August Wilhelm Schlegel : Nachricht, das unterdrückte Werk der Frau von Staël betreffend
Die seit langer Zeit mit Ungeduld erwartete Schrift der Frau von Staël über Deutschland war eben im Begriff in Paris die Presse zu verlassen, es war der neu eingerichteten Censur vorgelegt und von ihr gebilligt worden, die beyden ersten Bände waren fertig gedruckt, vom dritten war alles gesetzt und die meisten Bogen waren schon gezogen, als plötzlich auf Befehl des jetzigen Polizeymeisters (Savary) die Druckerey mit Wache besetzt, die ganze sehr starke Auflage aufgehoben und unter Siegel gelegt und die Bekanntmachung untersagt wurde. Man schmeichelte sich anfangs noch mit der Hoffnung, ein solcher Befehl könne nur von einigen über das Buch verbreiteten Gerüchten herrühren, es werde eine zweyte Censur-Commission niedergesetzt werden, und die Schrift werde mit einigen unwesentlichen Abänderungen und Auslassungen noch erscheinen dürfen. Allein auch hiezu ist alle Aussicht verschwunden, und die Unterdrückung einer so wichtigen litterarischen Hervorbringung scheint unwiderruflich zu seyn. Die Ursache bleibt ein Räthsel, da in dem Werke sich durchaus keine Beziehung auf die Zeitbegebenheiten fand, sondern bloß allgemeine Gegenstände nach dem immer gültigen Maßstaabe des Wahren, Guten und Schönen beurtheilt wurden. Alle die, welchen die Verfasserin es mitgetheilt oder die sonst Gelegenheit gehabt hatten es zu lesen, kommen dahin überein, daß noch nie ein so tief eindringender und zugleich so beredter Versuch gemacht worden sey, das Streben des deutschen Geistes dem Auslande bekannt zu machen. Die Vfn. hatte alles aus dem europäischen Gesichtspunkte gefaßt, war aber doch, so weit es der große Umfang des Gegenstandes erlaubte ins einzelne gegangen. Der erste Theil handelte von den Sitten, dem Charakter und dem geselligen Leben der Deutschen, der 2te von der Litteratur u. dem Theater, der 3te von der Philosophie, Naturwissenschaft, Moral und Religion. Wir Deutschen haben den Verlust besonders zu beklagen, denn es konnte nichts erwünschter für uns seyn als an einer in ganz Europa gelesenen und bewunderten Schriftstellerin eine edle und uneigennützige Bundesgenossin des deutschen Verdienstes zu finden. Kein Talent vom ersten Range war mit Stillschweigen übergangen, keine versprechende Richtung übersehen, das Gute und Vortreffliche war mit einsichtsvollem Wohlwollen hervorgehoben. An vergleichenden Blicken auf andre Nationen konnte es nicht fehlen, aber man wird leicht glauben, daß die Vfn., welche selbst die eigenthümlichen Vorzüge des französischen Geistes, schnelle Gegenwart, Klarheit u Gewandtheit, in so hohem Grade besitzt, nicht ungerecht dagegen wird gewesen seyn. Meisterhaft war der Gang der englischen u französischen Philosophie von Bacon an bis auf die Encyklopädisten dargestellt, um die deutschen Schulen, Leibnitz, Kant und unsre neuesten Denker in den gehörigen Gegensatz damit zu stellen, und die ganze Wichtigkeit des dadurch bewirkten Umschwunges in den menschlichen Gedanken anschaulich zu machen. Kurz, wir können dieß in seiner Geburt unterdrückte Werk mit keiner andern Empfindung ankündigen, als wenn eine schätzbare und noch unbenutzte Gabe für jetzt unzugänglich gemacht worden wäre.
August Wilhelm Schlegel : Message relatif à l’œuvre censurée de Mme de Staël
L’œuvre de Mme de Staël portant sur l’Allemagne, longtemps attendue avec impatience, se trouvait sur le point de quitter la calandreuse à Paris. Approuvée par la censure qui avait été nouvellement établie, les deux premiers volumes en étaient déjà imprimés, tout était préparé par un tiers, la plupart des feuilles étaient tirées quand soudain, et sur l’ordre du chef actuel de police (Monsieur Savary), l’imprimerie fut occupée par une garde de police. Par la suite, ce tirage fut entièrement confisqué, placé sous scellés et sa publication interdite. On se consola d’abord avec l’espoir que seules les rumeurs que l’on avait fait circuler au sujet du livre étaient à l’origine de cet ordre et qu’une fois soumise à une deuxième commission de censure, l’œuvre pourrait être publiée sous une forme amendée, ne comportant que des modifications et des omissions insignifiantes. Or, une telle perspective a disparu et l’interdiction de publier une œuvre littéraire d’une si grande importance semble désormais irrévocable. Les causes en restent obscures, notamment parce que, rien dans cette œuvre, ne faisait allusion aux évènements actuels et que tout y était jugé à une échelle toujours valable, à savoir celle du vrai, du bien et du beau. Tous ceux à qui l’auteur avait montré son œuvre, ou qui en connaissaient la plume, se montraient convaincus que, jusqu’à présent, jamais une tentative à la fois plus pertinente et plus éloquente n’avait été faite de montrer à l’étranger les aspirations de l’esprit allemand. L’auteur a tout décrit d’un point de vue européen, mais elle est pourtant entrée dans les détails lorsque la vaste portée de son sujet le permettait. La première partie portait sur les mœurs, le caractère ainsi que la vie, pleine de convivialité, des Allemands. La deuxième traitait de la littérature et du théâtre, la troisième de la philosophie, des sciences naturelles, de la morale ainsi que de la religion. Nous, les Allemands, nous avons particulièrement à déplorer cette perte car rien ne pouvait être plus profitable, pour nous, que de trouver en cette écrivaine, admirée et lue dans toute l’Europe, une camarade si noble et désintéressée quand il s’agit de faire le panégyrique des mérites allemands. Aucun talent de premier rang ne fut passé sous silence, aucun mouvement prometteur ne fut ignoré, la bonté et l’excellence furent soulignées par sa bienveillance intelligente. Les regards comparatifs n’y manquent pas, mais on découvre rapidement que l’auteur qui, elle, dispose de toutes les qualités de l’esprit français, c’est-à-dire la promptitude, la clarté et l’habileté, n’a sûrement pas livré une analyse impartiale. L’évolution de la philosophie anglaise et française est présentée d’une façon magistrale, de Bacon jusqu’aux Encyclopédistes. L’enjeu consiste à les comparer toutes deux aux écoles philosophiques allemandes, à Leibnitz, Kant, ainsi qu’à nos plus récents penseurs, afin de mettre en évidence l’importance du rebond que ce contraste a pu engendrer dans la pensée humaine. Pour finir, nous ne pouvons qu’accompagner l’annonce de cette œuvre, étouffée dans l’œuf, du sentiment qu’un précieux présent nous a été rendu inaccessible pour toujours.
