Quel ordre social ils nous proposent ces partisans du despotisme et de l’intolérance, ces ennemis des lumières, ces adversaires de l’humanité quand elle porte le nom du peuple et de la nation ! Où faudrait-il fuir s’ils commandaient1 ?
Germaine de Staël écrit ces mots, publiés à titre posthume dans les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, moins de deux ans avant de quitter, le 14 juillet 1817, un monde dont le devenir semble voué à l’incertitude et à l’instabilité. Dirigés contre la mouvance ultra‑royaliste qui, dès les premières années de la Restauration, cherche à imposer une vision du monde en opposition totale avec les principes de liberté, de justice et de tolérance définissant l’esprit de Coppet, ils trahissent une anxiété et une implication émotionnelle se manifestant rarement dans les écrits non‑fictionnels de leur auteure.
Quand Staël termine la rédaction des Considérations, vers la fin 1816, début 18172, les ultra‑royalistes, héritiers des mouvements contre‑révolutionnaires ayant surgi depuis 1789, représentent la principale opposition à la monarchie constitutionnelle au sein du pouvoir royal. Loin de former un parti homogène poursuivant une ligne politique bien définie, ils se rassemblent autour de quatre causes principales : le désir d’un retour à l’Ancien Régime qui va de pair avec le rejet de l’héritage de la Révolution et de la période napoléonienne, la préconisation d’une monarchie absolue de droit divin, la lutte pour un regain d’influence de l’Église catholique au sein de l’État et de la société et l’opposition à la Charte constitutionnelle de 18143. Staël, qui n’utilise le terme « ultra‑royalistes », d’usage récent à ce moment-là4, qu’à une seule reprise dans l’ouvrage5, impute ces idées, « œuvre des ténèbres », aux « émigrés6 » et aux « prêtres ». Objets d’une hostilité donnant lieu à des prises de position polémiques d’une âpreté parfois surprenante, ils sont le sujet de nombreux passages dans les cinquième et sixième parties des Considérations.
Clôturant l’ouvrage, ces deux parties marquent une rupture avec les pages qui les précèdent car, traitant de l’actualité ou d’évènements survenus deux ans et quelques mois au plus avant leur rédaction – la cinquième partie débute avec l’entrée des alliés en France, en décembre 1813 ; la sixième fait référence à des faits survenus jusqu’en 1816 –, elles prennent un ton plus engagé qui dépasse le simple récit de mémoire. Les thèmes qui semblent avoir particulièrement préoccupé Staël, mesurés au nombre d’occurrences et au degré d’émotivité avec lequel ils sont traités, sont l’occupation de la France par les pouvoirs étrangers, l’Angleterre en tant que modèle politique et social et, comme mentionné plus haut, les menées réactionnaires des ultra-royalistes. Ce que ces trois questions ont en commun, c’est que Staël s’efforce de les considérer sous l’angle du rapport qu’elles entretiennent avec la religion. Sans pour autant avoir écrit un traité spécifiquement dédié à la religion, Staël aborde cette thématique dans pratiquement tous ses essais et œuvres de fiction. Les Considérations sont loin d’être une exception, le religieux y étant pris en compte dans une pensée élaborée, négligée à ce jour par la recherche7. Pour ce qui est de l’occupation par les alliés, elle est mal vécue par Staël d’une part parce qu’elle ne supporte pas de voir sa patrie réduite à l’état de servage par des armées étrangères8, d’autre part parce qu’elle est convaincue que les pouvoirs conquérants ferment les yeux devant les massacres commis contre les protestants dans le Midi de la France9, se rendant ainsi complice d’une résurgence mortelle du fanatisme religieux10. Les quelques chapitres consacrés à l’Angleterre, érigée en exemple suprême auquel la France post‑napoléonienne devrait aspirer, contiennent des analyses poussées sur l’influence de la religion, donc principalement du protestantisme, sur l’histoire, les institutions, la société et le caractère des Anglais. Chez les ultras, c’est un point précis qui provoque chez Staël des réactions fortes, des répliques qui prennent la forme d’une écriture investie : leur manière d’instrumentaliser la religion à des fins politiques.
