« La bile rend colère et malade ; mais sans la bile, l’homme ne saurait vivre ».
Voltaire, Zadig.
C’est tout à la fois un euphémisme et une évidence d’affirmer que Staël ne figure pas, a priori, parmi les grandes admiratrices de Voltaire. Ses réquisitoires, restés célèbres dans l’histoire littéraire, ont au contraire définitivement associé l’auteur de Candide à une écriture inhumaine à force d’insensibilité. La troisième partie de De l’Allemagne, consacrée à « La philosophie et la morale », condamne avec des mots particulièrement sévères le détachement, voire l’agressivité d’une œuvre avant tout inspirée par l’amertume et le cynisme :
Il prit une humeur singulière contre les causes finales, l’optimisme, le libre-arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui relèvent la dignité de l’homme, et il fit Candide, cet ouvrage d’une gaieté infernale, car il semble écrit par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun2.
Voltaire, sous la plume de Staël, emblématise ainsi les dangers de l’agressivité sur la scène littéraire : l’attaque, mais aussi la moquerie décharnent le texte et le privent de cette sympathie constitutive, pour Staël, des prérogatives anthropologiques qui incombent à la littérature après l’épreuve de la Révolution3. Impossible, en d’autres termes, de trouver un univers davantage éloigné que celui de Voltaire de l’idéal esthétique, mais aussi éthique que Staël théorise au moment 1800. Ses mots, malgré leur virulence, orientent alors le nouvel ordre du temps et la diatribe contre Candide, dans De l’Allemagne, se métamorphose très vite en un stéréotype qui détermine pour une large part la réception de Voltaire au XIXe siècle4 : grimaçant, glacé et figé en un « hideux sourire » qui hante les cauchemars de Musset5, Voltaire ne se contente pas d’incarner, pour l’éternité, le rictus infernal de la moquerie. Il devient surtout le modèle de l’écriture assassine, immorale et caustique qui réduit l’existence à la matière et vide le monde de toute profondeur métaphysique : le fameux « persiflage introduit en France par un certain genre de philosophie6 », pour reprendre la formule de De l’Allemagne et qui permet à Staël d’anathématiser, outre l’ironie voltairienne, « cette sorte de scepticisme moqueur dont la base est la métaphysique, [et] qui attribue toutes nos idées à nos sensations7 ». Le style offensif – la polémique désigne en effet une « querelle » dans le Dictionnaire de l’Académie en 1762 et « un écrit où l’on entreprend la défense ou la censure de quelque opinion » dans l’Encyclopédie – représente donc moins une discordance ou une violence purement rhétoriques, que le symptôme de cette pensée asséchante dont le « matérialisme8 », en 1810, est désormais le nom. L’avènement de l’Empire, inscrivant l’égoïsme et le cynisme à l’ordre du jour, consomme ainsi le divorce entre Staël et la littérature polémique : à l’aube du XIXe siècle, il faut oublier Voltaire, sa plume belliqueuse et avec lui cette « philosophie française » dont Bertrand Binoche rappelle qu’elle encombre alors dangereusement les mémoires et problématise plus que jamais la négociation de l’héritage révolutionnaire9.
Plusieurs indices pourtant, à y regarder de plus près, fragilisent cette interprétation et invitent peut-être à la nuancer. Et si Staël entretenait des relations plus complexes et avec Voltaire, et avec l’écriture polémique ? En témoigne d’abord la place paradoxalement très importante qu’occupe l’auteur de Candide dans l’œuvre staëlienne : loin de se réduire en effet aux célèbres pages de De l’Allemagne qui condamnent « le rire sardonique10 » surgissant au milieu des ruines de Lisbonne, la présence de Voltaire jalonne en réalité l’intégralité de son corpus. De l’Essai sur les fictions qui, pensant l’imagination moderne, utilise Micromégas pour minorer les « allégories qui n’ont pour but que de mêler la plaisanterie aux idées philosophiques11 » à De la littérature définissant sa trajectoire comme « le chef-d’œuvre de la société, des beaux-arts, de la civilisation monarchique12 », Voltaire rayonne bien au-delà du réquisitoire indigné de De l’Allemagne. Il s’impose même comme une référence lancinante sous la plume de Staël, au point que tous les registres de son écriture, y compris le comique, sollicitent sa renommée : le personnage de La Morlière, héros de la courte pièce intitulée Le Mannequin et qui, comme beaucoup de Français émigrés en Allemagne, idéalise avec nostalgie les modèles de l’aristocratie, choisit Voltaire comme étalon du bel esprit13. Ces exemples, pourrait-on objecter, dessinent toutefois une cohérence malgré leur hétérogénéité : la référence voltairienne y reste toujours péjorative, qu’il s’agisse de l’identifier au système de la Cour ou au modèle culturel élitiste de l’Ancien Régime, ces « convenances légères en apparence, et despotiques dans le fond14 » dont De l’Allemagne, sous le concept d’« esprit français15 », dénonce l’arbitraire et la violence. Il n’empêche : pourquoi Staël mobilise-t-elle autant une figure aussi régulièrement désapprouvée ?
