Parmi les membres du Groupe de Coppet à avoir recouru à l’écriture polémique, le cas d’Auguste Schlegel présente la particularité d’être encore relativement délaissé par la critique. Or, entre 1813 et 1814, désireux de faire entendre son opposition à l’autocratisme napoléonien, mais aussi de plaider la cause de Bernadotte, Prince Royal de Suède, à l’échelle européenne, Schlegel produit plusieurs écrits porteurs d’une défense soigneusement argumentée des principes libéraux qui irriguent la pensée de Coppet dont il se révèle, ce faisant, l’un des représentants les plus chevronnés. C’est à l’étude de ces écrits polémiques que nous nous attellerons ici, en trois temps : il s’agira d’abord de penser l’activité polémique de Schlegel par rapport à son activité politique, en les replaçant dans le contexte qui les a motivées ; on se penchera ensuite sur les écrits polémiques en eux-mêmes, que l’on envisagera d’abord sous l’angle de leur contenu thématique, avant de s’intéresser, dans un troisième temps, à la façon dont Schlegel explique et justifie son geste polémique. Cerner de la sorte les contours de l’activité politique et de la pratique polémique de Schlegel nous permettra, au-delà, d’apporter un éclairage complémentaire aux modalités de la pensée de Coppet sur la chose publique – domaine où la controverse est plus que jamais de rigueur, on le sait, en ce début de XIXe siècle –, mais aussi, de façon plus générale, de mieux appréhender l’action politique propre à certains de ses membres.
Repères chronologiques
Part intégrante du « grand voyage » qui voit Germaine de Staël fuir Coppet, le 23 mai 1812, pour gagner l’Angleterre en juin 1813, en passant par Vienne, Moscou, Saint-Pétersbourg et Stockholm, Auguste Schlegel parvient à la capitale suédoise avec l’écrivaine, Albertine de Staël et John Rocca le 24 septembre 1812. Là-bas, Schlegel et Staël fréquentent assidûment la cour de Bernadotte, élu Prince héréditaire de Suède en mai 1810. Heureuse d’être arrivée à bon port, Staël écrit : « je suis sur une terre libre, parce que l’homme qui y préside, le Prince royal, est digne de toute confiance et de toute admiration1 ». C’est que le « Béarnais », comme le surnomme Benjamin Constant de manière éloquente, incarne pour une partie du Groupe de Coppet la seule option politique valide face à l’autocratisme napoléonien. Selon Staël, Bernadotte « s’est lancé dans la cause européenne avec plus de force que personne et nul n’est plus haï par le maître qui croyait voir en lui un serviteur2 » ; véritable « sibylle de sa gloire3 », elle estime « qu’après lord Wellington, c’est l’homme à qui l’Europe doit le plus4 ». L’alternative semble ainsi la suivante : il s’agit de trancher, à l’échelle française, entre un autocratisme liberticide et un gouvernement attaché aux idées libérales et, à l’échelle européenne, entre une « Europe-France5 » soumise au caprice d’un seul, et un continent qui verrait coexister des pays gouvernés selon les principes libéraux. L’enjeu est donc de taille : « Le Prince est le Napoléon des honnêtes gens. […] il faut désirer de le servir, pour lui qui a une âme vraiment belle, et pour la cause du monde qui ne peut être sauvée que par lui6 », plaide Staël.
C’est dans ce cadre assez particulier que prend place l’activité polémique de Schlegel, qui épouse, on le verra, les contours de son activité politique. Engagé par Bernadotte en tant que secrétaire particulier, l’écrivain s’attelle peu après son arrivée en Suède à un écrit intitulé Sur le système continental et sur ses rapports avec la Suède, paru à Stockholm en février 1813. La critique estime aujourd’hui qu’il s’agit probablement d’une œuvre à quatre mains, rédigée par Schlegel et Staël, malgré les démentis successifs que cette dernière apporte aux rumeurs qui courent aussitôt à ce sujet : « Je vous écris un petit mot par amour-propre d’auteur. Où avez-vous pris que je suis l’auteur du Système continental ? C’est M. Schlegel qui l’a écrit, je ne me mêle point ainsi de politique. Si je publiais jamais rien là-dessus, ce serait pris d’un point de vue plus philosophique7 », proteste-t-elle. L’ouvrage devait paraître l’année suivante à Genève et à Paris ; imprimé chez Le Normant, diffusé par Paschoud, il est signalé dans la Bibliographie de France le 7 mai 1814.