Pour Staël, le « mélange de la politique et de la religion » est à l’origine de plusieurs maux qui rongent la société française et l’empêchent d’évoluer vers l’équilibre social et l’apaisement politique qui lui permettraient de laisser les troubles révolutionnaires et le despotisme napoléonien derrière elle. Fanatisme, intolérance, irréligion : les conséquences de la récupération du religieux par le pouvoir sont nombreuses à ses yeux. Dans les Considérations, elle réfute l’argumentaire religieux ultra avec une ferveur et une âcreté qui peuvent surprendre, égalées peut‑être uniquement par les invectives auxquelles a droit Napoléon dans les Dix années d’exil11. Pour ce faire, elle se sert d’un instrumentarium polémique digne d’un pamphlétaire aguerri. Sa démarche est d’autant plus intéressante en tant qu’elle contraste avec le langage pondéré, non‑violent, qu’elle réserve dans ses autres ouvrages mais aussi dans sa correspondance aux questions touchant à la religion : elle peut fermement condamner un fait, surtout s’il implique fanatisme, persécution de minorités ou athéisme, mais, en principe, elle ne bascule pas dans l’insulte, ne donne pas dans l’ironie ou le sarcasme, ne dénigre ou ne se moque pas des personnes qui ne partagent pas ses vues. Napoléon, encore, fait figure d’exception : dans les Dix années d’exil par exemple, elle ironise sur sa prétendue « conversion » à l’islam en Égypte12, propos que l’on retrouve également dans les Considérations13. Mais plutôt que de s’abandonner à sa rancœur, Staël s’efforce aussi de montrer au lecteur qu’un régime alternatif, une religion et une société guidées par la liberté et la tolérance, pierres angulaires du christianisme staëlien, sont possibles. Elle argumente dans ce sens, essaie de convaincre avec une effusion qui communique un sentiment de gravité et d’urgence. Sentant la fin s’approcher, elle semble avoir pressenti que l’idéologie passéiste des ultras, incompatible avec sa compréhension d’un monde perfectible, allait bientôt mettre en péril les libertés pour lesquelles elle a lutté – et qu’elle a payées si chèrement – pendant toute son existence.
Nous nous proposons de creuser cette problématique en examinant, dans un premier temps, les griefs que Staël formule précisément à l’encontre du système religieux ultra dans les cinquième et sixième parties des Considérations. Comment, selon elle, influe-t-il sur les affaires publiques, comment transforme-t-il la société ? Quel danger représente-t-il pour l’avenir du gouvernement, de la monarchie, des lumières ? Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux alternatives qu’elle propose. Quelle place souhaite-t-elle voir accordée à la religion au sein de l’État, de la collectivité ? Quelle forme le religieux devrait-il prendre au niveau de l’expérience individuelle, de la vie intérieure du croyant ? Nous allons également passer en revue l’outillage polémique qu’elle mobilise pour réfuter les thèses ultras et pour persuader le lecteur du bien‑fondé de sa position.
Contrer un retour à l’Ancien Régime : Staël s’attaque au dispositif religieux des ultras
Staël, qui possède un don pour capter et conceptualiser les tendances politiques et culturelles en gestation, résume le programme politico‑religieux des ultras, encore assimilés aux « émigrés » et au « clergé », dans la cinquième partie des Considérations :
[Les émigrés] veulent un roi dont l’autorité soit sans bornes, pour qu’il puisse leur rendre tous les privilèges qu’ils ont perdus, et que jamais les députés de la nation, quels qu’ils soient, ne consentiront à leur restituer. Ils veulent que la religion catholique soit seule permise dans l’État ; les uns parce qu’ils se flattent de recouvrer ainsi les biens de l’Église ; les autres, parce qu’ils espèrent trouver, dans de certains ordres religieux des auxiliaires zélés du despotisme. Le clergé a lutté jadis contre les rois de France, pour soutenir l’autorité de Rome ; mais maintenant tous les privilégiés font ligue entre eux. […] Ils veulent que le peuple ne reçoive point d’instruction, pour en faire un troupeau d’autant plus facile à conduire14.
Selon elle, la religion n’est pour les émigrés ultras qu’un moyen d’assouvir leur appétit de grandeur et de fortune. Afin de retrouver leurs biens et privilèges d’avant la Révolution, ils ont besoin d’un roi et d’une Église omnipuissants, ce qui fait du clergé catholique un acteur majeur dans la réalisation de leur projet. « Émigrés » et « clergé » font donc « ligue entre eux » pour s’accaparer le pouvoir, ce qui, concrètement, se traduit par deux objectifs : le rétablissement d’une monarchie de droit divin pour que « l’autorité [du roi] soit sans bornes » et la mainmise de l’Église catholique sur toutes les sphères de la vie politique et sociale, rendue possible notamment par la cléricalisation de l’instruction du peuple – d’après Staël, cela équivaudrait à « point d’instruction » – afin de transformer celui‑ci en « un troupeau d’autant plus facile à conduire ». La mauvaise foi et l’opportunisme du clergé catholique constituent un thème que Staël soulève à plusieurs reprises. Pour elle, « ce que veut cependant le clergé en France, ce qu’il a toujours voulu, c’est du pouvoir15 » et la preuve de cette attitude peu chrétienne se trouve dans le fait que « les mêmes hommes qui ont encensé Bonaparte, se prononcent […] aujourd’hui pour le droit divin16 ». Un clergé qui, hier, a servi l’« usurpateur » et qui, à présent, soutient une monarchie absolue dans laquelle le souverain est légitimé directement par Dieu et par filiation, est à ses yeux dépourvu de tout crédit.
