« La poésie dramatique est inséparable de la situation qu’elle doit peindre, c’est le récit en action, c’est le débat de l’homme avec le sort1 ».
Il est symptomatique que la dernière œuvre littéraire écrite par Germaine de Staël coïncide avec sa propre identification à la légende de la première femme écrivain, c’est-à-dire avec le thème de la femme géniale et incomprise. Sapho, écrite en 1811, à un moment particulièrement crucial de son exil caractérisé par les persécutions de l’Empereur, et donc dans « la solitude de 18112 », est la dernière des sept pièces qui composent le tome II des Œuvres inédites publiées par son fils Auguste en 1821. Cette composition apparaît d’emblée comme une création originale, semblable à aucune des pièces précédentes, et qui pose le problème de la qualité dramaturgique et stylistique de son écriture, s’il est vrai que l’éditeur clôt sa note de présentation en justifiant la publication de la pièce par le fait qu’« on ne peut lire cette pièce sans être frappé de l’élévation du style, et surtout du caractère antique dont il est empreint3 ». Avant Sapho, les six autres essais dramatiques de l’auteur de De La Littérature, tous plusieurs fois représentés et joués par Staël à Coppet entre 1805 et 18114, sont pour moitié une scène lyrique et deux drames en trois actes et en prose d’inspiration religieuse – Agar dans le désert, Geneviève de Brabant, la Sunamite – appartenant à un théâtre de société et plus encore à un théâtre de famille5 ; et pour une moitié une comédie, Le capitaine Kernadec, et deux proverbes dramatiques, La signora Fantastici et Le Mannequin, définis par Auguste de Staël par défaut et de façon volontairement ambiguë comme des « plaisanteries de société6 », destinées à la distraction du Groupe de Coppet. Stéphanie Genand a d’ailleurs brillamment montré, à travers la formule périphrastique de « la femme qui rit » dans son essai critique La Chambre noire7, les talents d’auteure comique de Germaine Necker, qui lui servent d’antidote social à sa destinée. Nous avons donc affaire, avec Sapho, à son seul drame en cinq actes équivalant à une authentique tragédie et qui, d’après l’avertissement apparemment dépréciatif de l’éditeur, « n’a été ni représenté, ni même entièrement achevé8 », faisant de cette pièce la plus inédite des compositions dramatiques de Staël.
En ayant comme toile de fond l’ouvrage de Joan Dejean, Sapho. Les Fictions du Désir9, qui traite de la réception de l’œuvre de Sapho pendant quatre siècles et parcourt les différentes lectures – traductions, commentaires érudits, fictions – au gré de la contamination des préjugés et des interdits de chaque époque et, à partir d’une analyse de la pièce fondée sur la mise en relief de la qualité morale de la passion amoureuse, nous tenterons de montrer dans quelle mesure la Sapho staëlienne remet en jeu l’éternel dilemme de la femme écrivain.
