C’est entre 1811 et 1813 que Germaine de Staël entame la rédaction conjointe de ses deux derniers ouvrages, les Considérations sur la Révolution française (1818) et Dix années d’exil (1821), lesquels traduisent sa réflexion sur Napoléon et l’Europe – de façon plus philosophique pour le premier, et plus concrète pour le second1. Relevant à la fois de l’autobiographie, du carnet de voyage et du pamphlet, Dix années d’exil couvre les années 1797 à 1812 en mêlant le récit des événements européens et celui de l’épisode le plus douloureux de la vie de l’écrivaine, alors que les Considérations, inscrites sous le patronage de l’histoire, adoptent une perspective surplombante et un empan chronologique plus large, allant de l’avènement de Louis XVI aux débuts de la Restauration. La genèse conjointe des deux ouvrages apporte cependant un autre éclairage à leur propos ; en effet, l’écrivaine déplace dans les Considérations certains passages (les « morceaux historiques et les réflexions générales2 ») d’abord placés dans Dix années d’exil, « réservant les détails individuels pour l’époque où elle comptait achever les Mémoires de sa vie3 », dont Dix années d’exil constituent pour Auguste de Staël des « fragments4 ».
Selon ce dernier, Dix années d’exil se compose ainsi de deux parties, dont la première rassemble des réflexions incorporées déjà pour beaucoup dans les Considérations, et la seconde forme « une espèce de journal5 » inédit visant « moins à composer un livre, qu’à conserver la trace de ses souvenirs et de ses pensées6 ». Si les Considérations constituent le « grand ouvrage politique7 » staëlien, Dix années d’exil figure pour Auguste un « récit des circonstances […] personnelles8 » à l’écrivaine, articulé à des réflexions générales concernant, « depuis l’origine du pouvoir de Bonaparte, l’état de la France et la marche des événements9. »
Reste à voir si l’examen des passages déplacés par l’écrivaine d’un ouvrage à l’autre, modifiés d’un état du texte au suivant, et, plus largement, des différences de traitement, d’une œuvre à l’autre, de divers épisodes-clés de l’histoire de France et de sa vie, confirme l’impression d’Auguste, qui devait pour longtemps conditionner la lecture des deux derniers ouvrages staëliens. C’est cette réflexion que nous entendons mener afin de cerner la façon dont ces ouvrages constituent chacun à leur façon pour leur auteur une occasion de recomposer un passé encore bien vivant dans la France de la Restauration.
Les passages concernés
On commencera par évoquer plusieurs des passages déplacés ou modifiés, correspondant à divers épisodes significatifs de la vie de l’écrivaine, traités différemment selon qu’ils figurent dans l’un ou l’autre ouvrage.
La rencontre avec Bonaparte
Le traitement apporté à la première rencontre de Staël avec Bonaparte, en décembre 1797, éclaire de façon intéressante la différence de perspective et de ton entre les deux ouvrages. Dix années d’exil décrit la rencontre comme suit :
Dès les premiers moments, il m’inspira le sentiment de crainte le plus prononcé que jamais créature m’ait fait éprouver. J’avais vu des hommes féroces et des hommes respectables. Il n’y avait rien dans l’effet que Bonaparte produisit sur moi qui pût ressembler à l’impression que j’avais reçue par eux. J’aperçus très vite que son caractère ne pouvait être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir. Il n’était ni bon ni violent, ni cruel ni doux à la façon de l’humanité, mais c’était un être qui, n’ayant point de pareil, ne pouvait ressentir ni faire éprouver de sympathie à personne10.
Ce passage semble poser Bonaparte comme un être singulier, extraordinaire au sens premier du terme, afin de mieux grossir les enjeux de l’antagonisme qui l’oppose à une humanité dont il ne fait pas partie. Toute sympathie, toute empathie sont exclues ; les mots échouent à rendre la réalité d’un personnage dépourvu de semblables, et que l’on ne peut dès lors aborder qu’en des termes absolus, comme un système à part entière.
C’est bien ce à quoi s’emploie l’écrivaine tout au long de Dix années d’exil. Le travail de polémisation auquel elle se livre donne en effet à voir le combat pour Bernadotte, et contre Napoléon, comme la lutte absolue entre un principe bon et un principe mauvais. Une lettre rédigée alors qu’elle travaille à la rédaction de Dix années d’exil le montre bien :
Il faut désirer d’aller là où l’on peut être utile à la délivrance du monde. Il n’y a point de pouvoir dans tout cela, ou plutôt il n’y en a qu’un seul à combattre et tous les autres sont de nobles alliés contre un seul. […] il n’est question que de deux nations, celle qui sert Dieu et Mammon. Le Prince est le Napoléon des honnêtes gens. […] il faut désirer de le servir, pour lui qui a une âme vraiment belle, et pour la cause du monde qui ne peut être sauvée que par lui. […] depuis J. Christ, la révélation de la vertu n’a pas été attaquée si systématiquement et si habilement. Je veux tout faire contre ce mal, contre cette bassesse et j’invite mes amis à ne sentir que cela11.
