Introduction
Selon le Dictionnaire du littéraire, le pamphlet est « un écrit, souvent bref, qui relève du genre polémique. Souvent rédigé “à chaud” sur le mode de l’urgence », « sous différentes formes et en défense d’une position par plusieurs moyens1 ». Comment sera-t-il utilisé, en 1793, après une Révolution française consolidée mais qui n’entend pas de frontières et menace la tranquillité et la stabilité du pays voisin, la Suisse ? C’était là un scénario parfait pour le foisonnement d’idées nouvelles sous le regard craintif des protecteurs de la Principauté neuchâteloise. C’est ainsi qu’Isabelle de Charrière, auteure et critique, manifeste par ses écrits, soit de son propre chef, soit sous la suggestion de dirigeants politiques, son point de vue face aux événements du moment qui inspirent, entre autres, ses Lettres trouvées dans la neige (1793).
Les œuvres de celle qu’on appelait aussi Belle de Charrière, contemporaine de Germaine de Staël et amie intime de Benjamin Constant, sont dignes d’être connues et analysées. Mais est-il possible d’affirmer que ces Lettres s’inscrivent dans une perspective pamphlétaire ? Tel est le propos de cet article qui s’efforcera, principalement sous les préceptes de Marc Angenot, de montrer en quoi et dans quelle mesure il en est ainsi.
En premier lieu, pour contextualiser les Lettres trouvées dans la neige, il est nécessaire de rappeler la situation politique de la Suisse romande, témoin frontalier des débuts de la Révolution française, subissant ses effets collatéraux.
Le contexte des Lettres. Situation politique en Suisse romande vers la fin du XVIIIe siècle
L’année 1792 s’écoule avec, d’un côté, la France, qui concentre des esprits en ébullition portés par le souffle de la Révolution, de l’autre la Suisse, qui subit, trop même, l’arrivée de citoyens fuyant la violence des vents politiques pour se réfugier en pays romand. De plus, les habitants des montagnes de Valangin, du Locle et de la Chaux-de-Fonds, gagnés par cet esprit révolutionnaire français, commencent à formuler des revendications égalitaires. Ce mécontentement menace visiblement l’ordre établi, comme nous pouvons le lire dans l’Histoire de Neuchâtel et Valangin depuis l’avènement de la maison de Prusse jusqu’en 1806 (1846) :
On était au mois d’octobre 1792. […] Le désordre croissait chaque jour aux Montagnes […] La marche de la révolution française devenant chaque jour plus imposante […]. Différents2 rapports annonçant, que l’on portait ouvertement aux Montagnes le bonnet rouge, que plusieurs individus avaient paru à Neuchâtel couverts de ce bonnet, que des marchands de cette ville en vendaient publiquement, qu’un sergent et quatre soldats du poste de la Ferrière y avaient fait leur service coiffés de ce bonnet et avec la cocarde nationale française, que dans la juridiction de la Côte il s’était formé un club, dont les membres avaient un ruban à la boutonnière en signe de ralliement3…
Les autorités commencent donc à craindre pour la paix de la principauté, d’autant plus que le Roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, Prince de Neuchâtel depuis 1786, s’est positionné contre la Révolution, comme nous l’indique Philippe Godet.
Omniprésente, l’influence républicaine française se manifeste par des sapins qu’on coiffe d’un bonnet phrygien pour figurer des arbres de la liberté et autour desquels on danse la carmagnole. Cet afflux d’étrangers et toutes ces idées « nouvelles » semblent ainsi faire oublier leurs racines aux citoyens neuchâtelois.
En janvier 1793, cet esprit révolutionnaire prend une nouvelle dimension lorsque s’affrontent des bonnets rouges et des porteurs de la cocarde orange (symbole des milices du pays), faisant réagir « la classe paisible et fidèle à la constitution », comme le rapporte Charles-Godefroy de Tribolet, qui signale aussi la réaction des femmes prenant parti pour l’un ou l’autre des deux camps :
Ceux-ci [les révolutionnaires] de leur côté se coiffant aussitôt de leurs bonnets de Jacobins, le village du Locle avait présenté tout-à-coup le mélange confus de cocardes orange et de bonnets rouges ; les femmes même annonçant par leurs rubans de l’une ou de l’autre de ces couleurs, le parti auquel elles étaient attachées4.