Le problème de la monarchie de droit divin occupe Staël depuis de nombreuses années. Dans Des circonstances actuelles, autre ouvrage publié à titre posthume, probablement écrit en 1798, elle déclare le catholicisme incompatible avec la République – à cette époque, elle se fait encore l’avocate d’un gouvernement républicain – parce qu’il incarne le principe de droit divin17. La même complication se présente à la Staël de la Restauration qui, désormais, soutient le parti constitutionnel : une monarchie constitutionnelle qui doit rendre des comptes à la nation et lui remet ainsi une partie de son autorité est par définition inconciliable avec une doctrine qui déclare que l’autorité royale est absolue et d’origine divine. Alors Staël s’applique à confondre de façon méthodique tous les arguments avancés à ce sujet par les ultras. Dotée d’une culture biblique solide, elle ne craint pas la joute exégétique et s’efforce de démontrer que les versets habituellement exploités par les défenseurs d’un gouvernement théocratique n’accréditent en rien une royauté instaurée directement par Dieu. Les paroles de l’apôtre Paul par exemple, « Respectez les puissants de la terre, car tout pouvoir vient de Dieu18 », qui servent de tremplin à la justification de n’importe quel type d’autorité dans le domaine politique et ecclésiastique sont remises dans leur contexte. Se servant d’une argumentation historico‑critique laissant transparaître ses racines protestantes, elle explique que l’apôtre, qui n’avait aucunement l’intention de justifier la tyrannie, avait écrit ces mots à un moment où il voulait que les chrétiens ne s’immiscent pas dans les factions politiques de leur temps19. Elle ne se prive pas de pointer du doigt les défauts d’une interprétation biblique littérale en faisant appel à la raison, ce qui mène à des interrogations non dépourvues de sarcasme : « Quand deux partis dans l’État luttent ensemble, comment saisir le moment où l’un d’eux devient sacré, c’est-à-dire plus fort20 ? » Quant à la justification par la tradition selon laquelle contester un dogme consacré par des siècles d’usage, comme le droit divin, serait se rebeller contre Dieu, elle met en avant le ridicule de cette assertion en posant des questions rhétoriques invalidantes : « Peut‑on soutenir ce qui est absurde et criminel, parce que l’absurde et le criminel ont existé ? Nos pères n’ont‑ils pas été coupables envers leurs pères quand ils ont adopté le christianisme, et détruit l’esclavage21 ? »
L’ingérence du clergé dans les affaires temporelles exaspère Staël pour plusieurs raisons. Elle se pose d’abord la question de l’utilité d’un clergé influent au sein de l’État alors que selon elle, les Français n’en voudraient pas et qu’il « faudrait, pour faire supporter au peuple français le rétablissement du clergé tel qu’il existait autrefois, que les huit cent mille baïonnettes de l’Europe restassent toujours sur le territoire de la France22 ». Elle est donc convaincue que sans le soutien de l’occupant étranger, l’Église catholique ne pourra imposer son hégémonie aux Français dont une grande partie lui serait défavorable, voire indifférente. Le sujet qui fâche est bien entendu le capital nécessaire au redressement de ce clergé qui, selon ses représentants, devrait se fonder sur des rentes et, avant tout, sur la restitution des biens de l’Église, nationalisés en 178923. Staël s’oppose fermement à cette tactique qui aura comme résultat, pense-t-elle, de diminuer encore davantage la piété des Français car elle « leur présent[e] la religion comme un impôt, et les prêtres comme des gens qui veulent s’enrichir aux dépens du peuple24 ». Mais au‑delà de ces préoccupations peu spirituelles, elle voit le problème de fond ailleurs : l’Église catholique, qui se comprend comme la seule véritable Église du Christ, peut‑elle soutenir une charte, une constitution qui proclame la tolérance des cultes ? Staël affirme à de multiples reprises dans les Considérations que la tolérance religieuse, à côté de la liberté de la presse, serait une pierre angulaire de tout gouvernement libre25. Se remémorant les agissements du clergé d’Ancien Régime à l’encontre des protestants26, elle conclut que « le clergé français a constamment prêché et prêche encore l’intolérance ; or la liberté des cultes ne pouvait se concilier avec les opinions des prêtres qui protestent contre elle […]27 » ; sa réponse tend donc vers la négative. Pour elle, la sphère où cette intolérance peut faire le plus de dégâts est l’éducation. Elle considère l’absence d’instruction parmi le peuple mais aussi parmi les classes dirigeantes comme particulièrement frappante en France, surtout comparé à des pays comme l’Angleterre et l’Allemagne, et cela au point qu’elle représente une menace pour le bon fonctionnement de n’importe quel gouvernement. Partisane d’une éducation publique, Staël voit d’un très mauvais œil les tentatives de l’Église pour s’accaparer l’enseignement primaire et secondaire afin de le transformer en plateforme pour la diffusion de son idéologie28.
