Je remercie Thierry Bornand pour ses commentaires et suggestions.
L’un des passages les plus connus et les plus souvent cités des Considérations sur la révolution française de Germaine de Staël est la description de l’apparition soudaine, à la veille du 18 Brumaire, du nom de Bonaparte, qui monopolise toutes les conversations, alors qu’auparavant on ne parlait que d’acteurs institutionnels :
C’étoit la première fois, depuis la révolution, qu’on entendoit un nom propre dans toutes les bouches. Jusqu’alors on disoit : L’assemblée constituante a fait telle chose, le peuple, la convention ; maintenant on ne parloit plus que de cet homme qui devoit se mettre à la place de tous, et rendre l’espèce humaine anonyme, en accaparant la célébrité pour lui seul, et en empêchant tout être existant de pouvoir jamais en acquérir1.
L’interprétation qu’on donne généralement de cette formule est qu’elle marque la transition, entrevue pour la première fois par l’auteur au tournant de 1799, entre un gouvernement anonyme des institutions et un régime de pouvoir personnel ; la réitération du « nom propre » du général victorieux anticipe la trajectoire du futur Consulat, destiné à échapper aux contraintes constitutionnelles pour se transformer en despotisme. Il s’agit d’une lecture tout à fait plausible, qui correspond probablement aux intentions de Staël au moment de la rédaction du texte. Cependant, l’on sait que le rapport que l’écrivaine entretient avec la question du pouvoir personnel est assez complexe : cette complexité ne concerne pas simplement l’ambiguïté bien connue de ses relations avec Bonaparte, mais traverse toute sa réflexion politique à partir du début de la révolution.
Une mutation du despotisme
L’expérience révolutionnaire conduit en fait à une profonde transformation de l’image du despotisme qui avait dominé les débats politiques au XVIIIe siècle. Une longue tradition, de la littérature classique romaine à Jean-Jacques Rousseau en passant par Étienne de la Boétie, avait toujours identifié le despotisme grâce à un critère décisif : la soumission des citoyens, et de l’État dans son ensemble, à la volonté arbitraire d’une ou de plusieurs personnes plutôt qu’à l’autorité impersonnelle de la loi2. Dans les systèmes politiques républicains, comme dans les monarchies, le despotisme arrivait par une restriction progressive de la sphère du pouvoir, qui se trouvait « resserré » (le terme est de Rousseau) dans les mains d’un nombre réduit de gouvernants, voire d’une seule personne, agissant hors des contraintes de la législation ou de la constitution3. Tous les autres traits typiques du despotisme décrits par Montesquieu dans De l’esprit des lois, (corruption, décadence, crainte, etc.) n’étaient que les conséquences de cette substitution d’une volonté arbitraire particulière à la règle générale de la loi. Même la militarisation du pouvoir par la création d’empires conquérants – l’une des grandes hantises des intellectuels des Lumières – n’était qu’un instrument, à savoir l’usage de la force contre la loi pour imposer une autorité illégitime.
Marquée par ces convictions, mais aussi par sa longue exposition à l’absolutisme, la France révolutionnaire manifeste, selon Staël, une invincible hostilité à l’égard de toute forme de distinction personnelle, perçue par l’opinion populaire comme la marque d’une ambition tyrannique. Cette méfiance fait fatalement obstacle à la transition de la monarchie absolue vers la monarchie constitutionnelle, en associant la personne de Louis XVI (pourtant peu crédible dans le rôle de monarque absolu) à l’image d’un pouvoir naturellement despotique. Mais elle finit aussi par délégitimer des figures consacrées par la tradition républicaine, tels les législateurs et les commandants militaires généreusement dédiés au service de la nation – selon le modèle de Cincinnatus ou de George Washington – qui deviennent eux aussi l’objet de soupçons et d’accusations.
