A. W. Schlegel a laissé à la postérité bon nombre de documents sur sa relation avec G. de Staël : une élégie entière en son honneur (Rom1), une évocation enthousiaste de ses talents de comédienne et de pantomime2, ainsi qu’un compte rendu de Corinne3 et des écrits de Jacques Necker4, accompagné d’une brève notice biographique5. Il fut le traducteur en allemand de la biographie qu’Albertine Necker de Saussure a consacrée à sa célèbre cousine6, qu’il accompagne d’une préface à destination de ses lecteurs allemands7. Son article sur Corinne au cap Misène8 enfin, s’il ne porte pas directement sur Staël, contribue à la réception plus large de sa vie et de son œuvre. La correspondance entre Staël et Schlegel a quant à elle en grande partie disparu, comme la trace des lettres qu’il adresse à ses enfants, Auguste, Albert et Albertine. Celles qu’ils ont envoyées à Schlegel attestent en revanche de l’intimité de leurs relations – en dépit des tensions et des malentendus, en dépit aussi du rôle subalterne que Schlegel joue auprès de leur mère, qu’il accompagne avec ce dévouement quasi servile, connu des spécialistes, et qu’il a lui-même verbalisé. Depuis la fin 1804, date de son arrivée à Coppet, jusqu’au dernier départ de Staël en 1817, à l’exception d’un bref intervalle en 1814, il est toujours là, compagnon intellectuel et présence réelle, membre à part entière de la famille et non pas, comme on l’a souvent dit, amanuensis glorifié ni Uginet de plus large envergure. En dépit de leur prestige et de la place dont ils bénéficient dans le « noyau central » du Groupe de Coppet, ni Barante, ni Constant, ni Montmorency, ni Sismondi ni Bonstetten ne peuvent en dire autant, à supposer qu’ils aient aspiré à un tel rôle.
Dans les jours qui suivent immédiatement la mort de Staël, Schlegel s’occupe de manière très pratique de sa postérité. Il faut cependant négocier, malgré le dernier testament, avec Auguste et Albertine qui refusent de lui confier intégralement les droits concernant les papiers de leur mère. Ils lui concèdent ceux des Considérations sur la Révolution Française, à condition que son nom n’apparaisse pas ; le souvenir de sa Comparaison de la Phèdre de Racine et celle d’Euripide en 1807, qui contient plusieurs attaques contre les monuments de la culture française, le privent d’une place de premier plan dans la mémoire staëlienne. Ses relations avec Auguste et Albertine sont restées cordiales, proches de celles d’un oncle avec son neveu et sa nièce, même si Albertine exige la restitution des lettres de sa mère. Cette demande était légitime, mais Schlegel était lui aussi fondé à vouloir les conserver9. Il s’est en tout cas prestement exécuté, ce qui explique aujourd’hui la disparition de cette correspondance. Victor de Broglie ne l’épargne pas non plus, qui lui adresse plusieurs critiques sur le culte allemand de Shakespeare, dont il fut l’un des fondateurs ; il choisit pourtant de ne pas répliquer10. Louise d’Haussonville, légataire de Schlegel et qui s’était jadis fait un devoir de lui écrire, dut être très contente de recevoir une boucle de cheveux ayant appartenu à sa grand-mère, Germaine de Staël11. Pendant les décennies qui ont suivi, la famille Staël-Broglie se montre de plus en plus réticente lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre Staël et Schlegel. Les mémoires de Victor de Broglie se contentent d’une allusion rapide12 et la correspondance de la duchesse de Broglie reste très discrète13, même si l’on se souvient du célèbre dialogue entre Albertine et Schlegel sur la religion, disponible depuis 1846 dans ses Œuvres écrites en français14. En dehors de la proche famille, l’article de référence que Daniel Halévy consacre à la duchesse de Broglie15 ne mentionne Schlegel qu’une seule fois, tandis que Lady Blennerhasset se limite, elle aussi, au strict minimum16.
