Selon le bel oxymore de « croyance philosophique » que l’on trouve dans le discours préliminaire de De la Littérature, la perfectibilité est, plus encore qu’un horizon, un cap qui permet à Germaine de Staël, à tous les « penseurs courageux » et autres « moralistes éclairés » de ne pas faire naufrage sur les écueils de l’abattement. Sans elle, « dans quel découragement l’esprit ne tomberait-il pas1 » ? Au spectacle de désolation que peut offrir l’histoire, s’ajoute l’expérience personnelle pour le moins douloureuse que Staël a faite, comme nombre de ses contemporains, de la Révolution. Suivant l’analyse de Florence Lotterie, la perfectibilité, telle qu’elle est formulée dans De la Littérature, résulte d’un dépassement2 : Staël conçoit « la manière nouvelle d’écrire l’histoire comme résultante partielle d’une expérience de la douleur ». F. Lotterie distingue ainsi deux « modalités historiographiques », fondées sur une « différenciation historique des modes de la sensibilité » : l’historien moderne est « l’historien mélancolique3 », doté de la sensibilité et de cette connaissance du cœur humain qui caractérise les Modernes.
Dans cette dialectique entre douleur et perfectibilité, la notion de compréhension sensible fonctionne comme un pivot. La sensibilité de l’historien n’est plus la passion : tandis que la passion aliène à son objet, c’est-à-dire à l’histoire entendue au sens de connaissance et récit des événements du passé, la sensibilité l’en rapproche seulement. En plaçant l’historien à bonne distance de son objet, des actions humaines et de leurs aléas, la compréhension sensible lui permet de se ressaisir de l’histoire comme telle, pour ce qu’elle est – elle pourrait être autre –, en s’intéressant aux choses non comme elles sont (ordre des faits) mais comme elles viennent (enchaînement des faits). L’histoire sensible invite à dépasser les limites liées à la contingence historique dans la perfectibilité en tant que force émancipatrice.
S’inscrivant dans cette nouvelle modalité historiographique, Staël possède la sensibilité qui entre à la fois dans sa manière de comprendre et d’écrire l’histoire. Étudier sa compréhension sensible de l’histoire, et plus particulièrement le rôle spécifique dévolu à l’imagination dans sa capacité de rendre vie au passé et de rendre sensible l’écart qui le sépare désormais du présent, permettra de mettre au jour le regard critique de Staël historienne sur le monde comme il va. Il s’agira alors d’éclairer le rôle de guide que joue l’historien Tacite, Ancien par l’âge mais moderne par la distance qu’il conserve avec les événements historiques, dans ce cheminement critique de l’histoire staëlienne, lui qui apprend, quand les circonstances l’exigent, à laisser de côté la compréhension pour se livrer à une juste indignation.
Vivre l’histoire au présent ou de l’importance de l’imagination en histoire
Lorsqu’elle évoque l’histoire, Germaine de Staël est encline à mettre en avant la place que les historiens accordent dans leurs écrits à l’imagination. L’histoire a tout à gagner, selon elle, d’un bon usage de l’imagination. Dans le chapitre qu’elle consacre aux « historiens allemands, et [à] J. de Müller en particulier » dans De l’Allemagne, elle souligne l’heureuse alliance qui s’est produite en Allemagne entre érudition historique et imagination :
Ce sont les Allemands, j’ai souvent eu occasion de le dire, qui ont senti les premiers tout le parti que l’imagination pouvait tirer de l’érudition ; les circonstances de détail donnent seules de la couleur et de la vie à l’histoire4 […].
