Malgré leur richesse et leur vitalité incontestable, les travaux consacrés à Germaine de Staël, à Benjamin Constant et au Groupe de Coppet semblent ne s’être pas encore penchés de manière globale et systématique sur les incursions du Groupe dans l’écriture satirique et plus largement polémique1. Jusqu’ici, en effet, la critique s’est concentrée sur les attaques dont les membres du Groupe ont pu être l’objet dans les colonnes des journaux ou les ouvrages satiriques ou polémiques. On évoquera ainsi le Cahier n° 53 (2002), intitulé « Est-ce sérieusement que vous me haïssez ? » Ennemis et contradicteurs de Madame de Staël », et consacré à la réception polémique de l’œuvre staëlienne, de la Réponse aux Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. Rousseau (1789) de Champcenetz aux propos pour le moins acerbes d’Henri Guillemin à l’encontre de l’écrivaine. Les vives critiques adressées durant les Cent-Jours notamment à Benjamin Constant par l’entremise des journaux et de la production polémique ont de la même façon été envisagés par Léonard Burnand, qui a par ailleurs consacré des publications majeures aux pamphlets ayant pris Jacques Necker pour cible au seuil de la Révolution.
Or, comme le remarque Friedrich Schlegel, ce début de XIXe siècle qui voit se réunir les membres du Groupe « sera polémique2 ». En phase avec son temps, le Groupe de Coppet n’hésite pas, ainsi, à donner dans la littérature d’opposition et la satire, en investissant tant le support du journal que celui de la brochure polémique et du pamphlet. Si l’on connaît la prédilection de Constant pour la polémique journalistique (pour défendre l’œuvre staëlienne parfois, sa propre action souvent) grâce aux récents travaux consacrés à ses contributions dans les journaux3, ses ouvrages polémiques, à l’image de De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814)4, demeurent peu mis en valeur5. C’est à cette œuvre polémique riche qu’est consacrée la contribution de Flavien Bertan de Balanda, qui envisage la réflexion sur l’autorité, la liberté et la légitimité à laquelle se livre Constant de sa mise en retrait de la vie publique à son entrée en politique, en 1819.
De la même façon, le penchant d’August Wilhelm Schlegel pour l’écriture polémique – dont témoigne son ouvrage antinapoléonien intitulé Sur le système continental et sur ses rapports avec la Suède (1813)6 – ne semble pas avoir suscité l’intérêt de la critique. Notre contribution explore ces écrits rédigés entre 1813 et 1814, qui donnent à lire son opposition à l’Empire tout en plaidant la cause de Bernadotte, Prince Royal de Suède, à l’échelle européenne. Ce faisant, ils défendent et illustrent les principes libéraux qui irriguent la pensée de Coppet, dont Schlegel apparaît comme un ardent défenseur. Tout aussi peu connus de la critique sont les écrits polémiques de Sismondi, auxquels Guillaume Cousin consacre sa contribution. S’étant jusque-là tenu à bonne distance des polémiques politiques qui agitent l’Europe, celui-ci voit d’un œil favorable le retour de Napoléon de l’île d’Elbe, et soutient activement l’Empire libéral, dans la presse puis dans l’Examen sur la Constitution française.
On peut également envisager, dans ce cadre, les écrivains proches de membres du Groupe de Coppet. La contribution d’Aurora María García Martínez se penche ainsi sur les Lettres trouvées dans la neige (1793) d’Isabelle de Charrière ; témoin frontalier des débuts de la Révolution française, la Suisse romande en a subi les effets collatéraux, la situation atteignant en 1793 un point critique. Cela inspire à Isabelle de Charrière un opus qui semble bien, comme le montre l’article, l’œuvre d’une pamphlétaire.
La question de la satire se pose également pour l’œuvre staëlienne, tant Germaine de Staël éprouve envers l’écriture satirique un mélange ambivalent d’attirance7 et de réticence8, se montrant par ailleurs une fine observatrice de la production polémique de son temps, souvent évoquée dans sa correspondance – notamment lorsqu’elle se défend d’avoir contribué d’une quelconque façon au retentissant ouvrage polémique de Schlegel9. Staël défend en outre, comme les travaux de Stéphanie Genand l’ont récemment montré10, une modalité singulière et originale de la polémique, qu’on pourrait dire « défensive » ou par retrait : attaquer peut, chez elle, passer aussi par le silence, l’éclipse ou la dérision, voire le rire.
Les incursions staëliennes en terre polémique font l’objet dans ce numéro des Cahiers staëliens de trois contributions ; la première, due à Stéphanie Genand, étudie la façon dont, en réinterrogeant constamment Voltaire, Staël élabore une véritable pensée de la polémique. Les deux autres se consacrent à la polémique qui se donne à lire dans les Considérations sur la Révolution française : tandis que Laura Broccardo met au jour une Staël révoltée par l’ingérence anglaise dans la politique française, et donnant libre cours à ce titre aux traits d’une ironie mordante envers la politique britannique, Simona Sala envisage la critique virulente que Staël fait dans l’ouvrage du système religieux ultra, gage selon elle d’une confusion dangereuse entre le religieux et le politique.
L’objectif de ce nouveau numéro des Cahiers staëliens est donc bien de rouvrir le dossier de la satire et de l’écriture polémique à Coppet en analysant la complexité de ses modalités. Les différentes contributions réunies ici envisagent le polémique à la fois en tant que registre mobilisé à l’intérieur de genres autres, et en tant que genre littéraire doté d’une forme, d’un support donnés (fût-ce celui de la brochure, du pamphlet ou des journaux, dans le cas de la polémique journalistique). L’étude des modalités de la parole satirique et polémique des membres du Groupe, qu’elle prenne pour objet des problématiques littéraires, idéologiques ou politiques, permet d’éclairer un aspect non étudié encore de la réflexion du Groupe, de sa prise de parole sur la chose publique, tant l’écriture polémique génère des textes incisifs et ramassés condensant de façon révélatrice à la fois le propos de l’auteur (thèmes, arguments, arrière-plan idéologique), son style, et l’image qu’il entend élaborer de lui-même et de sa pratique satirique ou polémique. Vue au prisme de l’écriture polémique, illustrée dans toute sa vivacité et sa diversité dans les présentes contributions, la pensée de Coppet, décidément tournée vers un avenir européen et progressiste, se révèle ainsi, semble-t-il, sous un jour nouveau.