Jusqu’à son retour à Genève en juin 1814, Sismondi se tient à bonne distance des polémiques politiques qui agitent un continent en pleine convulsion. Il réserve alors ses réflexions à ses amis et correspondants, notamment à la comtesse d’Albany, avec qui il entretient une correspondance qui permet de mieux saisir l’opinion d’un « spectateur lointain1 » mais néanmoins perspicace. L’ami de la liberté ne peut que constater avec amertume que la chute de Napoléon marque moins la fin de la tyrannie que le retour aux affaires des hommes de l’Ancien Régime ; avec eux, ce sont les acquis de la Révolution qui sont menacés. C’est donc en défenseur des libertés individuelles et politiques que Sismondi se lance dans la mêlée, d’abord en Suisse puis en France. À Genève, ses écrits polémiques obtiennent un retentissement notable2 mais ne parviennent pas à influencer la politique de restauration menée par Ami Lullin, premier syndic, et ses alliés. Après cet échec, Sismondi regagne Paris en janvier 1815 et assiste au retour de l’île d’Elbe. Alors que Napoléon a toujours été un ennemi du Groupe de Coppet, il devient pour certains de ses membres un gouvernant acceptable :
La période des Cent-Jours constitue à cet égard une déflagration bien spécifique, qui fissure provisoirement l’entente sacrée de ceux de Coppet, déjà éloignés géographiquement par les aléas de la guerre en Europe et dont les correspondances croisées révèlent les nouveaux points de tension dès 18133.
En effet, alors que Germaine de Staël fuit à nouveau la France pour se réfugier à Coppet, Constant et Sismondi soutiennent activement le retour de Napoléon. Le premier contribue à rédiger l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire quand le second met sa plume au service de l’Empire libéral, d’abord dans les journaux puis dans l’Examen sur la Constitution française. La production polémique de Sismondi se répartit de part et d’autre de la publication de l’Acte additionnel et laisse apparaître deux types d’écriture polémique, que Jean-Rodolphe de Salis a opposés de manière synthétique :
Dans les Réflexions, et sous le couvert du pseudonyme, le pamphlétaire se sent à l’aise et use d’un langage plus direct, d’une éloquence plus chaude que dans son Examen de la Constitution française. Charles d’Oléastre parle en citoyen français et s’adresse à des compatriotes. Le défenseur de l’Acte additionnel, dans une note imprimée en tête de sa brochure, fait au contraire valoir sa qualité d’étranger et d’ancien adversaire de l’Empire, ce qui donne à son plaidoyer un autre genre d’autorité4.
Il ajoute encore :
Les lettres de Charles d’Oléastre, – l’une des œuvres les moins connues de Sismondi, – sont d’un vrai polémiste, passionnées, vigoureuses, et d’un effet oratoire parfois pathétique. Les articles sur la Constitution, d’un style plus officiel et plus doctoral, mettent en valeur les qualités d’un publiciste nourri de connaissances juridiques et historiques5.
Nous souhaitons approfondir ici ce qui apparaît de prime abord comme une opposition entre deux écritures. Le lecteur qui ignore que Sismondi se cache derrière le pseudonyme de « Charles d’Oléastre » aurait bien du mal à trouver le fin mot de l’énigme6, mais la différence entre les Réflexions sur quelques opinions du jour et l’Examen sur la Constitution française relève selon nous d’une adaptation de la stratégie discursive de l’écriture polémique au medium utilisé. Avant d’être une brochure, l’Examen a été publié sous la forme d’articles dans Le Moniteur universel ; c’est pourquoi il faut étendre l’analyse des deux ensembles à leur inscription dans les périodiques où ils paraissent.
Les Réflexions sur quelques opinions du jour ou la polémique masquée
Lorsque Sismondi prend la plume pour défendre le rétablissement de l’Empire, au début du mois d’avril 1815, il manifeste une conversion politique qui s’est dessinée dans les dernières semaines de la campagne de France. Le 17 mars 1814, il écrit en effet à Mme d’Albany :
Quant à l’homme qui tombe aujourd’hui, j’ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie, ni même un mot de louange bien que conforme à la vérité ; mais, au moment d’une chute si effrayante, d’un malheur sans exemple dans l’univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n’a que trop longtemps qualifiées du nom de grandeur d’âme. Les ressorts par lesquels il maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violents qu’ils nous parussent, étaient modérés, si on les compare à l’effort dont il avait besoin et à la résistance qu’il éprouvait. Prodigue du sang des guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement qu’aucun usurpateur, mais même qu’aucun des rois les plus célèbres : aucune basse dissimulation, aucun soupçon de poison ne souilleront sa mémoire. Sa réputation militaire ne sera de longtemps égalée, et Dieu veuille nous préserver de voir jamais personne y prétendre ! Ses campagnes de Russie et de Saxe seront de grandes taches à cette gloire, mais sa campagne d’hiver, en France, a été fort belle, et si la nation n’avait pas été tellement lasse de lui, qu’à tout risque elle l’a abandonné, sa position était encore assez brillante pour mettre de son côté les meilleures chances de succès7.