Histoire de l’impression du « Message relatif à l’œuvre censurée de Mme de Staël »
Le manuscrit du texte d’August Wilhelm Schlegel portant sur l’interdiction et la destruction de De l’Allemagne de Madame de Staël, en septembre et octobre de l’année 1810, publié ici pour la première fois dans sa traduction française, se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale du Land de Saxe – la Bibliothèque d’État et universitaire de Dresde (Sächsische Landesbibliothek, Staats und Universitätsbibliothek Dresden1). Schlegel n’a pas écrit ce mince feuillet double, étroit, dans l’écriture cursive allemande qu’il utilisait habituellement pour ses textes rédigés, mais en écriture latine, ce qu’il faisait uniquement lorsque Madame de Staël, qui n’était pas familière de l’écriture allemande, devait elle aussi lire le texte. Le fait que ce dernier ne comprenne que peu de corrections parle en faveur d’une rédaction menée rapidement par Schlegel. Apparemment, le texte était destiné à paraître dans un journal allemand, hypothèse confortée également par le fait que le nom de son auteur n’y est pas indiqué. Dans ce contexte, il est important de considérer que de telles nouvelles paraissaient le plus souvent de façon anonyme et dans les colonnes des journaux nationaux, à savoir celles intitulées « Korespondenznachrichten », « Notizen » ou bien « Miszellen ».
On sait que Schlegel a envoyé des copies du texte à des journaux allemands. L’itinéraire suivi par son « Message » vers l’Allemagne ou en Allemagne ne peut cependant plus être entièrement reconstitué. Une reproduction intégrale, datant de l’année 1811, a pu être identifiée dans Ruthenia oder : Deutsche Monatsschrift in Rußland (Ruthenia ou : la Revue mensuelle allemande en Russie), rédigée par Friedrich Bernhard Albers et Friedrich Christian Broße2.
Bien que le « Message » de Schlegel ait été imprimé plusieurs fois de manière intégrale ou sous forme d’extraits, la recherche scientifique consacrée à Schlegel et Staël l’a longtemps ignoré. Cette lacune est en partie imputable à son histoire éditoriale confuse : la paternité de Schlegel a naturellement été cachée aux contemporains et comme un paragraphe du « Message » fut publié dans les Berliner Abendblätter de Kleist, cette partie du moins fut attribuée à Kleist. En revanche, sa reproduction dans le troisième volume de la collection épistolaire monumentale de Josef Körner, Krisenjahre der Frühromantik (Années de crise du Préromantisme), mentionnée à l’occasion d’un commentaire relatif à une lettre d’Henriette Mendelssohn adressée à Schlegel3, a quasiment disparu dans l’abondance des informations qu’offre ce livre.
La question de savoir de quelle manière Schlegel a tenté de transmettre au public allemand des informations relatives à la destruction de De l’Allemagne mérite toutefois que l’on s’y intéresse de plus près. Cette approche permet de jeter un regard inédit sur De l’Allemagne grâce à Schlegel, qui non seulement joue un rôle d’instigateur dans la naissance de cette œuvre, mais qui y apparaît lui-même. En outre, le texte donne l’occasion de se pencher sur la manière dont la nouvelle de l’interdiction fut accueillie en Allemagne, aspect peu étudié jusqu’ici
Le public allemand découvrit pour la première fois le projet de Madame de Staël de rédiger un livre sur l’Allemagne lors de son voyage outre-Rhin en 1803-1804. Depuis lors, la publication du livre était attendue ; d’innombrables notes de correspondants de journaux en témoignent. Ce vif intérêt qu’éprouvèrent les Allemands pour Madame de Staël et son livre a également quelque chose à voir avec Schlegel, lui qu’elle avait ramené de son voyage en Allemagne à Coppet, officiellement en qualité de précepteur pour ses enfants. Les rapports sur Madame de Staël furent donc toujours des rapports sur Schlegel. Ainsi, le 5 avril 1808, le quotidien Morgenblatt für gebildete Stände annonce de Weimar :
En mai prochain, nous verrons la plus célèbre et érudite dame de notre époque, Madame de Staël-Necker, apparaître chez nous avec son remarquable accompagnateur A.W. Schlegel, et déjà sa demeure temporaire, proche du parc, a été réservée. Monsieur W. von Humboldt, envoyé prussien à Rome, y sera alors présent lui aussi. Ainsi, aucune étoile brillante ne manquera jamais au ciel de Weimar. Non seulement nous avons appris par ouï-dire que Madame de Staël rédige des lettres au sujet de l’Allemagne, mais qu’elle travaille également sur une grande œuvre relative à la littérature allemande, projet pour lequel le conseil de Monsieur Schlegel lui peut être fort utile4.