Staël cerne avec inquiétude la façon dont les efforts déployés par les ultras pour imposer leur programme transforment la société française. Pour elle, le phénomène le plus alarmant, certes entamé avant la Restauration mais en progression continuelle, est l’irréligiosité des Français. Contrairement aux voix contre‑révolutionnaires qui attribuent le déclin du christianisme aux Lumières ou à la Révolution29, Staël le comprend plutôt comme une conséquence directe du mélange entre religion et politique :
On accuse amèrement les Français d’être irréligieux, mais l’une des principales causes de ce funeste résultat, c’est que les différents partis depuis vingt‑cinq ans ont toujours voulu diriger la religion vers un but politique, et rien ne dispose moins à la piété que d’employer la religion pour un autre objet qu’elle‑même. Plus les sentiments sont beaux par leur nature, plus ils inspirent de répugnance quand l’ambition et l’hypocrisie s’en emparent30.
Parmi les manipulateurs les plus habiles à « diriger la religion vers un but politique », elle classe Napoléon. Le catéchisme impérial de 1806, dont un des préceptes stipule que quiconque ne soutient pas l’empereur et sa famille sera damné éternellement31, en est à ses yeux l’exemple le plus parlant32. Le clergé ultra qui essaie de forcer un retour à l’Ancien Régime provoquerait la même consternation chez les Français que jadis l’empereur, avec le même résultat, notamment « d’accroître l’incrédulité par l’irritation33 ». Staël est convaincue que « la religion rentrerait dans tous les cœurs français, si l’on ne voulait pas sans cesse confondre des articles de foi avec des questions politiques […]34 ». A côté de l’irréligiosité rampante, Staël constate également, chez une partie de la population, une recrudescence du fanatisme religieux s’extériorisant dans des violences dirigées par des groupuscules royalistes du Midi contre les habitants protestants35. Le destin de ses coreligionnaires l’afflige beaucoup et l’incite à critiquer virulemment les Anglais qu’elle accuse de fermer les yeux sous prétexte de ne pas se mêler des affaires intérieures de la France. Elle va jusqu’à accuser le Premier ministre d’« avoir pour le culte des réformés la même antipathie que pour les Républiques » en ajoutant que « Bonaparte à beaucoup d’égards était aussi de cet avis36 ». Le rapprochement entre un ministre anglais et l’« usurpateur » – dans les Considérations, l’Angleterre est d’habitude célébrée comme un modèle de paix et de tolérance – en dit long sur l’état de désarroi dans lequel Staël se trouve quand elle écrit ces mots, état également reflété par sa correspondance qui contient de nombreuses demandes de soutien en faveur des protestants du Midi, adressées, entre autres, au tsar Alexandre Ier ou à Wellington37.
Promouvoir la liberté et la tolérance : Staël définit le rôle de la religion au sein de l’État, de la société et de l’individu
L’idée principale pour laquelle Staël s’investit dans les différentes parties des Considérations est celle de la liberté. Pour elle, la liberté – politique, civile, d’expression et religieuse – est le fondement du bonheur et de la dignité d’une nation, voire de l’espèce humaine38. La liberté politique consiste dans un gouvernement représentatif, « c’est-à-dire des monarchies limitées pour les grands États, et des républiques indépendantes pour les petits39 », la liberté civile dans l’égalité devant la loi40, la liberté d’expression dans la liberté de la presse41 et la liberté religieuse dans la tolérance. L’altération d’un seul de ces éléments peut faire basculer un État dans la tyrannie et le despotisme, c’est pourquoi Staël les défend avec intrépidité contre ceux qui les saccagent, en particulier les ultras.