La première lettre des Réflexions sur quelques opinions du jour publiée dans Le Nain jaune du 5 avril 1815 confirme que pour Sismondi, « c’est dans la terrible campagne du printemps 1814, que Napoléon retrouva tous ses droits à l’admiration et à l’amour des Français dont il fut le défenseur. Sa résistance, avec les plus faibles moyens, fut héroïque, son courage inébranlable ; son talent dépassa ce qu’on avait admiré en lui dans ses plus beaux jours, et tout ce qu’il avait de grand fut employé sans réserve pour la patrie8. » Or, c’est bien à cette patrie que Sismondi considère appartenir, et le retour de Napoléon lui apparaît comme le moyen le plus sûr d’échapper à une contre-révolution imminente.
S’il est impossible de savoir précisément quand Sismondi a rédigé les Réflexions, plusieurs indices permettent de situer leur écriture entre le 30 mars et le 12 avril, au moins pour les trois premières lettres. Le Nain jaune redevient un journal bonapartiste dans sa livraison du 25 mars, la première parue après le coup d’État du 20 mars, qui inaugure la période des Cent-Jours. Le choix du Nain jaune s’impose logiquement à Sismondi, puisqu’il s’agit du principal journal satirique défendant le rétablissement de l’Empire. En témoigne notamment la création de l’Ordre de la Girouette, dont on trouve le « procès-verbal d’institution9 » dans la livraison du 30 mars et dont le statut de Grand-Maître revient au « prince de Bienauvent », c’est-à-dire Talleyrand10. Dans sa première lettre, Sismondi mentionne la création de l’Ordre de la Girouette, ce qui indique qu’elle a été rédigée après le 30 mars. On sait qu’entre ce jour et le 4 avril, Sismondi poursuit la relecture des tomes IX, X et XI de l’Histoire des Républiques italiennes et fréquente M. de Lannoy ainsi que M. et Mme Béranger11. Ce n’est que le 6 qu’il écrit à sa mère : « J’ai perdu un peu de temps à écrire un morceau de politique qui a paru hier dans un journal, sous un autre nom que le mien12. » La troisième lettre des Réflexions a semble-t-il été rédigée au plus tard le 12 avril puisque le 13, il écrit à sa mère qu’il a « envoyé pour la troisième fois à un journal hebdomadaire des articles, dont le dernier est de douze pages13 ». Les lettres qu’il envoie à sa mère permettent de mieux comprendre son soutien à Napoléon, qui apparaît comme un dirigeant magnanime converti en défenseur des libertés. La période qui va de la fin mars à la parution des Réflexions est en effet marquée par une opposition nette entre le comportement de Napoléon et celui des royalistes. Par exemple, le 25 mars :
Bonaparte vient d’abolir la censure, et de rendre une entière liberté à la presse. Presque toutes les provinces se sont déjà soumises, mais il paraît que les Bourbons sont encore maîtres de Lille. Du reste il n’y a ni arrestations, ni persécutions, ni aucune mesure de rigueur. Tous les jours il y a de nouvelles revues de portions de l’armée ; j’en ai vu une ce matin d’environ 10,000 hommes, et les troupes en passant devant lui (sic) étaient ivres de joie et d’enthousiasme. Le parti royaliste cependant soupire après le retour des étrangers et l’invasion de la France. Il en résulte pour moi un dissentiment continuel, qui m’est extrêmement pénible. Cependant il y a plus de la moitié de mes amis qui pensent et sentent comme moi14.
Sismondi relève ainsi, au fil des jours, tous les éléments qui permettent de croire que Napoléon est revenu pour garantir les libertés menacées par les royalistes. L’entreprise des Réflexions consiste alors à légitimer le retour de Napoléon en faisant du rétablissement de l’Empire une volonté du peuple. Le choix du pseudonyme « Charles d’Oléastre » semble résulter de plusieurs facteurs qui tous visent à préserver la crédibilité de l’auteur des Réflexions. D’une part, Sismondi se protège de tout procès en « girouettisme aggravé » : ses opinions libérales étant connues, ses fréquentations plus royalistes que bonapartistes, publier l’ouvrage sous son nom l’exposerait à de nombreuses railleries, et sa parole perdrait de son efficacité (l’épisode de l’Examen de la Constitution française le montrera suffisamment). Ensuite, l’état constitutionnel de la France fait que Sismondi n’est plus français puisque Genève est alors une république indépendante, ce qui fait de l’auteur des Réflexions un étranger ; or, quelle valeur peut-on accorder à celui qui souhaite la réunion d’une nation qui n’est pas la sienne et critique l’intervention des étrangers ? Sans doute Sismondi considère-t-il que la performativité de sa parole polémique nécessite l’effacement de son identité15. En cela, la pseudonymie relève d’une véritable stratégie discursive qui se pense à partir du but que se propose l’auteur.