Ainsi de Jean de Müller, auteur d’une volumineuse Histoire de la Confédération suisse, parue entre 1786 et 1808 : « Son érudition sans bornes, loin de nuire à sa vivacité naturelle, était comme la base d’où son imagination prenait l’essor, et la vérité vivante de ses tableaux tenait à leur fidélité scrupuleuse », si bien que « le plus savant des historiens […] a été vraiment poète dans sa manière de peindre les événements et les hommes5 ». De cet historien, Staël expose d’abord les qualités littéraires : tel un « poète », Müller donne à voir des « tableaux » ; il anime son récit, sait « laisser au lecteur le plaisir et l’occasion de pressentir lui-même les caractères et la marche des événements », « exciter l’anxiété de l’attente » ; en somme, il rend l’histoire vivante et surtout présente : « Il le [l’événement] raconte alors comme s’il s’était passé la veille, et sait lui donner l’intérêt qu’une circonstance encore présente ferait éprouver6 ». Staël esquisse ici une poétique du récit historiographique qui dépasserait l’opposition entre histoire et littérature7 : de même que l’érudition peut fournir un heureux tremplin à l’imagination, de même la justesse poétique contribue-t-elle en retour à la connaissance historique, un mot, une action « fai[san]t tout à coup comprendre un homme, et souvent l’esprit même d’une nation et d’un siècle8 ». Ce dépassement, le « poète historien » Herder le réalise et l’exemplifie dans ses Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité :
[…] comme Herder s’attachait à pénétrer le génie des temps les plus reculés, peut-être que la qualité qu’il possédait au suprême degré, l’imagination, servait mieux que toute autre à les faire connaître. Il faut ce flambeau pour marcher dans les ténèbres […] ; il semble qu’on se promène au milieu de l’ancien monde avec un poète historien qui touche les ruines de sa baguette et reconstruit à nos yeux les édifices abattus9.
Annulant la distance des temps, Herder a le pouvoir de transporter son lecteur dans les ténèbres d’un passé qu’il éclaire et ranime10, au sens étymologique d’insuffler la vie. Le « poète historien » a quelque chose du magicien.
Que l’historien nous ramène dans le passé ou qu’il le raconte comme il le ferait du présent, il apparaît primordial aux yeux de Staël de faire de l’histoire un événement contemporain. À quoi bon rendre l’histoire actuelle ? Staël présente bien les deux historiens allemands « sous le point de vue littéraire » qu’elle revendique au début du chapitre, étant donné que « l’existence politique du pays n’a point eu jusqu’à présent assez de force pour donner en ce genre un caractère national aux écrivains11 ». Pourtant, force est de constater que les deux exemples tirés de l’œuvre de Müller, que ce soit la « conjuration de Rütli » (serment de Grütli), mythe fondateur de la nation suisse, ou la victoire de la « faible armée des cantons suisses » lors de la bataille de Grandson en 1476, semblent expressément choisis pour illustrer le « patriotisme le plus énergique12 » de l’historien – pour leur dimension politique donc. Cet écart trouverait-il sa raison dans le fait que Müller, bien que d’expression allemande, était suisse ? Un détour par le compte rendu de l’ouvrage de Sismondi, l’Histoire des républiques italiennes du Moyen Age, que Staël livre dans le Publiciste en mai 180713, peut s’avérer éclairant. Se plaçant sous le patronage de Müller qui lui ouvre la voie de l’éloge en « trait[ant] avec une bonté particulière » un ouvrage qu’il qualifie de « vraiment bon 14 », Staël, avant toute autre considération, commente la contemporanéité que l’historien est parvenu à retrouver avec l’objet pourtant lointain de ses recherches, l’Italie médiévale du XIIe au XVIe siècle :
L’histoire que nous recommandons à nos lecteurs a ce mérite particulier d’intérêt, qu’on ne retrouve d’ordinaire que dans le récit des faits dont les auteurs ont été contemporains. L’écrivain, né dans une république, & descendant d’une des plus illustres familles de Toscane, paroît animé d’une affection profonde pour le sujet qu’il traite ; il ressuscite avec bonheur les tems obscurs de l’histoire qui renferment tant d’actions courageuses & nobles ; il semble qu’il retrouve des amis dans tous les Italiens du premier âge qui ont lutté pendant des siècles pour conquérir & maintenir leur indépendance15.
Plus encore qu’avec un sujet qui le touche, Sismondi communie avec les « Italiens du premier âge » qui deviennent, par leur défense obstinée de la république, d’authentiques « amis ». Cette adhésion à une cause commune, Sismondi étant lui-même originaire de la République de Genève, informe son écriture historiographique en lui prodiguant « la vérité & la chaleur d’un témoin oculaire à travers les siècles16 ».