Lorsqu’il fut devenu clair que le livre de Madame de Staël était sur le point d’être publié, Schlegel a vu s’accumuler les demandes d’éditeurs allemands souhaitant éditer le livre, soit à destination du marché public, soit dans sa traduction allemande, parmi lesquels Johann Friedrich Cotta5, Julius Eduard Hitzig6, Georg Andreas Reimer7, Friederike Helene Unger8 et Johann Georg Zimmer9. En même temps, les annonces portant sur cette œuvre se multiplièrent également dans les journaux allemands. L’information relative à l’impression de De l’Allemagne, ainsi que l’état d’avancement de la réflexion de Madame de Staël sur sa tentative d’échapper à Napoléon, ont toujours été liés au destin de Schlegel et à celui des œuvres qu’il projetait d’écrire depuis longtemps, à savoir la suite de sa traduction des drames de Shakespeare et le troisième et dernier volume de ses Vorlesungen über dramatische Kunst und Litteratur (Cours de littérature dramatique)10, dont la traduction en français avait déjà commencé sous son autorité. Le Morgenblatt für gebildete Stände de Johann Friedrich Cotta évoque ainsi Schlegel et ses œuvres :
A. W. Schlegel séjourna quelques jours à Paris afin de passer au crible la traduction de son excellente nouvelle œuvre, Ueber dramatische Kunst und Literatur (Sur l’art et la littérature dramatiques) ; puis il rentra à Chaumont pour retrouver Madame de Staël dans la propriété de Monsieur Rez, près de Blois. Il est très probable qu’il immigrera sous peu en Amérique en compagnie de cette dernière. Espérons qu’il ne soit pas entièrement enlevé à sa patrie ainsi qu’à ses travaux littéraires si méritoires et tout particulièrement ses travaux critiques. – Nous ignorons si l’œuvre traitant de la littérature allemande que Madame de Staël a commencée à rédiger va paraître avant le voyage ou bien pendant son séjour en Amérique ! – Il est seulement à craindre que la traduction de Shakespeare reste désormais inachevée11.
Deux mois plus tard, rien de nouveau n’est arrivé. Le quotidien Allgemeine Zeitung, un journal de Cotta qui paraît à Augsbourg, annonce :
Madame de Staël réside toujours au château de Monsieur de Chaumont [!], près de Blois, et y passe son temps à lire à haute voix des extraits de son « voyage en Allemagne » aux amateurs de littérature de son voisinage qui se réunissent chez elle12.
Alors que l’Allgemeine Zeitung précise, le 3 octobre 1810, que « le livre De l’Allemagne de Madame de Stael, dont la publication avait été annoncée il y a bien longtemps » est finalement en train de quitter la presse à imprimer13 », les circonstances avaient complètement et depuis longtemps changé pour Schlegel. Le 24 septembre, les exemplaires imprimés des deux premiers volumes, ainsi que les feuilles existantes du troisième volume, furent confisqués sur ordre du ministre de la police, Savary et détruits par la suite – au total plus de 10000 exemplaires. Le jour suivant, Madame de Staël reçut, par l’intermédiaire du Préfet du Département, l’ordre de quitter le pays sous quarante-huit heures. Plusieurs demandes de grâce restèrent sans succès, seul un report du voyage put être obtenu14. Le 7 octobre 1810, Madame de Staël quitta Blois, puis, avant de rentrer à Coppet, elle séjourna à Lausanne du 19 au 21 octobre, d’où elle adressa de nombreuses lettres (datées de Coppet), formulées de manière similaire et retraçant les évènements à destination de correspondants en Allemagne, dont la comtesse Louise de Saxe-Weimar, Charles de Villers ou Johann Friedrich Cotta. Ces lettres montrent à quel point elle tenait à ce que l’on fasse connaître sa situation en Allemagne. À Cotta, qui possédait deux des les plus importants journaux d’Allemagne, Allgemeine Zeitung et Morgenblatt für gebildete Stände, elle adressa les mots suivants :
Vous savez, Monsieur, que l’ouvrage dont je devais vous envoyer des exemplaires a été supprimé après avoir été soumis à la censure et approuvé par Mr Portalis, directeur de l’imprimerie. La veille du jour où il devait être mis en vente, le ministre de la police l’a fait enlever sous prétexte qu’il était anti-français, que j’y louais trop les Allemands et que je n’y parlais pas du gouvernement français, etc. J’ai conservé une copie de mon manuscrit, mais on a été jusqu’à m’en demander l’original. Si dans votre gazette il est question de cette affaire, vous pouvez, sans me citer, Monsieur, dire comme authentiques les faits que je vous mande – Ayez la bonté à présent de m’écrire sur ce que je vous dis, puisque je ne prévois pas que de longtems je puisse m’acquitter avec mon pauvre livre – S’il y a eu quelques articles marquants à ce sujet en Allemagne, vous me feriez un sensible plaisir de m’en informer – Vous y voyez, Monsieur, que je compte toujours sur votre intéret pour moi. Je voudrais fort être dans le cas de vous en témoigner ma reconnaissance. La censure est-elle établie pour tout en Allemagne etc15.[ ?]