Passant en revue les actions entreprises par les Bourbons en matière de gouvernement pendant la première année de la Restauration, elle remarque que « [l]a religion étant un des grands ressorts de tout gouvernement, la conduite à tenir à cet égard devait occuper sérieusement les ministres ; et le principe de la Charte qu’ils devaient maintenir avec le plus de scrupule, c’était la tolérance universelle42 ». La Charte constitutionnelle de 1814 proclame la liberté des cultes mais elle déclare le catholicisme religion d’État43. Pour Staël, cette concession à la tolérance est souhaitable, mais elle ne va pas assez loin ; aussi regrette-t-elle l’organisation de célébrations religieuses officielles telle la procession tenue le 15 août 1814 à l’occasion de la fête de Notre‑Dame de l’Assomption et condamne-t-elle vivement – nous l’avons vu – l’inaction du gouvernement envers les factieux royalistes attaquant les protestants dans le Midi44. « Tolérance universelle » pour Staël veut dire ne « pas réunir ce que la Providence a séparé, la religion et le politique45 » ce qui équivaut à une séparation totale entre sphère religieuse et sphère civile – ou, dans un vocabulaire moderne, à la laïcité. Nous avons déjà mentionné l’une des conséquences inévitables de ce raisonnement, la décléricalisation de l’éducation pour laquelle Staël prend fait et cause dans les Considérations, mais, en toute logique, cela doit également mener à l’exclusion des représentants du clergé, toutes confessions confondues, des décisions politiques, ce que Staël souhaite voir se réaliser46. Il est intéressant de remarquer que ce soutien sans équivoque au divorce entre Église et État n’a pas toujours été à l’ordre du jour chez elle : dans les Circonstances actuelles, Staël promeut l’introduction d’une religion d’État en France, en l’occurrence du protestantisme qui est pour elle la confession la plus en phase avec la République47. Ce changement d’attitude a sans doute été induit par l’évolution de sa propre foi, l’expérience de plus d’une décennie d’instrumentalisation du religieux par Napoléon et les rencontres faites au fil des années avec des personnes partageant ces mêmes idées48.
Comment dès lors le principe de « tolérance universelle » est-il conciliable avec les critiques acerbes que Staël adresse au clergé catholique ? Bien qu’elle le considère comme réfractaire à la tolérance, rétrograde et peu ouvert aux lumières, elle ne souhaite nullement l’exclure de la société :
La conduite du gouvernement envers le clergé doit être de la même nature que celle envers toutes les classes : tolérance et liberté, à partir des choses telles qu’elles sont. Si la nation veut un clergé riche et puissant en France, elle saura bien le réformer […]49.
C’est la nation et non pas l’État qui doit déterminer la place qui revient au clergé et, par conséquent, c’est à elle de l’entretenir si elle le souhaite. L’État ne peut favoriser ou soutenir une confession par rapport à une autre, mais il se fait le garant, « à partir des choses telles qu’elles sont », de la liberté dont elles doivent jouir. Staël se voit confrontée à un problème qui, depuis deux cents ans, n’a rien perdu de son actualité : comment un État peut‑il assimiler, voire protéger, un culte qui dans ses fondements mêmes lui est opposé ? Sa réponse ne passe pas par la répression mais privilégie l’intégration à l’aide de la séparation stricte entre pouvoir religieux et pouvoir politique. Mais si dans les Considérations, les reproches envers le clergé catholique sont nombreux, Staël est également capable de nuance et de compassion. Elle taxe la Constitution civile du clergé50 de « funeste invention » car elle exigeait des prêtres un serment contraire à leur conscience, et condamne fermement les persécutions auxquelles ils ont été exposés pendant la Révolution51. Elle fait également la différence entre un haut clergé enivré de pouvoir et les curés ayant « l’ascendant simple et naturel […] sur les gens du peuple52 ». Ceux‑ci, certes, ne doivent plus être chargés de l’enseignement, excepté pour ce qui est des connaissances en religion, mais Staël reconnaît les services qu’ils rendent aux malades et aux mourants53.