Soulever ici la question de l’objectivité historique relèverait de l’anachronisme, sinon du contre-sens : la qualité même de Sismondi, ce qui conduit Staël à lui donner la préférence sur un autre historien à qui elle le compare dans le compte rendu – Claude Rulhière, auteur d’une histoire polonaise parue la même année –, réside précisément dans sa capacité à « inspire[r] davantage le dévouement à la patrie17 ». On comprend dès lors que Müller se fasse le premier le commentateur bienveillant de cette Histoire – et que Staël lui emboîte le pas : les deux historiens partagent un même « caractère national ». Plus encore, le « patriotisme » de Sismondi, citoyen de ces républiques médiévales italiennes qu’il « ressuscite » au moins autant qu’il en est l’historien, devient la condition de l’« intérêt » des lecteurs :
Mais c’est sur-tout dans le second volume, lorsque l’on entre véritablement dans l’histoire, que se développe un intérêt qu’on oseroit, par sa vivacité, comparer à celui d’un roman, s’il n’avoit pas toute la dignité, toute la sagesse de l’histoire. Cet ouvrage remue l’ame plus vivement que la plupart des écrits de ce genre ; le siège d’Ancône, la ligue lombarde, la prise de Constantinople par les Vénitiens & les Croisés, sont des morceaux touchans, énergiques, animés comme des scènes dramatiques18 […].
À l’instar de Müller, l’ouvrage de Sismondi suscite un intérêt digne d’un roman : le récit, en les rendant vivantes, ramène dans le présent des années 1800 les luttes républicaines médiévales. Dans un rôle quasi démiurgique, l’historien active le pouvoir de l’imagination pour ressusciter des émotions politiques et captiver le lecteur, qui assiste alors aux événements comme s’ils étaient représentés sous ses yeux en des « scènes dramatiques ». La référence théâtrale permet de mieux saisir l’importance de la dimension sensible d’une narration dans laquelle l’historien donne littéralement à voir. Sismondi n’a donc pas le seul mérite de savoir animer son récit ; il en fait un événement contemporain des lecteurs qui assistent, comme sur une scène, à son actualisation. Un moyen redoutablement efficace de rendre sensible au présent la cause de l’indépendance italienne.
Une approche sensible de l’histoire : fonction et enjeux des ruines dans Corinne
Publié la même année que l’Histoire de Sismondi, Corinne ou l’Italie – dont Simone Balayé a mis en lumière le fructueux « dialogue critique » avec Sismondi lors de sa composition19 – prend à bras le corps la question de l’articulation de l’histoire et de l’indépendance nationale, en la médiatisant à travers la narration. Or, le « nouveau rapport entre l’histoire et les ruines20 » que met en place le roman peut se lire à l’aune de notre réflexion sur les moyens de rendre vie au passé, ou plus exactement de rendre l’histoire contemporaine. En effet, dans Corinne, la contemplation des ruines, dont le clair de lune permet de saisir tout à la fois l’aspect historique et esthétique21, fait ressurgir le passé. Accompagnant Oswald dans sa visite de Rome, Corinne le guide plus encore dans son appréhension de l’histoire. La lettre qu’elle lui adresse en décembre 1794 tient lieu de programme : « les ruines antiques […] nous apprennent l’histoire par l’imagination et le sentiment22 ». Ainsi l’histoire se retrouve-t-elle par l’imagination grâce à la sensibilité présente aux ruines :
C’est là qu’on apprend à sentir Homère et Sophocle : c’est là que se révèle à l’âme une connaissance de l’antiquité, qui ne peut jamais s’acquérir ailleurs. C’est en vain que l’on se fie à la lecture de l’histoire pour comprendre l’esprit des peuples ; ce que l’on voit excite en nous bien plus d’idées que ce qu’on lit, et les objets extérieurs causent une émotion forte, qui donne à l’étude du passé l’intérêt et la vie qu’on trouve dans l’observation des hommes et des faits contemporains23.