Les Réflexions exposent d’emblée leur objectif : appeler la nation à se rallier au nouveau régime :
il est essentiel que les classes de la société, les plus faites pour exercer de l’influence sur l’opinion publique, se rallient au gouvernement, qui peut seul, dans un moment de crise, être une ancre pour le vaisseau de l’état ; au gouvernement, qui peut seul nous sauver d’une guerre étrangère par une attitude fière, et faire respecter nos armes si nous sommes forcés d’y avoir recours ; au gouvernement, qui peut seul contenir les haines violentes, et réprimer les factions ; au gouvernement enfin, dont le maintien est avantageux à tous les Français, même à ceux qui l’attaquent avec le plus d’acharnement. – La nation, presque entière, est pour le gouvernement ; mais on ne peut se dissimuler que quelques gens de salon ne soient contre lui, et même ils ne sont pas moins intolérants que s’ils avaient la force en main. On pourrait rire de cet arrêt de proscription, lancé par les faibles contre les forts ; mais puisque, d’après l’influence puissante de la mode, cet arrêt effraie encore un grand nombre de gens estimables, et dont les services seraient utiles à la nation et à son chef, il me semble utile d’examiner impartialement les sentiments qui doivent ramener à l’Empereur tous ceux qui l’ont déjà servi16.
Ce passage résume et annonce le contenu des Réflexions : le gouvernement impérial est gage de stabilité, il est au service de la France, qu’il défend contre l’étranger et les factions, il est soutenu par une nation que tentent de déstabiliser des « gens de salon », c’est-à-dire les royalistes. L’impartialité que revendique Sismondi à la fin de cet extrait est donc illusoire, elle participe uniquement de la construction de l’ethos du polémiste qui tente de légitimer ainsi son discours. Celui-ci est constitué de quatre lettres thématiques : la première critique les girouettes et prône le ralliement à l’empereur ; la deuxième concerne l’attitude des royalistes ; la troisième justifie le soutien populaire en montrant que le rétablissement de l’Empire s’inscrit dans le cheminement vers la liberté ; la quatrième justifie le ralliement des armées françaises à Napoléon.
Sismondi commence par séparer le bon grain de l’ivraie : la France ne peut se rétablir qu’avec la participation des hommes de principes. Il n’a pas de mots assez durs pour les girouettes, « ces hommes à double face », « flatteurs de toutes les autorités successives17 », qui « ont recherché avec avidité les décorations de la cour impériale18 », qui, « s’étant trop souvent démentis pour pouvoir se démentir encore, sont placés entre l’aveu de leur bassesse, et les dangers d’une opposition à laquelle les réduit le désespoir19 ». En un paragraphe incisif, Sismondi renvoie ces « girouettes rouillées20 » à leur néant :
Que ces derniers donnent tout l’essor qu’ils voudront à leur haine, puisqu’elle les condamne à la nullité ; or, c’est un grand bien que de tels hommes disparaissent désormais de la scène active du monde ; ceux-mêmes parmi eux qui auraient de grands talents, les ont trop prostitués pour qu’ils puissent encore être utiles. C’est surtout par des hommes nouveaux, par des hommes encore purs, et que le passé ne fait point rougir, que la gloire civile, que la gloire littéraire, et même que la gloire militaire de la France doivent dorénavant être défendues. Que peut-on attendre de ceux dont les sentiments n’ont aucune profondeur, dont les serments n’ont aucune garantie, dont les paroles n’ont aucune vérité ? Ceux-mêmes qui n’ont rien à se reprocher, et qui ont toujours loyalement servi leur patrie, de quelque manière qu’elle fût gouvernée, se trouvent embarrassés par des sentiments contradictoires, et par les liens que des circonstances inouïes leur ont fait contracter. Une sorte de pudeur les fait se retirer doucement dans l’ombre, et ils abandonnent la place à ceux qui, n’ayant encore suivi qu’une seule direction, peuvent parcourir la carrière avec toute leur énergie21.
Parce qu’il est inconnu, Charles d’Oléastre fait bien partie de ces hommes nouveaux et purs qu’il appelle à participer à la vie publique. La succession rapide des régimes politiques a permis de révéler au grand jour le véritable visage de ceux qui changent d’obédience non pour servir la France mais par intérêt. Ce point de la démonstration sismondienne est la véritable pierre de touche des Réflexions : le changement est acceptable lorsque celui-ci va dans le sens de la nation et de la gloire de la France. C’est parce que Napoléon répond à une volonté nationale qu’il est légitime : « C’est au nom de la souveraineté du peuple qu’il est lui-même Empereur ; ce sont les doctrines les plus sages de la révolution qui doivent désormais faire sa force, et la liberté du peuple français lui est devenue aujourd’hui aussi nécessaire, qu’elle a pu, il y a quelques années, lui paraître redoutable22. » Pour démontrer cette affirmation, Sismondi avance d’abord que les royalistes ont trahi la France et que de nombreux partisans des Bourbons, qui avaient connu l’Ancien Régime, ont vécu dans un doux rêve pendant vingt-cinq ans en croyant que « leur retour ramènerait l’âge d’or sur la terre. L’expérience a détruit toutes leurs illusions ; elle a montré que le gouvernement des Bourbons était entaché du plus fâcheux de tous les vices, de celui d’une incapacité absolue23 ». Celle-ci n’aurait pu mener qu’à une guerre civile opposant les partisans d’une contre-révolution à la majorité de la nation défendant la liberté – argument repris et développé par Constant dans les premières lettres des Mémoires sur les Cent‑Jours.