Ces remarques préliminaires n’ont pas pour objectif de relancer le débat sur le statut de Schlegel ni son degré d’appartenance au Cercle de Coppet17. Elles servent davantage de préambule à l’étude du court article « Corinna auf dem Vorgebirge Miseno (Corinne au cap Misène) » écrit par Schlegel en 1822 lors de son retour de Paris, où il avait visité le studio du baron François Gérard et vu le tableau connu sous ce titre. Le lieu de sa publication, la Kunst-Blatt de la Morgenblatt für gebildete Stände de Cotta18, a son importance puisqu’il permit aux lecteurs allemands de découvrir l’œuvre majeure d’un artiste qui était, pour Schlegel, l’un des peintres français les plus importants du moment. Le public bénéficiait ainsi du récent voyage de Schlegel à Paris, voyage d’abord motivé par ses recherches sur l’Inde, mais qui marquait aussi son retour sur des lieux familiers pour l’ancien habitué des salons de Staël et de J. Récamier, où régnait un ‘Weltton19’ raffiné. Le choix de ce périodique de Cotta ne réussit pourtant pas à assurer à cet article une véritable longévité, comme Stendhal le souligne20. Des huit pièces, au total, que Schlegel a écrites sur Staël ou Necker, celle-ci seule reparaît cependant dans ses Écrits critiques (Kritische Schriften) en 1828, exception faite d’une mention figurant dans une oraison en latin inscrite devant l’Université de Bonn21. Ces deux volumes d’Écrits critiques réunissent l’ensemble des textes auxquels Schlegel accordait une importance considérable au crépuscule de sa carrière et ils indiquent, à ce titre, la manière dont il concevait sa propre postérité. Ils accompagnent en quelque sorte ses Corrections de quelques fausses interprétations22 (Berichtigungen einiger Missdeutungen), texte de défense paru la même année et dans lequel Schelgel s’explique sur son prétendu crypto-catholicisme. Ils rectifient aussi l’image diffusée par la correspondance entre Schiller et Goethe, que Goethe choisit de republier en 1828 et dont plusieurs positions sont explicitement anti-romantiques23.
Corinne au cap Misène se révèle, malgré sa relative brièveté, un texte important. Quelques précisions s’imposent au préalable : cet article existe, comme plusieurs études et comptes rendus de Schlegel, sous deux formes contenant chacune des additions réciproques. Dans la version de la Kunst-Blatt (nous évoquerons l’autre plus tard), Schlegel fait explicitement référence, dans une longue note en bas de page, à la Notice sur le caractère et les écrits de Madame de Staël, non pas l’original d’A. Necker de Saussure, mais sa propre traduction parue la même année. Il cite sa préface, seule addition qu’il se soit permis, même si ce bref ajout ne parle pas de lui, mais de G. de Staël. Il y est question de l’accueil réservé par la famille Staël, peu après la mort de Germaine, au Baron Gérard, alors chargé d’un portrait hommage nourri de ses souvenirs. Gérard honore au mieux cette commande, mais un « je ne sais quoi » semble perturber la toile24. Le peintre, soucieux d’adoucir les sentiments de la famille, a ajouté quelques touches et « l’âme intérieure s’est révélée à ses intimes25 », contrevenant au principe qui exige que « le caractère élevé soit approprié à la renommée d’un nom historique26 ». Ces propos ont une double portée. Ils résonnent avec ceux d’Albertine qui rappelle, à l’ouverture de sa Notice, que Staël ne constitue pas seulement un sujet unique, mais irréductible à la somme de ses productions :
Rien de ce qui est venu d’elle ne peut être comparé à elle-même. Supérieure par son esprit à ses écrits les plus renommés, comme par son cœur à ses actions les plus généreuses, elle avoit dans l’âme un foyer de chaleur et de lumière dont les rayons épars n’offrent que de foibles émanations27.
Le ton ici est superlatif, absolu, privilégiant les images de plénitude et d’abondance28. La Notice n’est pas à proprement parler une hagiographie, mais avec son mélange d’enthousiasme et de déférence, elle s’en rapproche partiellement. Rares sont les noms qui y côtoient celui de Staël tandis qu’à l’inverse plusieurs figures incontournables de sa mémoire ne sont pas mentionnées. À cette omission s’ajoutent quelques entorses constitutives de l’exercice. Schlegel, lorsqu’il entreprend la traduction de cet hommage, en respecte scrupuleusement la lettre : « J’ai traduit fidèlement sans ajouter ni soustraire29 », déclare-t-il, ce qui est plus ou moins exact (il supprime notamment son nom dans la section consacrée à Rome30). Même lorsqu’il évoque sa proximité avec Staël dans les moments-clés de sa vie, se contentant ici de traduire le texte de Necker de Saussure, son ton rappelle le précepte de Saint-Jean dans l’Évangile : « Il faut qu’il croisse et que je diminue31 ». Ceux qui ont connu Staël, ajoute-t-il, ne retrouveront jamais plus « une telle conjonction de splendeur et de grandeur morale sur la terre32 ». Il n’est donc pas surprenant pour Schlegel, si l’on en croit son hommage, que quelques-unes des qualités sublimes de Staël aient rayonné, par-delà son tombeau, sur le peintre Gérard à qui elles permirent d’obtenir, dans son tableau, une ressemblance presque miraculeuse, au point que « l’âme intérieure [se] manifest[e] à ceux qui lui furent les plus proches33 ».