Mettant en avant les « privilèges du vu sur le lu24 », Corinne invite Oswald à sentir le passé25. Ce faisant, elle définit ici ce que l’on pourrait appeler une approche sensible de l’histoire, au sens littéral d’une approche par les sens. L’accès aux ruines par la voie des sens anime à son tour l’imagination qui, en replaçant le passé sous nos yeux, nous le rend contemporain. La contemplation des ruines ne dépoussière donc pas seulement l’histoire : « on dirait […] que le passé reparaît sous la poussière qui l’a enseveli » ; elle nous permet de la réinvestir au présent : « on dirait que l’on fait revivre ce qu’on découvre26 ». Cette contemporanéité nouvelle du passé, en « nous rend[ant], pour ainsi dire, témoins de ce que nous avons appris27 », suscite en nous un intérêt analogue à celui que l’on prend à « l’observation des hommes et des faits contemporains ». Or, en 1795 – et plus encore en 1807, année de parution du roman –, il est capital de se sentir concerné par l’histoire :
Du côté de ces nuages, dit Corinne, il y a la Grèce. Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir ! Là, sont encore des hommes d’une imagination vive, d’un caractère enthousiaste, avilis par leur sort, mais destinés peut-être ainsi que nous à ranimer une fois les cendres de leurs ancêtres. C’est toujours quelque chose qu’un pays qui a existé, les habitants y rougissent au moins de leur état actuel, mais dans les contrées que l’histoire n’a jamais consacrées, l’homme ne soupçonne pas même qu’il y ait une autre destinée que la servile obscurité qui lui a été transmise par ses aïeux28.
La présence sensible de l’histoire, à travers les ruines ou même devinée dans le lointain, fait « au moins » rougir un peuple de son « état actuel », émotion qui ouvre les horizons au sens propre comme au figuré. Ne serait-ce pas la condition minimale d’une histoire future ? « Du côté de ces nuages » prend une portée métaphorique, sinon prospective.
Au-delà donc de faire ressurgir le passé, la fonction primordiale de l’imagination en histoire serait de permettre de soupçonner une autre destinée, passée – « L’imagination lui [à l’Italie] rendit l’univers qu’elle avait perdu » – mais surtout future : « l’imagination […] fait rêver une autre destinée29 ». Ainsi, et alors même qu’on ne trouve plus à Rome que « très peu de débris des temps républicains », « il suffit de voir les lieux où de grandes actions se sont passées pour éprouver une émotion indéfinissable ». Le fait qu’« on ne voit plus sur le Forum aucune trace de cette fameuse tribune d’où le peuple romain était gouverné par l’éloquence30 » ne l’a guère amputée de sa gloire. La présence sensible, même a minima, de l’histoire se fait puissamment suggestive :
À Rimini et à Césène on quitte la terre classique des événements de l’histoire romaine ; et le dernier souvenir qui s’offre à la pensée, c’est le Rubicon traversé par César, lorsqu’il résolut de se rendre maître de Rome. Par un rapprochement singulier, non loin de ce Rubicon on voit aujourd’hui la république de Saint-Marin, comme si ce dernier faible vestige de la liberté devait subsister à côté des lieux où la république du monde a été détruite31.
La preuve du prestige toujours actif de la Rome républicaine se manifeste paradoxalement dans l’émotion ressentie par les voyageurs franchissant à leur tour le Rubicon, non plus pour la détruire mais pour l’exhumer, dans son idée tout du moins. Or, par un « rapprochement singulier », se dresse dans le présent, comme un reproche vivant à celui qui a renversé la « république du monde », la république de Saint-Marin ou San Marino. Hasard de la géographie ou hasard de l’histoire ? La Sérénissime, qui inscrit jusque dans son nom sa pérennité, remplit son office de piqûre de rappel. Offrant l’occasion de confronter le présent au passé tel qu’il s’est déroulé, sa proximité laisse songeur : peut-être sans le franchissement du Rubicon la république de Saint-Marin ne serait-elle pas le « dernier faible vestige de la liberté » en Italie32… Le « rapprochement » est donc fort opportun qui suggère que l’histoire aurait pu suivre un autre cours. D’un César à l’autre, l’occultation volontaire de la présence napoléonienne en Italie s’éclaire sous un autre jour33.