Pour Sismondi, non seulement les Bourbons sont faibles, mais en plus les royalistes les plus exagérés défendent un Ancien Régime qui, loin d’avoir été un âge d’or, était le système le plus inique possible. Ainsi, la troisième lettre montre comment l’Ancien Régime réprimait les libertés : sa justice faisait frémir d’horreur24, son système financier était « le plus absurde, le plus oppressif, le plus monstrueux qui eût jamais accablé une nation25 », l’intolérance religieuse était la règle et la liberté de la presse, inenvisageable. Dans son étude, J.-R. de Salis écrit que « [le] pamphlétaire du Nain jaune essaie même, dans ses lettres, de convertir les royalistes26 ». Sismondi déclare certes dans la deuxième lettre qu’il y a chez les royalistes certains hommes de principes, honnêtes et fidèles à la famille royale, mais toute l’entreprise des Réflexions consiste à prouver la nullité des principes en lesquels ils croient. D’ailleurs, l’anti-royalisme des Réflexions va grandissant et éclate dans le dernier article que Sismondi donne au Nain jaune, le 30 avril 1815, pour défendre les armées françaises : « Aux yeux des Français d’autrefois, les rois étaient peut-être la patrie toute entière ; aujourd’hui ils ne sont plus que des magistrats, que cette patrie peut confirmer ou rejeter27. » S’agit-il véritablement de « convertir les royalistes » ? On peut en douter. En revanche, il est indéniable que Sismondi souhaite leur adhésion à la nation, non pour qu’ils trahissent le roi, mais parce qu’« un gouvernement impossible ne saurait être un gouvernement légitime28 ». Le seul gouvernement possible, et donc légitime, est celui de Napoléon.
La légitimité du nouveau régime est en effet l’autre grande question traitée dans les Réflexions. Le principal argument utilisé par Sismondi est que Napoléon, l’armée française et les Français ont été trahis par le roi et les alliés. Le retour de l’empereur est légitime car il a été provoqué par la rupture unilatérale du traité de Fontainebleau par les puissances étrangères : « Lorsque la violation des traités conclus avec lui, lorsque le projet avoué de l’enlever de l’asile que le droit des gens lui assurait l’eurent dégagé pleinement de sa parole, il est entré en France à la tête d’une poignée de braves29[.] » Puisque le traité de Fontainebleau, qui actait l’abdication de l’empereur, n’est plus légitimement en application, Napoléon a pu légalement récupérer son trône. Sismondi en reste dans les Réflexions à cette simple explication, qu’il approfondira au moment d’analyser l’Acte additionnel. Lorsqu’il répond aux attaques des royalistes dénonçant la trahison des armées françaises, Sismondi a recours au même argument : elles n’ont pas trahi le roi puisque celui-ci les a trahies en premier : « Dès que le roi a parlé d’invoquer contre des Français des armes étrangères, il a délié de leurs serments jusqu’aux plus scrupuleux30. » Mais cet élément n’est pas le seul qui a coupé le roi de son armée : Sismondi consacre en effet toute une page à l’humiliation ressentie par les soldats en entendant les injures proférées contre celui qui les avait menés jusqu’en Russie. Thierry Lentz postule que l’humiliation, réelle, de l’armée fut « la faute31 » politique de Louis XVIII qui ne pouvait se maintenir sans son appui. Sismondi offre d’ailleurs à la défense des soldats un véritable morceau de bravoure rhétorique, qui rend compte de ses qualités de polémiste et mérite d’être cité in extenso :
Ils avaient promis de combattre sous les ordres du roi, contre les ennemis de la France ; mais ils n’avaient jamais promis qu’ils combattraient contre les drapeaux français et la cocarde française ; ils n’avaient jamais promis qu’ils combattraient de concert avec des assassins autorisés par une ordonnance royale à courir sur leur ancien général. Ils avaient renoncé à obéir à celui qui les déliait de leurs serments, lorsque toutes les puissances lui confirmaient le titre d’empereur, et lui assuraient une existence honorable, avec la souveraineté de l’île d’Elbe ; mais ils n’avaient jamais promis qu’ils refuseraient leurs épées à ce même homme, si, dépouillé de son titre et de ses biens, proscrit, menacé d’une déportation, il venait se jeter entre leurs bras. Ils avaient promis qu’ils continueraient à défendre, sous un chef nouveau, cette même liberté constitutionnelle, sous laquelle plusieurs d’entre eux étaient nés, pour laquelle d’autres avaient combattu vingt ans ; mais ils n’avaient jamais promis qu’ils aideraient à sacrifier les droits de la nation à ceux d’une dynastie. Ils avaient promis qu’ils garantiraient le système de propriété sur lequel étaient basés les impôts qui payaient leur solde ; mais ils n’avaient jamais promis qu’ils aideraient à dépouiller leurs pères et leurs frères de biens achetés sous la garantie des lois. Ils avaient promis qu’ils respecteraient la foi d’une famille que ses malheurs mêmes avaient attachée à d’antiques superstitions ; mais ils n’avaient jamais promis qu’ils aideraient à rétablir l’intolérance des fanatiques, leurs jeûnes, leurs billets de confession, et les privilèges d’une sépulture sacrée. Ils ont été affranchis de leurs serments par l’effort même qu’on a fait pour les étendre ; et le mouvement irréfléchi de leur cœur ne les a point égarés, parce que l’honneur et l’amour de la patrie l’inspiraient toujours32.