Le combat contre Napoléon est donc celui des défenseurs de la vertu contre les parangons du vice, de l’humanité liguée contre un seul, qui n’en fait décidément pas partie, semblable à ce titre à la bête sauvage décrite par Constant dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation12. Or c’est bien cette perspective morale qui nourrit avant toute chose la veine pamphlétaire de Dix années d’exil, recomposition polémique d’un passé vivant, visant à combattre un système dont ne peut triompher que l’humanité et la vertu incarnées par Bernadotte.
Les Considérations montrent toutefois elles aussi une veine polémique : si celle-ci ne prédomine pas, l’écrivaine adoptant dans l’ouvrage une posture d’historienne, avec la perspective surplombante que cela suppose, elle n’en est pas moins présente de façon significative. En effet, c’est bien la version de la rencontre rédigée à l’origine pour Dix années d’exil qui est reprise et retravaillée dans les Considérations :
[…] lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, un sentiment de crainte très prononcé lui succéda. Bonaparte alors n’avoit aucune puissance ; […] la crainte qu’il inspirait n’était causée que par le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux qui sont en sa présence. J’avais vu des hommes très dignes de respect ; j’avais vu aussi des hommes féroces : il n’y avait rien dans l’impression que Bonaparte produisait sur moi, qui pût me rappeler ni les uns ni les autres. J’aperçus assez vite […] que son caractère ne pouvait être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir ; il n’était ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus. Un tel être, n’ayant point de pareil, ne pouvait ni ressentir, ni faire éprouver aucune sympathie : c’était plus ou moins qu’un homme13.
Le fait de reprendre dans un ouvrage historique un passage rédigé à l’origine dans le cadre d’une œuvre de combat n’est pas anodin : à la fois inhumain et surhumain, plus ou moins qu’un homme, Napoléon incarne dans les deux textes un indéfini que le langage peine à rendre. À une nuance près : dans les Considérations, cette ineffabilité sert un propos historique et politique, une réflexion sur l’ascension fulgurante de Bonaparte dans le temps long de la Révolution.
Ce n’est pas là le propos de Dix années d’exil, comme en atteste le passage qui suit immédiatement dans l’ouvrage le récit de cette première rencontre :
Sa figure était alors moins désagréable qu’elle ne l’est maintenant [en 1811], car, du moins, il était maigre et pâle, et l’on pouvait croire que sa propre ambition le dévorait, tandis que, depuis quelques années, il semble engraissé des malheurs qu’il nous cause. Mais, de tous temps, sa taille a été ignoble, sa gaieté vulgaire, sa façon d’être grossière et rude, surtout avec les femmes. L’on eût dit que, pour punir les Français de l’abus qu’ils avaient fait de leurs brillantes qualités, la Providence soumettait la nation la plus remarquable par sa grâce et par son esprit de chevalerie, à l’homme le plus étranger à ce charme et à cette qualité14.
Le ton se veut donc violent, la condamnation univoque : Bonaparte est une punition divine, comparable, par son caractère abject et l’étendue des conséquences de son action, aux dix plaies d’Égypte. Plus que le système qu’il incarne, c’est bien sa personne qui se voit attaquée ici, en des termes somme toute inhabituels sous la plume staëlienne. L’idée d’étrangeté, d’un être qui serait plus ou moins qu’un homme, persiste toutefois : Napoléon se distingue résolument des Français, tant il est dépourvu des qualités et du charme que revêtent la grâce et la chevalerie qui selon Staël leur sont propres.
Le passage figure toutefois dans les Considérations, plus cinglant encore, confirmant l’existence d’une intention polémique au moment de la composition conjointe des deux ouvrages :
Sa figure, alors maigre et pâle, était assez agréable ; depuis il est engraissé, ce qui lui va très mal, car on a besoin de croire un tel homme tourmenté par son caractère, pour tolérer un peu que ce caractère fasse tellement souffrir les autres. Comme sa stature est petite et cependant sa taille fort longue, il était beaucoup mieux à cheval qu’à pied : en tout c’est la guerre et seulement la guerre qui lui sied. Sa manière d’être dans la société est gênée sans timidité ; il a quelque chose de dédaigneux quand il se contient et de vulgaire quand il se met à l’aise ; ainsi donc le dédain lui va mieux, aussi ne s’en fait-il pas faute15.
L’explication providentielle de Napoléon propre à Dix années d’exil est absente des Considérations, qui maintiennent jusque dans les passages parcourus par une veine polémique une perspective plus surplombante, convoquant moins la morale et la geste staëlienne que l’ultime texte de l’écrivaine : en effet, si Dix années d’exil évoque dès ce passage l’attitude de Bonaparte envers les femmes, évoquant implicitement sa relation avec Staël, les Considérations se contentent d’évoquer, quelques lignes plus loin, le dédain du général pour les femmes qui « se mêlent de politique16 ».