L’engagement de Staël contre la monarchie de droit divin et en faveur de la séparation entre Église et État n’est nullement dû à un manque de foi ou à un rejet de la religion institutionnalisée. Bien au contraire, c’est dans les préceptes du christianisme que se trouve la source de ses opinions car « il ne s’ensuit pas de ce que la France veut la liberté et l’égalité devant la loi, qu’elle ne soit pas chrétienne ; tout au contraire, car le christianisme est éminemment d’accord avec cette opinion54. » Dans la sixième partie des Considérations, elle met en avant les versets qui soulignent la séparation des deux règnes, celui des affaires publiques et celui des affaires spirituelles, et se plaint amèrement du fait que les ultras accusent les constitutionnels comme elle d’être irréligieux55. La Bible, surtout les paroles du Christ, semble être une référence à laquelle Staël est attachée. Cela nous donne un indice sur l’évolution de sa foi personnelle et sur l’importance qu’elle accorde au christianisme comme religion révélée. Dans les Circonstances actuelles, elle assume sa préférence pour une religion naturelle qui se limite à une révélation intériorisée de Dieu dans la conscience, source de l’instinct moral. Staël rejette toute révélation surnaturelle – les Écritures sont pour elle une création purement humaine qui, néanmoins, peut servir comme exemple de bonne moralité – et elle nie la Providence divine, donc la possibilité d’une intervention directe de Dieu dans les affaires de ce monde56. Un peu moins de vingt ans plus tard, son attitude a changé : elle semble reconnaître la Bible comme révélation des paroles du Christ et associe la Providence à plusieurs évènements dont elle fait le récit dans les Considérations57. La conscience a toujours la même fonction, elle est le foyer du « sentiment religieux, sans lequel les hommes n’ont point d’asile en eux-mêmes58 ». L’union entre celui‑ci et les enseignements du Christ forme pour Staël le substrat du christianisme : « La conscience des hommes est en eux une révélation perpétuelle, et leur raison, un fait inaltérable. Ce que constitue la religion chrétienne, c’est l’accord de nos sentiments intimes avec les paroles de Jésus‑Christ59 ». Ce christianisme défait de toute Tradition mais en symbiose avec la raison s’insère dans le courant du protestantisme libéral tel qu’il est développé et popularisé, à l’époque de Staël, par le théologien allemand Friedrich Schleiermacher60. Vers la fin de sa vie, Staël a donc renoué avec ses racines protestantes. Les Considérations s’en font le reflet : la même énergie qu’elle investit dans la critique des thèses ultras, elle la déploie également pour peindre les vertus du protestantisme :
[…] l’on ne saurait nier aussi que les opinions des protestants, étant fondées sur l’examen, sont plus favorables aux lumières et à l’esprit de liberté que le catholicisme qui explique tout par l’autorité, et considère les rois comme aussi infaillibles que les papes, à moins que les papes soient en guerre avec les rois61.
Le protestantisme est pour Staël la religion de la liberté, les protestants les « amis de la liberté ». L’ouverture aux lumières, le libre examen, la tolérance, tous des principes fondamentaux du protestantisme tel qu’il est compris par Staël, conduiraient automatiquement au gouvernement représentatif et à des institutions politiques éclairées. Sans ouvertement faire du prosélytisme – rappelons que dans les Circonstances actuelles, elle souhaite que le protestantisme devienne religion d’État en France –, elle déploie un argumentaire subtil en sa faveur, notamment en mettant en évidence l’influence positive que l’introduction de la Réforme aurait eue sur l’Angleterre. Et l’Angleterre, berceau de la liberté, est l’exemple vers lequel la France doit se tourner car, dit-elle, « […] nous ne croyons pas que la Providence ait placé ce beau monument de l’ordre social si près de la France seulement pour nous inspirer le regret de ne pouvoir jamais l’égaler, et nous examinerons avec scrupule ce que nous voudrions imiter avec énergie62 ».
Rhétorique de l’argumentaire staëlien
Droit divin, ingérence de l’Église, liberté, tolérance… comment Staël, dans les deux dernières parties des Considérations, présente-t-elle ses idées au lecteur afin de gagner son adhésion ? Quelles tactiques rhétoriques emploie-t-elle pour réfuter les thèses ultras et quels outils argumentatifs mobilise-t-elle pour promouvoir son idée d’une religion tributaire de la liberté ? Qui attaque-t-elle véritablement et qui veut-elle convaincre ?
D’abord traités en lien avec des sujets divers et, par conséquent, disséminés dans tout l’ouvrage, les développements concernant la religion sont repris et condensés dans les deux derniers chapitres des Considérations : « Des rapports de la religion avec la liberté63 » revient sur les abus commis contre la religion par les ultras ; « De l’amour de la liberté » réitère les vues staëliennes sur la liberté et sur le lien que celle-ci entretient avec la religion. Cette disposition ne va pas sans répétitions – certains propos sont expliqués et approfondis à plusieurs reprises – mais cette particularité, peut-être simplement due à la rédaction et à la compilation différées des parties concernées, a comme effet de renforcer, par l’accumulation, le message souhaité.
Dans l’avant‑dernier chapitre, Staël ne se contente pas de répéter les critiques qu’elle adresse aux ultras, elle choisit un procédé plus subtil : pour démontrer « l’échafaudage de sophismes » que représente leur discours, elle s’attaque, citations à l’appui, à un écrit qui renferme « la quintessence de tout ce qu’on publie chaque jour en France en interdisant comme de raison d’y répondre64 » : l’Instruction pastorale de l’évêque de Troyes, datée de 181665. Le choix de cette publication, invoquée par Staël comme un exemple représentatif parmi d’autres, est tout sauf innocent. Son auteur, Étienne‑Antoine Boulogne (1747‑1825), est l’un des plus fervents panégyristes de Napoléon par qui il est nommé évêque de Troyes avant qu’il n’adhère au parti des Bourbons en 181466. Staël ne se prive pas de mentionner plusieurs fois le passé bonapartiste de Boulogne et, ce faisant, discrédite d’avance toute opinion que celui‑ci pourrait exprimer au sujet de la monarchie de droit divin – cette manière de disqualifier l’adversaire est une manœuvre de réfutation qu’elle emploie de façon répétée dans les Considérations.