La femme à scandale ou le droit à la différence
De cet argument, pour ainsi dire encore peu convenable à l’époque, Staël s’attache à la figure légendaire telle qu’elle s’est développée particulièrement au fil des fictions du XVIIIe siècle. D’abord, à travers la responsabilité de l’écrivain assumant pleinement son don littéraire, comme elle l’a fait avec Delphine et Corinne – qui sont deux figures romanesques de Sapho avant la lettre, dans l’identification staëlienne à la poétesse de Lesbos, comme du reste son fils l’écrit dans l’Avertissement : « Il est facile de voir que la première idée a été puisée dans Corinne10 ». Ensuite, d’après l’actualité de la figure saphique au XVIIIe siècle, au moment où les textes11 ajoutent un engagement politique au personnage, grâce à l’exploitation d’éléments puisés de façon douteuse dans l’intrigue – le prétendu exil de Sapho en Sicile par exemple –, dépassant le topos de la femme malheureuse en amour et de la victime sentimentale pour suggérer une nouvelle vision familiale et sociale de la condition féminine – favorisée, dans l’intrigue staëlienne, par le statut marginalisant de l’orphelinat ou du veuvage. En troisième et dernier lieu, le choix de la version canonique d’Ovide, dans laquelle l’abandon de la femme aimée est le fait d’un homme, en l’occurrence Phaon, correspond à la Sapho du XVIIIe siècle qui efface la figure féminine dédicataire au profit d’un contexte de bienséance sexuelle, c’est-à-dire d’une intrigue éloignée du désir homo-érotique féminin qui, à la faveur de la légende des Lumières, fait de la poétesse de Lesbos l’archétype de l’amoureuse et de l’écrivaine. Aussi, après les trois essais comiques de 1810-1811, ce retour à un drame puissant en cinq actes, en réalité une tragédie, vingt ans après sa première tentative avec la tragédie politique restée inédite de Jane Gray12, permet-il à Staël de franchir le cap en matérialisant une Sapho à la fois douloureuse et symbolique ; l’identité de la femme n’est plus occultée derrière des noms communs. La recluse de Coppet écrit donc un drame, mais tel qu’il puisse donner lieu à l’esprit tragique défini par Schlegel comme « le triomphe que la volonté remporte sur le destin ou sur nos passions13 ».
L’action en est simple, épurée, dans la plus pure tradition racinienne : la pièce retrace la trahison de Phaon aux dépens de Sapho et son suicide. L’acte premier se concentre sur le dépit amoureux de Sapho, obsédée par le retour de Phaon de Sicile ; grâce à Diotime, sa fidèle amie et à Alcée, ancien prétendant éconduit et maître des cérémonies du temple d’Apollon à Mytilène, Sapho accepte de chanter en l’honneur des dieux et de montrer son génie artistique retrouvé. Mais en pleine cérémonie, la poétesse succombe à sa passion amoureuse, puis elle est une seconde fois trahie par la jeune Cléone, fille de Diotime, que Phaon lui préfère, et blasphème les dieux (fin de l’acte deuxième) ; le troisième acte voit l’arrivée de Phaon et donne à voir les conflits amoureux, sur le modèle d’Andromaque – Sapho aime Phaon qui ne l’aime pas, Phaon aime Cléone qui se refuse à lui par devoir moral envers Sapho qu’elle admire ; le quatrième acte montre le sacrifice d’une Sapho cornélienne, concédant son pardon aux deux jeunes gens ; enfin le dernier acte, tout entier construit sur la prémonition d’une fin tragique de Sapho, met en scène un apparent retour à la normalité de la poétesse, nouvellement tournée vers son art, avant son suicide en pleine cérémonie des vœux des jeunes fiancés. Cette action rigoureuse, répondant à un schéma classique où le personnage principal est omniprésent – il occupe vingt-trois scènes sur trente et une –, jointe à un caractère passionné, incompris et en proie au combat que se livrent le désir de bonheur et la responsabilité de l’art, maintient un intérêt dramatique continu au fil des scènes, jusqu’au sacrifice final.
Sapho rappelle la Phèdre de Racine, l’un des rôles préférés de Staël, à lire ses écrits théoriques, comme le souligne Martine de Rougemont14 qui s’appuie notamment sur le témoignage de Friedrike Brun, rapporté et commenté par Bernard Böschenstein et Stéphane Michaud15. Cléone faisant le second portrait de Sapho, après qu’Alcée a vanté les mérites de son génie, et reprenant les éléments que sa mère Diotime a résumés dans la première scène de l’acte I, le confirme pleinement : « [elle] erre sur le rivage et ses yeux sont fixés sur les flots qui baignent les bords de la Sicile16 ». L’héroïne reste fidèle à cette description pendant toute la pièce, maîtresse délaissée, ivre de mélancolie, obsédée par l’absence de Phaon et en proie à une profonde dépression. Fatale victime des dieux et « jouet de l’amour17 », dont elle partage avec Phèdre l’aliénation sensuelle, à défaut de la culpabilité qui caractérise le personnage racinien, Sapho souffre de ne pas ou de ne plus être aimée, au point d’en oublier ses devoirs d’écrivain. Punie par le sort parce qu’elle ignore la noblesse de son art, elle est condamnée à un interminable dépit amoureux. C’est là l’image de l’héroïne, aux prises avec l’immensité de la mer, que Staël fixe dans toute la pièce et que le lecteur moderne peut naturellement associer au Voyageur contemplant une mer de nuages18 de Casper David Friedrich ou encore aux flots déchaînés dans la marine 19dessinée par Victor Hugo. Or c’est justement cette errance psychologique qui confère à ce personnage aux « cheveux épars20 », outre son air de possédée, l’imprévisibilité de sa différence.