La question se complique encore à la lecture de l’opus politique staëlien : Voltaire non seulement y apparaît de manière ininterrompue, des Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français en passant par Des Circonstances actuelles et jusqu’aux Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, mais il y apparaît surtout sous un jour profondément ambivalent. Il fonctionne d’abord comme une référence solidaire sous la plume de Staël, qui fait alors corps avec sa source. C’est le cas au moment d’évoquer « les républicains », au chapitre II des Circonstances actuelles :
Des rêveurs politiques peuvent croire que la Constitution de 1793 est bonne, que la loi agraire, que toutes les chimères de la métaphysique abstraite sont applicables à l’ordre social ; de tels hommes, s’ils sont de bonne foi dans cette opinion, doivent encore obtenir non du crédit, mais de l’estime16.
Elle ajoute alors :
Ils n’ont pas mérité qu’on leur associe […] ces hommes que Voltaire a peints dans le récit du tremblement de terre de Lisbonne, volant sur les décombres, assassinant à côté des abîmes, appelant par leurs vœux le plus grand fléau de la nature, dans l’espoir de dérober quelques débris des ruines de leur patrie17.
Candide, ici, nourrit objectivement l’imaginaire staëlien. Il ne représente pas un contre-modèle, mais une lecture dont Staël s’est au contraire suffisamment imprégnée pour y trouver le miroir de ses propres valeurs, en l’occurrence le rejet de « ces atroces calculateurs spéculant sur les misères humaines18 » qu’elle partage avec Voltaire et qui crée une réelle analogie entre les profiteurs de Lisbonne et ceux de la Terreur. À cette résonance morale s’ajoute, non moins troublante, une lecture singulièrement positive de Voltaire dans le volet politique de son corpus : là où De la littérature et plus encore De l’Allemagne insistent sur l’inhumanité de la « plaisanterie19 » dont Voltaire aurait fait son arme, Des Circonstances actuelles valorise au contraire, et à plusieurs reprises, la portée philosophique d’une œuvre aussi capitale que celle de Rousseau dans la fermentation qui prépare l’avènement de la liberté :
Un homme, le chancelier Bacon, avait approché de cette science comme de toutes les autres parce que cet homme pensait au-delà des siècles, mais la mode qui est l’opinion publique d’une certaine classe, mais l’enthousiasme qui est la conviction du peuple, n’avaient point, comme après les écrits de J.-J. Rousseau et de Voltaire, excité toutes les âmes à l’amour de la liberté, tous les esprits à la méditation des moyens de l’établir20.
Staël procède par conséquent ici à une double valorisation de Voltaire : elle l’inscrit de plein droit dans l’héritage idéologique qui a permis la Révolution et qui doit désormais la rendre possible ou institutionnellement juste – « Ce sont les philosophes qui ont fait la Révolution, ce sont eux qui la termineront21 », rappelle Des Circonstances actuelles –, mais elle désarme encore, en proposant une définition ainsi extensive des Lumières, la distinction pourtant traditionnellement marquée sous sa plume entre Voltaire et Rousseau. C’est De la littérature, et notamment le chapitre XX chargé de dresser le bilan du « dix-huitième siècle jusqu’en 1789 », qui en explicite les enjeux deux ans plus tard :
Rousseau, portant dans son sein une âme souffrante, que l’injustice, l’ingratitude, les stupides mépris des hommes indifférents et légers avaient longtemps déchirée ; Rousseau, fatigué de l’ordre social, pouvait recourir aux idées purement naturelles. Mais la destinée de Voltaire était le chef-d’œuvre de la société, des beaux-arts, de la civilisation monarchique : il devait craindre même de renverser ce qu’il attaquait22.