Inspirée par des principes philosophiques plutôt que par des objectifs concrets, la révolution prend la forme d’un processus sans sujet, dans lequel les acteurs humains sont subordonnés à des principes abstraits. Même les chefs notoires des différentes factions apparaissent aux yeux de Staël comme des pions interchangeables, incapables de marquer le processus politique par une contribution individuelle originale et inspiratrice. Le gouvernement terroriste, tout comme la guillotine, est une machine qui fonctionne sans la présence visible de la main de l’homme, mais par la force seule des idées. L’exemple de Robespierre, en particulier, montre à quel point aucune personnalité ne peut se distinguer des comités révolutionnaires, ni s’opposer à l’assemblée, sans être écrasée :
Les dogmes politiques, si ce nom peut convenir à de tels égarements, régnoient alors et non les hommes. On vouloit quelque chose d’abstrait dans l’autorité, pour que tout le monde fût censé y avoir part. Robespierre avoit acquis la réputation d’une haute vertu démocratique ; on le croioit incapable d’une vue personnelle : dès qu’on l’en soupçonna, sa puissance fut ébranlée4.
Le régime terroriste inaugure ainsi une nouvelle forme de despotisme, qui ne peut plus être identifié avec le pouvoir d’une ou de plusieurs personnes. Certes, le Comité de Salut public est bien composé d’une poignée d’individus, mais ils apparaissent comme dénués de volonté propre, simples exécuteurs soumis à l’empire sans visage de l’idéologie démocratique. La longue période d’incertitude qui fait suite aux événements de Thermidor, là où l’on s’interroge, partout en Europe, sur l’identité du nouveau régime, montre à quel point le pouvoir révolutionnaire semble détaché du destin des individus qui l’ont incarné.
Représentation et personnalisation
Le rejet radical par les révolutionnaires de toute personnalisation de l’autorité s’étend aussi aux représentants désignés par le peuple pour exercer la souveraineté. Ces derniers, malgré la légitimité de leur mandat, sont contraints de faire oublier leur individualité en s’effaçant derrière le masque de leur fonction. Sans vouloir aborder ici les tensions entre les aspirations à la démocratie directe et la pratique représentative, qui ont caractérisé l’expérience jacobine5, cet effacement des représentants s’oppose directement à la vision que Jacques Necker a développée tout au long de sa carrière ministérielle. À partir de sa réflexion de 1776 sur les Assemblées provinciales, Necker souligne en effet les avantages d’une personnalisation de la gouvernance, d’une préférence donnée, dans l’exercice du pouvoir, à « ceux qu’on connoit et qu’on a connus » : visibilité et transparence des administrations, rapprochement et échanges entre électeurs et députés, assomption de responsabilité vis-à-vis du peuple de la part des élus6. La grande attention que le ministre accorde aux réactions de l’opinion publique – illustrée et analysée par les travaux de Léonard Burnand – s’inscrit dans la même perspective qui associe la confiance entre gouvernants et gouvernés – et donc la légitimité du pouvoir – aux mécanismes de la reconnaissance personnelle7.
De son coté, Staël est très sensible aux dégâts que la dépersonnalisation des rapports de pouvoir a provoqués pendant la révolution. La première conséquence négative, déjà mentionnée, est l’impossibilité d’imposer la monarchie constitutionnelle, qui était pourtant le but originel de l’action réformatrice de 1789. La méfiance du peuple à l’égard de toute figure royale et l’assimilation de la royauté à la tyrannie ont forcé les modérés à se tourner vers la plus périlleuse et incertaine alternative républicaine : résultat paradoxal, car les longs siècles de régime monarchique ont créé chez les Français un fort attachement aux formes de la puissance royale. Une autre conséquence, déjà soulignée par l’écrivaine en 1791, est l’absence de dirigeants efficaces et respectés, qui puissent unifier les factions et mener la barque de l’État hors de la tempête révolutionnaire8. L’histoire de la révolution est ainsi marquée par une série de carrières civiles et militaires tronquées ou manquées, de Necker à Mirabeau, de La Fayette à Dumouriez : hommes d’État ou chefs militaires populaires et capables, qui se trouvent pourtant dans l’impossibilité de guider et pacifier la nation, à cause des soupçons qui s’attachent immédiatement à leur action. Après leur disparition, les meneurs jacobins sont condamnés à suivre, sans pouvoir le contrôler, le cours irrésistible des événements9. Quant aux dirigeants thermidoriens, anciens terroristes hantés par leur passé de crimes et trahisons, ils vont chercher tout naturellement le salut dans la responsabilité collective et l’anonymat. Un autre effet, également délétère, du rejet des personnalités émergentes est l’incapacité de la nouvelle république à faire place aux aspirations individuelles, en créant un cadre social aussi frustrant et hostile aux talents que celui qui avait caractérisé l’Ancien Régime. Au lieu d’ouvrir le chemin aux aspirations légitimes du mérite – pour Staël, l’un des facteurs déterminants de la rupture révolutionnaire –, le nouveau système les sacrifie aux diktats de l’égalitarisme et se révèle en définitive aussi paralysant que les anciennes distinctions de caste.