Dans ce scénario barthésien de jeux déjà faits, comme Phèdre encore, l’amoureuse est dévorée par la jalousie : de l’interrogatoire de Cléone – « Dis-moi Cléone […] ne peux-tu donc pas me dire si quelque objet l’a frappé21 » (acte II, scène 5) –, en passant par l’affrontement du trio infernal Sapho, Phaon, Cléone, (acte III, scène 5), le drame de Sapho consiste à entrevoir une possibilité de bonheur, tout en sachant qu’il ne s’agit que de « feux qui égarent le voyageur dans le désert22 ». Cette configuration explique, sur un plan psychologique, l’oscillation du personnage entre la tendresse et la cruauté : c’est particulièrement visible quand se manifeste l’exigence de récupérer Phaon, à la scène première de l’acte IV, lorsque Sapho oscille entre jalousie et générosité.
À travers son personnage principal, la pièce exprime ainsi une ambivalence de fond : le duel que se livrent d’un côté la primauté de la nature amoureuse – « Ah ! j’étais née pour la gloire, et je succombe à l’amour 23 ! » –, et de l’autre le devoir de fidélité de l’écrivaine envers son génie ; c’est le sens de la maxime prononcée par Sapho – « seule la gloire nous affranchit du temps » (acte V, scène 1) –, maxime anticipée en quelque sorte par Phaon lui-même qui voit davantage en elle l’artiste que l’amante lorsqu’il évoque son « éloquence24 ». L’écriture du tragique est ici inséparable de l’écriture de l’amour : « Le secret de l’univers […] c’est l’amour et la mort ! Crois-tu que je ne connaisse pas l’un et l’autre ?25 » déclare Saphot à Alcée. Ainsi, fidèle à la légende saphique mais diversifiant et approfondissant tons et contenus, Germaine de Staël peint une Sapho délirante d’amour et à qui sa faculté d’autoanalyse confère un statut d’exception ; une Sapho dans toute la majesté de son désespoir, pour reprendre le mot de Starobinski26.
La mélopée extatique : « Cette vaine ombre d’une union tant désirée est encore chère à mon cœur27 »
La Sapho de Staël semble exprimer la double nature, littéraire et humaine, de son auteur : il s’agit à la fois, dans cette pièce, de disserter sur la précarité de la passion amoureuse et de rendre sensible l’essence d’une souffrance féminine. Le suicide final de l’héroïne, en effet, confirme encore une fois l’étranglement constitutif de l’être féminin entre l’inconstance masculine – Phaon lui préfère une femme plus jeune, lui découvrant l’âpre vérité du temps – et le devoir social, plus encore qu’artistique : Alcée, maître des cérémonies, demande à Sapho de se soumettre au culte d’Apollon et de lui dédier ses chants (acte II, scène 3).
Or, c’est justement lorsqu’on l’invite à entrer en scène sous les applaudissements, au moment de sa consécration publique, qu’à l’ordre établi succède un désordre sensoriel : à l’acte II scène 7, Sapho blasphème en préférant Phaon à Apollon – un mortel à un dieu –, se tourne vers Vénus, ôte sa couronne et fait ses adieux à sa lyre. Et à la question d’Alcée : « À qui dois-tu ton génie ? », elle répond par une véritable profession de foi romantique avant l’heure : « À cette âme qui me dévore, à l’amour, au malheur 28 ! ». Cette réplique fait écho à la sentence qu’elle prononce dès l’acte II, scène 5 : « L’amour est tout à la fois la source du talent et la puissance qui le consume29 » et préfigure le mot de Musset : « Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie30 ».
