Le despotisme occupe une place singulière dans la pensée du Groupe de Coppet. Placé, comme lui, à la charnière des temps historiques, il emblématise la problématique du passage, de l’héritage et de la refondation qui structure, au moment 1800, la réflexion d’individus eux-mêmes enfants de l’Ancien Régime et qui assistent, vingt plus tard, à la chute puis à la métamorphose de l’édifice politique qui les a vus naître. Une subtile analogie relie ainsi des parcours biographiques et intellectuels, nourris par la philosophie des Lumières, au concept-clé de la théorie des gouvernements au xviiie siècle1. Le despotisme partage, pourrait-on dire, avec Benjamin Constant, Germaine de Staël et Sismondi, la paternité symbolique de Montesquieu. Défini au livre II de L’Esprit des lois comme le pouvoir d’ « un seul, sans loi et sans règle, [qui] entraîne tout par sa volonté et par ses caprices2 », ce régime, soutenu par l’hypothèse d’une corrélation naturelle entre l’espace, le climat et le système politique, appartient à la tradition critique des Lumières au point d’en constituer, pour reprendre la célèbre métaphore de L’Esprit des lois, « le fruit3 ». Cette filiation épistémologique – le despotisme naît conceptuellement au xviiie siècle, mais il s’en dissocie historiquement et sous la plume de Staël, il revient à Louis xiv d’incarner le maître absolu, « qui vint le fouet à la main interdire comme une offense le dernier reste de l’ombre d’un droit4 » –, problématise la longévité du concept : enfant abstrait des Lumières, le despotisme se transforme, au contact de l’expérience révolutionnaire puis du régime impérial, en une actualité à la fois familière – Montesquieu a si rigoureusement disséqué la machine despotique, son principe, sa nature et ses lois, qu’aucune autorité excessive ne saurait plus étonner – et étrange : le pouvoir absolu, émanât-il d’un peuple ou d’un tyran prétendûment responsable des crimes de la nation, ne recouvre plus exactement l’architecture du modèle oriental.
Cet écart inaugure un deuxième âge de la réflexion sur le despotisme : jadis envisagé comme un phénomène obscur, au fonctionnement et à l’identité illisibles faute de concept, il devient, à l’épreuve de la Révolution, une notion qu’il ne s’agit plus d’identifier, mais de reconnaître. Un tel déplacement mobilise, outre de nouveaux instruments d’analyse, une pensée capable de réussir la double opération de jonction et de distinction requise par la résurgence d’un phénomène déjà apparu, mais dont il s’agit désormais d’apprécier la différence. Le Groupe de Coppet dispose, pour autopsier cette situation, d’atouts qui en font un observatoire privilégié de la politique moderne : s’ils ont survécu à la chute de l’Ancien Régime, ses membres en ont aussi analysé les équilibres, éprouvé les dysfonctionnements, voire rêvé les changements, au point que la Révolution représente moins pour eux une catastrophe que l’opportunité, au terme d’un rapide travail de conversion, d’allier la théorie à la pratique5. Cette faculté de transaction – entre le système et le gouvernement, entre le passé et l’avenir – prédispose les auteurs de Coppet à l’analyse des seuils et des notions labiles. Là réside peut-être, plus encore que dans la diversité d’une pensée rétive à la fixation comme à l’immobilité dogmatiques6, l’originalité d’une approche plus sensible au bouger des concepts qu’à leur mise en systèmes. Au carrefour des générations, des héritages et des langues, les œuvres de Coppet privilégient sur l’assignation l’art subtil de la traduction. Le despotisme, fils mutant des Lumières, constitue à ce titre un objet de choix. Destiné par son ambivalence à occuper une position centrale dans les œuvres du Groupe, il leur désigne un territoire où déployer l’analyse comparée auquel leur origine transfrontalière les prédestine.