Bien entendu Staël, tout comme Necker, sait bien faire la distinction entre un ministre populaire ou un chef de parti charismatique, qui opère dans le cadre de sa fonction, et un despote : on le voit par exemple dans sa défense du premier ministre anglais William Pitt, qui sera injustement accusé de profiter de la guerre pour altérer la constitution et imposer son pouvoir personnel10. Cependant, cette distinction reste largement théorique ; dans la pratique, même dans les régimes politiques bien établis, il subsiste toujours une tension entre la légitimité qui dérive du consensus populaire, et celle qui découle des procédures institutionnelles. Dans le contexte de 1799, marqué par une grande instabilité et par la menace constante de conspirations, les frontières de la légitimité apparaissaient particulièrement fragiles. Staël elle-même se résigne, à contre-cœur, à justifier au nom du salut de la république les nombreuses dérogations à la constitution dont s’est rendu coupable le régime directorial, jusqu’à l’ultime transgression représentée par le coup de Brumaire11.
Gloire et ambition
La question des usages – bons et mauvais – du prestige et du pouvoir personnels occupe une place importante dans le traité philosophique De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, commencé par Staël après son départ de Paris en septembre 1792, et finalement publié en 179612. En évoquant le contexte émotionnel de la révolution, l’ouvrage analyse plus particulièrement deux passions symétriques et opposées : l’amour de la gloire et l’ambition. Déjà aux XVIIe et XVIIIe siècles, la notion de gloire avait été en France au centre d’une vaste réflexion philosophique : au départ, les débats se concentraient principalement sur la valeur morale des efforts individuels et sur les ambiguïtés de la renommée ; mais graduellement ils s’étaient étendus aux implications sociales et politiques de la réputation dans la cadre de la monarchie absolue13. Dans le contexte postrévolutionnaire, avec la disparition du pouvoir royal, cette thématique était évidemment destinée à apparaître sous une tout autre lumière.
Staël aborde la question pour la première fois en 1789 dans son essai (resté inédit), l’Éloge de Guibert. En commentant la carrière du célèbre stratège militaire le Comte de Guibert – l’un des grands réformateurs de l’armée française sous la monarchie, qui était mort en disgrâce au début de la révolution –, elle interroge la tendance à considérer la gloire, militaire comme civile, comme une valeur du passé. On avait reproché à Guibert d’avoir trop souvent utilisé le terme « gloire » dans son discours d’admission à l’Académie française en 1786. Mais cette « grande idée » était-elle vraiment si dépassée ? Pouvait-on dire que la réputation n’était plus, dans la société moderne, un instrument précieux pour encourager les hommes de talent à servir leur pays14 ?
Dans la première partie de De l’influence des passions, Staël définit l’amour de la gloire comme l’aspiration désintéressée à accomplir des grandes actions au service de l’humanité, ou au moins de son propre pays (encore plus désintéressée dans le cas de la gloire artistique et intellectuelle, le plus souvent posthume). L’amour de la gloire s’oppose ainsi à l’ambition, décrite comme le désir du pouvoir et de tout ce qui l’accompagne : honneurs, offices, richesses et bénéfices. Alors qu’il faut posséder du génie et de la grandeur pour atteindre la gloire, les récompenses de l’ambition sont souvent accessibles aux individus les plus médiocres. L’auteur rappelle que les sociétés fondées sur le rang et les privilèges – comme les monarchies d’Ancien Régime et les républiques aristocratiques – laissaient peu de place au succès individuel15. Les hommes provenant des couches populaires de la société ne pouvaient pas s’élever sans susciter l’indignation de leurs supérieurs et l’envie de leurs égaux ; de même les membres des élites devaient éviter de trop se distinguer pour ne pas offenser leurs pairs. La gloire militaire était au fond la seule forme de renommée tolérée chez les membres des élites aristocratiques mais, à une époque de moins en moins guerrière, les chances de l’obtenir étaient fort réduites.