C’est donc en amoureuse éplorée que Sapho entre en scène (acte I, scène 3), puisque l’évocation de son passé glorieux par Alcée ne retient pas longtemps son intérêt et qu’elle lui préfère d’emblée le portrait de Phaon : « Ah ! je le défendrais encore contre tous, avec le reste de vie qu’il m’a laissé31 ». Cette écriture de l’amour cependant, passée au filtre du classicisme, s’associe, comme l’écrit si justement la comtesse de Pange, à la « qualité du style et du sentiment très juste de l’Antiquité32 ». Elle décuple ainsi non seulement le plaisir de la lecture, mais l’intérêt poétique : la moralité qui caractérise la réponse33 de Cléone, lorsque sa mère Diotime lui demande si elle éprouve des sentiments pour Phaon, est parfaitement conforme aux règles de la bienséance du Père Bouhours ou d’Antoine de Courtin. On pourrait encore citer le goût très pur de la mythologie qui se dégage de l’évocation des tableaux antiques, comme dans l’énumération des noms de ses éventuelles rivales, « Mélanthée […] Atthis, Clymène… » (acte III, scène 3).
Toutefois, ces réminiscences de l’antiquité, aussi bien que l’inclination au classicisme, ne sauraient occulter le chant d’amour qui résonne dans toute la composition dramatique. La mélopée s’exprime d’abord par un caractère mélancolique et la favorite d’Apollon préfère porter sa douleur sentimentale plutôt que soutenir sa gloire : impressionnés, Diotime et Alcée s’accordent alors sur la nécessité de protéger la pure Cléone du spectacle de la tristesse.
La mélopée saphique passe aussi par la déclamation lyrique abondante dans la pièce : acte II, scène 7, tandis que Sapho chante la gloire d’Apollon sur sa lyre, les vertus de la musique et le plaisir de la gloire –« Ô célébrité du génie ! Qui pourrait te dédaigner 34 ? » –, Diotime formule une vérité : « Ah ! que de tristesse dans les regards de Sapho ! comme elle est étrangère à la gloire dont elle jouit 35 ! ». La mélopée antique se change alors en révolte contre l’ordre établi et devient le contre-chant libertaire du chant lyrique. Renonçant à sa couronne et aux valeurs du jour d’Apollon – « tu ne donnes qu’un vain laurier36 » –, elle se tourne vers la nuit marine de Neptune, à qui elle demande de ramener la barque de Phaon dont elle veut devenir la prêtresse ; puis elle s’adresse à la beauté de Vénus, qui seule peut consoler ses peines : « Tu es la déesse de celui que j’aime37 ».
L’écriture se poursuit par un lamento car Staël choisit de célébrer l’extase douloureuse dans une sorte de drame en direct. L’amoureuse délaissée, ravagée par le souvenir de l’absent – « son image est devant mes yeux38 » –, explicite son dilemme psychologique – « Comment l’écarter de ma pensée39 ? » – et donne libre cours à la sensualité d’un désir purifié : « Pourront-ils voir un autre objet que lui40 ? », « Ma bouche pourra-t-elle prononcer un autre nom41 ? » L’insubordination de la poétesse passe ainsi par l’image de la femme en transe et s’inscrit dans une double composition : sur le plan structurel, un dispositif de type tridimensionnel fixe Alcée dans la hauteur publique et officielle du cérémonial (plan externe), Diotime et Cléone dans la profondeur latérale du personnage principal, lui venant en aide, et enfin Sapho dans la largeur du premier plan scénique ; sur le plan stylistique, c’est par une écriture essentiellement baroque que s’exprime l’extase amoureuse, le corps se faisant le dépositaire de sa vérité : les yeux et la bouche ne sont pas les objets du discours, mais sa substitution et sa personnification.