A. Necker de Saussure et Schlegel, en rendant hommage à Staël, avaient tous deux mis l’accent, dans leurs remarques préliminaires, sur le caractère exceptionnel de la personne de Staël, ainsi que sur l’unité absolue et indivisible de l’auteur et de son œuvre : « L’on ne peut considérer séparément madame de Staël et ses ouvrages » ; ses œuvres illustrent son caractère moral, elles sont « les mémoires de sa vie sous une forme abstraite34 ». Il en résulte que la Corinne du tableau de Gérard et celle du roman — objet du compte rendu de Schlegel —, malgré la différence des supports, sont pour ainsi dire identiques, l’une approfondissant et expliquant l’autre. Gérard, que Schlegel considère comme le chef de file de l’école française35, était l’artiste le mieux placé pour représenter un épisode tiré de l’œuvre d’un écrivain sous le signe de l’absolu. Schlegel ne lit pourtant jamais explicitement Corinne au cap Misène comme une représentation de Staël elle-même : en 1822, il distingue au contraire ce tableau du portrait de Staël sur canevas, composé lui aussi par Gérard et qui restitue comme par magie, jusque dans la gravure qui en subsiste, la parfaite image de son modèle : « Les admirateurs de cette grande femme immortelle seront ravis d’avoir ce nouveau reflet transfiguré de son être essentiel36 ».
La proximité affective entre Staël et Schlegel n’est pas le seul titre qui légitime le compte rendu de Corinne au cap Misène dans la Kunst-Blatt. L’initiative en revient à Sulpiz Boisserée, amateur et mécène, à l’origine de la redécouverte des Primitifs allemands et flamands et qui partage les positions esthétiques des Romantiques, tout en suscitant le respect et l’amitié de Goethe. Boisserée, en mettant son journal à la disposition de Schlegel, fait allégeance à une autorité de l’histoire de l’art. Schlegel était en effet très fier de son expertise sur la scène esthétique, aussi bien en matière d’art antique que moderne, comme en témoignent ses comptes rendus, depuis Les Tableaux (Die Gemälde) en 1799, jusqu’à son essai consacré à Flaxman la même année37. Un homme dont la plume faisait autorité sur les antiquités grecques et romaines, les Étrusques, les chevaux de Saint-Marc à Venise, Fra Angelico, les écoles de peinture de la Renaissance, les scènes artistiques française et allemande, l’archéologie de la vallée du Rhin, capable de rendre compte des œuvres de Winckelmann et qui collectionnait lui-même l’art indien, s’imposait comme une évidence à Boisserée38. Si cet homme avait pu accéder au studio de Gérard, il le devait autant à sa familiarité avec les Staël/Broglie qu’à l’étendue de ses connaissances, à ses compétences d’amateur et à la sûreté de son goût39.
Schlegel, en outre, ne rédigeait pas ses comptes rendus de manière improvisée ni aléatoire. Il avait élaboré un véritable système artistique, conceptualisé à l’occasion de son cycle de conférences à Berlin en 1801-1804, et plus particulièrement celui intitulé La théorie de l’art (Die Kunstlehre), prononcé en 1801-180240. Ces cours n’étaient en rien inédits ni révolutionnaires — Lessing, Winckelmann ou Hemsterhuis y font autorité — mais leur ampleur est telle qu’il faut les reprendre sous une forme ensuite condensée en 182741. Schlegel avait alors vu plus d’œuvres, issues d’écoles artistiques différentes, qu’aucune des autorités dont il fait mention. Lors de son voyage en Italie avec G. de Staël, il avait été son principal conseiller artistique pour le roman qui allait devenir Corinne ; à Paris, il assiste à l’exposition des trésors pillés à travers l’Europe conquise, à Venise aussi, où il consacre en 1816, au moment de leur restitution, un article aux chevaux de la place Saint-Marc42. Ces circonstances expliquent le regard négatif qu’il porte sur l’école française en général, et notamment sur le néoclassicisme à la David, voire sur l’artifice de la peinture d’histoire, comme il s’en explique dans les remarques qui accompagnent l’exposition de Berlin en 1803, l’équivalent allemand du Salon français43.