Cette unité se lézarde pourtant une fois déplacée sur la scène critique. Privilégiant la discrimination de plusieurs parcours chacun inégalement concerné par l’analyse du despotisme, le champ scientifique accorde, sur cette question, une place prépondérante, voire quasi exclusive, à l’œuvre de Benjamin Constant. Mise en lumières par les travaux de Giovanni Paoletti7, sa position, pour n’en résumer que les grandes lignes, mêle le respect de la tradition politique à l’élaboration d’une conception « moderne » du despotisme :
La différence essentielle par rapport à la réflexion dont ce thème avait été l’objet au xviiie siècle consiste au contraire dans le rapport nouveau que le despotisme établit avec les formes de la légalité. Tandis que dans ses formulations classiques le despotisme était défini par l’absence de lois, avec Constant on considère au contraire le cas d’un despotisme qui peut s’exercer à travers les lois et l’autorité (du moins apparemment) légitime de l’État. Il s’agit même de la modalité typique du despotisme indirect des modernes et du principal enseignement de l’histoire de la France depuis 17898.
Cette dialectique, qui substitue au ressort de la crainte « l’illusion9 » et juxtapose au despotisme classique son visage à l’ordre du jour, n’a pas son équivalent théorique pour l’œuvre de Staël. L’heure n’est pourtant plus, la concernant, aux préjugés qui discréditent par principe l’écriture politique au féminin10. Riche de plusieurs études qui ont chacune, sous la plume de Lucien Jaume11, Lucia Omacini12, Susan Tenenbaum13 ou Biancamaria Fontana14 notamment, rendu à ses analyses leur place dans l’histoire des idées au tournant des Lumières, la critique staëlienne, forte de ces premières étapes, a moins pour tâche aujourd’hui la légitimation d’un corpus que l’analyse de ses enjeux et la valorisation de sa spécificité. Celle de Staël réside, à l’évidence, dans l’articulation entre la politique et la réflexion morale. Le despotisme, loin de constituer sous sa plume un enjeu purement constitutionnel ni circonstanciel, engage la nature de l’homme et les ressorts de son âme. Cette conjonction détermine à la fois une démarche, anthropologique plus que politique, et une structure. Qu’il s’agisse d’évoquer les lois révolutionnaires, le temps de la Terreur ou le régime de Bonaparte, l’œuvre staëlienne ne sépare pas le tableau du despotisme des traces qu’il dépose sur la mémoire des contemporains :
Les souvenirs de la Terreur ont mis en danger la République en France et obscurcissent encore l’espoir de sa prospérité future. L’histoire n’offre partout que l’exemple inévitable des malheurs qui suivent les crimes, du trouble que porte dans toutes les têtes cet affreux bouleversement des principes et des sentiments qui tracent à l’homme une route dans la vie, et les remords des assassins agitent la nation plus que le ressentiment même des vengeurs de leurs victimes15.
Une chaîne secrète relie ainsi les affections individuelles et l’équilibre national : établie à l’ouverture de L’Influence des passions, l’analogie entre « le caractère d’un homme16 » et « la force du gouvernement17 », non contente de justifier l’architecture de l’ouvrage, explicite la double dimension, à la fois subjective et collective, d’une théorie politique exposée, comme la raison humaine, aux dangers des passions. À l’homme subjugué par « cette force impulsive qui [l’]entraîne indépendamment de sa volonté18 » correspond, symétriquement, le régime despotique, qui impose aux populations « la compression de leurs mouvements naturels par une force au-dehors d’eux19 ». La sphère morale, loin de constituer une annexe illégitime, s’impose donc dans cette perspective comme le territoire privilégié où tenter l’anatomie du modèle despotique. Entre le pouvoir illimité du maître et la frénésie du désir, Staël identifie une même énergie, aussi fascinante qu’indomptable : la passion, ajoute-t-elle, « est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers20 ».