Le Conseil d’État5 décide d’agir sans attirer l’attention de la nation voisine ni de la Prusse, usant pour ce faire de la persuasion au lieu de la force. Des Commissaires se déplacent pour rétablir la paix. Des lettres sont envoyées aux principales bourgeoisies des montagnes pour leur rappeler leur devoir de respect vis-à-vis des autorités suisses, mais sans aucun effet. Plus que jamais, il s’agit de montrer à ces jacobins de plus en plus nombreux et violents les conséquences négatives de leurs intimidations. C’est dans ce climat qu’Isabelle de Charrière commence à rédiger des pamphlets6 en toute connaissance de cause, ayant elle-même accueilli deux réfugiés français7.
Avant de pousser plus avant l’analyse de son œuvre, il convient d’en savoir davantage au sujet de cette auteure audacieuse autant que courageuse, disposée à faire entendre raison à ce peuple neuchâtelois qu’elle considère aussi comme le sien.
Quelques éléments sur l’auteure
Isabella Agneta Elizabeth van Tuyll van Serooskerken (Belle de Zuylen) – Madame de Charrière par son mariage – naît au château de Zuylen, près d’Utrecht (Hollande), en 1740, au sein d’une famille de la noblesse. Manifestant très tôt son désir d’indépendance, elle fuit la haute société néerlandaise en épousant, en 1770, Charles-Emmanuel de Charrière de Penthaz, ancien précepteur de son frère Willem René. Ils fixeront leur résidence à Colombier (Suisse).
Après la mort du baron d’Hermenches, son ami le plus intime, elle fait la connaissance, dans le salon des Suard, de son neveu, Benjamin Constant, alors âgé de vingt ans. Ils nouent bientôt une relation, Constant séjournant à Colombier et y passant même deux mois en convalescence, fin 1787. De son côté, Germaine de Staël entend parler d’Isabelle de Charrière par ses romans épistolaires et lui écrit : « Vos ouvrages se varient encore à la dixième lecture8 ! » En 1791, elle lui rend visite en Suisse, en dépit d’une certaine rivalité due à la relation de cette dernière avec Benjamin Constant, comme l’indique Pierre Kohler9.
Le temps s’écoule et Constant passe de plus longs séjours à Coppet (Suisse) sans pour autant vouloir quitter définitivement Colombier. Il arrive même à trouver aux deux écrivaines des idées politiques similaires : « Il est étonnant combien Mme de Staël et vous dites précisément les mêmes choses sur la politique, mot pour mot10 », écrit-il à Isabelle de Charrière. Les liens entre celle-ci et Constant se distendent peu à peu, se durcissant vers la fin 1794 ; deux ans après, Constant la quitte définitivement non sans rappeler les huit années partagées et combien il l’a appréciée.
Constant ne faisant plus partie de sa vie comme auparavant, Isabelle de Charrière se trouva une autre occupation : celle de se préoccuper des émigrés de la Révolution française. C’est ainsi qu’elle commence à transcrire ingénieusement ses pensées à ce sujet, donnant naissance à la publication objet de notre analyse, Lettres trouvées dans la neige.