En principe, l’abolition des privilèges aristocratiques décrétée en France en 1789 aurait dû ouvrir de nouvelles perspectives à la promotion des talents. Cependant un autre facteur était venu remplacer les anciennes barrières de la naissance et du rang : la culture révolutionnaire de l’égalité. La volonté de niveler le plus possible les conditions des citoyens s’opposait désormais aux aspirations de ceux qui cherchaient le succès et la distinction personnels. Cette tendance démocratique à l’égalité se trouvait accentuée par un autre phénomène, créé dans les sociétés modernes par le développement de la liberté de la presse. La surveillance constante des actions des personnalités publiques exercée par les journalistes et les écrivains avait l’effet de détruire, ou du moins de rabaisser, la réputation de tous ceux qui aspiraient à la gloire, en documentant au jour le jour jusqu’à leurs fautes et leurs défauts les plus insignifiants :
…lorsque la liberté de la presse, et, ce qui est plus encore, la multiplicité des journaux rend publiques chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu’il existe dans un tel pays ce qu’on appelle de la gloire ; il y a dans tous les caractères des défauts qui jadis étaient découverts, ou par le flambeau de l’histoire, ou par un petit nombre de philosophes contemporains que le mouvement général n’avait point enivrés. Aujourd’hui celui qui veut se distinguer est en guerre avec l’amour-propre de tous ; on le menace du niveau à chaque pas qui l’élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte d’orgueil actif, destructeur des succès individuels16.
À l’époque présente, comme dans le passé, la gloire était soumise au « joug démocratique » et exposée aux fluctuations de la faveur populaire ; mais l’opinion « éclairée » des Modernes – informée par le flot constant des publications – risquait d’être encore plus fatale aux réputations que le « jugement naïf » de la multitude typique des sociétés moins avancées. C’est seulement à la fin de son chapitre que Staël admet avoir pensé, en l’écrivant, à son père : elle n’a jamais oublié comment le plus haut (et mérité) moment de gloire du ministre pendant l’été de 1789 avait été empoisonné par des attaques féroces dans la presse, et avait été rapidement suivi par le déclin de la faveur populaire à son égard. Ainsi l’exemple de Necker témoigne, de manière conclusive, de l’incapacité des sociétés modernes à accorder à la gloire sa juste place.
Malheureusement, là où la gloire s’impose avec beaucoup de difficulté, mille opportunités s’ouvrent à la passion qui est son reflet négatif, l’ambition. À la différence de la gloire, l’ambition n’est pas soumise à l’approbation de l’opinion publique. L’homme dominé par l’ambition, affirme Staël, est indifférent aux critiques et à toute considération autre que la conquête du pouvoir. Il s’agit d’une personnalité repliée sur elle-même, disposition qui implique (on le verra chez Bonaparte) « un certain mépris pour l’humanité17 ». Bien entendu cette attitude, calculatrice et narcissique se trouve être parfaitement adaptée aux circonstances d’une révolution : d’un coté, le bouleversement et l’absence de règles favorisent les carrières faciles ; de l’autre, l’opinion est réduite au silence et les jugements moraux n’ont plus de place18.
Le Général dans la balance
L’opposition entre gloire et ambition permet de mieux comprendre les oscillations staëliennes à l’égard de la figure de Bonaparte et de la légitimité de son régime. Le général arrive sur la scène publique en 1797, après ses victoires en Italie, plutôt comme un candidat à la gloire, que comme l’ultime incarnation de l’arrivisme typique de la classe politique thermidorienne. Cette gloire, il la tient de ses exploits militaires, pour lesquels le conflit européen a créé des opportunités inespérées : mais ce n’est pas en emphatisant ses conquêtes qu’il choisit de se présenter à la nation. Même dans les écrits succédant à la chute de l’empire, Staël reconnaît sa capacité à faire oublier son identité de militaire – avec tout ce qu’elle a de menaçant pour la liberté – pour parler le langage des institutions civiles, en contraste avec les postures belliqueuses des dirigeants politiques du Directoire :
Il regnoit un ton de modération et de noblesse dans son style, qui faisoit contraste avec l’âpreté révolutionnaire des chefs civils en France. Le guerrier parloit alors en magistrat, tandis que les magistrats s’exprimoient avec la violence militaire19.
