les années 1814-1816 marquent ainsi le « moment même où l’on voit le gouvernement anglais pencher vers la doctrine du despotisme, quoique ce soit un despote qu’il ait combattu81 ».
Aussi mordants soient-ils, les sarcasmes et les attaques ad hominem demeurent toutefois ponctuels sous la plume staëlienne. Peu adepte des coups bas, Germaine de Staël s’efforce plutôt d’élever le débat et de le porter, par tous les moyens, devant l’assemblée, donnant ainsi une dignité à la polémique. La véritable polémique chez Staël ne saurait se passer d’une arène : elle prend la forme d’un duel, c’est-à-dire d’un combat à la loyale. La correspondance et les Considérations se rejoignent de ce point de vue, qui contiennent toutes deux des appels véhéments à l’intervention publique, que Staël sollicite un homme politique ou s’imagine elle-même à la tribune. Dès le printemps 1815, multipliant les requêtes auprès de tous les interlocuteurs anglais qu’elle connaît82, elle tente de dissuader l’Angleterre d’envahir la France au moment des Cent-Jours83 puis, une fois l’invasion accomplie, elle l’appelle à libérer le territoire occupé. Le ton, d’abord suppliant, de sa lettre à Wellington de juillet 181584 se transforme en injonction un mois plus tard : « Faites que l’on ait à dire que vous avez défendu la France dans ses revers. […] protégez-la contre le ressentiment de ceux qu’elle a jadis vaincus85. » Florence Lotterie a mis en avant « la position d’autorité » de Staël à partir de 1814, « la façon dont elle interpelle, harangue, voire apostrophe les hommes susceptibles de la virtu politique » et, tout particulièrement, « l’extraordinaire obstination du “dire vrai” staëlien avec cet homme tout-puissant86 », Wellington. La nécessité de la sincérité en politique est un principe pour la fille de Necker, qu’elle rappelle dans une lettre de septembre 1815 : « Le sentiment des convenances suffit à la diplomatie, mais à la tribune, et c’est en cela surtout que je l’aime, il faut de la sincérité87. »
Les lettres de Staël mettent ainsi au jour sa conception – ou sa volonté de redéfinir – l’arène politique, comme un espace à la fois de lutte et de conviction. Les députés ne doivent pas craindre de s’emparer des sujets brûlants88 ; Staël encourage en ce sens James Mackintosh le 18 février 1816, puis Frederick Douglas le 13 septembre 1816 :
Ah ! que l’opposition a beau jeu maintenant, si ce n’est dans le Parlement, au moins dans l’Europe entière. Je vais lire vos débats avec un grand battement de cœur. Songez de quelle importance vos talents peuvent être pour la France. Ôtez-nous les troupes de l’Europe et la liberté renaîtra. Il y a l’alternative de trois ou cinq ans [d’occupation], ne pouvez-vous donc pas nous délivrer plus tôt ?
Ne parlerez-vous pas en Parlement cet hiver ? Si vous voulez prendre la cause de ces pauvres protestants massacrés, opprimés, abîmés en France, je vous enverrai tous les détails de leur affreuse situation, il est incroyable que la vérité ne se sache pas plus à Londres que si Bonaparte y régnait89.
Ces tentatives de peser à distance sur les débats révèlent la haute idée que Staël se fait de l’action politique, capable d’influer sur la destinée de milliers de citoyens, et de la responsabilité qui incombe à ce titre aux députés, en particulier de l’opposition. Mais la multiplication des requêtes et la médiatisation des débats sont également décisives à ses yeux : la polémique doit devenir publique, doit se faire débat, pour cesser de faire polémique. Il ne s’agit donc pas seulement de croiser – ou de faire croiser – le fer à distance ; Staël a conscience de l’importance de publier la vérité sur la conduite de l’Angleterre à l’extérieur : « la liberté de la presse et celle des débats ne laissent rien ignorer en Angleterre sur ce qui concerne l’intérieur du pays. Si les affaires extérieures y étaient aussi bien connues, aussi librement discutées, il n’y aurait pas une faute de commise à cet égard90. » Convaincue depuis toujours de l’importance de l’opinion publique, Staël en fait le plus sûr garant du respect par l’Angleterre de ses principes politiques et lutte pour la fin de l’opacité diplomatique.