Lettres trouvées dans la neige (1793)
Le 15 décembre 1792, Isabelle de Charrière écrit à son amie Henriette L’Hardy ; elle a pris connaissance de manifestations à Colombier qui n’ont pas son approbation, tant elles jettent le discrédit sur son pays adoptif, la Suisse :
Aujourd’hui l’on plante à Colombier l’arbre de la Liberté. Si cela n’était bien sot et bien plat ce serait odieux et triste. Que veut-on ? Dans quel pays paye-t-on moins d’impôts ? Dans quel pays est-on plus libre ? S’il y avait un arbre de l’ordre à planter ou si l’on pouvait greffer l’ordre sur la liberté c’est cela qu’il faudrait faire. Il s’est fait je ne sais combien d’assassinats ces derniers temps et je crains que les disputes politiques n’en produisent beaucoup d’autres. Il y a à la Sagne un parti Prussien qui met le bonnet rouge sur la tête des cochons et à la queue des vaches. Que d’extravagances de toutes les couleurs11 ! …
Aussi, quand Charles-Lancelot-Godefroy de Tribolet, chancelier de la principauté neuchâteloise depuis 1787, sous le prétexte d’être accaparé par d’autres occupations, lui demande de rédiger quelques mots pour dissuader les citoyens suisses de suivre l’exemple révolutionnaire français, Isabelle de Charrière accepte aussitôt. En réalité, Tribolet, du fait de sa position au Conseil d’État, ne peut exposer librement son opinion en dénonçant lui-même le danger venant de France pour les habitants des montagnes. Il suggère dès lors à l’écrivaine ce qu’elle doit inclure dans ses écrits, comme le montre cette lettre datée du 10 février 1793 :
Revenu depuis quelques jours de nos montagnes, il me semble que j’ai été dans un pays de fous, prêts à s’entre-égorger pour des bonnets rouges, des rubans jaunes et des sapins. A mon retour ici je me proposais d’abord de faire imprimer quelques idées à ce sujet […] mais quelques occupations et un travail naturellement pénible m’empêche de suivre à mon projet. Je me féliciterais de l’un & l’autre de ces obstacles, si je pouvais vous faire agréer, Madame, l’idée qu’ils m’ont fait naitre de recourir à votre plume, et vous prier, je puis dire au nom de Dieu, car ces fous sont bien à plaindre, de vous intéresser à eux. Soit en adoptant mon plan, soit en choisissant tel autre que vous trouveriez préférable. Je me permettrai seulement d’observer que c’est en flattant leur amour propre, et en les amusant, que je crois que l’on réussira le mieux à les ramener12…
En peu de temps, Isabelle de Charrière termine la première livraison. Dans une lettre à son amie Caroline de Sandoz-Rollin, le 16 février, elle détaille les circonstances du mandat que lui a donné « M. Tribolet le Chancelier » et la façon dont elle l’a rempli :
Je reçus sa lettre le 11 et je répondis que je le voulais bien mais qu’il devait me venir raconter leurs folies et me dire par où on les flatte et comment on les amuse. Le 12e il m’écrivit qu’il lui était impossible de venir et en même temps il me donna quelques détails sur ce qui se passe aux montagnes. J’avois déjà commencé d’écrire et grâce à M. de Ch. Qui voulut bien copier, tout fut fait et mon paquet cachetté le 13e au soir à neuf heure. Le 14e au matin le petit écrit était chez l’imprimeur. […] la promptitude de cette petite expédition ne laisse pas de me plaire. M. Tribolet en a été surpris à ce que me dit hier M. Rougemont13.
Au total, ce sont dix lettres (publiées chez Fauche-Borel à Lausanne), en trois livraisons, censées être échangées entre un Suisse et un Français durant les mois de janvier à avril de 1793, écrites presque en synchronie avec les événements. Parue le 16 février, la Lettre d’un Français et Réponse d’un Suisse compte une « Lettre du Français » datée du 31 janvier 1793 et une réponse du Suisse sans date ; aux alentours du 7 mars, la Suite de la correspondance – D’un Français et d’un Suisse est publiée, qui comprend les lettres III (du Français au Suisse, 10 février 1793) et IV (du Suisse au Français, 17 février 1793). Vers le 27 mars, la Seconde suite de la correspondance – D’un Suisse et d’un Français comprend les lettres V (du Français au Suisse, 20 mars 1793), VI (du Suisse au Français, 19 mars 1793) et VII (du même au même, 24 mars 1793) ; enfin, le 30 avril, la Troisième suite de la correspondance – D’un Suisse et d’un Français paraît, comportant les lettres VIII (le Suisse au Français, 12 avril 1793), IX (le même au même, 15 avril 1793) et X (le même au même, 17 avril 1793).