Le passage consacré à la peinture historique, dans les conférences de 1801-1802, contient des analyses toujours d’actualité vingt ans plus tard : la rencontre du portrait et de la peinture historique, illustrée par Léonard de Vinci ou Titien44, la place centrale du « moment », désormais lieu commun du discours critique mais qu’il réactive en 182245, le rejet du principe néoclassique (énoncé dans les Propyläen de Goethe) selon lequel l’œuvre d’art doit contenir sa propre explication et où se retrouve l’autorité de Goethe et d’Heinrich Meyer dans le choix des matières46. Il y montre comment les grands sujets mythologiques – au sens le plus large du terme, incluant l’iconographie chrétienne – permettent à l’artiste de dynamiser et d’approfondir les pensées qui sont alors traduites en figures, en groupes, en expression et en couleurs47. Ces facteurs esthétiques jouent un rôle primordial et importent bien plus que la représentation de la noblesse, de la vertu, ou des valeurs patriotiques. Le costume enfin doit refléter « l’esprit humain » (‘den Geist der Menschen’) et non quelque étude de savant ou d’antiquaire48.
Schlegel, en 1822, n’a aucun doute sur la pertinence du tableau de Gérard, mais les critères théoriques qu’il établit 1802 transparaissent dans son compte rendu et occupent même ponctuellement une place centrale. Gérard, étant un peintre, échappait difficilement à ces considérations. Elles se manifestent pour la première fois lorsque le prince Auguste de Prusse, amoureux de Juliette Récamier, écrit à Gérard pour lui commander un tableau qui commémore son amitié avec Stäel. Il suggère lui-même à l’artiste de choisir Corinne comme sujet, allant jusqu’à lui indiquer les « moments » les plus suggestifs, parmi lesquels l’épisode de Corinne ou Capitole ou au cap Misène49. L’artiste lui répond:
Des deux sujets que V. A. R. m’avait indiqués, j’ai choisi celui de Corinne au cap Misène, mais j’ai dès d’abord renoncé à l’idée de rappeler quelque ressemblance de Mme de Staël dans les traits de Corinne. J’ai peint un portrait de cette femme illustre depuis la perte que nous en avons faite ; j’ai eu le bonheur de réussir, et on a publié ici une gravure aussi satisfaisante ; voilà pour le souvenir matériel ; et je n’aurai pas trop de ressources de mon art pour rendre Corinne aussi belle et aussi intéressante que la plume éloquente de Mme de Staël l’a représentée. Le savant Visconti n’était point d’avis que la peinture historique prît jamais le texte de ses compositions dans la littérature moderne, et je pense que ce n’est qu’en cherchant à embellir les sujets qu’on veut y puiser, qu’on peut consentir à se priver du prestige que le temps donne aux écrits de l’antiquité50.
Les réticences de Gérard – qui s’incline ici devant le néoclassiciste forcené Ennio Quirino Visconti – à l’égard de la théorie et de la pratique françaises, sont pour Schlegel hors sujet et n’orientent en aucune manière son appréciation. Connaissant les relations qui unissaient le prince Auguste, Gérard, et J. Récamier, Schlegel savait qu’il abordait un sujet délicat : le prince ne demandait pas un portrait de Staël en Corinne, hors contexte, mais un tableau historique associé à un moment et un lieu du texte. Le tableau de Gérard différerait, à cet égard, de celui d’Élisabeth Vigée-Lebrun en 1808, intitulé Madame de Staël en Corinne51 et qui se voulait un portrait stylisé, que Staël n’avait en outre pas apprécié52.
Ces considérations surgissent lorsque Schlegel déclare, dans son compte rendu, que Gérard non seulement domine l’école française, mais ne lui appartient pas. Les deux affirmations sont fausses, mais Schlegel a besoin de ce postulat rhétorique pour lancer la singularité de son sujet. L’enjeu ramène Schlegel à ses conférences berlinoises, mais aussi à sa lettre à Goethe publiée en 1805, écrite de Rome avec Staël et dans laquelle il réfléchit aux thèmes qui conviennent à l’œuvre d’art à grande échelle53. En 1822, il est moins ouvert au compromis : les grands gestes et les grands sentiments, jusqu’ici au fondement de la peinture historique ou mythologique, sont désormais des sujets épuisés. Les peintres, pour renouveler leur inspiration, doivent se tourner vers la poésie. Il faut pourtant une corrélation entre le style artistique et la littérature nationale. Elle supposerait d’envisager sous un jour différent les gravures du Dante par Flaxman, dont il avait rendu compte vingt ans plus tôt. Les sujets empruntés au Dante ou au Tasse par exemple, en France, ne conviendraient pas (Delacroix et consorts, prenez note…). Pourquoi ne pas privilégier la littérature nationale contemporaine, voire le roman54 ?