Le texte de Boulogne, qui reprend l’argumentaire légitimiste classique d’un Bonald ou d’un Maistre67, est truffé d’expressions et de métaphores violentes : la monarchie constitutionnelle est une « doctrine anarchique et antisociale […] vomie [par] la lave révolutionnaire68 », les idées libérales sont « la maladie de l’Europe, et le symptôme le plus alarmant de sa décadence69 ». Staël par contre, au lieu d’avoir systématiquement recours à un vocabulaire agressif, utilise des procédés stylistiques qui feignent la modération – le sarcasme, l’atténuation – ce qui crée un contraste avec les vitupérations de Boulogne et leur oppose une dialectique en apparence plus sobre et maîtrisée. Quand Boulogne prétend qu’un législateur instauré par droit divin n’élabore que des lois parfaites, elle rétorque avec ironie que « [c]ertes, il n’y a pas d’exemple du contraire ; on n’a point vu de rois abuser de leur pouvoir ; point de prêtres […] qui les y aient excités70 », quand il refuse de traiter sérieusement la « souveraineté désastreuse » qu’est la monarchie constitutionnelle, elle répond que cette question « avait pourtant paru digne de l’attention de quelques penseurs71 ». Les rares fois où elle puise dans un vocabulaire plus belliqueux – elle traite les déclarations de Boulogne de « déraison », « folie méthodique », « ridicule »72 – la dissonance créée par rapport à sa circonspection habituelle accroît son potentiel offensant. Une autre méthode que Staël emploie souvent dans les Considérations est de souligner le ridicule des propos ultras en les répétant tels quels, ce qui finit par amplifier leur incohérence. Elle ne résiste pas non plus à la sermocination – qui consiste à faire intervenir un personnage absent pour lui prêter un discours fictif – pour mettre en évidence les contradictions de leur pensée73. Attaquer son opposant par la dérision, à l’aide du sarcasme par exemple, n’est pas – nous l’avons dit – une spécialité staëlienne. Les Considérations et avant tout ce chapitre dédié à la religion constituent une exception et montrent que Staël est tout autant capable de mordant que de modération.
Nous avons déjà abordé la manière dont Staël essaie de convaincre le lecteur du bien‑fondé de ses idées concernant le statut du religieux au sein de l’État ou dans la vie intérieure du croyant. Pour ce faire, elle s’appuie principalement sur un raisonnement par analogie ou par l’exemple. L’exemple en question, c’est l’Angleterre dont elle examine l’histoire, les institutions, les mœurs et cela dans un esprit de comparaison avec la France. Ce faisant, elle ne prétend pas à une analyse réaliste et différenciée, mais transforme l’Angleterre en une espèce d’idéal‑type de l’État libre, ce qui explique pourquoi elle néglige des thèmes qui peuvent sembler substantiels. La discrimination des catholiques d’Irlande par exemple, peu compatible avec cette tolérance censée présider à la liberté, n’est abordée que très brièvement et, de surcroît, minimisée74. L’avènement de la Réforme par contre est présentée comme un des éléments principaux ayant favorisé la diffusion des lumières, de la morale et de la tolérance. Elle aurait également contribué à faire de l’Angleterre un pays à la piété exemplaire :
La Réformation a mis chez les Anglais les lumières parfaitement en accord avec les sentiments religieux. C’est un grand avantage pour ce pays ; et l’exaltation de piété dont on y est susceptible porte toujours à l’austérité de la morale, mais presque jamais à la superstition75.
Le protestantisme, mais aussi la liberté de la presse, sont donc posés, par le détour d’une mise en regard avec une Angleterre idéalisée, comme le remède contre l’irréligiosité et la décadence des mœurs dont souffrirait la France. Un autre moyen de persuasion que Staël utilise de façon récurrente est de poser une question qui cerne le problème, puis d’y répondre point par point, structurant ainsi ses arguments. Elle n’hésite pas à aller plus loin encore, intégrant virtuellement le lecteur en posant des questions en son nom, créant ainsi un dialogue fictif qui lui permet de tirer à nouveau parti des vertus de la sermocination76.