Ces lettres mettent en scène un Français désireux de quitter son pays car après la Révolution, tout y est à craindre. Hésitant entre l’Angleterre, l’Amérique et la Suisse, il choisit cette dernière pour ses paysages et ses gens illustres, optant plus précisément pour la localité du Locle. Ayant un ami là-bas, il lui écrit et manifeste son intention de s’y installer. Son ami, le Suisse, lui explique la situation dans la région, les émeutes récentes, les rivalités existantes et lui déconseille de s’y établir. Les deux correspondants songent alors à créer une nouvelle génération ; pour cela, le Français demande au Suisse la main de sa nièce. Concernant le contenu politique des Lettres, il se divise en deux pans. D’une part, le Suisse critique le gouvernement, propose des changements, des améliorations, suggère aussi comment contrôler les révoltes, donne son point de vue sur la situation politique en Europe et, d’autre part, il expose les bienfaits des normes et des lois édictées par les autorités locales. Il incite à les respecter et aussi à honorer le roi de Prusse, souverain de la Principauté, allant jusqu’à lui écrire en guise de conclusion.
Ces Lettres reçoivent différentes critiques, en général positives, de la part des amis d’Isabelle de Charrière. Un des plus élogieux à cet égard est Pierre-Alexandre Du Peyrou, qui souligne le ton grave utilisé pour attirer l’attention du lecteur et l’habileté de l’écrivaine à flatter l’amour-propre des montagnards. Dans leur correspondance, il lui manifeste son engouement à la suite de chaque livraison des Lettres : « La lettre du français14 m’a paru pleine d’une raison gaie qui fait souvent sourire l’esprit15 ». Du Peyrou y voit une critique décente et rationnelle qui déjoue tout désaccord, comme l’indique le passage qui suit :
D’ailleurs, vous avez habillé la critique d’une manière si décente vous l’avez accompagnée d’entours si honnêtes qu’il faudrait être bien sot ou plutôt bien maladroit pour montrer de la fâcherie. En tout, votre écrit respire la raison assaisonnée et souvent le gros bon sens par l’évidence dont les choses sont présentées, ce qui à mon avis est un grand mérite vu la plupart des lecteurs. Vos observations justes, mais sans amertume, au contraire, avec des correctifs aussi vrais qu’honnêtes16.
Un anonyme lui écrit, le 3 mai 1793, pour la remercier de ses dernières lettres et de présenter si bien la vérité :
[…] mes sincères remerciements pour le plaisir que m’a donné la lecture de vos trois dernières Lettres. Il y a longtemps que je savais que vous possédiez mieux que femme au monde, l’art d’embellir le jugement, mais je n’aurais jamais imaginé qu’on put mettre dans des Lettres sur la politique, autant d’esprit et d’agrément […] jamais le sentiment ne donna d’aussi bonnes leçons à la raison […] Quand on présente la vérité, avec autant d’intérêt que vous le faites, il est impossible qu’elle ne partage pas bientôt avec son auteur l’hommage de tous les honnêtes gens17.