De l’histoire indignée à l’histoire émancipatrice
Si Corinne et De l’Allemagne relèvent tous deux d’une sensibilité moderne qui conduit à placer l’imagination au cœur de la démarche historique, d’où provient ce regard staëlien sur l’histoire consistant à glisser dans l’interstice entre passé et présent des velléités de contestation ? Parmi les différents historiens qu’elle convoque régulièrement sous sa plume, Montesquieu au premier rang des Modernes, Staël confère à Tacite chez les Anciens une fonction particulière. L’historien apparaît au chapitre VI de De la Littérature dédié à la littérature sous Auguste, lorsque Staël interroge les raisons de la « perfection » des historiens romains en regard de la « médiocrité » des historiens français – constat problématique en tant qu’il remettrait en question la perfectibilité. Après avoir établi une rapide distinction entre « histoire philosophique » et « histoire narrative34 », Staël affirme la supériorité des Romains dans ce second genre : ils savent raconter l’histoire comme on raconte une histoire. « Grandeur et […] simplicité des récits », « éloquence des harangues », « intérêt dramatique » des « tableaux35 », tout y est ou presque :
Mais ces historiens ne peignent, pour ainsi dire, que l’extérieur de la vie. C’est l’homme tel qu’on le voit, tel qu’il se montre ; ce sont les fortes couleurs, les beaux contrastes du vice et de la vertu ; mais on ne trouve dans l’histoire ancienne, ni l’analyse philosophique des impressions morales, ni l’observation approfondie des caractères, ni les symptômes inaperçus des affections de l’âme36.
Aussi plaisants que soient leurs récits, les historiens romains restent « à l’extérieur de la vie », à défaut de posséder cette nouvelle sensibilité historiographique qu’apporteront les siècles et, notamment, les souffrances. Analytique, l’histoire moderne – dont un des grands mérites est de sauver la perfectibilité – ne peut être écrite que par un historien complet, tout à la fois moraliste sachant déceler les secrets du cœur humain et philosophe recherchant la cause des événements37.
Seul parmi les historiens romains Tacite posséderait « à un degré presque égal » les qualités narratives de l’historien et les connaissances du moraliste – dont il fusionne en les incarnant les deux figures. La différence entre Tacite et les autres historiens antiques réside dans le rapport qu’ils entretiennent avec les faits historiques :
Les faits inspiraient alors une telle avidité, qu’on ne reportait point encore sa pensée vers les causes. Les historiens grecs marchent avec les événements ; ils en suivent l’impulsion, mais ne s’arrêtent point pour les considérer. On dirait que, nouveaux dans la vie, ils ne savent pas si ce qui est pourrait exister autrement ; ils ne blâment ni n’approuvent ; ils transmettent les vérités morales comme les faits physiques, les beaux discours comme les mauvaises actions, les bonnes lois comme les volontés tyranniques, sans analyser ni les caractères, ni les principes. Ils vous peignent, pour ainsi dire, la conduite des hommes comme la végétation des plantes, sans porter sur elle un jugement de réflexion38.
L’approche naturaliste des faits humains qui caractérise les historiens grecs – que l’on retrouve à peu de chose près chez les historiens romains – limite la portée de leur interrogation. Leur talent de « peindre » témoigne ici d’un déficit : faute d’une réflexion critique sur la causalité, faute de jugement, ils ne se confrontent à l’histoire ni en philosophes ni en moralistes. À prendre Staël à la lettre, être « nouveau dans la vie » semble signifier dire ce qui est, enregistrer un état de fait donc, tandis qu’avoir vécu impliquerait de ne plus s’en contenter : ayant appris en vieillissant la contingence et les contingences – les souffrances – du monde, les hommes d’expérience rechercheraient les causes de ce qui est, en vertu du fait que ceci aurait pu – et pourra ? – être autrement. Et telle est bien la façon dont Staël rend compte de la double qualité de Tacite comme historien et moraliste : « Les souffrances et les craintes attachées à la servitude avaient hâté sa réflexion, et son expérience était plus âgée que le monde39 ». Quasiment représenté sous les traits d’un enfant de la Révolution qui aurait vieilli avant l’heure40, Tacite possède une sensibilité historiographique digne des Modernes parce qu’il a souffert : plus qu’un malheur personnel, il a vécu le temps des malheurs collectifs, sous les règnes difficiles de Néron, des « Quatre Empereurs » et de Domitien notamment. Au-delà donc de l’âge, c’est bien les conditions d’écriture de l’histoire qui importent en tant qu’elles sont modifiées en profondeur par l’expérience personnelle et collective de la souffrance.