Pour l’heure, Bernadotte décide d’entrer en campagne ; le 20 avril 1813, il emmène Schlegel dans son quartier général en sa qualité de secrétaire particulier, tandis que Germaine de Staël reste à Stockholm avec Albertine et John Rocca jusqu’à leur départ pour Londres, en mai. Dès le mois d’août, Schlegel prend une part active dans la rédaction des proclamations de Bernadotte8. Le 5 octobre 1813, un article diffamatoire à l’égard de ce dernier paraît dans le conservateur Leipziger Zeitung ; Schlegel y réplique dans le même journal par un article intitulé « Remarques sur un article de la Gazette de Leipsick du 5 octobre 1813 relatif au Prince royal de Suède », qu’il fait paraître sous la forme d’une brochure publiée à la fois en français et en allemand chez Friedrich Arnold Brockhaus, éditeur ami de Charles de Villers et basé à Altenbourg.
Schlegel fréquente alors Constant, installé à Göttingen début novembre 18119. De novembre 1813 à mars 1814, Constant séjourne alternativement à Göttingen et à Hanovre, où il rencontre, le 6 novembre, Bernadotte. Cette entrevue achève de convaincre Constant d’œuvrer avec Schlegel à un travail de propagande antinapoléonien d’envergure : « Il faut concourir au grand œuvre : c’est un devoir10 », écrit-il le 10 novembre. Aidé de Schlegel et de Pierre Signeul, secrétaire du baron de Staël-Holstein, Constant esquisse les lignes de force de ce véritable plan d’attaque dans un Mémoire sur les communications à établir avec l’intérieur de la France, achevé en novembre 1813, et à propos duquel Staël devait écrire : « Je ne crois pas que ce style, cette fermeté, cette clarté de langage se retrouvent nulle part ailleurs11 ». Destiné à défendre la politique française de Bernadotte, l’opuscule prévoit la publication d’une brochure sur le devoir des Français vis-à-vis de Napoléon (qui dénoncerait l’usurpation en plus de consacrer l’autorité législative comme l’autorité suprême), puis d’une proclamation distinguant la cause de Napoléon de celle de la nation française. Pour Constant, il s’agit bien de plaider pour l’instauration en France d’un gouvernement « juste, libre et limité » et d’une « Constitution qui garantisse les droits éternels de la propriété, de la liberté individuelle, et religieuse, de la représentation nationale, de l’indépendance des Tribunaux, et du developpement des lumières et de la pensée12 ». À la fin du mois de novembre 1813, Constant retrouve Schlegel, venu passer quelques jours à Hanovre ; celui-ci évoque le travail de propagande qui les occupe tous deux dans une lettre à Germaine de Staël, où il insiste sur la « nécessité de susciter à Bonaparte une opposition dans l’intérieur », d’« employer toutes les voyes, ne regarder à aucune dépense pour multiplier et faire pénétrer en France des écrits qui tendent à cela13 ».
Le mois de novembre voit également Constant s’atteler dans le même objectif à « l’entreprise pamphlétaire14 » qui deviendra De l’esprit de conquête et de l’usurpation, paru fin janvier 1814 à Hanovre grâce au concours de Schlegel, qui facilite les contacts entre Constant et les frères Hahn, éditeurs chargés de la publication du pamphlet. C’est également Schlegel qui convainc Constant de signer son pamphlet ; si Germaine de Staël a encouragé Constant en ce sens, mettant en avant le fait qu’un pamphlet signé de son nom aurait plus de poids sur l’opinion qu’un ouvrage anonyme, c’est l’écrivain allemand qui achève de l’en persuader :
Je me flatte que dès mon premier passage ici j’ai beaucoup contribué à décider M. B. C. à se prononcer. Il s’est nommé avec son titre républicain comme auteur de L’Esprit de conquête […] et quoique ce livre soit écrit avec beaucoup de profondeur et d’éloquence, cela est plus essentiel que le livre lui-même – c’est un acte public et le premier de son espèce15.
De façon éloquente, donc, le fait que Constant signe L’Esprit de conquête de son nom et en mentionnant son « titre républicain » – le pamphlet est signé « Benjamin de Constant-Rebecque, membre du Tribunat, éliminé en 1802 » – revêt pour Schlegel plus d’importance que le contenu même de l’écrit. De la même façon, l’idée de dater du 31 décembre 1813 la première édition de l’ouvrage, parue en réalité le 30 janvier 1814, est de Schlegel : « [il] a un peu vieilli, mais on pourrait l’antidater dans l’impression pour l’année et le mois16 », écrit-il ainsi à Staël. Cela traduit de sa part une compréhension fine des stratégies éditoriales prévalant dans l’édition de textes polémiques.