À l’âme libre de celui qui a rompu avec les institutions, Staël oppose alors la stratégie nécessairement compromise de l’homme du monde : dût-il en dénoncer les travers, ce dernier, appartenant à la même arène, n’en partage pas moins les rites et les valeurs. Voltaire donc a beau railler, « il aimait les grands seigneurs, il aimait les rois23 » et cette proximité, même si elle reste postulée24, fragilise de facto la tribune libre et la parole critique dont il se réclame. Cette différence entre Voltaire et Rousseau ne représente cependant qu’une étape ponctuelle de l’analyse staëlienne : elle n’existe pas dans Des Circonstances actuelles et disparaît aussi des Considérations, ultime opus et testament staëliens. Comment comprendre cette singularité ? Pourquoi, en d’autres termes, l’écriture politique propose-t-elle une interprétation différente, et surtout positive, de l’œuvre de Voltaire ?
Cette discordance exige, pour commencer, de rouvrir le dossier des relations entre ces deux figures : la complexité des interprétations staëliennes, jointe à leur récurrence, invalide de fait deux postulats solidement ancrés dans l’histoire littéraire et la tradition critique. Le premier concerne l’antagonisme marqué, voire irréconciliable qui opposerait Staël et Voltaire : tout les éloignerait a priori et la rareté des études consacrées aux possibles passerelles entre leurs univers, exception faite de l’article d’Edward Ousselin25, atteste que le débat semble définitivement tranché : « L’auteur des Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau serait irrémédiablement rousseauiste26 », précise E. Ousselin, allant jusqu’à évoquer l’« antipathie [de Staël] envers les goûts artistiques et politiques de Voltaire27 ». Fort de ce constat d’idéologies et d’esthétiques incompatibles, le champ de recherche se restreint dès lors aux possibles affinités biographiques ou plus précisément personnelles entre deux trajectoires qui partagent, en réalité, plusieurs choix décisifs : c’est l’axe privilégié par E. Ousselin. Mettant en lumière une commune « conscience politique et morale28 » qui assigne et à Voltaire et à Staël le rôle d’opposant, il envisage, non sans intérêt, une proximité à la fois circonstancielle – l’exilé de Ferney et la proscrite de Coppet paient tous deux le prix fort de leur désobéissance au despotisme – et philosophique entre deux pensées de la différence :
Passons donc à la démarche politique et littéraire qui réunit Voltaire et Germaine de Staël : l’étude apparemment neutre et désintéressée d’un pays voisin mais relativement peu connu en France. […] Ainsi que l’avait fait Voltaire, Staël se servit au début du dix-neuvième siècle d’une culture étrangère idéalisée pour critiquer indirectement la situation politique de son propre pays […]29.
L’admiration commune pour la liberté politique anglaise nourrit en effet plus profondément, chez Voltaire comme chez Staël, une appartenance critique à la France : décentralisée au profit d’une échelle comparative qui relativise de facto sa prééminence et ses modèles culturels, cette dernière entre dans un jeu de miroirs qui redéfinit, de manière dialectique, et son système politique et les valeurs esthétiques qui lui sont associées. Cette analyse, stimulante et qui a pour premier mérite de dépasser l’hypothèse d’un clivage insurmontable entre Staël et Voltaire30, en reste pourtant à la divergence fondamentale de leurs écritures : si E. Ousselin évoque en conclusion, dans l’œuvre staëlienne, la présence « d[e] techniques littéraires et polémiques31 » initiées par Voltaire, ces stratégies rhétoriques et leurs usages ne font l’objet d’aucune analyse approfondie tant « il est certain qu’entre ces deux auteurs les divergences ne manquent pas sur le plan esthétique32 ».