Cette analogie, si fascinante soit-elle, se révèle pourtant à double-tranchant. L’analyse staëlienne du despotisme, associant la théorie des gouvernements aux tourments de l’âme, partage avec celle de Constant la conviction que l’autorité absolue engage désormais, outre un système, une communauté humaine sinon actrice, du moins complice de la corruption politique. Désignée par G. Paoletti comme un « processus d’intériorisation du despotisme21 », cette subjectivisation singularise moins la démarche staëlienne qu’elle ne la relie à l’école des Modernes pour qui le mal despotique, jadis à visage découvert, revêt désormais le masque de la légalité. Faut-il en conclure que De l’Influence des passions aux Principes de politique22, une seule et même voix parlerait ? Une telle hypothèse, d’autant plus séduisante qu’elle s’appuie sur plusieurs preuves d’une écriture collaborative entre les deux auteurs au lendemain de la Terreur23, passerait pourtant sous silence la force inédite de la représentation du despotisme sous la plume de Staël. Or la dimension anthropologique, si elle élargit chez elle l’angle conceptuel sous lequel envisager le mal moderne, s’y décline aussi en plusieurs territoires chacun traversé par la problématique de l’abus de pouvoir. Là réside la signature du corpus staëlien, et sans doute la raison de sa difficile inscription dans le champ des études politiques, qu’il substitue à l’analyse exclusive du gouvernement l’examen d’une passion affectant aussi bien la famille, le couple et le sujet lui-même que la nation. En témoigne le chapitre consacré à « la tendresse filiale, paternelle et conjugale24 » de L’Influence des passions : Staël, abordant le délicat sujet des « liens des parents et des enfants25 », souligne le déséquilibre structurel d’une relation qui unit moins des individus libres et égaux qu’elle ne soumet des sujets, dépendants et vulnérables, à des autorités ayant tout pouvoir sur leur existence :
Il y a dans ces liens une inégalité naturelle qui ne permet jamais une affection de même genre, ni au même degré ; l’une des deux est plus forte, et par cela même trouve des torts à l’autre, soit que les enfants chérissent leurs parents plus qu’ils n’en sont aimés, soit que les parents éprouvent pour leurs enfants plus de sentiments qu’ils ne leur en inspirent.26
L’analogie entre le despotisme du souverain et celui des parents dépasse ici le simple registre métaphorique. En précisant encore que le père et la mère « ont, pour se faire aimer de leurs enfants, dans leur jeunesse, beaucoup des avantages et des inconvénients des rois27 », Staël jette les fondements d’une théorie perverse du despotisme. Il désigne autant un modèle de gouvernement, régi par la crainte et le secret, qu’une confusion délibérée des sentiments : l’aliénation, dissimulée sous le masque de l’amour, détourne la confiance de la jeune âme et transforme son éducation en école négative d’obéissance et d’ignorance. Le corpus fictionnel, et notamment Delphine, multiplie les exemples d’un motif si récurrent qu’il s’apparente à une véritable structure de l’univers staëlien : de Matilde de Vernon, élevée dans la constriction – sa mère travaille à « dompter [son] caractère28 » – à l’héroïne elle-même, désespérée de découvrir qu’elle a été manipulée par une femme « aimée depuis [s]on enfance, avec […] confiance et […] candeur29 », le roman de 1802 illustre ce que Catherine Dubeau identifie, dans sa récente et magistrale étude, comme « le temps des despotes30 ». Mélange d’autorité abusive et de réminiscences de Suzanne Necker – « la maison maternelle tient aussi de la monarchie31 », écrit Staël à son mari le 30 juin 1791 –, le despotisme staëlien envisage, par-delà la seule sphère politique, l’étrange propension du sujet à s’aveugler lui-même.
Une telle énigme échappe aux critères de la raison : comment comprendre le désir paradoxal de sa propre perte ? Quels ressorts déterminent-ils l’âme à consentir à son aliénation ? La figure de Delphine, philosophe oxymorique qui conjugue clairvoyance et cécité32, emblématise les curieux délices éprouvés par qui renonce à l’exercice de son jugement :
Dans ce moment où j’apprends que mon estime pour votre caractère a détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir offert une dupe si facile, je jouis avec orgueil d’avoir un esprit incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer comme d’un enfant33.
Si la fiction facilite a priori l’exploration de ces passions troubles – ce que Delphine appelle encore « des pensées du Démon34 » –, elle n’en a cependant pas le monopole et le chapitre de L’Influence des passions consacré à « l’esprit de parti » envisage, en des termes similaires, le possible bénéfice de l’obsession fanatique :
Il y a un moment de jouissance dans toutes les passions tumultueuses, c’est le délire qui agite l’existence, et donne au moral l’espèce de plaisir que les enfants éprouvent dans les jeux qui les enivrent de mouvement et de fatigue. L’esprit de parti peut très bien suppléer à l’usage des liqueurs fortes ; et si le petit nombre se dérobe à la vie par l’élévation de la pensée, la foule lui échappe par tous les genres d’ivresse35.