Même si elles comportent un certain nombre de reproches aux gouvernements français et suisse, les Lettres sont bien accueillies par les autorités suisses ; ce n’est toutefois pas le cas pour le « gros des Neuchâtelois », comme le rapporte Gaullieur dans ce passage tiré d’une lettre d’Isabelle de Charrière à Henriette L’Hardy, le 18 mars 1793 :
[…] un avis aux Neuchâtelois, qui paraissaient disposés à donner en plein dans les principes révolutionnaires français. Mme de Charrière voulait les avertir du danger qu’ils couraient en abandonnant un état politique tolérable, pour se lancer dans une voie pleine de périls et d’incertitudes. « Le gros des Neuchâtelois, dit-elle, ne goûta pas beaucoup ces lettres. Elles étaient trop simples pour leur goût. Ils sont toujours portés à croire que ce qui est simple ne renferme rien d’intéressant ; qu’un objet précieux ne peut être présenté que dans une boîte chargée d’ornements, et qui s’ouvre avec peine. Mon Dieu ! à la bonne heure ! Avec le goût qu’ils montrent, leur approbation n’est pas quelque chose qu’on puisse beaucoup priser. Aux montagnes, mes Lettres ont plu beaucoup, même à de zélés bonnets rouges. De Berne aussi on m’écrit qu’on en est fort content. Au reste, ceci est plutôt l’avis d’un particulier que du public. Je continuerais si j’y voyais quelque utilité ; mais me faire applaudir un peu, et un peu remercier, ne vaut pas la peine d’écrire18.
Elle-même est fière de ses Lettres. Ainsi, lorsqu’elle envoie les deux premières à Benjamin Constant, le 18 février (non sans lui reprocher de n’avoir pas reçu de ses nouvelles), Isabelle de Charrière lui affirme qu’elles plaisent « à ceux qui désiraient qu’on parlât aux montagnons de manière à les amuser et à les flatter tout en leur faisant ouvrir les yeux sur eux-mêmes19 », et lui confie avoir été particulièrement prudente sur le plan du lexique en ignorant des termes comme licence ou anarchie qui figurent partout et sont associés avec les mots loi, respect des lois et des autorités constituées.
À la fin des Lettres, Isabelle de Charrière ose également en insérer une adressée au Prince de Neuchâtel dans laquelle elle suggère notamment que les membres du gouvernement soient choisis parmi les gens du peuple et non toujours parmi la bourgeoisie. Avec une habileté inouïe, elle contrebalance ce genre de propos par les offrandes du peuple neuchâtelois au Prince et des louanges à celui-ci, alors sur le point de marier deux de ses fils ; elle lui vante la qualité des produits, des biens de la région (tissus, teintures, meubles, montres et pendules). Tribolet s’engage, début mai 1793, à faire parvenir au Prince cette lettre, ainsi que toutes les autres ; on n’a cependant aucune preuve qu’il s’est acquitté de cette tâche.
Après avoir introduit et situé dans le temps les Lettres trouvées dans la neige, nous passerons à l’analyse dans laquelle, suivant principalement les lignes directrices proposées par Marc Angenot20, nous nous efforcerons de montrer en quoi et jusqu’où l’écriture de celles-ci s’inscrit dans une perspective pamphlétaire.
Analyse
Il conviendrait en premier lieu de caractériser brièvement l’esprit d’Isabelle de Charrière afin de pouvoir mieux saisir la complexité de sa démarche.
Isabelle de Charrière ne vit en Suisse que depuis son mariage en 1770, à l’âge de trente ans. Au moment de rédiger les Lettres, elle a donc passé la plus grande partie de sa vie en Hollande. Au début de notre article, nous avons indiqué son ascendance noble qui lui permet de recevoir, de la part de différents professeurs et d’une institutrice suisse (Mlle Prévost), des cours de langues étrangères, de peinture et de musique. Si l’éducation qu’elle reçoit durant cette première étape de sa vie forge sa personnalité, son milieu social détermine également le sujet de sa première publication, Le Noble (1762), qui pointe avec une certaine ironie les préjugés de la noblesse et la rigidité de la société néerlandaise.