Le « Message » de Schlegel doit lui aussi avoir été rédigé et envoyé en Allemagne à cette date. Nous pouvons déterminer ou retrouver au moins trois destinataires : Johann Georg Zimmer, l’éditeur des Vorlesungen über dramatische Kunst und Litteratur (Cours de littérature dramatique) de Schlegel et des Heidelbergischen Jahrbücher für Literatur (Annuaires pour la littérature de Heidelberg), Julius Eduard Hitzig, éditeur et ami d’Adalbert de Chamisso, et le frère de August Wilhelm Schlegel, Friedrich Schlegel, qui s’occupait du journal Oesterreichischer Beobachter à Vienne. Aucune de ces lettres n’a été conservée16.
Une lettre de Johann Georg Zimmer, adressée à Schlegel et datant du 12 novembre 1810, nous permet d’expliquer l’existence du premier texte, adressé à Georg Zimmer. En effet, dans la lettre susmentionnée, Zimmer se réfère à deux lettres (pas encore reçues), datant du 6 et du 23 octobre (la dernière date est la plus vraisemblable) :
Malheureusement, je n’ai pas encore pu intégrer l’annonce de la censure du livre de Madame de Staël, De l’Allemagne, dans le Intelligenzblatt des Jahrbücher puisque, selon les principes adoptés, uniquement des annonces faites par des libraires ont le droit d’y paraître. Je l’ai envoyée au journal Vaterländisches Museum, à Monsieur Perthes à Hambourg, et je crois bien ne pas avoir agi d’une manière qui va à l’encontre de ce que vous souhaitez. Car elle y sera sûrement plus lue que si elle paraît dans le Intelligenz Blatt, un journal dans lequel le lecteur ne trouve, d’habitude, que des annonces faites par des libraires17.
Or, le texte de Schlegel n’a jamais été publié dans Vaterländisches Museum, un journal édité par Friedrich Christoph Pertes à Hambourg (qui n’a paru que dans les années 1810 et 181118).
La deuxième lettre était adressée à Julius Eduart Hitzig, directeur des Berliner Abendblätter, journal devenu célèbre à cause de son éditeur, Heinrich von Kleist, qui commença à paraître à partir du 1er octobre 1810 et dont la publication fut également arrêtée en 1811. Au cours de leur brève histoire, les Abendblätter avaient parlé plusieurs fois du nouveau livre de Madame de Staël. L’article polémique d’Adam Müller, relatif au nouveau livre de cette « sirène », livre dont la publication avait été annoncée aux lecteurs et que Müller ne connaissait que par ouï-dire19, avait constitué le début d’une série de notices dans les Abendblätter. La notice suivante fut publiée dans l’édition du 27 octobre 1810, sous la rubrique Miscelles :
Madame de Staël a été frappée par la malchance qui a fait que son œuvre, Lettres sur l’Allemagne etc., œuvre sur laquelle elle avait travaillé pendant huit ans et qui avait été approuvée par trois censeurs, a été confisquée : les épreuves et les manuscrits lui ont été retirés à Blois par le Préfet. Selon des calculs, la perte du côté de ses éditeurs s’élève ainsi à une somme de 50000 francs 20.
La source de cette nouvelle était l’un des journaux les plus importants de l’époque, le Liste der Börsen-Halle à Hambourg :
Comme on le sait, Madame de Staël, qui séjourne en ce moment à l’intérieur de la France, a consacré huit ans à la rédaction d’une œuvre sur la littérature. Lorsqu’elle fut sur le point de la faire imprimer, elle eut la malchance de voir son œuvre confisquée, malgré le fait qu’elle avait été approuvée auparavant par trois censeurs ; les épreuves et les manuscrits lui furent, à ce que l’on dit, retirés à Blois par le Préfet, de sorte que pas même un seul exemplaire ne verra le jour. Selon des calculs, la perte du côté de ses éditeurs s’élève ainsi à une somme de 50 000 francs21.
Mais deux jours plus tard, cette nouvelle est suivie d’une autre qui paraît elle aussi dans les Miscelles :
Selon des lettres, reçues de Paris, Madame de Staël fut forcée de quitter la France immédiatement suite à la confiscation de son œuvre, à savoir en l’espace de deux fois 24 heures. Accompagnée par Monsieur August Wilhelm Schlegel, elle a quitté Cheaumont [!], où elle séjournait, pour rentrer en Suisse 22.
La source de l’information est une lettre d’Adelbert de Chamisso, adressée à Hitzig depuis la ville de Chaumont. Chamisso y séjournait dans le but de travailler à la traduction – voir ci-dessous – des Vorlesungen über dramatische Kunst und Litteratur (Cours de littérature dramatique) de Schlegel :
Le livre rédigé par Mme de Staël, après avoir reçu l’imprimatur, a été confisqué et interdit en haut lieu. En ce qui la concerne, elle a dû quitter le pays en l’espace de deux fois vingt-quatre heures. Ceux qui ne sont pas de son côté sont contre elle – ces mots sont également tombés. Sa plume n’était pas vendable ; j’ai assisté à cette catastrophe véritablement héroïque et tu vas bientôt mieux comprendre l’empathie et les sentiments qui y sont mêlés de mon côté. Cette femme aurait pu m’aimer et j’étais son ami, ainsi nous le resterons. Je ne suis pas à sa hauteur ni à celle de l’évènement. Écris une lettre à A.W. Schlegel ou à elle, en Suisse 23.