Dût-il s’aventurer sur les territoires les plus opaques de l’âme et la confronter à l’étrangeté des passions qui l’agitent, le despotisme, redéfini comme « une espèce de dictature qui fait taire toutes les autorités de l’esprit, de la raison et du sentiment36 », engage la pensée staëlienne sur une voie explicitement anthropologique. L’énigme des « forces aveugles de la nature37 » y prévaut sur la déclinaison spécifique d’un régime, d’un chef ou d’une nation : envisagée comme une tentation universelle d’abdiquer la maîtrise de soi – « Il y a une sorte de fatigue à l’action de comparer, de balancer, de modifier, d’excepter, dont l’esprit de parti délivre entièrement38 », lit-on encore dans L’Influence des passions –, elle met à nu, sous le vernis des circonstances et de la civilisation, la permanence d’une jouissance négative :
Mais quand on se rappelle les guerres de religion en France, et les troubles de l’Angleterre, on aperçoit sous d’autres formes le même esprit de parti, et les mêmes forfaits produits par les mêmes passions39.
L’universel de cette passion problématise, quand il ne l’invalide pas, l’écriture historique : comment et pourquoi raconter la succession d’événements superficiellement différents, mais dont le nœud sollicite indéfiniment les mêmes ressorts ?
Les deux éléments du fanatisme religieux et du fanatisme politique subsistent toujours : la volonté de dominer, dans ceux qui sont au haut de la roue, l’ardeur de la faire tourner dans ceux qui sont en bas40.
Explicité au cœur des Considérations sur la Révolution française, l’écueil de cette permanence morale exige de renoncer, partiellement, à la fiction du récit chronologique. Si, comme le souligne la première partie, « les grandes phases de l’esprit humain […] se ressemblent toutes entre elles, quelque différents que soient les caractères des principaux chefs contemporains41 », l’analyse doit se conjuguer à l’histoire pour juxtaposer au tableau des faits, capital mais non déterminant, la tribune neutre qui restituera à la fresque du temps sa profondeur archéologique42. Cette écriture à distance, capable, pour le dire en langue staëlienne, de ne pas prendre « les acteurs pour la pièce43 », s’appelle la considération. Définie, au seuil des « Réflexions générales », comme l’art de « parler du temps dans lequel nous avons vécu, comme s’il était déjà loin de nous44 », elle définit un raisonnement capable de dénuder, sous l’écheveau des circonstances, la structure passionnelle qui expose l’existence politique et la vie humaine aux mêmes désordres et aux mêmes inversions.
Un tel programme – « examin[er] la vérité, séparément des hommes et des temps45 », écrit encore Staël – ne va cependant pas sans risques. Vouloir faire la lumière sur la déraison exige d’affronter un innommable jadis extérieur, mais désormais en soi : « La méditation de l’homme passionné, souligne De l’Influence des passions, enfante des monstres, comme celle du savant crée des prodiges46 ». Staël, non contente d’envisager avec courage cet envers de la politique collective – il inspire la question polémique qui ouvre la vie partie des Considérations, « Les Français sont-ils faits pour être libres47 ? » –, soumet aussi l’identité individuelle, et sa propre humanité, au scalpel du raisonnement. Seul en effet un sujet impliqué dans les événements, biographiquement et émotionnellement, retrouvera, une fois son esprit détaché des souvenirs personnels, les passions morales à l’œuvre sous la tectonique de l’histoire : « Il faut avoir vécu contemporain d’une révolution religieuse ou politique pour savoir quelle est la force de cette passion48 ». Placée à l’orée du chapitre consacré à « l’esprit de parti », la formule, loin d’être rhétorique, invite le sujet staëlien, pour relever le défi de « raisonn[er] l’extravagance49 », à réveiller l’écho de ses propres égarements. Cette solidarité passionnelle, préambule du détachement philosophique, détermine le tableau empathique des despotes. De la banalité de leur mal dépend l’échelle universelle, et la réussite thérapeutique, de traités composés dans l’espoir de réconcilier les vainqueurs et les vaincus50. Robespierre bénéficie le premier, et ce dès 179551, de cette peinture neutre. Staël, dont l’effort d’impartialité est d’autant plus impressionnant qu’il suit de quelques mois le 9 thermidor52, revendique l’examen clinique d’un homme officiellement réintégré, sous sa plume, dans le genre humain :
Il faut qu’un jour l’histoire détaillée de cet homme soit soumise à l’examen des moralistes. […] On y verra que la secte démagogique existait très indépendamment de Robespierre, […] que de certains signes, de certains tics qu’on a examinés dans lui, lui sont communs avec tous les hommes de ce temps-là, un tressaillement dans les nerfs, ces convulsions dans les mains, ces mouvements de tigre dans la manière de s’agiter à la tribune, de se porter à droite et à gauche comme les animaux dans leur cage, tous ces détails curieux qui montrent le passage de la nature humaine à celle des bêtes féroces, sont absolument pareils dans la plupart des hommes, cités pour leur cruauté53.