On retrouve ce même jugement sous une forme plus immédiate dans une lettre que Staël adresse à Joseph Bonaparte (alors absent de Paris) le 28 décembre 1800, où elle décrit les différentes réactions à l’attentat de la « machine infernale » perpétré contre son frère quelques jours plus tôt. Au général Kellerman, qui l’encourageait à réagir par des mesures fortes, le Premier Consul aurait répondu : « Un général qui a peur est un lâche ; un magistrat qui craint devient un tyran » ; réponse que Staël cite comme preuve de sa « modération » mais aussi, implicitement, de sa volonté de préserver une double identité militaire et civile20.
Cependant, la prise de pouvoir de 1799 (orchestrée, en outre, par les représentants des institutions républicaines plutôt que par les militaires21) a placé Bonaparte devant un choix cornélien entre la vertu et la puissance. Pour choisir la vertu, et donc pour mériter la gloire, il lui faudrait renoncer à ce pouvoir sans contrepoids que la constitution de l’an VIII lui accorde22 ; il faudrait aussi qu’il s’abstienne de recourir au soutien de cette force militaire, qui constitue la garantie ultime de la stabilité de son gouvernement. Il s’agit d’une épreuve de supériorité morale à laquelle le Premier Consul échoue clairement, en endossant son pouvoir sans bornes et en faisant ainsi incliner la balance du coté de l’ambition. Le héros, sauveur de la patrie sur qui, dans un moment magique d’illusion, on avait suspendu le jugement, révèle sa nature d’archi-arriviste, guidée par une convoitise démesurée23. Là où l’ambition rendait les chefs révolutionnaires indifférents à l’opinion des autres, Bonaparte les surpasse par une absence apparente d’émotions et de sentiments qui fait de lui un être « sans pareil », à la limite de l’humain :
J’avois vu des hommes très dignes de respect ; j’avois vu aussi des hommes féroces : il n’y avoit rien dans l’impression que Bonaparte produisit sur moi qui pût me rappeler ni les uns ni les autres… Son caractère ne pouvoit être défini par les mots dont nous avons la coutume de nous servir ; il n’étoit ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus 24.
Peu importe au fond si la cause de cette évolution repose dans la nature du personnage ou dans la force des circonstances. Encore une fois, la vraie gloire s’avère être hors de portée de la société postrévolutionnaire, qui préfère la soumission au pouvoir plutôt que la reconnaissance de la vertu. Le despote moderne, utilitariste et calculateur, peint par Benjamin Constant dans De l’Esprit de conquête25, trouve ainsi ses racines dans cette montée de l’ambition instrumentale, qui triomphe sur les qualités traditionnellement associées à la réputation individuelle.
La Grande Nation
Le cas de Bonaparte ne permet pas cependant de liquider une fois pour toutes la question de la distinction personnelle, sous prétexte qu’elle conduirait nécessairement à la tyrannie. Le dérapage despotique de son régime montre au contraire qu’à l’époque moderne, tout comme dans le passé, il y a un choix à faire entre le respect des règles et leur violation, entre la liberté et la servitude. Le fait que le Premier Consul ait finalement choisi l’arbitraire n’autorise pas la condamnation a priori de toute personnalité émergente.