Comme Napoléon, les soldats ont été libérés de leur serment car les Bourbons n’ont pas tenu leur parole. Autrefois, cela n’aurait pas été possible car le roi était la patrie ; mais la Révolution ayant tout bouleversé, le gouvernant du pays tire désormais sa légitimité de la nation souveraine. L’idée fondamentale de ce passage réside selon nous dans le syntagme « défendre, sous un chef nouveau, cette même liberté constitutionnelle ». Peu importe le régime tant qu’il garantit la liberté, et ceux qui croient que la nation se bat pour des hommes et non pour des idées se leurrent :
Il ne peut y avoir que des esprits superficiels qui considèrent les différentes formes de gouvernement auxquelles la nation s’est soumise pendant ces vingt-cinq ans, comme le but final de ses efforts. Ce n’était pas pour le roi des Français, pour la convention, pour le directoire, pour les consuls ou l’Empereur qu’elle combattait, c’était pour la liberté ; elle la voulait, sans s’attacher avec obstination à aucune forme extérieure ; elle en jouissait, comparativement du moins avec l’ancien régime, même au temps où elle en parlait le moins. Elle la voulait encore avec les Bourbons à la restauration33.
Ainsi, la nation qui réclame le retour de Napoléon n’est pas elle-même atteinte de girouettisme, elle réclame la personne la mieux placée pour défendre ses libertés. Louis XVIII était, en 1814, ce qu’il semblait falloir à la France, et sa chute n’est due qu’à la trahison de ses engagements envers la nation qui l’a chassé « non pas parce qu’elle est inconstante ou infidèle, mais au contraire parce qu’elle est ferme et inébranlable dans la détermination qu’elle suit depuis vingt-cinq ans34 ». Cette conclusion de la troisième lettre répète l’idée liminaire qui sert de fil conducteur à cette lettre et qui est la « persistance de la nation française dans un même système et dans les mêmes désirs, depuis le commencement de la révolution35 ». La nation est donc fidèle à ses valeurs, et les excès sont des expériences nécessaires dans la conquête des libertés individuelles – le bien naît du mal, affirme Sismondi, qui achève ses Réflexions sur l’unité nationale retrouvée et renforcée par la quête commune de la liberté :
L’armée est restée fidèle à la nation, la nation est glorieuse de l’armée ; et le lien de l’une et de l’autre avec l’empereur, c’est la liberté qui désormais est le vœu de tous. La fidélité de ce chef de la France à accomplir ses promesses, lui garantit la fidélité de la France et de l’armée française à le défendre36.
En concluant ainsi ses Réflexions, Sismondi achève ce qu’il est convenu de considérer comme une véritable entreprise de propagande bonapartiste. Le polémiste illustre ce que Thierry Lentz a nommé « le mythe bonapartiste de l’appel au peuple37 » : tout au long de sa reconquête puis une fois au pouvoir, Napoléon et ses thuriféraires imposent l’image d’un empereur rappelé par le peuple, qui servait à « justifier sa décision de reconquérir la France à la tête de l’armée elboise38 ». Dans les faits, cependant, les historiens actuels (Thierry Lentz, Emmanuel de Waresquiel ou Jacques-Olivier Boudon) s’accordent pour dire que seule une partie du peuple et les soldats (en grande partie des demi-solde) se pressent sur la route de l’empereur, qui fait son entrée aux Tuileries dans une relative indifférence.
Sismondi reprend également dans ses Réflexions l’argument de l’illégitimité des Bourbons et de leur mise au ban de la nation, véritable leitmotiv des polémistes bonapartistes : « dans un parfait balancement, si le pouvoir de Napoléon est légitime, celui de ses adversaires ne l’est pas. On ferait un livre entier avec les seuls proclamations et pamphlets bonapartistes qui reprennent en chœur le thème de l’étrangeté des Bourbons à la nation39. » Enfin, en niant que c’est par le concours des armées que Napoléon a pu reprendre le pouvoir, Sismondi utilise les arguments des soutiens du régime et donne une lecture biaisée de la réalité : T. Lentz a en effet montré que l’empereur « remonta sur le trône à la faveur de ce qu’il faut bien appeler un pronunciamiento40 », c’est-à-dire un coup d’État par ou avec le soutien de l’armée. Tous ces éléments laissent le lecteur songeur : Sismondi n’est-il qu’un bonapartiste de plus, aveuglé par ce que même Staël appelle « une des plus grandes conceptions de l’audace que l’on puisse citer dans l’histoire41 » ? Il est difficile d’évaluer la part de stratégie qui dicte l’utilisation d’arguments que même certains bonapartistes n’osent employer, par exemple le soutien populaire. Sismondi est pourtant à Paris le jour du retour, et les lettres qu’il adresse à sa mère les 20 et 21 mars prouvent qu’il a parfaitement compris que les groupes qu’il croise et qui soutiennent Napoléon « ne sont point composés de la dernière classe du peuple ; c’est plutôt ce que j’appellerais de la très petite bourgeoisie ; les ouvriers des faubourgs du commencement de la révolution, les poissardes, et ces redoutables masses de populace ont bien un autre caractère42 ». On doit donc rejoindre J.-R. de Salis quand il écrit que « sans nier que [Sismondi] fût impressionnable et influençable, – plus qu’il ne sied peut-être à un homme politique, – nous ne remarquons à aucun moment qu’il ait, au cours de ces semaines dramatiques, perdu le contrôle de ses actes43 ». En réutilisant des éléments de la propagande napoléonienne, Sismondi légitime un régime non par naïveté ou par aveuglement mais par stratégie : il pense que ses principes libéraux ne peuvent se concrétiser qu’à travers la stabilisation d’un Empire dont le dirigeant a besoin du soutien des libéraux. Le 2 mars déjà, il écrivait à Mme d’Albany son attachement non aux hommes mais aux principes :
Notre dissentiment tient à ce que vous vous attachez aux personnes et moi aux principes. Nous sommes chacun fidèle à l’objet primitif de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens. Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales, la même horreur pour les idées serviles, le même amour la liberté civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour l’intolérance et la doctrine de l’obéissance passive44.