En s’éloignant de ses origines, de son milieu, Isabelle de Charrière s’efforce d’adopter la culture, les rituels de son pays d’accueil ; à ce titre, elle comprend sans peine le sentiment des étrangers en Suisse et peut s’identifier à eux. Dès lors, lorsqu’on lui propose de publier un écrit pour convaincre les habitants de Valangin, du Locle et de la Chaux-de-Fonds de ne pas se laisser influencer par la pensée révolutionnaire, elle accepte avec empressement. Convaincue d’être à la hauteur de cette tâche, elle choisit de prendre le « chemin qui mène du mensonge à la vérité21 » et de ridiculiser l’adversaire, dont ainsi personne aurait peur, ou d’exagérer le danger qu’il représente, mais avec mesure, pour ne pas susciter l’admiration du lecteur, selon les préceptes d’Avril22. C’est pour cela qu’Isabelle de Charrière recourt à la forme épistolaire : la fiction contient sa pensée sans pour autant rendre évident son penchant pour un parti ou l’autre. De cette façon, elle peut se permettre une certaine liberté d’expression.
Les Lettres recourent au procédé dit du manuscrit trouvé : en guise de préambule, pour donner plus d’authenticité à sa fiction, Isabelle de Charrière affirme qu’elles ont été trouvées dans la neige, près du Locle, afin « qu’on crût à un français écrivant réellement et à un Loclien ayant tout de bon répondu23 ».
Après cette mise en situation, passons à la théorie du libelle et du pamphlet avec Kapp, Linguet et Angenot.
Un détour théorique : le libelle et le pamphlet
Au XVIIIe siècle, des publications telles que les Lettres trouvées dans la neige suscitent le débat : doit les considérer comme un libelle ou un pamphlet ? Selon Volker Kapp, dès lors que le texte mêle idées et fiction, il s’agit d’un libelle, instrument que le gouvernement utilise pour manipuler l’opinion publique avec des « écrivains à gages24 ». Dans sa Théorie du libelle (1775), Linguet souligne l’effet d’un libelle publié intentionnellement : il peut « opérer une révolution, changer, maîtriser les esprits25 ». Sur cette base, le débat semble clos.
Ce serait sans compter le point de vue de Marc Angenot. Selon lui, le pamphlet désigne « une forme historique spécifique distincte de modèles plus anciens de la polémique et de la satire26 ». Comme son ouvrage le montre, le mot pamphlet « est employé de façon imprécise » ; il peut être considéré comme synonyme de libelle, mais ce terme se distingue par sa connotation péjorative. Au sujet du genre « circonstanciel » qu’est la littérature de combat, le théoricien indique : « Combat d’idées, le pamphlet s’apparente à l’éloquence du barreau : c’est un “réquisitoire”, ou un “plaidoyer”. Les deux à la fois : procureur et avocat, le pamphlétaire attaque en se défendant27 ». Le pamphlétaire constitue ainsi « une Jeanne d’Arc au milieu de ses juges, condamnée au nom de ses propres valeurs », et le pamphlet se fait « le lieu d’une parole impossible, sans mandat, sans statut, animée d’un impératif de for intérieur, sans stratégie heureuse pour substituer l’évidence de la vérité à l’imposture28 ».
Aussi, selon M. Angenot, le terme de libelle (comme celui de pamphlet) n’a d’abord été défini que par son support matériel (un ouvrage de peu de pages, non broché). Libelle devient ensuite « un doublet péjoratif » de pamphlet29. Quant au pamphlétaire, M. Angenot le caractérise comme suit :
On naît pamphlétaire : une certaine véhémence biologique s’exprime dans des textes. […] Il ne cherchera pas à être un styliste. […] est idéalisé comme un “être libre”. […] Il est par nature “impertinent”, “frondeur”, “iconoclaste”. Il manie la fronde contre “les impostures”, “les lâchetés”, mais lui-même est idéologiquement insituable. Sa liberté est présentée comme un rapport aisé et intense avec le Vrai30.
L’auteur d’un pamphlet doit donc persuader ses lecteurs d’une vérité évidente avec des arguments irréfutables, des faits vécus ; au prix d’un discours chargé en pathos, il se montre partial et très concerné.