L’homo-duplex saphique de Germaine de Staël, représenté par le combat que se livrent l’éros sentimental et l’éthique du devoir artistique, s’incarne donc dans le dédoublement du langage et autorise une lucidité supérieure. Le malheur de l’héroïne, qui s’aggrave jusqu’au dénouement en faisant d’elle une véritable torche vive – Cléone est la rivale de Sapho, arrivée puis aveu de Phaon –, comme l’exprime la comparaison à Didon, maintient la tension dramatique et confirme la singularité de son destin ; mais son discours, s’élèvant au-dessus de son drame et cessant d’être la plainte de l’amoureuse infortunée, dans le passage de la première à la troisième personne, devient aussi le lamento antique, la parabase grâce à laquelle l’auteur s’adresse directement au public : « Ah divinités funestes, qui vous a permis de donner la vie à ce prix ? qui vous l’a permis, justes dieux42 ? » La véhémence de l’imprécation, comme la répétition de la sommation sans appel, posent la question de la provenance de la réplique. Est-ce véritablement encore Sapho qui parle ainsi, sans autocensure ? Ou s’agit-il d’une instance auctoriale qui vient peut-être dire sa vérité ?
Du sublime staëlien : « Ah ! c’est vous, Sapho, c’est vous qui êtes admirable43 ! »
C’est ainsi que Cléone s’adresse à son amie au moment où celle-ci fait l’éloge moral de Phaon et annonce à Cléone qu’elle consent à leur union. Le redoublement du déictique traduit l’émerveillement de la jeune fille devant le coup de théâtre que constitue le changement d’attitude de l’héroïne. La résolution du conflit passe bien entendu par la prise de conscience progressive de l’inéluctabilité de son sort –l’exigence de Phaon d’aimer un être encore pur comme Cléone, l’amour de Cléone pour Phaon : l’infortune de Sapho ne naît donc pas d’une infidélité de Phaon, mais d’un amour partagé.
Par la suite, dans une sourde atmosphère de prémonition, Sapho explique lucidement, avec le timbre de la voix staëlienne, la source de son élévation : « Quand la résolution est prise, c’est dans l’excès même des sacrifices qu’on trouve la force44 ». L’ascension de la poétesse de Lesbos suit alors une double direction. La première est celle du bonheur individuel. La générosité y procède par degrés, au fil de ses déconvenues successives. Il s’agit pour elle de changer le drame du corps en bonté du cœur. Le pardon n’arrivera qu’au terme de l’odyssée sentimentale car elle ne renonce à Phaon que forcée par les événements, dans une forme de jugement de Salomon, et non sans marchandage :
Oui, j’aime mieux devoir sa présence à celle qu’il aime, que de ne plus le voir. Cléone, quand tu seras unie à lui, ne peux-tu pas me prendre pour ton esclave […] Je le verrai, Cléone et je te bénirai de l’avoir permis45.
Lors de la seconde entrevue Sapho-Phaon, le cheminement vers la bonté se heurte encore à une condition – « Je ne suis pas encore parfaitement généreuse puisque j’ai besoin que tu me demandes le sacrifice que je veux faire46 » –, condition qu’elle répète de façon explicite : « Non, je te pardonnerai, si c’est à moi que tu dois ton bonheur47 ». Enfin, au moment de la cérémonie finale de l’hyménée, la magnanimité de Sapho ne manque pas d’égocentrisme : « Approche Phaon, je te donne celle qui t’est chère. N’est-il pas vrai, Cléone ? c’est moi qui ai vaincu ta volonté48 ».
Taillé pour les grands sentiments, le personnage staëlien passe ici d’un drame privé à une dimension tragique grâce à la terrible violence de son âme. Il s’agit bien, pour l’auteure, de faire de Sapho une allégorie vivante. Dans un effort d’élévation qui la conduit vers la lucidité49, puisqu’elle accepte son exil, sacrifiant son propre bonheur au bonheur supérieur des deux jeunes gens, elle conclut : « C’est ainsi que l’amour, l’amour généreux éclaire jusqu’à l’abîme ou la douleur va me plonger50 » (acte V, scène 6).