Peut-on oublier d’ailleurs quel avantage prodigieux les historiens anciens avaient sur les historiens modernes par la nature même des faits qu’ils racontent ? Le gouvernement républicain donne aux hommes, comme aux événements, un grand caractère ; […] si Tacite a su les surpasser tous, c’est parce que l’indignation républicaine vivait dans son âme, et que ne regardant pas le gouvernement des empereurs comme légal, n’ayant besoin de l’autorisation d’aucun pouvoir pour publier ses livres, son esprit n’était point soumis aux préjugés naturels ou commandés qui ont asservi tous les historiens modernes jusqu’à ce siècle41.
Par sa lecture assidue des historiens républicains, Tacite, qui n’a connu que l’Empire et son lot de conquêtes, de rivalités et de règnes écourtés, a pourtant été nourri de République, de grandeur surtout. Stimulant héritage, son « indignation républicaine », qui s’exprime à plein contre l’empereur Domitien dans la Vie d’Agricola, fonctionne comme critère discriminant à l’aune duquel juger – critiquer – la légalité en place. « Ne regardant pas le gouvernement des empereurs comme légal », Tacite leur dénie donc toute légitimité42. Asservi au pouvoir de fait, il n’est en rien asservi aux faits : son indépendance d’esprit face au pouvoir impérial lui permet de juger, de décerner éloge et blâme, plus encore de contester. Lectrice des Lumières, Staël s’inscrit courageusement dans la tradition philosophique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Diderot en tête, qui a fait de Tacite le « juge impitoyable des Césars43 ».
Le contexte d’écriture de l’histoire s’avère ainsi déterminant. Il permet à Staël de distinguer, au-delà des Anciens et des Modernes, deux catégories d’historiens : d’une part, l’historien qui écrit durant les guerres civiles – Cicéron et Virgile notamment, « dont le génie s’était formé au milieu des luttes sanglantes de la liberté », mais aussi Dante et Machiavel dont l’énergie provient de leur rôle joué « au milieu des troubles civils » ; d’autre part, l’historien qui écrit sous un règne pacifié mais tyrannique, à l’exemple des « écrivains, dont les talents s’étaient perfectionnés sous les dernières années du paisible despotisme d’Auguste44 ». Cette nouvelle distinction rend compte du procès en « médiocrité » que Staël fait aux historiens français, tout particulièrement sous le règne de Louis XIV : esprit de parti, esprit de corps, féodalité, tout se conjugue pour empêcher ces historiens de « dire la vérité sur le passé, quelque ancien qu’il pût être ». Ce faisant, ils n’abdiquent pas seulement « l’indépendance de [leurs] réflexions » : « c’était un despotisme qui paraissait à tous tellement dans la nature des choses, qu’on se façonnait pour lui comme pour l’ordre invariable de ce qui existe nécessairement45 ». Esclaves de l’opinion, ces historiens d’un règne, d’un ordre établi, ne peuvent que porter un regard fataliste sur l’histoire, comme si ce qui était devait être de toute éternité : ils rejoignent par là le camp des historiens « nouveaux nés ». De ces deux classes d’historiens, découle une requalification de l’écriture historiographique au sein de laquelle la division entre Anciens et Modernes n’est plus chronologique : les Anciens, incluant désormais les historiens français du XVIIe siècle, jeunes en réalité et surtout fatalistes, caractérisés par leur repli prudent derrière une histoire essentiellement narrative – Staël parle du « dogme du fatalisme46 » ; les Modernes, Tacite à leur tête, anciens par l’expérience et contestataires, mieux indignés, selon lesquels « ce qui est pourrait exister autrement ». Pour reprendre une formule de Florence Lotterie, « le conditionnel dans l’histoire, c’est la reconnaissance de la liberté47 ».
Tacite, un Moderne donc ? Pas tout à fait tout de même. Si, animé par l’esprit républicain et l’amour de la liberté, il est plein de la virulente indignation qui pousse à voir autrement, Tacite ne possède pas – encore, et pour cause, elle est exclusivement moderne – l’intelligence philosophique ou analytique qui rend compte des enchaînements causaux, celle donc qui amène, en se demandant pourquoi, à envisager un pourquoi pas. L’incompréhension de Staël perce dans une note, à la fin du chapitre VI :
Il est remarquable, par exemple, qu’aucun historien, que Tacite lui-même ne nous dise pas par quels moyens, par quelle opinion, par quel ressort social les plus atroces et les plus stupides empereurs gouvernaient Rome sans rencontrer aucun obstacle, même pendant leur absence. Tibère de l’île de Capri, Caligula au fond de la Bretagne, etc., que de questions philosophiques l’on pourrait faire aux meilleurs historiens de l’Antiquité, dont ils n’ont pas résolu une seule48 ?