En matière d’histoire de l’art, Schlegel préconise une modernisation dans laquelle la meilleure technique picturale (Gérard) accompagne la diffusion d’une nouvelle littérature (Staël), capable de concurrencer n’importe quel canon antérieur. Quant à Gérard lui-même, ce tableau marque pour lui, d’après Schlegel, un tournant majeur qui le fait passer du portrait royal ou impérial, dans lequel il s’était jusqu’ici principalement illustré, à la représentation stylisée d’une figure (Staël), symbolisant l’aristocratie de l’esprit. La peinture mythologique, qui s’est toujours traditionnellement inspirée d’Homère, de Virgile, du Dante, de Shakespeare ou d’Ossian, ajoute désormais Corinne ou l’Italie à ses sources possibles. Cette analyse favorisa la réception du roman, qui suscita plusieurs réticences (il déplut notamment à Napoléon) même s’il eut sur ses premiers lecteurs, d’après la Notice d’Albertine, un effet « électrisant55 ». Schlegel, en 1822, se montre plus circonspect (même s’il traduit fidèlement le mot « elektrisirt »). Il ne veut pas aborder son sujet sur le mode de l’appréciation littéraire. Son admiration doit s’appuyer sur des critères plus précis. Corinne, désormais roman « lu par tous » (‘allgemein gelesener Roman’) est aussi « un guide favori » (‘Lieblings-Handbuch’) pour tous ceux qui voyagent en Italie56. Cette analyse peut surprendre, mais Schlegel n’évoque ici qu’un seul passage du roman, la performance au cap Misène. Il était lui-même bien entendu le « savant » et le « compagnon de voyage » anonyme, selon ses propres mots57, qu’A. Necker de Saussure nomme « M. de Schlegel58 » et qui avait été la référence artistique de Staël pendant son voyage en Italie : la comparaison de ce texte avec le compte rendu de Corinne que Schlegel compose en 1807, immédiatement après la publication du roman59, révèle qu’il est à l’évidence beaucoup moins à l’aise avec l’intrigue qu’avec l’évocation de l’Italie, de son climat, de ses ruines et surtout de ces « mises en scène » dont Corinne au cap Misène offre le meilleur exemple. En 1822, Schlegel est aussi sur ses gardes. Nul besoin, prétend-il, d’une connaissance préalable du roman pour apprécier le tableau, même si Gérard, portraitiste sensible de Staël, a suivi scrupuleusement le fil de la narration : la scène se déroule dans un décor qui domine la baie de Naples et Sorrente, avec la pointe du Vésuve qui se découpe en toile de fond. Lorsqu’il évoque le costume de Corinne, Schlegel choisit ses mots avec soin. Il ne reflète aucune mode identifiable, hormis, tout au plus, un style grec ; mais il entre en parfaite harmonie avec les costumes modernes des différents personnages rassemblés autour d’elle, et sa couleur est judicieusement choisie60. Ce n’est pas le costume flamboyant que l’on associe au théâtre de société staëlien et dont Schlegel, plus par devoir que par inclinaison, fait l’éloge pour ses lecteurs allemands61.