La nécessité de concourir au « grand œuvre » conduit Schlegel à produire fin 1813 des Réflexions sur l’état actuel de la Norvège, écrit destiné à justifier l’annexion du pays par la Suède, et qui sera publié en 1814 à Paris et à Londres (chez John Murray), sans compter de nombreuses éditions clandestines. Son Tableau de l’Empire français en 1813 paraît en 1814 à Hanovre ; il sert de préface aux Copies des lettres originales et dépêches des généraux, ministres, grands officiers d’État, etc., écrites de Paris à Buonaparte pendant son séjour à Dresde, ainsi qu’une correspondance de divers personnages de cette même famille entre eux ; interceptées par les avant-postes des alliés dans le nord de l’Allemagne, ouvrage polémique paru anonymement la même année à Londres (chez John Murray) et à Paris (chez les Marchands de nouveautés), la version française ayant été corrigée par Constant17. Schlegel rédige également deux écrits restés inédits, les événements les ayant rendus caducs : il s’agit des Idées sur l’avenir de la France, réflexion sur ce qu’il adviendrait de la France si Napoléon venait à mourir ou était remplacé, et de l’Analyse de la proclamation de Louis XVIII aux Français au mois de février 1814, qui envisage la légitimité des prétentions des Bourbons au trône de France.
Une infection des voies respiratoires retient Schlegel à Hanovre, l’empêchant d’assister à la proclamation faite par Bernadotte au peuple français le 12 février 181418, et de l’accompagner dans le voyage qui le mènera à Paris. Constant suit quant à lui en sa qualité de publiciste le quartier général de Bernadotte jusqu’à Liège, où Schlegel le rejoint finalement à la fin du mois de mars. Très hésitant quant à la politique à mener, le Prince se rend de Liège à Bruxelles, et de là à Paris, où il parvient dans la nuit du 12 au 13 avril, suivi de près par Constant, qui y parvient le 15. Celui-ci ne cache pas sa déception face aux atermoiements de Bernadotte, dont il se détache peu à peu à mesure que les événements s’enchaînent19, rendant de plus en plus probable la restauration des Bourbons ; Bernadotte disparaît alors peu à peu des textes polémiques de Constant, consacrés plus explicitement, dès mars, à critiquer la politique des Alliés et défendre l’idée d’une régence de Marie-Louise d’Autriche20. Lors de son retour à Paris, c’est d’ailleurs avant tout le succès de sa brochure qui préoccupe Constant : « Il y a de la ressource pour la liberté. Il n’y en a plus pour notre homme [Bernadotte]. Mon ouvrage fera un bon effet, j’espère. Mais l’horizon n’est pas bien clair21. » Bientôt Constant se rallie à Alexandre Ier, évoqué dès lors dans ses écrits comme « le plus magnanime des vainqueurs », et le « sauveur de l’Europe22 ». Sceptique envers la politique des Alliés, notamment à l’égard de Bernadotte, purement et simplement écarté, Schlegel, quant à lui, n’en reconnaît pas moins le caractère inéluctable du retour des Bourbons sur le trône de France, et demande au Prince Royal la permission de quitter son poste pour rejoindre la famille Staël en Angleterre, laquelle lui est accordée ; les deux hommes ne devaient plus se revoir. Revenu à Paris en mai 1814, assez critique vis-à-vis de la tournure des événements et sceptique face à la politique menée par Louis XVIII, Schlegel renonce définitivement à l’écriture polémique.
Afin de cerner au mieux les modalités du geste polémique posé par Schlegel, nous nous pencherons à présent sur ses deux écrits polémiques majeurs, Sur le système continental et le Tableau de l’état politique et moral de l’Empire français en 1813, qui concentrent le propos antinapoléonien de l’écrivain, et son plaidoyer pour un gouvernement attaché aux idées libérales.
Les écrits concernés
Premier opus polémique de Schlegel, Sur le système continental s’ouvre sur une histoire du Consulat et de l’Empire allant de 1800 à 1810, avant de retracer les guerres napoléoniennes menées depuis 1805. Schlegel envisage ensuite les arcanes du « système continental23 » adopté envers l’Angleterre, avant d’exposer les rouages de ce « monstrueux système fédéral, où tout s’achemine rapidement vers la monarchie universelle24 » tant « le terme final est toujours la réunion au grand Empire25 ». La Suède, avance Schlegel, se trouve face à l’alternative suivante : s’allier à la France, et donc souscrire au système fédéral, avec les risques que cela comporte, ou « maintenir [son] indépendance et la fortifier par la dissolution du système fédéral de la France », et pour cela « s’unir étroitement26 » avec les autres nations d’Europe. Outre que les alliances avec la France n’ont jamais réussi à la Suède, les « circonstances où se trouve l’Europe, sont tellement extraordinaires et inouïes, que toute diplomatie routinière est hors de propos27 », pointe Schlegel. En tenant compte de ces éléments, la Suède peut également choisir la neutralité, conclut-il, avant de clore son propos, de façon convenue, sur un éloge de Bernadotte.