Par-delà le choix fort, au milieu de la purge jacobine, de résister à la tentation d’imputer au seul Robespierre les violences de la Terreur54, un tel portrait restitue à la société elle-même, alors dominée par ce que Staël diagnostique comme « les passions viles et les opinions absurdes55 », une responsabilité non plus pénale, mais morale. Complice d’éprouver, avec celui que l’arbitraire des circonstances a désigné comme chef, l’ivresse de la toute-puissance et du crime – la fascination exercée par ce dernier conduit Staël, au chapitre viii, à avouer que « quoiqu’on en frémisse, l’amour du crime en lui-même est une passion56 » –, la nation française, elle incluse, partage avec le tyran les jouissances de l’aveuglement. Si elles se traduisent, sous le règne de Robespierre, par des choix politiques, comme elles inspireront à Bonaparte la frénésie des conquêtes57, elles révèlent, chez les contemporains, une part sauvage qu’il leur faut lucidement accepter.
Staël inaugure la première cette route exigeante. Si la Terreur cristallise, au cœur de la nation et de chaque citoyen, une commune déraison, l’œuvre médiatrice qu’elle prétend écrire, soucieuse que « l’espoir de l’avenir se concilie avec l’exécration du passé58 », devra ouvrir ses pages à l’irrationnel, seul à même de reconstituer la trace exacte des « jours de sang59 ». L’enjeu est à la fois anthropologique et esthétique : des Circonstances actuelles à De l’Influence des passions et jusqu’aux Considérations, une même ambition de « trouver la langue60 » transforme la fresque du temps en un texte troué, ouvert aux images cauchemardesques, aux réminiscences tragiques, aux libres associations enfin qui tentent, par de surprenants courts-circuits, de cerner l’obscurité collective de la Terreur :
Le caractère français est essentiellement imitatif, la férocité pourrait s’y établir comme une mode. Une idée, une opinion se répand dans tout l’empire comme une sorte de contagion, et cette nation qui aime essentiellement les succès de l’amour-propre, par une combinaison singulière, ne les cherche point dans l’originalité personnelle, mais dans l’exagération de la copie. Il y a des oiseaux qui ne vont qu’en troupes ; les sentiments des Français sont de même61.
Rien de gratuit ni de subjectif dans ces analogies. Lézardant la surface lisse du traité, elles traduisent au contraire la dimension, pourrait-on dire malgré l’anachronisme, inconsciente d’une histoire qui sollicite, en marge des faits, la logique plus mystérieuse de la mémoire : « Nos souvenirs, précise Staël dans L’Influence des passions, sont tous empreints de ce terrible événement62 ». À l’exploration des passions troubles réveillées par la Terreur répondent ainsi les « tableaux imaginaires63 » d’une œuvre qui s’approche au plus près des ressorts de l’aliénation, tout en admettant qu’ils échappent en partie à l’analyse : les « opinions despotiques et démagogiques, rappelle l’introduction, sont des songes exaltés ou criminels, dont tout ce qui pense s’est réveillé64 ». Une même dualité, morale et esthétique, détermine ainsi l’originalité de la démarche staëlienne : si les passions « agissent sur l’existence sans la diriger, et [que] l’on sacrifie le bonheur à leur puissance négative65 », le livre du despotisme n’aura d’autre choix, lui non plus, que d’écrire en langue négative un mal qu’il ne s’agit pas de comprendre, mais de laisser advenir, dût cette archéologie révéler que le rêve partage avec le concept l’art de cristalliser la vérité : « […] je me suis laissée aller à mes seules impressions, précise Staël à l’orée du chapitre « De l’amour » ; j’ai rêvé plutôt qu’observé, que ceux qui se ressemblent se comprennent66 ».