La seconde direction soulève la question de la gloire artistique. Sur ce plan, l’ascèse survient au dernier acte dans une sorte de stratégie spéculative prévoyant la séparation entre le « je » biographique du destin personnel et la dimension proprement sociale et politique représentée par l’œuvre de la poétesse. Sa maxime – « Seule la gloire nous affranchit du temps51 » – atteste combien Sapho mesure la contradiction de l’ordre individuel. La poétesse formule en effet clairement le prix humain que le génie fait peser sur l’individu : « Le langage des favoris des dieux n’est compris que d’un petit nombre de mortels52 ». C’est tout le sens de son discours à Alcée, qu’elle nomme « concitoyen » et auquel elle confie le soin de faire connaître son œuvre à la postérité : d’une part en dissociant clairement, comme le souligne Jean Dejean, l’auteur de la femme – « “Ce que fut” et non “qui” fut Sapho53 » –, d’autre part en actualisant la citoyenneté grecque d’Alcée dans le contexte post révolutionnaire de la France impériale : « Toi, concitoyen dans la patrie des arts, apprends aux siècles futurs ce que fut Sapho, et surtout ce qu’elle pouvait être54 ».
La pleine identification de Germaine de Staël à la poétesse de Lesbos ne doit donc pas occulter les qualités littéraires d’un essai dramatique qui dépassent de loin les quelques faiblesses55 d’un texte présenté par Auguste comme « une esquisse que [s]a mère se proposait de retoucher56 ». Staël y réussit en outre, du moins partiellement, à mettre à l’épreuve ses observations critiques et les préceptes théoriques développés quelques années auparavant dans De la Littérature, puis De l’Allemagne. On songe notamment au rôle des femmes dans la poésie dramatique :
Les femmes ont découvert dans les caractères une foule de nuances, que le besoin de dominer ou la crainte d’être asservies leur a fait percevoir : elles ont fourni au talent dramatique de nouveaux secrets pour émouvoir57.
Le tableau très nuancé de l’état psychologique de Sapho témoigne largement de cette profondeur. Rappelons aussi, avec Tomoko Takase, que « la dramaturgie staëlienne tire son originalité d’un usage du monologue comme outil d’introspection, qui rompt avec le caractère informatif ou rhétorique donné par la tradition58 ». On pense également à son assertion quasi tautologique, et non dénuée d’humour : « Il faut cependant éviter de faire de la tragédie un drame59 », qui rappelle que les écarts dans la grandeur des caractères et la force des passions déterminent une différence de genres, pour mieux la subvertir dans Sapho compte tenu de la puissance qui habite les personnages. La pièce illustre alors point par point l’une de ses définitions de la tragédie : « Une haute vertu, un génie vaste, voilà les dignités nouvelles qui doivent caractériser la tragédie, et plus que tout encore le sentiment du malheur, tel que nous avons appris à l’approuver60 ».
Comme le souligne dans son ouvrage Joan Dejean61, Staël fait radicalement évoluer la fiction saphique puisque c’est au théâtre qu’elle confie sa légende, et non plus au modèle du roman historico-réaliste. Ce changement de genre en permet une diffusion différente, qui privilégie l’efficacité de la performance scénique comme par exemple avec l’opéra.
La Sapho de Germaine de Staël reprend un thème d’actualité dans la propagande napoléonienne : on pense notamment au tableau d’Antoine-Jean Gros62, exposé au Salon de 1801et représentant Sapho au cap Leucade. Sa pièce ne se veut donc pas un écrit à la mémoire de Sapho, mais bien plutôt un texte en faveur de Sapho et pour l’immortalité de Sapho, un réquisitoire contre la force brute de l’abstraction d’état et un plaidoyer pour une conception plus large de la condition féminine, comme le confirme l’héroïne lorsqu’elle évoque l’idée du bonheur : « Chacun ne le place-t-il pas selon la hauteur de ses pensées63 ? »