C’est dans cette perspective qu’il faut lire les Réflexions, qui ne sont pas la défense d’un homme mais d’un ensemble d’idées. Napoléon n’est pas le but, il est le moyen, et les Réflexions doivent légitimer ce moyen pour atteindre le but. L’accumulation de la troisième lettre (« Ce n’était pas pour le roi des Français, pour la convention, pour le directoire, pour les consuls ou l’Empereur qu’elle combattait, c’était pour la liberté ») peut alors se lire comme un avertissement : si Napoléon ne défend pas la liberté, il sera à nouveau renversé par la nation. Et cette liberté, Sismondi en donne les principales formes dans les pages qui précèdent cette mise en garde. Pour lui, la Révolution a mis en branle des réformes qu’il faut sanctuariser, dans les domaines judiciaire, financier et religieux ; en revanche, il faut poursuivre la libéralisation de la presse, reprendre la décentralisation commencée par Necker et perfectionner le bicaméralisme. J.-R. de Salis remarque que « cet article, qui a paru huit jours avant la publication de l’Acte additionnel, semble écrit à l’intention du législateur de l’Empire constitutionnel, à moins que, inversement, il n’ait été suggéré par le législateur lui-même45 ». Certes, Sismondi a rencontré Constant le 4 avril, mais rien ne permet de penser que la troisième lettre des Réflexions ait été commandée par qui que ce soit. Il est en revanche certain qu’elle atteste une véritable communauté de pensée entre Sismondi et Constant, qui trouvent tous deux nécessaire d’accompagner l’empereur dans son évolution libérale afin d’obtenir la meilleure constitution possible. Conquis par le tournant libéral que semble prendre la politique de Napoléon, Sismondi attend cependant de prendre connaissance de la nouvelle constitution avant de se rallier publiquement à l’Empire.
L’Examen de la Constitution française ou l’engagement raisonné
Le 23 avril, le Moniteur publie l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, que Napoléon a signé la veille. Dès son retour de l’île d’Elbe, conscient qu’il ne peut gouverner sans l’appui des libéraux, l’empereur se présente comme le défenseur des libertés, « reprenant des accents révolutionnaires qu’on ne lui avait pas connus depuis l’époque du siège de Toulon, vingt ans plus tôt46 ». Afin de donner des gages aux libéraux, il demande à Benjamin Constant d’occuper une place de conseiller principal pour l’élaboration de la nouvelle constitution. Dans les Mémoires sur les Cent-Jours, Constant indique que lors de leur premier entretien, Napoléon n’a pas caché que sa conversion au libéralisme était plus stratégique que sincère :
Il n’essaya de me tromper ni sur ses vues, ni sur l’état des choses. Il ne se présenta point comme corrigé par les leçons de l’adversité. Il ne voulut point se donner le mérite de revenir à la liberté par inclination. Il examina froidement dans son intérêt, avec une impartialité trop voisine de l’indifférence, ce qui était possible et ce qui était préférable47.