De façon éclairante, l’Avis de l’éditeur rappelle d’emblée la pertinence d’un écrit paru en 1813, et qui « étoit précieux alors, en ce qu’il dévoiloit le premier, avec une grande sagacité, la politique de Bonaparte, terrible par ses envahissemens durant la paix, plus encore que par ses victoires dans la guerre28 ». L’ouvrage n’a d’ailleurs pas perdu tout intérêt en 1814 puisque « l’écrivain qui pénétroit ainsi les replis d’une politique machiavélique, et qui donnoit cette double preuve de courage et de profondeur, est en même temps l’un des érudits les plus éminens de l’Allemagne, l’un de ses poètes les plus distingués, et le traducteur élégant, énergique et fidèle de Shakespeare29 ». Le statut et la renommée de Schlegel achèvent donc de conférer du crédit et de la pertinence à ses écrits polémiques.
Schlegel, dans la continuité de l’Avis, affirme d’emblée la pertinence durable de son ouvrage, du fait des principes qu’il renferme, lesquels sont valables de tout temps : « Les grands principes de la justice ne sauroient être altérés par les événemens terrestres, aussi peu que les nuages qui cachent le soleil peuvent en éteindre la lumière immortelle30. » Or « le succès est un argument d’une force merveilleuse pour la multitude », constate Schlegel, blâmant les « raisonneurs » qui, si Napoléon avait vaincu la Russie, auraient pu trouver ses exigences « justes et modérées31 », ainsi que les « flatteurs officiels32 » qui persistent, aujourd’hui encore, à affirmer qu’il n’a pas manqué, lors de cette campagne, de la prévoyance la plus élémentaire. Pourtant, en 1814 encore, la propagande impériale persiste à minimiser les revers militaires essuyés par les troupes napoléoniennes : « La force ouverte ayant échoué, l’imposture redouble d’efforts. Au défaut de l’artillerie perdue, on tire aujourd’hui à coups de gazettes33 », pointe Schlegel, critique envers une presse qui, ne reculant devant rien, dépeint un « monarque bénin, hélas ! si cruellement troublé dans son existence pacifique34 ». Bien plus, les journaux français sont selon lui comparables aux contes grâce auxquels « les nourrices font taire les enfans par des terreurs imaginaires35 ».
Comme Staël dans Dix années d’exil et Chateaubriand dans De Buonaparte et des Bourbons36, Schlegel s’attelle à dissocier la France de son gouvernant : « personne n’en veut à la France, mais uniquement à l’esprit de conquête de son dominateur37 », rappelle-t-il, faisant le souhait pour elle d’une « paix honorable et solide38 ». Si les nations affranchies du joug napoléonien ont droit à l’indépendance, il importe néanmoins de se méfier des « intrigues39 » ourdies dans les cours européennes pour « désunir les alliés » : chaque État doit voir par-delà ses intérêts particuliers, sans quoi l’« esprit public européen » sera mis à mal, tant « le secret de la monarchie universelle, c’est d’éteindre le zèle pour le bien-être général par l’égoïsme calculateur de chaque État40. »
En matière de politique intérieure, la menace implicite du « retour de la terreur » sert la cause de l’Empereur : comparant la période impériale aux « tourmentes de la révolution », nombreux sont ceux qui, « peut-être de bonne foi, attribuent à Napoléon le retour du repos et de l’ordre dans l’intérieur », oubliant que « les fureurs révolutionnaires avoient cessé long-temps avant son avènement, et qu’il remplaça un gouvernement plutôt foible et vacillant qu’oppressif41 ». Or la terreur qui sourd sous l’Empire est réelle, mais différente de celle de 1793, qui au moins « marchoit à front ouvert42 » : il s’agit en effet d’une « terreur à sourdine qui énerve le courage en déguisant le danger43 », en quoi réside, raille Schlegel, le véritable « chef-d’œuvre de la politique de Napoléon », consistant à « avoir su donner un air de stabilité à un état vraiment violent et insupportable44 ».