Or c’est là précisément l’autre angle sous lequel il faut réenvisager leurs relations. L’hypothèse de la différence, voire de l’incompatibilité de leurs corpus ne se contente pas en effet de figer, voire d’essentialiser les enjeux de la présence de Voltaire sous la plume de Staël33 : elle estompe également son caractère évolutif, passant aussi sous silence, du même geste, la complexité des usages de la polémique. Staël la refuse-t-elle réellement ? Et Voltaire incarne-t-il, dans son œuvre, le simple repoussoir d’une écriture devenue inhumaine parce qu’elle a renoncé à la sympathie ? Force est de constater, à la lecture du massif staëlien, que la réponse à ces questions se révèle plus complexe qu’il n’y paraît : Voltaire, d’abord, inspire paradoxalement à Staël les pages sans doute parmi les plus critiques et les plus polémiques de son œuvre. Le chap. IV de la 3e partie de De l’Allemagne, « Du persiflage introduit par un certain genre de philosophie » brûle en effet d’une verve acide, aux limites du sarcasme, quand elle ne se transforme pas en sentence implacable : « Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentait et pensait dans le rôle d’un autre, il était admirable ; mais quand il reste dans le sien propre, il est persifleur et cynique34. »
Cette virulence rare, traditionnellement concentrée sur la seule figure de Bonaparte et qui plus est circonscrite dans la version inachevée des Dix années d’exil35, s’écarte du code éthique qui a toujours guidé Staël dans son refus de s’aventurer, même fugitivement, dans l’arène polémique36. Il n’en va pas seulement chez elle de la féminité, synonyme de vulnérabilité dès lors que l’ordre social, hostile à la notoriété féminine, condamne même les plus audacieuses à la discrétion et au silence – « L’aspect de la malveillance fait trembler les femmes, quelque distinguées qu’elles soient37 », rappelle De la littérature – : il en va surtout d’une morale, fondamentalement généreuse tant il importe, pour Staël, d’appliquer dans la vie privée comme dans les affaires publiques la magnifique devise livrée dans les « Quelques réflexions sur le but moral de Delphine » :
C’est donc dans la bonté et la générosité, dans ces deux qualités qui se tiennent par les plus nobles liens et dont chacune est le complément de l’autre, que consiste la véritable moralité des actions humaines, savoir résister aux forts et protéger les faibles. Parcere subjectis et debellare superbos. Ces anciens mots renferment tout ce qu’il y a de divin dans le cœur de l’homme38.
« Savoir résister aux forts et protéger les faibles » : aucun doute qu’au moment de la chute de l’Empire, et alors qu’un torrent de malveillance s’abat soudain sur la figure de l’ogre affaibli, Staël s’en souvient et livre un tableau aussi respectueux qu’empathique de l’homme Napoléon39. Cette générosité, pourtant, achève encore de problématiser la polémique engagée contre Candide dans De l’Allemagne : pourquoi Staël, capable d’épargner la malveillance même à son persécuteur, n’en protège-t-elle pas le grand auteur français, mort depuis près de cinquante ans et qui, s’il fut l’un des proches amis de sa mère, n’en mérite pas pour autant le terrible réquisitoire dont ses contes font l’objet ?
C’est ici que la question politique entre en jeu. Elle n’a pas échappé à Ayse Yuva qui, analysant les relations pour le moins problématiques entre le Groupe de Coppet et la philosophie française – B. Binoche parle quant à lui de « Lumières refoulées40 » pour cet héritage impossible en 1810 –, souligne le travail d’« historicisation de l’ironie et de la plaisanterie41 » auquel procèdent ses principaux représentants, à commencer par Staël et Constant. La relation aux grandes figures des Lumières, et notamment à Voltaire dès lors que ce dernier mobilise une esthétique particulièrement offensive, ne saurait en effet se comprendre, chez eux, hors d’une perspective à la fois idéologique et concrète : « l’efficace » redéfinit donc à Coppet la philosophie comme « défense de son rôle pratique42 », par opposition aux spéculations purement métaphysiques qui dissocient la pensée de l’actualité et de la sphère collective43. Impossible en d’autres termes, au lendemain de la Révolution, d’envisager une philosophie qui n’agisse pas directement sur l’espace public. Or cette conception n’a malheureusement qu’un temps sous la plume de Staël, comme sous celle de Constant : l’avènement de l’Empire en pervertit en effet les enjeux et l’égoïsme à l’ordre du jour, ne visant que la satisfaction des calculs personnels, réduit bientôt l’utilitarisme à n’être plus qu’un affreux synonyme du machiavélisme. « Le terme d’utilité est donc réinterprété dans le sens d’un calcul égoïste de l’intérêt44 », précise encore A. Yuva. Ainsi s’éclairent la différence entre De la littérature et De l’Allemagne et plus précisément l’historicisation à l’œuvre des concepts et des instruments de pensée que Staël y analyse : les ressorts pertinents sous le Directoire se révèlent désormais particulièrement redoutables en 1810 et le changement de contexte, outre qu’il trahit les aspirations à la liberté, bouleverse également les paradigmes intellectuels. Les Lumières françaises, explicitement présentées comme un modèle et un remède en 1795, se voient ainsi occultées45 en 1810 au profit du XVIIe siècle, seule référence qui vaille alors puisqu’elle échappe au règne du matérialisme et du cynisme : « Descartes, Pascal et Malebranche ont beaucoup plus de rapports avec les philosophes allemands que les écrivains du dix-huitième siècle46 », lit-on dans De l’Allemagne.