Finalement, le 12 novembre 1810 et sous le titre « correspondances et notes », fut publié le compte rendu probablement le plus détaillé sur la destruction de De l’Allemagne. Pour l’essentiel, celui-ci est constitué par le « Message » de Schlegel :
Concernant l’œuvre de Mme de Stael, intitulée De l’Allemagne, œuvre qui maintenant fut, selon ce qu’en disent les journaux officiels, remise à Monsieur Esmenard pour que celui-ci effectue les modifications et les suppressions nécessaires, il est intéressant d’en communiquer plusieurs informations nouvelles authentiques : l’auteur qui a séjourné, comme nous le savons, pendant plusieurs années en Allemagne, s’applique, dans son œuvre, d’une manière aussi pertinente qu’éloquente, à faire connaître à l’étranger les aspirations de l’esprit allemand. Son point de vue est général et européen ; cependant, son analyse s’étend également, autant que la vaste portée de son sujet le permet, aux détails. La première partie porte sur les mœurs, le caractère et la sociabilité des Allemands ; la deuxième traite de la littérature et du théâtre, la troisième de la philosophie, des sciences naturelles, de la morale et de la religion. Chaque talent de premier rang, provenant du passé aussi bien que du présent, y est apprécié et chaque direction que ces talents ont pu inspirer à la science, aux arts et à la vie bourgeoise, y est indiquée. Pour ce qui est des structures de la nation, tout ce qui peut être bien et excellent est décrit et mis en relief avec une bienveillance intelligente [et approfondie]. Les regards comparatifs n’y manquent pas mais on y découvre aisément que l’auteur qui, elle, dispose dans une si large mesure de tous les avantages propres à l’esprit français, c’est-à-dire la promptitude, la clarté et l’habileté, n’a sûrement pas porté un jugement inéquitable là-dessus. C’est de façon magistrale que l’évolution de la philosophie anglaise et française est présentée, de Bacon jusqu’aux Encyclopédistes. L’auteur les compare dans leurs différences aux écoles philosophiques allemandes, à Leibnitz, à Kant et à nos plus récents penseurs, et s’applique à mettre en évidence toute l’importance de la répercussion que ce contraste a pu engendrer dans la pensée humaine24.
La première phrase fait référence aux « journaux officiels » et provient d’une notice publiée plusieurs fois, notamment dans l’édition de Allgemeine Zeitung du 27 octobre 1810 :
Un journal suisse dit : « Selon les derniers rapports qui nous sont arrivées de France, Madame de Stael-Holstein a obtenu, par l’intermédiaire de son fils, un report de huit jours et on l’attend ces jours-ci à Coppet. De plus, un nouveau censeur, Monsieur Esmenard, a été désigné afin de vérifier et corriger son œuvre, Sur l’Allemagne, et d’y faire les suppressions nécessaires25. [...] »
Le reste reprend presque mot pour mot la partie finale du « Message » de Schlegel, légèrement modifiée ou raccourcie. Le texte n’émane donc pas de la plume de Kleist, comme on l’a cru auparavant. Une telle attribution semblait évidente26, ne serait-ce que parce que d’importants documents manquaient, dont une lettre de Schlegel adressée à Hitzig. Ce texte est le seul, parmi les nombreuses informations relatives à De l’Allemagne, à parler du contenu du livre. Ainsi, le caractère du texte, sachant que celui-ci exigeait une connaissance approfondie des évènements relatés dans l’œuvre, et une certaine familiarité avec le livre lui-même, a été, jusqu’à maintenant, expliqué par le fait qu’Hitzig avait obtenu, par l’intermédiaire de Chamisso, les premières épreuves du livre27. Or, Hitzig n’a jamais obtenu ces épreuves. Les « nouvelles authentiques » que promet le texte des Berliner Abendblätter ne s’appuient pas sur la connaissance du livre de Staël, mais ont été fournies par Schlegel. Dans son Annonce relative à l’œuvre de Madame de Staël sur l’Allemagne, publiée dans Die Musen, un journal édité par Friedrich de la Motte Fouqué et Wilhelm Neumann, il s’appuie sur « un passage d’une lettre, rédigée déjà dans l’année 1810 concernant l’ouvrage par un juge compétent auquel on avait présenté le manuscrit ». Cette information contredit clairement, elle aussi, la supposition selon laquelle qui Kleist serait l’auteur du texte susmentionné. Hitzig reproduit entièrement le passage des Berliner Abendblätter dans la version de Kleist, mais il corrige les indications fautives de Schlegel concernant la répartition des chapitres28.
La troisième lettre était adressée à Friedrich, frère de Schlegel et, à l’époque, éditeur du journal Oesterreichischer Beobachter. Friedrich Schlegel, qui avait déjà diffusé l’information relative à l’interdiction de De l’Allemagne 29, confirma la réception de la lettre (lettre perdue, comme toutes les lettres d’August Wilhelm adressées à son frère), ainsi que le Message, joint à l’envoi lui aussi, le 10 novembre 1810 : « J’ai fait le meilleur usage de ce qui m’a été communiqué 30 ». Non seulement le texte imprimé par Friedrich est nettement plus court que le modèle de Schlegel, mais il ne fait que reprendre le contenu, sans pour autant en respecter la formulation exacte :
L’œuvre censurée de Madame de Staël portant sur l’Allemagne contenait une caractérisation détaillée de l’esprit allemand ; les thèmes politiques n’y étaient aucunement abordés. La formation littéraire et scientifique, qui caractérisent d’une manière méritoire l’Allemagne, par laquelle l’Allemagne se distingue si grandement, y était, comme on pouvait s’y attendre, appréciée dans son influence ainsi que son rapport à la culture européenne ; cela ne peut pas, pour autant, cacher le manque d’unité [de l’œuvre] ainsi que d’autres erreurs qui en résultent directement. C’est le passage portant sur la philosophie du 18e siècle, précédant l’article sur Kant et les autres penseurs allemands, qui a été loué comme étant tout particulièrement éloquent et pertinent31.