On s’arrêtera également sur la manière dont Schlegel entreprend de justifier sa démarche polémique : « j’aurois presque honte d’insister sur des vérités généralement reconnues, s’il n’existoit pas des pays où il est encore possible de se faire illusion sur ses véritables intérêts, parce qu’on n’a été que de loin spectateur des événemens, et qu’on n’a pas encore fait la funeste expérience de ce système, ou en d’autres termes de la domination de Bonaparte45 ». Schlegel pose donc en témoin de première main de l’autocratisme impérial, capable à ce titre d’en informer les pays n’en ayant pas fait l’expérience, parmi lesquels la Suède, peu au fait – au contraire de Bernadotte – de l’état du continent européen.
Il ne s’agit toutefois pas, insiste Schlegel, de juger ici l’individu Napoléon :
Je m’abstiendrai de juger ici le caractère de cet homme, dont les succès ont étonné le Monde. Les déclamations éloquentes sont à leur place ; lorsqu’il s’agit d’exciter les passions mais dans l’examen réfléchi d’un sujet politique, il ne faut rien exagérer, rien avancer vaguement ; il faut s’en tenir à la simple évidence des faits. Quels que soient les motifs qui font agir Napoléon ; une ambition démesurée, ou l’impérieuse nécessité de sa situation qui ne lui permet plus de reculer, ni même de s’arrêter ; les résultats de ses actions sont toujours les mêmes. […] Puisque, malgré cela, pendant tant d’années, il a toujours invariablement suivi les mêmes maximes, il seroit absurde d’imaginer qu’il s’en désistera jamais46.
C’est bien ce ton factuel mais non moins empreint d’indignation, cet esprit pamphlétaire en un mot, qui anime Schlegel tout au long du Système continental, et que l’on retrouve également dans le Tableau de l’Empire français en 1813, ouvrage exclusivement consacré à la politique impériale et à ses conséquences.
Préface à un recueil de lettres « choisies » parmi celles issues d’une « estafette expédiée de Paris au quartier général de Dresde » le Tableau de l’Empire français en 1813 entend peindre par ce biais « un tableau assez complet de l’état moral de la France et des pays soumis à son régime, à l’époque où elles furent écrites47. » L’objectif de l’ouvrage est explicitement polémique : il ne s’agit pas de « satisfaire une curiosité oisive », mais bien d’apporter des « éclaircissements précieux pour les hommes d’état, des matériaux pour l’historien futur de la crise actuelle48 ». En tant qu’éditeur de cette correspondance, Schlegel assure son « exacte authenticité », et établit que les « dépêches officielles » sont « données en entier », les « lettres particulières » étant les seules où il a cru pouvoir faire des « omissions », n’altérant en rien toutefois le « sens de ce qu’on a jugé convenable de communiquer au public49 ».
Ce faisant, Schlegel reconnaît le choix opéré, tout en faisant mine de nier sa portée polémique : « Assurément, on ne fait pas tort au gouvernement de Bonaparte, en le faisant connaître par ses propres actes. Paré de tous ses atours, environné de formes ménagées, il paraîtra peut-être à des lecteurs peu initiés moins formidable que dans l’affreuse réalité50. » C’est que le despotisme s’avance à pas feutrés lorsqu’il investit une contrée civilisée :
Lorsque le despotisme s’est introduit au milieu d’une civilisation très-raffinée, […] il marche doucement avec des semelles de feutre ; la réserve et le mystère sont ses caractères essentiels ; il y a une infinité de choses sous-entendues et qui ne sont jamais articulées, même par ses agents les plus affidés. La rudesse des formes est réservée pour les malheureux ; pour les laboureurs hors d’état d’acquitter d’énormes impôts ; pour les conscrits qu’on traîne sur les grands chemins, enchaînés et attachés à la file […]51.
Dans cette atmosphère faite de non-dit, nimbée d’un silence lourd de menace, l’absence d’empathie est devenue la règle :
On serait criminel de s’intéresser aux souffrances de ses concitoyens, victimes du despotisme, et cette personnalité qu’on est forcé d’affecter pour sa propre sûreté, devient souvent une habitude réelle. Dans les classes supérieures, et surtout dans l’atmosphère de la cour, tout se passe en politesses ; le serpent n’en est pas moins caché sous les fleurs52.
Le constat posé par Schlegel est donc bien celui d’une inversion des valeurs morales, où l’empathie devient un crime et l’indifférence et la dissimulation deviennent une habitude, puis la norme. Cette dégradation de l’esprit public se marque particulièrement chez les suppôts du régime, qui ont « contracté une telle habitude de servilité, qu’ils n’osent s’expliquer franchement envers leurs supérieurs sur les dangers », préférant à la vérité des « réflexions et des expressions adoucissantes53 ».