La première personne n’intervient pas par hasard au moment d’évoquer la passion amoureuse. Si le « je » staëlien humanise d’une manière générale, dans De l’Influence des passions, un raisonnement dont l’auteur a soin d’atténuer l’implacable lucidité67, il envahit littéralement ce chapitre, au point de lui conférer les allures d’une confession que le public, comme le texte l’anticipe, risque de réprouver : « De tous les chapitres de cet ouvrage, précise Staël, il n’en est point sur lequel je m’attende à autant de critiques que celui-ci68 ». Quels territoires a-t-elle donc à craindre, qui n’aient pas été déjà traversés par l’examen de l’ambition, de la vengeance, du crime ou de l’esprit de parti ? Envisagé en termes analytiques ou, pour parler comme Staël, « philosophiquement69 », l’amour offre la traduction positive du fanatisme. Partageant avec lui les délices de l’aveuglement – Staël y lit en effet « le dévouement absolu de son être aux sentiments, au bonheur [et] à la destinée d’un autre70 » –, il expose le sujet à une emprise délectable71, fondée sur le déni du réel et dotée d’une logique folle, capable de « faire chérir la mort comme une réunion éternelle72 ». Rien ne distingue donc a priori, hors l’échelle et la frontière qui sépare l’espace public du for intérieur, l’aliénation despotique de la subjugation amoureuse. Une même puissance de « l’image73 », de l’illusion et de l’abdication – la raison consentant à disparaître dès qu’il s’agit de « vivre dans un autre74 » – promet à l’âme sensible une combustion exaltée de ses énergies. Hors de la sphère morale en revanche, l’amour devient « une maladie75 » , et qui ne frappe pas avec la même gravité les hommes et les femmes. Staël caractérise ici la menace spécifique de cette passion : alors qu’aucune distinction n’intervient dans la fresque universelle qui déroule, depuis l’ouverture du traité, le tableau du cœur humain, les signes abondent ici d’une discrimination sexuée, que les femmes constituent un auditoire privilégié – « Oh ! Femmes, vous, les victimes du temple où l’on vous dit adorées, écoutez-moi76 » –, un destin singulier – « L’amour est l’histoire de la vie des femmes, c’est une épisode dans celle des hommes77 » – ou un cas anthropologique : « L’amour est la seule passion des femmes78 ». Cette singularisation traduit moins une velléité autobiographique – Staël la refuse plus que jamais, proclamant son rêve d’une « célébrité79 » qui permette de vivre « sans pouvoir être connue80 » – que le courage d’envisager une prédisposition féminine au fanatisme. L’hypothèse ne s’appuie pourtant pas sur l’argument classique de la possession hystérique. Si les femmes succombent plus fortement aux jouissances de l’amour, c’est qu’aucun autre horizon, social ni politique, ne leur promet l’ivresse associée à l’épanouissement des facultés :
La nature et la société ont déshérité la moitié de l’espèce humaine ; force, courage, génie, indépendance, tout appartient aux hommes. [...] Il est vrai, l’amour qu’elles inspirent donnent aux femmes un moment de pouvoir absolu ; mais c’est dans l’ensemble de la vie, dans le cours même d’un sentiment, que leur destinée déplorable reprend son inévitable empire81.