Quant à la forme, M. Angenot indique que le pamphlet n’existe pas à l’état pur et qu’il est associé à des éléments de la satire discursive et de la simple polémique. Pour ce qui est du contenu, le pamphlet est empli de nostalgie, déplorant la perte des valeurs et le déclin des idéologies, qui suscitent chez le pamphlétaire un sentiment d’impuissance écrasant :
Le pamphlet suit l’histoire des déchirements de la pensée bourgeoise, la lutte de ses factions et l’érosion de ses valeurs. […] À l’époque moderne, le pamphlet se développe dans le climat débilitant d’une idéologie en voie de « déstabilisation ». Le pamphlet est nostalgique d’une prétendue homogénéité perdue du texte social. C’est un révélateur, un discours idéologique subjectivé, au moment où un système de valeurs « craque ».
L’effet spécifique du pamphlet est de faire communier avec l’auteur dans l’incompréhension, le scandale, le désespoir, l’impuissance de l’individu. […] le genre est bien le reflet de son époque. […] Dans la désintégration des idéalismes […], le pamphlet signale des impasses, sans atteindre au dépassement critique31.
Isabelle de Charrière est-elle une écrivaine « à gages » ? Pense-elle « changer les esprits, voire opérer une révolution » ? Elle se considère en tout cas libre, « idéologiquement insituable ». D’ailleurs, si elle a reçu des instructions pour rédiger les Lettres, qui ont un but concret (apaiser les révoltes dans les montagnes), et loue les autorités qui lui ont commandé l’ouvrage, elle l’utilise aussi pour y glisser ses propres pensées avec une nostalgie des valeurs perdues digne d’une pamphlétaire.
Lettres trouvées dans la neige : un pamphlet
Pour analyser les Lettres, nous souscrirons donc aux préceptes et à la terminologie de M. Angenot.
Il s’agit ainsi d’énoncés enthymématiques32 convoquant les formes doxologiques33 du discours persuasif. En effet, Isabelle de Charrière donne à voir, faits à l’appui, les effets négatifs de la Révolution, capable de susciter des révoltes dans les montagnes, de semer la discorde, la division entre les voisins. Elle parvient ainsi à persuader le lecteur, sans porter de jugement catégorique et d’une manière indirecte, tout en sous-entendus, à arriver à la même conclusion qu’elle, constatant, tant en France qu’en Suisse, les effets durables des tumultes révolutionnaires. Comme l’écrit M. Angenot, « [s]on argumentation englobe et domine l’adverse, tout en rendant compte de ses insuffisances34 » ; en effet, le Suisse doit convaincre le Français qu’il est dans l’erreur en utilisant l’erreur pour mieux faire ressortir la vérité.
Pour illustrer cela, nous avons analysé deux passages de la première livraison des Lettres35, dans lesquels on peut lire le désir du Français de quitter son pays pour être en liberté et voir la façon dont le Suisse ridiculise ceux qui imitent les Français, qu’ils soient Suisses ou étrangers – les étrangers imitant les Français étant taxés d’ingratitude :
Lettre du Français
Aujourd’hui, je ne suis qu’un homme qui se tait et se cache, mais qui ne laisse pas d’éprouver quelque impatience, quelque ennui et un grand désir de se remettre en liberté. Pour cela, il faut sortir de France36.
Réponse du Suisse
Chez vous, le peuple froissé, blessé, a été conduit par la douleur à la fièvre, et par la fièvre au délire ; au lieu que chez nous on s’est dit, délirons37 et l’on a déliré et l’on délirera, car je ne prévois rien qui puisse faire cesser ce que rien n’a fait commencer. Par quel moyen tenterait-on de nous calmer ? Serait-ce en diminuant nos impôts ? Ils sont très modiques, et nous le savons fort bien. Serait-ce en faisant cesser de grandes vexations ? Nous n’en éprouvons pas. […] À l’époque où vous avez planté des arbres appelés de la liberté, et où vous vous êtes affublés de bonnets rouges, ceux de nos concitoyens qui vous avaient regardés avec le plus de faveur, mais n’avaient pu vous imiter en rien, ont vu jour à devenir vos singes. Rien en effet de plus aisé, que de teindre en rouge des bonnets blancs, et nous avons près nous des sapins en abondance. […] quoi de plus noir, en effet, si nos séducteurs sont nés parmi nous que de tourmenter et de perdre ses frères ? et quoi de plus vil et de plus ingrat, si ce sont des étrangers que de violer l’asile qui les a conservés38.