Aussi les lettres qui suivent ont-elles pour but, annonce Schlegel, de montrer « la nature de cette régence, instituée avec tant de pompe54 », c’est-à-dire d’exposer les rouages de la gouvernance de l’Empire. La correspondance mise au jour par Schlegel permet notamment de cerner le rôle véritable de la police napoléonienne : « La police générale et secrète est le palladium du despotisme », écrit-il, « c’est l’arche du Seigneur, à laquelle personne n’ose toucher », tant « Sa Majesté Impériale et Royale », méfiante à l’excès, « veut savoir toutes les minuties qui se passent dans quelque coin de son empire55 ». Cette police omniprésente et omnisciente « a cependant aussi sa partie élégante56 », ironise Schlegel, puisqu’elle « a des gens de lettres à ses gages, pour faire de l’esprit sur les sujets de conversation des salons de Paris, sur les anecdotes de littérature et de société57 » – autant d’« agréables bagatelles destinées à amuser le terrible Napoléon58 ».
Schlegel aborde ensuite le sujet des prisons parisiennes – évoqué dans d’autres productions polémiques de la période comme un symbole fort de l’autocratisme impérial –, où sont détenus environ 5000 individus, preuve que « le nombre de délits ordinaires augmente à un point effrayant, par la misère du peuple, par l’éducation négligée, et par l’absence de morale et de religion dans les classes inférieures59 ». Les rangs de la force armée intérieure apparaissent d’autant plus maigres à la lumière de ces chiffres, puisqu’on n’y dénombre qu’environ 2000 soldats, gendarmes compris – ce qui rend Schlegel perplexe : « A quel fil fragile Bonaparte a-t-il suspendu la tranquillité de l’état, et la sûreté de son gouvernement60 ! » Deux hypothèses peuvent expliquer cette témérité : « Ou ses moyens militaires sont entièrement épuisés par son obstination à faire face à des entreprises insensées au dehors, ou il pense avec une témérité inouïe que les propos des Parisiens ne se transformeront jamais en actions61 ». Schlegel relève aussi, dans le même ordre d’idées, le nombre croissant de déserteurs, preuve de « l’aversion contre le service militaire62 ».
En venant ensuite aux finances du régime, Schlegel affirme que le déficit jusqu’alors dissimulé par le régime s’apprête à être dévoilé :
Le grand déficit dans les finances impériales, caché jusqu’ici par de pompeux rapports publiés chaque année, mais dénoncé depuis longtemps par des calculateurs profonds, va enfin éclater. Ce déficit n’a été couvert que par les recettes extérieures ; ces recettes sont taries par les revers de la guerre63.
C’est là pointer un état de fait soulevé par la grande majorité des pamphlets antinapoléoniens : le coût exorbitant des campagnes militaires menées par l’Empereur – et cela tant sur le plan humain que financier : comme Chateaubriand, Schlegel évoque la « difficulté de pourvoir à la subsistance des troupes » et le funeste remède qu’y apporte Napoléon : « le nombre prodigieux de tués, et de prisonniers faits aux armées françaises en Allemagne, facilite beaucoup ce soin à l’Empereur Napoléon64 », ironise-t-il, employant cette qualification de façon nettement moqueuse.
Il s’agit donc bien de dévoiler aux Français ce qui leur est caché – cette logique du dévoilement étant appelée à jouer un rôle majeur dans l’imaginaire du pamphlet –, pour hâter la fin d’un Empire à bout de souffle :
Puisse la publication des pièces suivantes contribuer à hâter le moment de cette paix tant désirée, à laquelle le caprice atroce d’un seul homme fait obstacle ! éclairés sur leur situation, les Français doivent enfin être convaincus de la nécessité d’opposer une forte volonté nationale à un gouvernement usurpateur, s’ils ne veulent pas tous finir par en être les victimes65.
À la lumière des éléments dégagés, il nous semble pertinent à présent d’explorer le paratexte des textes polémiques de Schlegel, afin de préciser la manière dont il pense sa pratique polémique et la posture qu’il élabore pour mieux appuyer son propos et convaincre son lectorat.
Schlegel, témoin de première main de l’autocratisme napoléonien
Dans son Avant-propos aux Essais littéraires et historiques (1842), texte éclairant à plus d’un titre, Schlegel revient sur ceux de ses écrits polémiques repris dans le volume. Il pointe d’emblée qu’ils ont fait l’objet d’éditions dispersées à travers l’Europe (« l’un en Suède, l’autre en Italie, le reste en France et en Angleterre66 ») : « ces écrits ballottés en l’air faute de lest, sans être des oracles, sont aussi dispersés que les feuilles de la Sibylle67 », relève‑t‑il.