Comment le texte intégral du « Message » de Schlegel a-t-il pu se retrouver, finalement, dans le journal Ruthenia, publié à Riga ? Ce point n’est pas encore éclairci. Aucune relation n’a pu être établie entre Schlegel et les éditeurs de ce journal, Friedrich Bernhard Albers et Friedrich Christian Boße. Si ce n’est pas Hitzig qui, ayant de bonnes relations partout, a transmis le « Message » de Schlegel, nous pouvons considérer qu’il s’agit alors de la réimpression d’un tirage préalable (lui aussi encore inconnu).
Une autre perspective sur De l’Allemagne
Les évènements qui conduisent à la destruction du livre presque entièrement imprimé de Madame de Staël, ainsi qu’à l’expulsion de cette dernière, ont fait l’objet des meilleures recherches. Le « Message » de Schlegel n’apporte aucune nouvelle information sur ce dossier. Pour ce qui est de son contenu, le récit de Schlegel sur la destruction du livre est, pour l’essentiel, conforme aux récits que Madame de Staël a insérés dans la Préface de la nouvelle édition de l’œuvre, imprimée à Londres en 1813 (et datant du 8 octobre 1813) et dans Dix années d’exil32. Pourtant, le compte rendu de Schlegel offre une perspective inconnue sur ces évènements, sur le livre lui-même ainsi que sur un épisode lourd de conséquences de l’histoire de la littérature européenne. Mieux encore, il met au jour les importantes répercussions de la destruction du livre sur la vie et l’œuvre de Schlegel, lui qui a suivi les évènements de près. Dans le « Message », Schlegel résume les évènements pour les lecteurs allemands et ce d’une manière succincte et précise. Il conserve une certaine neutralité dont atteste, par exemple, le fait qu’il remplace sa formulation initiale par une version moins radicale. Ainsi, au lieu d’écrire « qu’un précieux présent, dont on n’a pas encore fait usage, est la proie des flammes », il préfère : « qu’un précieux présent qui nous a été rendu inaccessible pour toujours ». Pour parler des évènements, voire du livre lui-même et de son contenu, il utilise le passé, comme si tout était perdu pour toujours. Cependant, l’étrange formulation finale, qui précise que la parution de ce livre « nous a été rendu inaccessible pour toujours » quoique néanmoins annoncée, souligne que Schlegel n’a jamais cessé de nourrir un espoir concernant la publication de De l’Allemagne.
Il précise en outre que le livre adopte un « point de vue européen ». Il fait aussi référence aux passages concernant les philosophes français et anglais, ainsi qu’aux avantages de l’esprit français qui prédestinaient, selon lui, l’auteur à composer une telle synthèse comparative. Or, c’est précisément cette « opposition » entre la mentalité allemande et celle des pays mentionnés, ainsi que le « bouleversement », engendré par la philosophie allemande dans l’histoire des idées européennes, qui intéressent Schlegel, tout autant que Madame de Staël. Schlegel a tort lorsqu’il écrit que De l’Allemagne est constitué de trois parties ; même l’édition de 1810 en comprenait déjà quatre33 , les deux dernières étant fondues par Schlegel en une seule, dans laquelle les références aux sciences naturelles restent rares. Son exposé relatif à l’histoire de la philosophie européenne, histoire qui culmine dans la philosophie allemande, repose sur la troisième partie, intitulée La philosophie et la morale34. Schlegel met ainsi l’accent sur une partie du livre dans lequel n’apparaît pas son nom. Cependant, il dissimule le fait qu’il appartient lui aussi, en tant que célèbre représentant de la nouvelle école de poètes et de penseurs en Allemagne aux alentours de 1800, à ce bouleversement dont il donne un bref aperçu. En même temps, il cache également qu’il est devenu un jalon important des réflexions de Mme de Staël dans De l’Allemagne. Dans le passage intitulé « Des richesses littéraires de l’Allemagne et de ses critiques les plus renommées, A. W. et F. Schlegel », remanié pour l’édition de 1813, Mme de Staël consacre une analyse détaillée aux frères Schlegel, notamment August Wilhelm, dont elle met en lumière la qualité de critique35. Elle le défend du reproche selon lequel Schlegel détestait la littérature française, elle apprécie ses Cours, tenus à Vienne, et intégre à son texte une traduction personnelle du paragraphe relatif à Calderón, tiré du 14e cours36. À côté du Schlegel critique, Mme de Staël veut également promouvoir l’image du Schlegel poète en France. Elle intègre, dans le chapitre sur le critique, des transpositions de « deux stances », tirées de Zuneigung an die Dichter (Sympathie pour les poètes37), et dans le chapitre intitulé « De la Poésie allemande », elle reprend son sonnet L’attachement à la terre (Anhänglichkeit38), ainsi que Mélodies de la vie (Lebensmelodien39). Ainsi, Madame de Staël n’avait pas entièrement tort lorsqu’elle promit à Schlegel, avant même la sortie officielle de l’édition de 1813 : « Mon livre fera parler de vous 40 ».
Plus encore qu’un livre traitant de Schlegel, De l’Allemagne est un livre partiellement rédigé par Schlegel. Dans une lettre datant du 1er avril 1804 et adressée depuis Berlin à sa cousine Albertine Necker de Saussure, Madame de Staël fait l’éloge du Schlegel « professeur allemand », disant qu’il a « en littérature plus d’esprit et d’originalité que tout le monde et autant que nous41 ». Bien que ce dernier ait été embauché comme précepteur de ses enfants, elle l’avait probablement choisi avant tout pour sa « douce conversation42 » et ses connaissances de la littérature allemande. Cependant, il est vain de vouloir identifier la contribution exacte de Schlegel au livre de Mme de Staël, entreprise que la recherche a tenté avec des résultats divergents43. Il a été prouvé que plusieurs personnes rencontrées lors de son voyage en Allemagne, comme Charles de Villers, Henry Crabb Robinson, Goethe, Schiller Jacobi et d’autres, ou ceux qui lui ont rendu visite à Coppet, comme Friedrich Schlegel, ont joué un rôle eux aussi. Cependant, les fondements du livre sont très probablement le fruit des conversations menées avec Schlegel.