Ces analyses, principalement menées par B. Binoche et A. Yuva, aident par conséquent à mieux cerner la place et la fonction de l’écriture polémique dans l’œuvre de Staël. Loin de faire l’objet d’une réprobation systématique, la polémique – principalement déclinée en « persiflage » et en « plaisanterie », soit les grandes modalités de l’attaque – y devient potentiellement positive dès lors qu’elle sert la liberté et l’essor de la pensée. À l’approche essentialiste ou morale de ses modalités, il convient donc de substituer une approche historiciste, voire sociologique : seul le contexte détermine la légitimité ou le bien-fondé de l’écriture polémique. Dépourvue en soi de valeurs, elle échappe en réalité à la liste des ressources passionnelles systématiquement condamnées par Staël et dont le refus définit, pour elle, l’ethos du bon écrivain. Si attaquer son ennemi relève toujours, à ce titre, de la vengeance et de la lâcheté, la polémique, en revanche, se révèle quelquefois utile et nécessaire. Voltaire acquiert dès lors une nouvelle dimension dans cette perspective. Il apparaît moins comme le perpétuel grimaceur qui aurait succombé par nature au cynisme, que comme le fruit habile de son époque. C’est le sens de la réhabilitation dont il fait l’objet au chapitre II des Considérations :
Je ne prétends point ainsi justifier Voltaire, ni ceux des écrivains de son temps qui ont marché sur ses traces, mais il faut avouer que les caractères irritables, et tous les hommes à talent le sont, éprouvent presque toujours le besoin d’attaquer le plus fort. C’est à cela qu’on peut reconnaître l’impulsion naturelle du sang et de la verve. Nous n’avons senti pendant la Révolution que le mal de l’incrédulité et de l’atroce violence avec laquelle on voulait la propager. Mais les mêmes sentiments généreux, qui faisaient détester la proscription du clergé vers la fin du XVIIIe siècle, inspiraient cinquante ans plus tôt la haine de son intolérance. Il faut juger les actions et les écrits d’après leur date47.
Ce retour à Voltaire, au moment où s’achèvent et la vie et la carrière staëliennes, éclairent la place singulière qu’il revêt sous la plume de Staël : loin de se limiter à l’adversaire moral de De l’Allemagne, l’auteur de Candide représente au contraire une figure avec laquelle, d’un bout à l’autre de son œuvre, Staël ne cesse jamais de dialoguer. Elle pense avec Voltaire. Plus encore, Voltaire lui permet de théoriser, au-delà de la polémique, la notion même d’engagement. Que recouvre ce concept ? Un tempérament, répondent déjà les Considérations, qui livrent ici une lecture empathique de Voltaire sur laquelle il faudrait revenir car elle n’est pas notre objet ici. Mais la compréhension de Staël, qui associe le combat pour la liberté à ce qu’elle nomme « les caractères irritables » par contraste avec « l’enfer des tièdes48 », naît incontestablement d’une proximité morale, voire humorale qu’elle ne peut qu’éprouver à la lecture du grand mélancolique qu’est Voltaire49. De nombreuses passerelles restent donc à mettre au jour entre leurs œuvres : de la valorisation de la perte à l’héroïsation du juste persécuté – Zadig semble tout autant le cousin de Delphine que celui de la Justine de Sade50 –, en passant par le rejet de la métaphysique spéculative en 1800, les affinités intellectuelles et morales ne manquent pas entre eux, au-delà même des circonstances biographiques déjà susceptibles de les rapprocher51.
L’engagement, pourtant, ne se limite pas à une constitution, fût-elle passionnée : il détermine aussi un « art d’écrire52 », pour reprendre la formule de Leo Strauss, autrement dit un registre d’expression à la fois conditionné par le régime idéologique dans lequel il s’inscrit et plus encore soucieux d’offrir un moyen d’agir effectivement sur le pouvoir et l’opinion : « Il faut juger les actions et les écrits d’après leur date », rappellent les Considérations. Cette analyse, outre qu’elle offre à Staël l’occasion d’affirmer encore une fois sa conception de la littérature comme science sociale, souligne surtout l’inévitable diversité des contextes d’écriture. Aucune arme littéraire n’a de sens en soi, mais à condition de se révéler efficace. Chaque régime politique exige par conséquent de redéfinir « l’art d’écrire » le mieux à même d’influer sur la scène publique. La deuxième partie de De la littérature en fait explicitement l’une des questions majeures « de l’état actuel » des Lettres en 1800 : « Examinons donc quel style doit convenir à des écrivains philosophes, et chez une nation libre53 ». La polémique voltairienne, ainsi resituée dans le paysage politique coercitif dans lequel elle voit le jour, représente donc moins un choix gratuit, ou un trait d’humeur, que l’adaptation du combat pour la liberté aux obstacles, nombreux, qui se dressent alors devant elle. Et quand règne un monarque absolu, comment mieux s’opposer aux valeurs perverses qui sont la loi du jour qu’en attaquant sous couvert d’ironie ? « La plaisanterie était, du temps de Voltaire, comme les apologues dans l’Orient, une manière allégorique de faire entendre la vérité sous l’empire de l’erreur54 ». Louis XIV, en d’autres termes, n’a que la littérature qu’il mérite : satirique, polémique et railleuse faute de pouvoir formuler face à lui la moindre critique frontale.