Staël, révélant ici la nécessaire sublimation des énergies passionnelles, découvre du même geste la dangereuse fraternité qui unit, malgré elle, la femme amoureuse au tyran sanguinaire. Une même obsession déraisonnable renverse leur existence au point de les pousser au crime, cette faute qu’aucune femme, en son for intérieur, ne saurait blâmer tant elle s’en sait posséder la force et le désir : « Ce serait une souffrance pour une âme honnête, conclut prudemment le chapitre « Du crime », que de ne pas pouvoir mépriser complètement l’être qui lui inspire de l’horreur82 ». Cet aveu en forme de litote naît au moment où le texte envisage, sans le nommer ni le développer, le cas du meurtre par amour. Rebaptisé « crime passionnel » dans la langue moderne, ce geste, aussi aveugle et irrationnel que les fureurs despotiques, constitue la preuve de la singulière propension des femmes à succomber à l’appel du sang. Staël, pressentant le danger d’expliciter cette symétrie des fanatismes, choisit stratégiquement d’en déplacer l’exploration : esthétiquement – ce sera le sujet de la nouvelle Zulma, initialement destinée à illustrer le chapitre « De l’amour », mais finalement publiée de manière autonome en 179683 – et géographiquement, la fiction se déroulant sous des cieux lointains, « chez les sauvages qui habitent le bord de l’Orénoque84 ». Cette relégation en terres exotiques n’assourdit pourtant pas la faculté d’aliénation de la femme amoureuse : au cœur de l’intrigue de Zulma, histoire d’une jeune indienne jugée pour avoir abattu d’une flèche l’homme qu’elle aimait, devenu infidèle, l’étrange dépossession inspire à la narratrice l’analyse lucide d’un état moral qui présente, à l’évidence, plusieurs similitudes avec « l’esprit de parti » :
Mais alors que je vois immolé, par ma propre main, cet objet, que, pendant tant de jours, j’ai préservé de dangers inouis […], je me regarde avec étonnement, je me crois l’ennemie de moi-même, je ne sais plus où je vis, et ce n’est qu’en posant la main sur mon cœur, en le sentant encore consumé de la même passion que je parviens à me reconnaître à travers l’horreur et le contraste de mes sentiments et de mes malheurs85.
La tragédie de Zulma, à qui sa passion révèle la coexistence, en elle, de la raison et du « féroce86 », éloigne sans la nier la menace d’un despotisme auquel les femmes seraient doublement sensibles, elles qui conjuguent la prédestination amoureuse et la dissection apathique de leurs propres actes.
Staël n’a donc d’autre choix, une fois prouvé le possible aveuglement de la figure qui unit « une âme sauvage et un esprit cultivé87 », que d’inventer, pour ses propres analyses, une voix insoupçonnable. Cette neutralité devra avoir traversé l’expérience de l’aliénation, tout en n’en conservant qu’une trace muette, substrat sensible offert au déploiement de la pensée. L’exigence, contradictoire, dessine une double piste : qui, mieux qu’une femme, saura restituer les puissances obscures de la férocité ? Et qui, mieux qu’une femme qui ne l’est plus, saura a posteriori en analyser les ressorts ? Apparemment paradoxales, ces deux questions désignent en réalité la tribune neutre sur laquelle Staël se métamorphose, pour réussir l’audace de son exploration, en femme eunuque. Tout, en elle, se souvient du féminin sans pour autant lui appartenir désormais. Cette identité sourde, entre présence et absence, explique le choix, récurrent sous sa plume, d’insister sur la nullité des femmes, à la fois sociale, philosophique et politique : « […] Sensibles et mobiles, écrit-elle, [elles] donneront toujours l’exemple de cette bizarre union de l’erreur et de la vérité88 ». Ce constat d’impuissance, fondé sur l’étrange conviction que la « femme n’aurait jamais le calme et la force de tête qui […] caractérisent89 » les hommes célèbres, va jusqu’au désir de voir l’existence féminine renoncer, idéalement, à toute ambition comme à toute extériorité :
Enfin, avant d’entrer dans cette carrière de gloire, soit que le trône des Césars, ou les couronnes du génie littéraire en soient le but, les femmes doivent penser que, pour la gloire même, il faut renoncer au bonheur et au repos de la destinée de leur sexe, et qu’il est dans cette carrière bien peu de sorts qui puissent valoir la plus obscure vie d’une femme aimée et d’une mère heureuse90.
Invraisemblable sous la plume d’un auteur féminin, une condamnation aussi virulente désexualise de facto la voix qui la prononce. Comment une femme pourrait-elle minorer elle-même sa tribune et son influence ? C’est pourtant là, Staël le pressent, la recette originale de la médiation. Rappelée avec force dans Des Circonstances actuelles, l’inquiétante étrangeté de la femme, « inconnue à ceux qui la jugent, soupçonnée d’être partout d’autant plus qu’on ne peut la trouver nulle part, […] assez célèbre pour faire peur, et n’ayant aucun moyen de défense, redoutée comme un homme, inutile comme une femme91 », garantit au sujet staëlien, contre tous les despotismes, sa force inassignable.