De plus, la manière dont il maintint par la suite son engagement en faveur De l’Allemagne montre à quel point Schlegel éprouvait de la sympathie pour le livre de son amie et combien lui importait sa réception. Ainsi, lors d’une mission secrète, il sauva un exemplaire de l’édition de 1810 en l’emmenant, en juin-juillet 1811, à Vienne où il le donna à son frère44. Plus tard, durant la période pendant laquelle Schlegel, en qualité de secrétaire de Bernadotte, participa aux opérations contre Napoléon, il négocia non seulement une réimpression de l’édition française de Londres en Allemagne45, mais aussi l’édition d’une traduction allemande pour Julius Eduard Hitzig46.
Vies parallèles : De l’Allemagne et le Cours de littérature dramatique. Deux livres fondamentaux du romantisme européen
Ce sont trois livres provenant du cercle de Coppet qui ont changé la littérature européenne d’une manière durable et à partir desquelles les idées du Romantisme allemand se sont répandues sur tout le continent et outre-Atlantique : De la Littérature du midi de l’Europe (1813) de Simonde de Sismondi, De l’Allemagne (1813) de Germaine de Staël et le Cours de littérature dramatique (all. 1809-1811, fr. 1814, angl. 1815) de Schlegel. L’œuvre de Mme de Staël et celle de Schlegel sont liées de multiples manières en raison de la grande proximité des auteurs au moment de leur création. Tandis que Madame de Staël séjournait d’abord à Chaumont, puis à Fossé afin de surveiller l’impression de son livre, Schlegel travaillait au dernier volume de ses Cours, qui contenait un long texte consacré aux théâtres anglais, espagnol et allemand. Parallèlement, une version française était déjà programmée et en novembre 1809, Schlegel put convaincre à Paris Helmina de Chézy de participer à cette entreprise en tant que traductrice47. En mars 1810, Adelbert de Chamisso se joignit à leur projet48 et commença bientôt une relation amoureuse avec Chézy. À la fin du mois de juillet, Chamisso vint se joindre au groupe de Madame de Staël à Chaumont et, par la suite, le travail de traduction s’accéléra. Aux côtés de Schlegel, Madame de Staël travaillait elle aussi sur ce projet, ce qui affecta particulièrement Chamisso qui se plaignait que l’édition française des Cours était maintenant « rédigée par une Société de gens de Lettres » et non plus par « Helmine et Chamisso49 ». Ce fut précisément Mme de Staël qui, semble-t-il, ralentit le processus : « La Staël a commencé de nouveau et sans pitié à faire rage dans les manuscrits qui, eux, furent copiés à la main pour la troisième fois. […] Wilhelm m’incite sans cesse au travail avec une anxieuse insistance ; il est de l’avis, et non sans quelque vraisemblance, que nous ne finirons jamais ce travail et ceci le préoccupe considérablement 50 ». Les journaux allemands s’intéressaient eux aussi à cette entreprise :
A.W. Schlegel séjourne maintenant avec Madame de Staël sur un domaine nommé Chaumont, près de Blois, et il est malheureusement tout à fait décidé à quitter l’Europe. Actuellement, il y surveille la traduction française de ses Cours de littérature dramatique, exécutée, sous ses yeux, par Adelbert de Chamisso (le coéditeur de l’Almanach des muses de Varnhagen). Madame de Chézy (ex-épouse de Hastfer) contribue à la traduction elle aussi, traduction qui va paraître bientôt à Paris chez Nicolle. Les traducteurs travaillent sur la deuxième leçon de la deuxième partie, en s’appuyant sur le manuscrit, et nous espérons ainsi la voir publiée bien vite en allemand51.
Chamisso traduisit la troisième partie, d’après le manuscrit de Schlegel et à la fin de l’année 1810, Prosper de Barante, dont Chamisso était devenu entre-temps le secrétaire, parcourut sans grand plaisir lui aussi les cours de la troisième partie52. La publication n’eut pourtant jamais eu lieu car Nicolle, éditeur aussi de De l’Allemagne , fit faillite. Chamisso partit donc avec Barante pour Napoléonville et de Chézy revint en Allemagne. Ni l’un ni l’autre ne poursuivirent les traductions qui étaient cependant très avancées.
À partir du mois de janvier 1812, la cousine de Madame de Staël, Albertine Necker de Saussure, prenant comme point de départ les travaux de ces prédécesseurs, traduisit les cours de Schlegel53. Auguste de Staël se chargea lui aussi d’une partie du travail54. Paschoud, à Genève, était alors pressenti comme l’éditeur de cette traduction dont l’auteur souhaitait ne pas être nommé par considération pour sa famille55. Les conditions de l’élaboration du troisième volume des Cours de Schlegel, ainsi que de leur traduction française, furent marquées par la destruction de De l’Allemagne. On lit ainsi, dans une lettre de Schlegel adressée à Chamisso :
La catastrophe survenue au livre de mon amie m’a quelque peu ôté toute envie et tout courage. Je m’inquiète pour la censure. Il va de soi que certaines parties doivent être sacrifiées, mais peut-être cela n’est-il pas suffisant. Je crains également que notre éditeur ne soit devenu réticent, après cette expérience, quand il s’agit à présent de faire imprimer quelque chose qui touche la littérature allemande, présentée sous un jour bien négatif dans tous les journaux quotidiens. Mais ce qui doit être considéré comme la chose la plus grave, c’est que mon amie ait perdu toute envie d’entreprendre une activité littéraire. Comme elle m’avait promis de vérifier la traduction avec moi, cela m’aurait aidé à épurer précisément le texte de ses irrégularités. Cependant, jusqu’à présent, elle ne montre aucune disposition à le faire et je ne veux pas être une charge pour elle56.