Si la correspondance forme une première tribune, les Considérations portent également un fort désir d’infléchir le débat public. La fille de Necker en appelle personnellement au Parlement anglais contre l’ingérence : « Je le demande au nom du peuple anglais, au nom de cette nation dont la sincérité est la première vertu et que l’on fourvoie à son insu dans les perfidies politiques91. » Mais elle se pare également de la légitimité d’un ancien homme politique, Fox, grand orateur et figure du parti whig92, pour contester, à travers lui, l’occupation de la France :
[…] et si Fox faisait encore entendre sa voix si longtemps admirée, s’il demandait pourquoi les soldats anglais servent de geôliers à la France ; pourquoi ces habits rouges, l’armée d’un peuple libre, traite un autre peuple comme un prisonnier de guerre qui doit racheter sa rançon de ses vainqueurs, la nation anglaise apprendrait que l’on commet en son nom une injustice et, dès cet instant, il naîtrait de toutes parts dans son sein des avocats pour la cause de la France93.
Le discours prêté à Fox, reposant sur la métaphore carcérale, joue sur l’émotion suscitée par la vision d’une Angleterre « geôlier », voire bourreau, et d’une France victime impuissante. Or, en prophétisant l’avènement de « la cause de la France », Staël voit déjà se réaliser la libération du pays. Touchés par son discours, les lecteurs des Considérations ne manqueront pas de s’en faire les « avocats ».
Passée maîtresse dans l’art de la polémique interposée, Staël propose un ultime discours reposant sur une stratégie audacieuse de réécriture de l’histoire. Il consiste à intervertir les rôles respectifs des Anglais et des Français, afin de relativiser la liberté de l’Angleterre :
Un homme au milieu du parlement anglais ne pourrait-il pas demander ce que serait l’Angleterre aujourd’hui, si les troupes de Louis XIV s’étaient emparées d’elle, au moment de la restauration de Charles II ; si l’on avait vu camper, dans Westminster, l’armée des Français triomphante sur le Rhin94 […] ?
L’énonciation même du discours est polémique, puisque Staël prend la pose d’un parlementaire anglais qui vient défier la nation du sein de ses institutions. Or, non contente de faire occuper l’Angleterre par la France, elle va jusqu’à placer les troupes en plein Westminster, sous les fenêtres du Parlement. L’image, qui doit frapper les imaginations, provient d’une lettre à Wellington datée du 1er décembre 1816 : « Si, du temps de Charles second, les régiments de Louis XIV avaient campé dans Hyde Park, est-il un Anglais, partisan de Cromwell, ou des puritains, ou des Stuarts, qui n’eût pas été désespéré95 ? » Fonctionnant comme un laboratoire d’écriture, la correspondance permet à Staël de s’entraîner à l’escrime langagière, afin de mieux porter le coup final dans les Considérations : « Les ministres de Louis XIV auraient dit que les Anglais n’étaient pas faits pour être libres96 ».
S’il est rare de se représenter Germaine de Staël sous les traits d’une virulente polémiste, la situation singulière de la France entre 1814 et 1816 la contraint à partir en croisade contre son modèle de toujours, l’Angleterre. Bien que disposant de différentes armes polémiques, c’est à la joute que Staël excelle, conformément à sa conception chevaleresque de l’arène politique. Elle sait se parer de multiples visages, qui sont autant de postures énonciatives – le visage ulcéré de l’épistolière blessée, l’écrivaine (presque) apaisée des Considérations –, mais aussi de masques dont elle joue ponctuellement, l’« homme au milieu du parlement anglais » ou encore la citoyenne anglaise : « Si j’avais l’honneur d’être anglaise, déclare-t-elle à Wellington, il me semble que je ne voudrais pas la destruction d’une nation qui, depuis cinq cents ans, a mérité la gloire de se battre avec l’Angleterre et qui dans les champs de Waterloo vous a montré du moins, my lord, qu’elle savait mourir97. » Staël polémiste, ou de l’art de faire mouche.