Constant, Sismondi et les libéraux ont donc raison de se méfier d’un empereur qui, en privé, confie à ses proches qu’une constitution libérale est un moyen de reprendre le pouvoir et non le fondement du régime qu’il est appelé à créer48. Comme le rappelle T. Lentz, « l’empereur se [sent] à son aise dans un système provisoire qui [ressemble] à la dictature de salut public des débuts du Consulat49 », et semble plutôt s’orienter vers un rétablissement de l’Empire. D’ailleurs, ce n’est pas une constitution que propose Napoléon mais un Acte additionnel aux constitutions de l’Empire. Contre l’avis de Constant, l’empereur impose en effet que « la nouvelle constitution se rattache à l’ancienne50 » ; c’est là sa première erreur car, comme le lui aurait dit Constant, Napoléon « avait plus besoin de popularité que de souvenirs51 ». L’Acte additionnel, qui forme le texte constitutionnel le plus libéral que la France ait alors jamais connu, aurait pu lui assurer cette popularité, mais il souffre de quatre grands défauts, qui causent son rejet massif parmi les libéraux. Le premier réside dans sa forme même : en se présentant comme une modification des textes existants et non comme une nouvelle constitution, l’Acte additionnel semble rétablir le système impérial dont les Français ne veulent plus ; les différents éléments des anciens sénatus-consultes52 que l’Acte ne mentionne pas doivent quant à eux être considérés comme en application53. Le deuxième défaut est la formule même utilisée par Napoléon pour désigner les sources de son pouvoir : « Napoléon, par la grâce de Dieu et les constitutions, empereur des Français54 ». Le troisième élément donnant prise à la critique libérale est la création d’une pairie héréditaire, que d’aucuns qualifient de nouvelle noblesse, et que Napoléon a acceptée malgré ses réticences. Enfin, l’article 6755, le dernier de l’Acte additionnel, est contraire à l’esprit même du reste du texte puisqu’il limite la représentation nationale. Tous ces éléments font de l’Acte additionnel un échec politique : « La nouvelle constitution ne réussit pas56 », regrette Napoléon lors d’un entretien avec Constant.
Alors que se multiplient les articles et les brochures attaquant l’Acte additionnel57, une voix libérale divergente se fait entendre : celle de Sismondi. Entre le 29 avril et le 8 mai, il fait paraître dans Le Moniteur universel quatre articles, auxquels il faut ajouter celui du 22 mai intitulé « De l’ensemble de la Constitution française », et qui formeront le volume Examen de la Constitution française. À part une refonte du premier article, Sismondi introduit très peu de changements entre la version du Moniteur et celle de l’Examen. Des études portant sur la réception de l’Acte additionnel58 ou sur Sismondi et Napoléon59 ayant déjà traité le contenu même de ces articles, nous consacrerons les lignes qui suivent à la stratégie polémique de Sismondi et à ses enjeux politiques.
Si les Réflexions ont paru dans Le Nain jaune, les articles sur l’Acte additionnel sont publiés dans Le Moniteur universel, organe officiel du gouvernement, et sont signés « J. Ch. L. de Sismondi ». L’article du 29 avril est donc l’affirmation publique de son soutien à l’empereur, effectuée dans le journal officiel du régime. La publication de l’Acte additionnel a semble-t-il convaincu Sismondi de la conversion libérale de Napoléon. Comme l’a parfaitement noté J.-R. de Salis, « [a]vant de se rallier ouvertement à l’Empire, [Sismondi] attend que Napoléon ait institué un gouvernement tout à la fois stable et libéral, auquel la nation dans sa grande majorité pût donner son adhésion60 ». L’Acte additionnel est l’élément-clé de l’évolution politique et polémique de Sismondi pendant les Cent-Jours : le temps de la satire et de la harangue est passé, Charles d’Oléastre peut laisser la place à J. Ch. L. de Sismondi, penseur libéral et historien politique. En proposant son étude au Moniteur, Sismondi met ses talents au service de l’Empire libéral. L’ethos construit par le polémiste est particulièrement complexe par rapport à celui de Charles d’Oléastre. Il s’agit avant tout de légitimer sa parole en affirmant son impartialité et la nécessité de prendre la parole à ce moment critique :
Je sens le besoin d’exprimer ma pensée sur l’acte important de l’adoption d’une constitution auquel la France est appelée. J’ai appartenu quinze ans à cette France que j’aime et que j’admire. Si pendant ce temps on n’a jamais pu m’y soupçonner d’aucune ambition personnelle, si l’on ne m’y a jamais vu fléchir devant aucun pouvoir, si aujourd’hui notre séparation d’avec la France m’ôte jusqu’à la possibilité d’y entrer dans une carrière publique, je n’en ai pas moins le sentiment que c’est ma cause qui se traite à présent, car c’est celle de tous les hommes libres ; je n’en sens pas moins que la confiance des Français dans leur gouvernement, leur amour pour leurs lois et leur union peuvent seules faire leur force, que le déploiement de toute cette force est nécessaire dans la lutte à laquelle l’Europe les appelle, et qu’à leur victoire est attachée toute espérance de droits politiques, toute espérance de lumières, pour les hommes et les nations de toute l’Europe61.