Les questions « philosophiques » dissimulent mal leur caractère subversif et l’explication des causes fait ouvertement signe vers la remise en cause – la présence en note de la remarque en modère tout juste la portée en 1800. Au détour d’une note, éclate donc ce qui constitue, selon Staël, l’un des enjeux primordiaux de l’écriture de l’histoire : en permettant la compréhension des mécanismes politiques et sociaux, l’histoire doit se faire émancipatrice49.
De quelques caractéristiques de l’histoire staëlienne
Une modeste caractérisation de l’histoire selon Germaine de Staël est désormais possible. Bien qu’elle recoure encore souvent à l’histoire comme à une source d’enseignement50 – les Considérations sur la Révolution française sont émaillées de formules telles que « en étudiant l’histoire » ou « on voit dans l’histoire que » –, il est un usage de l’histoire que Staël récuse fermement, l’« admiration stérile du passé51 », dont la conséquence est de faire du passé « l’immuable loi du présent52 » :
Quel est ce temps passé qui doit servir de modèle au temps actuel, et dont on ne peut se départir d’une ligne, sans tomber dans des innovations pernicieuses ? Si tout changement, quelle que soit son influence sur le bien général et les progrès du genre humain, est condamnable, uniquement parce que c’est un changement, il sera facile d’opposer à l’ancien ordre des choses que vous invoquez, un autre ordre de choses plus ancien qu’il a remplacé. […] En recourant à l’histoire du passé, comme à la loi et aux prophètes, il arrive en effet à l’histoire ce qui est arrivé à la loi et aux prophètes : elle devient le sujet d’une guerre d’interprétation interminable53.
Si le changement est condamné au nom d’un « ordre de choses » passé à préserver, il est aisé de faire valoir que cet ordre est lui-même le résultat d’un changement relativement à un ordre antérieur et la question de l’origine, on le sait, est une « étude oiseuse54 ». Staël établit ici sans détour la contingence du passé, contingence qui par opposition aux principes ne peut servir de fondement à une loi immuable. Elle réaffirme avec force cette idée au moment d’aborder l’épineuse question de la confiscation des biens du clergé :
Donneroit-on pour motif qu’on ne doit jamais changer ce qui étoit ? Dans quel moment le fameux ce qui étoit a-t-il dû s’établir pour toujours ? Quand aucune amélioration n’a-t-elle plus été possible55 ?
L’observation du passé peut se révéler instructive – à la condition qu’elle ne se change pas en vénération : prétexte au conservatisme politique, elle se ferait alors immanquablement le tombeau du présent.
Cette conviction, que la référence à Tacite nous a permis de mettre au jour, explique tout à la fois pourquoi Staël récuse le déterminisme historique – le passé étant rendu à sa contingence, ce qui a été aurait pu ne pas être ou être autrement56 – et accorde, par ailleurs, un rôle de première importance à l’historien, homme d’action en puissance : « […] c’est presque un homme d’État qu’un grand historien ; car il est difficile de bien juger les événements politiques, sans être, jusqu’à un certain point, capable de les diriger soi-même57 […] ». C’est justement sur cette virtualité que Staël choisit d’ouvrir son compte rendu de l’Histoire de Sismondi :
De toutes les branches de la littérature, l’histoire est certainement celle qui mérite le plus de respect ; l’homme qui s’y consacre se rapproche autant qu’il est possible de la carrière des actions ; il peut montrer dans ses écrits une ame & un caractère qui l’auroient rendu capable des emplois publics, s’il y avait été appellé58.
Détenteur d’une puissante imagination, dépositaire d’une saine indignation, l’historien doit rappeler à chacun la possibilité de l’action humaine et la réalité d’un avenir ouvert aux possibles – à moins qu’il ne montre le premier la voie, l’irréel du passé, ce qui aurait pu être, étant riche d’un potentiel du présent, ce qui pourrait être, et bientôt d’un futur qui sera.