Il existe donc pour Staël une polémique vertueuse : juste, mais surtout profonde, à rebours des cruautés de salon puisque le rire et la moquerie, s’ils « croient encore aux sentiments vrais et aux intérêts graves » ne sont « pas dépourv[us] d’une sorte de philosophie55 ». C’est la raison pour laquelle De l’Allemagne, né lui aussi dans un contexte éminemment tyrannique, s’autorise à son tour la polémique : de la préface fielleuse, dans laquelle Staël raille la bêtise aveugle de Savary, auteur de la célèbre lettre « assez curieuse en elle-même56 » exhibée à l’ouverture de son traité, aux critiques de Candide après celle des « étrangers qui veulent imiter l’esprit français57 », les occasions ne manquent pas de déroger à la devise généreuse de Delphine. Mais Staël n’attaque ici que faute d’avoir alors d’autres armes à sa disposition : le régime autoritaire de la librairie, joint au triomphe de la « morale de l’intérêt », ne lui laissent en effet d’autre choix que de dénoncer violemment le danger de cet égoïsme qui pervertit les âmes autant que la nation. Kant lui-même, pourtant présenté comme un emblème de sagesse et de modération, n’hésite pas à recourir à la polémique en temps de crise :
La partie polémique des ouvrages de Kant, celle dans laquelle il attaque la philosophie matérialiste, serait à elle-seule un chef-d’œuvre. Cette philosophie a jeté dans les esprits de si profondes racines, il en est résulté tant d’irréligion et d’égoïsme, qu’on devrait encore regarder comme les bienfaiteurs de leur pays ceux qui n’auraient fait que combattre ce système58 […].
Voltaire n’est donc pas le seul polémiste à se voir ainsi « justifié » sous la plume de Staël. De l’Allemagne en reste cependant, à son sujet, aux postures acrobatiques ou du moins contradictoires : comment comprendre sinon que « l’art d’écrire » en lettres offensives de Kant puisse constituer un instrument légitime dès lors que Candide devient le modèle du texte cruel ? Staël, pressentant sans doute la fragilité de son architecture, réserve alors à Voltaire une place chronologique aussi bâtarde que l’arbre généalogique de Candide. Alors que De l’Allemagne distingue deux XVIIIe siècles ou plus précisément deux « siècles des Lumières » – le vertueux et le perverti, l’éclairé et le fanatique59 –, Voltaire réussit l’exploit d’appartenir aux deux : « les écrits de Voltaire, qui avaient la tolérance pour but, sont inspirés par l’esprit de la première moitié du siècle ; mais sa misérable et vaniteuse religion a flétri la seconde60. »
Difficile de réserver un traitement plus artificiel au maître de la plaisanterie. Il n’empêche : Staël, mal à l’aise lorsqu’il s’agit de situer Voltaire dans l’héritage des Lumières, souligne en réalité l’impossibilité de juger d’une écriture hors du contexte qui seul la légitime. C’est le vrai sens des attaques dont Voltaire fait l’objet sous sa plume : loin d’incarner un modèle à blâmer définitivement, la polémique voltairienne incarne surtout un modèle incompatible avec l’avènement de la liberté61. À peine cette dernière s’éclipse-t-elle en revanche, comme c’est le cas sous le Directoire, que son rire puissant nous manque cruellement : « Qu’il faut un Voltaire après la Saint-Barthélémy révolutionnaire contre l’intolérance politique62 », déplore la note préparatoire consacrée au chapitre « Écrivains ». Les âges obscurs que nous traversons ne peuvent que lui donner raison : encore et toujours, « il faut un Voltaire »…