Si Charles d’Oléastre n’avait pas à légitimer son acte scripturaire, Sismondi sait qu’il doit d’abord justifier sa prise de parole. Il aurait pu « exprimer [sa] pensée » juste après en avoir affirmé le « besoin », mais il est notable qu’avant même de formuler sa thèse, il se sente obligé de rappeler son silence pendant l’Empire et la première Restauration. Le premier élément consiste à dire son étrangéité : Sismondi propose un regard extérieur mais intéressé à la situation de la France en raison de son appartenance à sa nation. Il déclare ici ce qu’il confiait à Mme d’Albany un an plus tôt : « [j]e fais […] partie, que je veuille ou non, du peuple genevois et de la nation française62 ». Son attachement dépasse cependant le sort de la France, ou plutôt, le destin de la France est intrinsèquement lié à celui des principes libéraux. En utilisant le possessif « ma cause63 », il parle en tant que membre de la nation française et « homme libre », prônant des idées libérales. Peu intéressé par une quelconque reconnaissance publique – il refusera la Légion d’honneur quelques semaines plus tard –, Sismondi se présente au lecteur comme un juge impartial. Cet ami de la France sait qu’il parle alors que le pays est déchiré, que le texte qu’il s’apprête à défendre a créé plus d’hostilité que d’adhésion, et que l’Europe s’arme pour une guerre inévitable. Sismondi en est persuadé : la lutte qui s’annonce opposera moins des hommes que des idées. Il faut noter que le mot « Empereur » apparaît uniquement dans le dernier paragraphe, où Sismondi ne lâche pas le fil directeur de sa première lecture de l’Acte additionnel comme meilleure constitution possible, quoique perfectible :
Je ne dissimulerai pas non plus une autre objection d’une nature bien plus délicate, et qu’on ne peut traiter que sous l’égide d’une liberté absolue de la presse ; car elle tient au caractère même de l’Empereur, et à la force redoutable de cette volonté inflexible qui n’est guère séparée du génie. En cherchant l’équilibre entre sa force colossale et les deux chambres, je sais que beaucoup de chances se dérobent aux calculs, et que la crainte des plus timorés n’est pas insensée. Mais je le déclare encore, comme il faut aussi une garantie de l’honneur et de la puissance nationale ; comme la France a besoin d’un chef qui la régénère et qui la sauve, je ne saurais désirer, pour obtenir l’équilibre, une autre distribution de forces que celle qui est proposée64.
Tout en reconnaissant que l’Acte additionnel ne peut garantir l’obéissance de Napoléon aux limites constitutionnelles de son pouvoir, Sismondi veut démontrer que les différents points à améliorer ne concernent pas l’équilibre des pouvoirs. Et cette affirmation est celle d’un spécialiste : « Lorsqu’il s’agit de constitutions et de droits des peuples, j’ai quelques droits de parler des études pratiques de toute ma vie. […] Je puis donc mériter quelque confiance, lorsque je déclare solennellement que de toutes les constitutions libres que j’ai étudiées pendant tant d’années, il n’y en a pas une seule que je ne regarde comme inférieure à celle qui est présentée aujourd’hui à l’acceptation du peuple français65. » La formule « constitution libre » indique l’orientation de la démonstration de Sismondi, qui a compris que le ralliement des royalistes n’est plus envisageable. Le polémiste ne s’adresse donc pas à ceux qu’il ne peut convaincre, mais à ceux dont le soutien est nécessaire au maintien de l’Empire libéral et à la mise en application de l’Acte additionnel : les libéraux. Et pour cela, il faut démontrer qu’« [à] chacune des sanctions qu’on avait attaquées comme défectueuses, dans la charte constitutionnelle, on a substitué une sanction plus libérale ; on a corrigé presque tous les défauts indiqués par l’opinion publique, et l’on n’a pas fait un seul pas rétrograde66. » Il est donc nécessaire que les libéraux sceptiques face à la conversion de Napoléon reconnaissent que l’Acte additionnel est une « constitution libre », voire libérale. Or, pour cela, Sismondi doit abandonner l’écriture polémique pour l’analyse raisonnée de la constitution, qui occupe les articles suivants. Mais pouvait-il véritablement penser que les libéraux liraient sans suspicion une étude acquise à la cause de Napoléon et qui plus est publiée dans Le Moniteur ? Sur ce point, le polémiste fait une grave erreur stratégique qui remet en cause à la fois son ethos et son discours, si riche soit‑il.
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Les Cent-Jours ont permis à Sismondi d’explorer de véritables qualités de polémiste, qui se manifestent différemment selon l’objectif que se donne l’auteur. Publiées dans un journal satirique et profondément antiroyaliste, les Réflexions, marquées par une grande liberté de ton et un bonapartisme virulent, sont l’œuvre d’un partisan qui attend encore des gages de libéralisme de l’Empereur revenu de l’île d’Elbe. Au contraire, les articles sur l’Acte additionnel ont pour but de convaincre les libéraux ; c’est pourquoi Sismondi, dont on connaît les idées libérales et les doctes travaux, propose une analyse raisonnée et méthodique, abandonnant la vivacité de la pointe pour le sérieux de l’étude constitutionnelle. Écrivant au service de l’Empire libéral, Sismondi adapte son écriture polémique au journal qui le publie, toujours avec une stratégie purement réfléchie. Sa seule erreur, pendant les Cent-Jours, est finalement d’avoir choisi le mauvais camp. Le 12 juin, quelques jours après la parution de l’Examen sur la Constitution française et avant Waterloo, Sismondi écrit à Ugo Foscolo : « Il tempo sarebbe venuto per me di tornare alla Patria ; ma lo zelo con cui ho sostenuto la nuova costituzione di Francia, e lo zelo con cui ho scritto per la neutralità Svizzera, mi hanno suscitato de’ nemici tanto accaniti, ch’io non ci vivrei che disgraziato67. » Bien que brève, la production polémique de Sismondi a été assez remarquée pour « le discréditer aux yeux de la plupart de ses concitoyens68. » Mais à l’image de Constant, c’est toujours au nom de la défense des libertés que Sismondi a écrit, fût-ce au prix de nombreuses méprises.