Plus avant, Schlegel semble désireux de justifier ses écrits polémiques, de les situer vis-à-vis du reste de son œuvre :
Les premiers entre ces écrits […] ont été composés pendant une vie de distractions sociales et de voyages, au milieu desquels mon intérêt fut absorbé par les événements décisifs du jour, de sorte que je n’avais ni la tranquillité d’esprit ni le loisir nécessaires pour entreprendre un ouvrage de longue haleine68.
Ses ouvrages polémiques seraient donc des ouvrages de circonstance venus interrompre le cours d’une vie de distractions et de voyages ; Schlegel justifie par l’impériosité des circonstances politiques l’existence même de ses opuscules polémiques, mais aussi leur brièveté, leur composition n’ayant pu jouir de la tranquillité et du temps nécessaires à l’écriture d’un ouvrage de longue haleine, sans doute plus légitime aux yeux de la critique.
De façon logique, Schlegel s’attelle alors à « rappeler brièvement les circonstances qui ont occasionné ces écrits et le but immédiat qu’[il se proposait] en les rédigeant », de façon à « placer les lecteurs dans le point de vue d’où [il peut] espérer d’être jugé équitablement69 ». Ce rappel du contexte de composition de ces écrits et surtout du « but immédiat » qui était celui de Schlegel en les publiant fonctionne ainsi comme une captatio benevolentiae : l’urgence découlant des circonstances politiques, l’objectif politique à court terme – saper l’emprise de Napoléon sur la France et l’Europe, plaider la cause de Bernadotte – justifiaient un écrit bref, susceptible à ce titre d’intervenir à temps pour infléchir l’opinion, de jouer un rôle, aussi symbolique soit-il, dans la tournure des événements.
Schlegel évoque d’abord Sur le système continental, achevé en janvier 1813, comme une « esquisse rapide des moyens par lesquels Bonaparte est parvenu à étendre sa domination éphémère sur la majeure partie de l’Europe » – ces moyens étant la « ruse et la perfidie70 ». Cette esquisse, pour être une esquisse, est néanmoins le fait, comme Schlegel le laissait entendre à plusieurs endroits du texte paru en 1813, d’un témoin de première main de l’autocratisme impérial et du « système fédéral » qu’il y décrivait avec pour objectif de pointer les apories du système impérial et de mettre en garde les nations tentées de faire alliance avec la France napoléonienne.
De façon intéressante, l’Avant-propos de 1842 fait suivre cette description inaugurale des débuts polémiques de Schlegel d’une brève évocation des dernières années de l’Empire, replaçant son activité polémique et politique dans le contexte politique qui l’a suscitée ; à l’évocation brève de la campagne de Russie succède un récit du voyage qui devait le mener à Stockholm, où il rencontre Bernadotte, choisissant aussitôt d’entrer à son service. Si le Système continental était avant tout destiné à contrer, à la demande du Prince Royal, la « grande aversion [des Suédois] contre toute opposition active aux projets de Napoléon71 », Schlegel avoue néanmoins avoir été « animé à ce travail par un motif plus individuel et plus pressant », à savoir « l’indignation excitée en [lui] par l’asservissement de l’Allemagne72 ». Selon lui, l’ouvrage constitue pour le reste un « abrégé historique […] dont l’exactitude pourrait au besoin être prouvée par des actes officiels » ; Schlegel affirme d’ailleurs – à juste titre nous semble-t-il – n’y avoir « point aspiré à l’éloquence73 ». C’est donc bien à la fois comme polémiste et comme historien que l’écrivain se représente, justifiant son geste polémique par l’impériosité des circonstances et par son ressentiment à l’égard du système fédéral napoléonien, tout en soulignant la rigueur et l’exactitude dont il a fait preuve, se refusant à une éloquence susceptible d’égarer son jugement.
Vient ensuite le Tableau de l’Empire français en 1813 ; pour Schlegel, il constitue « encore une esquisse » entreprise à la demande de Bernadotte, et qui se justifie avant tout par l’authenticité des documents auxquels elle sert de préambule : « ce qui lui donne quelque prix, c’est qu’il est tiré des pièces authentiques auxquelles il a servi d’introduction74 » – ces pièces étant des « matériaux pour l’histoire75 ». De façon intéressante, Schlegel pointe à destination des « curieux » le caractère plus léger, sinon divertissant de certaines des lettres reprises dans son ouvrage, « lecture amusante » du fait de « quelques morceaux piquants, intermèdes comiques du grand drame76 ». Une fois encore, toutefois, Schlegel se représente en témoin de première main des exactions impériales, observateur des aléas d’une politique intérieure qui, en 1842 encore, demeure en partie mésestimée : « La partie la moins connue de ses actes c’est le régime intérieur sous sa domination ; ce n’est qu’en séjournant en France à cette époque, qu’on pouvait apprendre les détails de son despotisme ombrageux77 », affirme-t-il. C’est que la mythification a fait son œuvre, la légende dorée de Napoléon éclipsant peu à peu sa légende noire : « son histoire après un quart de siècle semble avoir passé en mythologie. C’est le domaine des demi-dieux : aussi lui a-t-on décrété des apothéoses78 », constate Schlegel, avec l’ironie teintée d’amertume qui lui semble coutumière.