Le projet d’un gouvernement représentatif fondé sur le mérite et la promotion des talents, sur l’égalité des opportunités plutôt que sur celle des fortunes, reste en fait au centre de la réflexion politique de Staël jusqu’à la fin de sa vie. Les vicissitudes historiques qui mènent de la république à l’empire, et de l’empire à la monarchie restaurée, ne changent pas les convictions exprimées dans ses écrits de 1795-1800 : une société fondée sur l’égalité des droits – peu importe s’il s’agit d’une république ou d’une monarchie constitutionnelle – doit être guidée par une classe d’individus supérieurs par leurs capacités, compétences et réputations. Par contraste avec l’idéal jacobin de l’égalitarisme démocratique, il s’agit d’extraire « d’une immense nation », par un système d’élection-sélection, des hommes excellents, aptes à l’améliorer et à l’illustrer. Ce régime électif et méritocratique représente pour l’écrivaine le véritable héritage de 1789 ; il s’agit d’un modèle destiné à s’affirmer dans le long terme, car il correspond aux aspirations durables de la majorité des citoyens des nations modernes : la prospérité et la sécurité, mais aussi la reconnaissance et la promotion sociale.
Ce modèle s’impose plus particulièrement dans le cas de la France : dans ce pays, à cause de son passé et de ses traditions, aucun régime ne pourra en effet s’établir durablement, s’il ne parvient pas à rivaliser avec la grandeur de l’ancienne monarchie. Il ne s’agit évidemment pas d’imiter les fastes et les vaines pompes de la royauté, mais plutôt de faire briller la nation par l’éclat de ses réalisations littéraires et artistiques, et par la qualité de ses débats publics. Pour pouvoir « constituer une grande nation avec de l’ordre et de la liberté », il faut :
…réunir ainsi la splendeur des beaux arts, des sciences et des lettres, tant vantée dans les monarchies, avec l’indépendance des républiques ; il faudrait créer un gouvernement qui donnât de l’émulation au génie, et mît un frein aux passions factieuses ; un gouvernement qui pût offrir à un grand homme un but digne de lui, et décourager l’ambition de l’usurpateur26.
Certes, dans la modernité dominée par la diffusion rapide et superficielle de l’information, la vraie gloire sera plus souvent remplacée par son avatar éphémère, la célébrité 27. Mais ce que la modernité ne peut pas atteindre en profondeur, elle peut le compenser par la pluralité des talents et la variété de leurs performances ; c’est en encourageant l’émulation, en multipliant les champs de l’excellence, que les limites de la réputation moderne peuvent être dépassées.
Dans un des chapitres conclusifs de De la littérature, écrit quand elle espère encore que Bonaparte puisse se reconnaître dans son projet d’une nouvelle république, Staël décrit ainsi la dynamique de l’émulation :
Mais, dira-t-on, ce qu’on doit craindre avant tout dans une république, c’est l’enthousiasme pour un homme. Rien n’est moins philosophique, c’est à dire rien ne conduira moins au bonheur, que ce système jaloux qui voudrait ôter aux nations leur rang dans l’histoire, en nivelant la réputation des hommes. On doit propager par tous les efforts l’éducation générale ; mais à coté du grand intérêt de l’avancement des Lumières, il faut laisser le but de la gloire individuelle. La république doit donner beaucoup plus d’essor que tout autre gouvernement à ce mobile d’émulation ; elle s’enrichit des travaux multiples qu’il inspire. Un petit nombre d’hommes arrivent au terme : mais tous l’espèrent ; et si la renommée ne couronne que le succès, les essais mêmes ont souvent une obscure utilité28.
Si l’on doit croire au témoignage de Joseph Bonaparte, le Premier Consul aurait seulement feuilleté ces pages. Mais si par hasard il lui était arrivé de les lire, il aurait eu raison de se méfier. Dans le tableau idéal que l’auteur dresse de la France future, l’émulation des talents politiques comme artistiques, est en fait présentée comme le rempart le plus solide contre la tyrannie.
Il faut, pour le bonheur du genre humain, que les grands hommes chargés de sa destinée possèdent presque également un certain nombre de qualités très différentes ; un seul genre de supériorité ne suffit pas pour captiver les diverses classes d’opinions et d’estime ; un seul genre de supériorité ne personnifie point assez, si je puis m’exprimer ainsi, l’idée qu’on aime se faire d’un homme célèbre29.
Alors que la société moderne est condamnée (comme l’écrivaine elle-même30) à la célébrité, plutôt qu’à la gloire, cette célébrité aura désormais de la peine à trouver des monopolisateurs.