Les exemples ci-dessus convoquent ainsi la vérité, même absente (revenir aux origines, la paix, les bienfaits du pays), l’énonciateur (le Suisse) et l’adversaire disqualifié (l’influence républicaine, l’étranger ingrat), ingrédients nécessaires du mode agonique (soit motivé explicitement par la volonté de combattre) qui caractérise le pamphlet.
Comme le mentionne M. Angenot, « le pamphlétaire prétend affronter l’imposture, c’est-à-dire le faux qui a pris la place du vrai, en l’excluant, lui et sa vérité, du monde empirique39 » ; en voici un exemple, tiré de la première lettre du Français :
P.S. […] Qu’un homme innocent, ou, du moins très-excusable, soit mort comme un malfaiteur, et cela sans qu’aucune loi antérieure ait pu motiver la sentence prononcée, cela est révoltant sans doute ; mais sa vie était si triste ! et lui-même n’a pas paru trouver cette mort plus affreuse qu’une autre40.
Aussi, « L’égalité n’y régnera pas longtemps ; car les forces et les talents de nos enfants serons inégaux. La liberté, telle qu’on la vante ici tous les jours en la violant sans cesse, n’y existera pas non plus41 ».
Un autre symptôme discursif du pamphlet est l’emploi de l’oxymore comme figure de style ; les Lettres en font un usage régulier : « l’industrie, cette plante indigène de mon pays42 », « de notre petite capitale43 ».
Isabelle de Charrière utilise également les raisonnements par analogie, « raccourcis du raisonnement démonstratifs44 » selon M. Angenot. Nous en soulignerons deux : « vos montagnes me paraissent semblables à l’arche de Noé ; l’humanité s’y sauve avec tout ce qu’elle a d’aimable et de précieux45 » et, plus loin :
Commandez-nous surtout des montres, des pendules exactes, parfaites : en même temps qu’elles vous feront souvenir de nous, elles vous rappelleront que le temps court et ne revient jamais en arrière ; et qu’une occasion de faire le bien, si elle est perdue, l’est pour toujours46.
Ces quelques exemples nous amènent à constater que les Lettres trouvées dans la neige recourent à un ton et à de nombreux procédés, stylistiques notamment, qui les rapprochent du pamphlet.
Conclusion
Suivant de très près les effets de la Révolution dans sa région, Isabelle de Charrière se sent menacée par les révoltes qui éclatent dans les montagnes. Le genre épistolaire lui permet de transmettre ses idées et d’adresser indirectement ses critiques aux institutions suisses sans pour autant donner dans la vitupération, l’écrivaine étant consciente de leurs vertus comparées à celles d’autres pays dans lesquels elle a séjourné au cours de son existence.
Les Lettres trouvées dans la neige regorgent de conseils, de mises en garde contre l’influence républicaine, identifiée comme l’adversaire, de louanges prodiguées aux villageois ; elles se font aussi l’expression de désirs de changement plus modérés que ceux des révolutionnaires. Les exemples apportés dans cet article consolident la figure d’Isabelle de Charrière en tant que pamphlétaire ; l’écrivaine correspond en effet en tous points à la définition qu’en fait M. Angenot, persuadant ses lecteurs par des arguments irréfutables telle « une Jeanne d’Arc, au milieu de ses propres valeurs ».
Ainsi, de la même manière que Jean-Jacques Rousseau, dont elle a tant appris, se plaisait à se montrer homme à paradoxes plutôt qu’homme à préjugés, Isabelle de Charrière devait prouver elle aussi, par sa vie et ses écrits, qu’elle n’était pas, elle non plus, une femme à préjugés.