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L’activité polémique de Schlegel est donc parfaitement circonscrite dans les limites de son activité politique : de la parution du Système continental à celle, avortée, des Idées sur l’avenir de la France et de l’Analyse de la proclamation de Louis XVIII aux Français au mois de février 1814, les écrits polémiques de Schlegel ne s’entendent qu’au regard de son engagement au service du Prince Royal de Suède, engagement qui lui aura permis de concrétiser la pensée politique de Coppet, son engagement en faveur des politiques menées en vertu des idées libérales.
Ces écrits ne s’entendent également que si on les replace dans le contexte, éminemment collectif, de l’entreprise de propagande antinapoléonienne que Schlegel mène aux côtés de Staël et (surtout) de Constant entre novembre 1813 et le printemps 1814. Outre les productions rédigées peu ou prou à quatre mains – que ce soit Sur le système continental, où l’on devine l’intervention staëlienne, ou le Mémoire sur les communications, pensé à trois avant de prendre forme sous la plume de Constant –, on ne peut saisir les écrits polémiques de Schlegel en les envisageant seuls. Les membres du Groupe de Coppet conjuguent bien le polémique au pluriel, en se communiquant leurs ouvrages respectifs (pour les mettre au net, les recopier ou les corriger), en servant de relais (dans la presse et auprès de leurs relations) aux pamphlets, brochures et articles des uns et des autres79, ou encore en facilitant, comme Schlegel pour L’Esprit de conquête, les échanges entre l’auteur du texte polémique et son éditeur.
Pour autant, si l’entreprise de propagande antinapoléonienne lancée fin 1813 présente un caractère éminemment collectif, les ouvrages polémiques qui en sont issus portent chacun un seul nom, marquant par là le caractère résolument individuel du geste pamphlétaire – aussi collective qu’ait pu être sa genèse textuelle. De même que L’Esprit de conquête, s’il doit beaucoup aux conseils et à l’aide de Staël et de Schlegel, demeure l’œuvre de « Benjamin de Constant-Rebecque, membre du Tribunat, éliminé en 1802 », l’éditeur du Système continental avance que l’ouvrage tire une partie de son intérêt du statut de son auteur, « l’un des érudits les plus éminens de l’Allemagne, l’un de ses poètes les plus distingués, et le traducteur élégant, énergique et fidèle de Shakespeare80 », tandis que Schlegel lui-même défend sa posture de témoin de première main, d’observateur fidèle du spectacle représenté par l’autocratisme impérial.
Aussi le geste polémique de Schlegel doit-il se penser à la croisée du collectif – qui caractérise à la fois la pensée du Groupe de Coppet et, plus largement, le sort de la France et de l’Europe – et de l’individuel – c’est bien d’une parole polémique conçue collectivement mais portée individuellement qu’il s’agit. La destinée individuelle dont l’œuvre polémique se fait l’écho et le relais sert à penser un phénomène collectif – ici, le système napoléonien – à hauteur d’individu, d’un individu éprouvant au premier plan les effets corrupteurs d’un régime liberticide ; il n’est pas anodin, à ce titre, que Schlegel relate la genèse de ses écrits polémiques en entremêlant son parcours, son activité polémique et le sort de l’Europe et de la France dominées par Napoléon. De même, Dix années d’exil témoigne d’emblée de cette intrication de l’intime et du public au cœur du geste polémique coppétien : « Les malheurs que j’ai éprouvés, avec quelque amertume que je les aie sentis, sont si peu de choses au milieu des désastres publics dont nous sommes témoins qu’on aurait honte de parler de soi si les événements qui nous concernent n’étaient pas liés à la grande cause de l’humanité menacée81 », écrit Staël. Manière d’illustrer ce que le statut de témoin permet au polémiste : se faire le lien unique et privilégié entre l’histoire collective et individuelle, l’immédiateté des circonstances et l’atemporalité de principes valables partout et de tout temps – lien que le texte polémique permet, semble-t-il, de cristalliser de belle façon.