Schlegel, tout comme Mme de Staël, avait sous-estimé la haine de Napoléon. En témoignent les propos naïfs de Schlegel dans le « Message », propos selon lesquel De l’Allemagne ne contenait « aucune référence aux événements actuels », mais uniquement des jugements « portant sur des sujets généraux et considérés suivant les critères toujours valables, du vrai, du bien et du beau ». En revanche, le public allemand ne mesure pas que, dans ce contexte conflictuel aussi bien sur le plan personnel que politique, le simple fait que De l’Allemagne fasse l’éloge des mérites poétiques, moraux et philosophiques du pays ennemi suffisait pour déclencher la saisie des exemplaires. En raison de sa proximité avec Madame de Staël, Schlegel se retrouva de plus en plus, lui aussi, dans le collimateur de la police napoléonienne. Auguste de Staël fit ainsi à sa mère, en mai 1811, le récit d’une conversation avec le Ministre de la Police pendant laquelle ce dernier lui dit : « Encore à présent n’a-t-elle pas chez elle un Allemand, sous prétexte d’être le précepteur de ses enfants, qui n’ouvre jamais la bouche que pour parler contre l’Empereur et les Français 57 ». Madame de Staël fut indignée par l’expulsion de Schlegel en juin58 – celui-ci était devenu une figure essentielle de sa vie. Elle adressa donc une lettre à Napoléon :
Est-ce V[otre] M[ajesté] qui fait bannir de chez moi l’instituteur de mes fils & de ma fille, le plus respectable des hommes; [...]. Ah ce dernier coup m’est mortel, mon Dieu, il n’est pas besoin de toute votre puissance pour déchirer un pauvre cœur de femme59.
À Berne, Schlegel attendit que son amie fuie la Suisse, fuite reportée depuis bien longtemps. Il demeura sous surveillance, particulièrement en raison de son amitié avec Madame de Staël. Le jugement de la police sur l’auteur Schlegel reposait uniquement sur sa Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide, texte rédigé en français60 :
Non que je le croye un homme bien méchant, ni bien dangereux ; mais il est à excès imbu de l’esprit germanique, anti-français, et, quoiqu’il soit tout à fait aux ordres de la dame de Staël dont il se dit l’affranchi, son érudition jointe à un caractère ferme, exercent de l’influence sur elle qui manque de l’un et de l’autre61.
Schlegel lui-même et Mme de Staël revendiquèrent respectivement, la responsabilité de l’expulsion de Schlegel. Schlegel souligna son influence sur De l’Allemagne : « Il y a deux ans, je devins d’abord suspect, puis fus expulsé de France puisque, sous mon influence, Madame de Staël avait rédigé son livre dans un ton si méprisable concernant le gouvernement 62 ». Madame de Staël, quant à elle, se sentit seule coupable :
Mais, dans le vrai, on exilait M. Schlegel parce qu’il était mon ami, parce que sa conversation animait ma solitude et qu’on commençait à mettre en œuvre le système qui devait se manifester, de me faire une prison de mon âme en m’arrachant toutes les jouissances de l’esprit et de l’amitié63.
Malgré les nombreuses différences de contenu entre les livres de Schlegel, de Mme de Staël et de Sismondi, ce sont leurs points communs qui sont prédominants. La réception des trois livres, tout comme le bouleversement qu’ils ont engendré au sein du paysage littéraire, en France, puis en Europe, unissent ces œuvres. Pour ce qui est des publications relatives aux effets paneuropéens de De l’Allemagne, après le recueil d’articles publié par Udo Schöning et Frank Seemann64 et les excellentes études rédigées par Edmond Eggli65, Josef Körner66 et Chetana Nagavajara67, nous ne nous attacherons pas à retracer de nouveau la réception de ces trois œuvres. Pour le public allemand, les Cours de Schlegel constituèrent plutôt une synthèse de la théorie romantique, évidemment et en particulier de la théorie dramatique. Pour le reste de l’Europe, ils devinrent une œuvre stimulante et initiatrice : outre Coleridge, Hazlitt ou Shelley, qui faisaient partie du cercle de ses lecteurs en Angleterre, la traduction française d’Albertine Necker de Saussure, a influencé d’autres écrivains en France et en Italie, parmi lesquels, pour ne nommer que les plus importants, Hugo68 et Stendhal69. En Italie, la traduction italienne, fondée sur la traduction française, a influencé Manzoni70. Rétrospectivement, en 1838, Schlegel peut se féliciter de l’influence que son livre a exercée sur une étendue qui va de « Cadiz à Edimbourg, de Stockholm à Saint-Pétersbourg » ainsi qu’ « au- delà de la Mer atlantique » et en « Amérique du Nord71 ».
Ainsi, ce qui avait été entrepris ensemble et parallèlement par Schlegel et Mme de Staël dans la première décennie du XIXe siècle, accomplissait avec succès sa marche triomphale dans l’Occident littéraire, malgré un retard imputable aux exigences et aux conditions défavorables de l’époque.