Tous ces critères expliquent qu’avec Corinne au cap Misène, Gérard atteint parfaitement ses objectifs. Le tableau lui permet en outre d’illustrer ses théories en préférant un sujet moderne à un sujet antique62. L’un des épisodes majeurs du roman lui fournit le « moment ». L’« Improvisation de Corinne dans la campagne de Naples », titre de sa performance musicale, chorégraphique et poétique, présente déjà une dignité classique puisqu’il s’agit d’un éloge du glorieux passé de l’Italie, mythique et historique, et plus particulièrement des liens tissés entre cette histoire et les paysages, traversé par les échos du Tasse. C’est aussi une lamentation sur la grandeur déchue et un cri du cœur contre le destin inéluctable et la vanité des espérances. Peut-être cette « Improvisation de Corinne », dont le chant nostalgique s’incarne symboliquement dans la colonne cassée sur laquelle elle s’assied et dans le paysage héroïque qui défile derrière elle, a-t-elle éveillé chez Schlegel un écho particulier. Il avait lui aussi donné sa propre version de la déchéance italienne, sur un mode mineur, avec Rom en 1805. Située dans la capitale italienne et consacrée à son amie, cette élégie, de manière modérée, retraçait elle aussi son expérience italienne à ses côtés. Ces éléments ne sont pourtant pas mis en avant dans le compte rendu de Schlegel dans la Kunst-Blatt. L’accent portait surtout sur la peinture, dont il importait à Schlegel d’évoquer les détails pour le lecteur. Une gravure en ligne, associée à son essai, montre la disposition des personnages, mais seul celui qui a contemplé le tableau original, comme lui-même, peut en décrire les couleurs. Corinne y occupe, conformément à la structure de l’intrigue, une position centrale ; les autres figures, debout ou assises, convergent de différentes manières vers le personnage principal, qui domine autant le discours du roman que la dynamique du tableau. Schlegel revient sur la question de l’identité entre l’image, le message et le romancier. Pour lui, ce tableau autorise des conclusions qu’une représentation historique traditionnelle ne permet pas :
Dans les traits, surtout dans l’œil tourné en haut, l’on peut reconnaître la suggestion d’une ressemblance personnelle, que l’artiste avait la liberté de créer, et que les spectateurs étaient même encouragés à attendre. Les limites sévères auxquelles le poète épique ou dramatique se soumet font qu’il peut s’exclure totalement des personnages qu’il présente ; mais d’un roman, écrit d’une main de femme, l’on s’attend à ce que l’auteur ait exprimé ses propres vues, sous un autre nom, qu’elle ait fourni la splendide création de sa propre imagination des profondeurs de son propre cœur ; dans ce mélange insoluble et mystérieux de vérité et de fiction repose la vraie magie63.
Si Schlegel ne fut peut-être pas le meilleur juge du roman moderne – son livre préféré restait Don Quichotte –, il rappelle ici que le roman est par définition un genre subjectif, a fortiori s’il est l’œuvre d’un célèbre écrivain contemporain. Les lecteurs de 1822 pouvaient interpréter l’héroïne à leur guise. Corinne au cap Misène représente-t-il l’auteur de Corinne, ou l’Italie ? Corinne exprime-t-elle les sentiments passionnés de Staël elle-même ? Schlegel ne donne pas la réponse. Les lecteurs de 1822, qui trouvèrent en appendice un extrait de sa traduction de la Notice d’Albertine, voyaient sans surprise les réactions que l’on attendait d’eux. Schlegel oublia pourtant cette note en bas de page dans la réimpression de son essai en 1828. Peut-être, à ses yeux, le texte des Kritische Schriften était-il alors assez éloquent. Il rendit compte, à sa place, d’une lithographie du tableau de Gérard par Jean-Baptiste Aubry-Lecomte64. Schlegel, qui s’intéressait à la gravure depuis son compte rendu de Flaxman en 1799 et qui en possédait une importante collection65, ne tarissait pas d’éloge sur le processus lithographique, capable de reproduire et de disséminer les traits principaux de l’original, citant même une lettre que Gérard lui avait adressée :
Permettez moi de profiter du retour de Votre savant ami [Boisserée] pour prendre la liberté de Vous addresser une épreuve d’une lithographie qu’on vient d’exécuter. C’est à l’Allemagne que l’on doit la découverte de la lithographie ; Vous jugerez sur cette épreuve, quel parti les Français ont su tirer jusqu’ici de ce procédé appliqué à la figure : car on regarde généralement cette pièce comme la meilleure production en ce genre66.
Le compte rendu contient un appendice final. Utilisant ses relations à Paris, Schlegel avait arrangé pour sa nièce talentueuse, Augusta von Buttlar, une visite du studio de Gérard. Elle y avait acquis une science du portrait qui allait se révéler très utile dans sa carrière de peintre de société. Elle avait aussi copié Gérard ou composé plusieurs dessins inspirés de ses créations. L’un d’entre eux représente Corinne au cap Misène, probablement copié d’après la gravure de Jean Bein exposée au Salon de 182467. Les personnages et leur disposition y sont particulièrement intéressants : les plis du costume de Corinne sont notamment restitués avec force détails, tout comme les expressions des visages. Ce dessin devait-il permettre une copie grandeur nature du tableau de Gérard, dont Schlegel regretta toujours qu’il ne soit pas en Allemagne ? Impossible de l’affirmer. Toujours est-il qu’aujourd’hui encore, dissimulé dans la salle des gravures de Dresde, il offre un modeste témoignage de la mythologie qui entourait Staël, A. Necker de Saussure, F. Gérard et Schlegel lui-même.