Les questions que Staël impute au lecteur nous donnent des indices précieux quant au public qu’elle cherche à atteindre et à convaincre. Par exemple, au sujet de l’introduction de la monarchie constitutionnelle qui n’aurait pas empêché le retour de Napoléon, celui-ci demande : « [Q]uels effets merveilleux aurait donc produits la Constitution anglaise en France, puisque la Charte qui s’en rapproche, ne nous a point sauvés77 ? » Staël rassure alors son « interlocuteur », en expliquant que la Charte n’avait pas le soutien nécessaire et qu’elle n’était pas fondée sur un pacte avec la nation, sans que cela n’enlève rien à sa pertinence. Le destinataire de son message – et cela est également perceptible quand on se penche sur les autres questions fictives – n’est pas fondamentalement opposé à la monarchie constitutionnelle ou à la tolérance, mais a des appréhensions dues à des mauvaises expériences faites dans le passé, notamment sous la Révolution ou sous Bonaparte. Ce n’est pas aux ultras ou à ses amis constitutionnels qu’elle s’adresse, mais aux indécis qui représentent pour elle la majorité de la nation. Quant aux « émigrés » et aux « prêtres » qu’elle identifie aux partisans de l’idéologie ultra, cible de ses critiques, Staël ne s’en prend jamais à eux personnellement – Boulogne est le seul à être nommé explicitement –, ce qui donne à penser qu’elle combat plutôt une idée ou une opinion en devenir. Cette manière de procéder mène forcément à des généralisations et à des amalgames car tous les émigrés ne rejettent pas la tolérance et tous les prêtres ne sont pas favorables à la monarchie de droit divin.
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Le mouvement ultra, qui exploite la religion pour arriver à des fins politiques, souvent pour des motifs tout à fait profanes, compromet ainsi pour Staël l’avenir d’une France libre. Elle voit la base de son idéologie – un catholicisme omnipotent censé détenir la seule vraie foi – comme incompatible avec la tolérance religieuse, donc avec la liberté dont elle est l’un des piliers. Afin de « neutraliser » le clergé qui se veut le dépositaire de ce catholicisme intolérant tout en l’intégrant dans la société, Staël propose une séparation stricte entre religion et État dont elle reconnaît le principe dans les enseignements du christianisme. La foi consiste pour elle dans le sentiment religieux, sentiment qui trouve un reflet dans les paroles du Christ. Le protestantisme, prônant la liberté de conscience par le libre arbitre, est en parfaite harmonie d’une part avec ce sentiment, d’autre part avec la liberté politique. Pour contrer les thèses ultras et persuader le lecteur de la pertinence de ses idées, elle mobilise un argumentaire polémique non dénué d’une certaine violence rhétorique.
Pouvons‑nous alors qualifier les Considérations d’ouvrage polémique compte tenu de son contenu et du ton pugnace employé dans ses cinquième et sixième parties ? Staël a-t-elle eu l’intention de faire de la polémique ? Nous savons que les deux dernières parties des Considérations n’étaient initialement pas planifiées – d’après sa correspondance, l’ouvrage aurait dû être publié fin 1814, début 1815 – mais qu’elles ont été inspirées par les bouleversements accompagnant la chute de Napoléon. Au premier enthousiasme que Staël ressent à la nouvelle d’une France libérée succède rapidement un désenchantement causé par l’état chaotique dans lequel se trouve sa patrie. Les pages traitées dans cet article ont donc été écrites à chaud, sans que leur auteure ait pris du recul ou, comme le dit Stéphanie Genand à propos de la relation entre Staël et Napoléon, sans qu’elle ait pu « s’affranchir des passions qui obscurcissent la relation à ses adversaires et à “ceux qui ne nous ressemblent pas”78 ». S’ajoute que, suite à sa maladie puis à son décès survenu en juillet 1817, elle n’a pas eu le temps de les réviser. Nous ne pouvons donc pas savoir si, ou sous quelle forme, les Considérations auraient vu le jour si Staël avait vécu. L’ouvrage est finalement publié en 1818 par son fils Auguste de Staël et son gendre Victor de Broglie après avoir subi un important travail de réécriture. Et qui dit réécriture pense censure : les éditeurs étaient conscients qu’ils avaient sous les yeux un texte qui allait causer des réactions fortes. Et cela a bien été le cas, comme l’ont montré Laetitia Saintes et Frank P. Bowman79 : la réception a été frappée par la force polémique de l’ouvrage, y compris par les idées exprimées au sujet de la religion, attaquées par Louis de Bonald dans ses Observations sur l’ouvrage de Madame la Baronne de Staël80. Alors les Considérations sont-elles un ouvrage polémique, Staël est-elle polémiste ? Oui, sans doute, mais probablement malgré eux.