Le 18 Brumaire
Les différents états du texte des Considérations présentent eux aussi des altérations significatives ; c’est le cas d’un passage du texte primitif consacré à l’épisode du 18 Brumaire, relaté comme suit :
J’étais si persuadée que dans ce cas [la victoire des jacobins] on pourrait s’attendre aux plus cruelles persécutions que je rassemblai tout l’argent que j’avais alors chez mes gens d’affaires pour le partager entre deux de mes plus intimes amis et moi, pour se rendre à l’instant à l’étranger. Je recevais de quart d’heure en quart d’heure des nouvelles de Saint-Cloud, et selon les nouvelles que je recevais, je hâtais ou j’ajournais mon départ17.
Ce récit bref et dépassionné se voit supprimé du texte final des Considérations et publié par Auguste dans l’appendice de Dix années d’exil.
Le récit du 18 Brumaire fait dans le texte final des Considérations change du tout au tout :
Un de mes amis [Constant], présent à la séance de Saint-Cloud, m’envoyait des courriers d’heure en heure […] j’appris que le général Bonaparte avait triomphé, les soldats ayant dispersé la représentation nationale et je pleurai, non la liberté, elle n’exista jamais en France, mais l’espoir de cette liberté sans laquelle il n’y a pour ce pays que honte et malheur. Je me sentais dans cet instant une difficulté de respirer qui est devenue depuis, je crois, la maladie de tous ceux qui ont vécu sous l’autorité de Bonaparte18.
Au texte primitif, factuel et concis, se substitue donc un texte qui pose le coup d’État comme un présage de l’ascension irrésistible de Bonaparte, de la mort des libertés individuelles, dont le pendant physiologique est un sentiment d’asphyxie, une difficulté à respirer librement. Cette métaphore est reprise plus loin (« jamais la difficulté de respirer que j’éprouvais en sa présence ne put se dissiper19 », écrit-elle à propos de l’hiver 1797-1798), mais également tout au long de Dix années d’exil. Plus avant, ce changement de traitement montre l’importance que Staël accorde rétrospectivement à l’histoire de ses relations avec Bonaparte – au point d’ailleurs d’entamer Dix années d’exil par le récit de sa rencontre avec le futur Premier consul.
L’ouvrage évoque le 18 Brumaire comme suit :
Tout ce qui peut se dire devait me porter à me réjouir de l’arrivée de Bonaparte. […] Mais je pressentais la tyrannie dans le caractère de Bonaparte et une tyrannie qui devait être en proportion des événements de tout genre qui l’avaient précédée. […] par un hasard singulier, j’arrivai précisément le 18 brumaire, 9 novembre, jour où commença la carrière politique de Bonaparte. […] Un de mes amis était à l’Assemblée des Cinq-Cents à Saint-Cloud. D’heure en heure, il m’envoyait des courriers. Une fois, il me manda qu’il croyait que les jacobins allaient l’emporter. J’envoyai chercher de l’argent et je fis préparer ma voiture pour repartir en emmenant ce que j’avais de plus cher. Une heure après, le même ami me manda que le général Bonaparte avait le dessus, que la force armée avait dispersé la représentation nationale et je pleurai, non la liberté – elle n’exista jamais en France – mais son espoir qui avait suffi pour exalter l’âme pendant plus de dix années, et je me sentis dès cet instant une difficulté de respirer, qui est devenue, je crois, depuis, la maladie de l’Europe entière20.
On remarquera d’abord que le prophétisme se voit développé, assumé et même revendiqué, ce qui se vérifie tout au long de l’ouvrage. Dans les Considérations, il est évacué au détour d’une phrase : « j’éprouvais néanmoins, à l’idée du triomphe de Bonaparte, une douleur que je pourrais appeler prophétique21 », note simplement Staël, qui, influencée peut-être par la tonalité prophétique de Dix années d’exil, raye de la deuxième version une phrase plus explicite (« On aurait dit que la tyrannie la plus terrible et la plus avilissante qui pût peser sur l’espèce humaine s’était comme révélée toute entière à mon imagination22 »).
On peut ensuite arguer que l’espoir de la liberté mentionné dans les Considérations au détour d’une remarque générale (sur cette liberté « sans laquelle il n’y a pour ce pays que honte et malheur ») se voit dans Dix années d’exil situé dans le temps : c’est l’espoir de la liberté qui, pendant dix ans, a permis à la France de survivre aux errances de la Révolution, tout en donnant à l’exilée le courage de tenir face à l’injustice de son sort.
On remarquera enfin la perspective résolument européenne qui irrigue Dix années d’exil : la difficulté de respirer, conséquence physiologique de l’ascendant de Bonaparte sur la France, est ici éprouvée non plus par la seule écrivaine, mais par l’ensemble de l’Europe, en proie, alors qu’elle rédige l’ouvrage, au joug napoléonien.
La destruction de De l’Allemagne
La mise au pilon de De l’Allemagne constitue un autre épisode éclairant quant aux différences de traitement, de ton et d’intention entre les deux ouvrages. Les Considérations l’évoquent en effet brièvement dans le chapitre « De l’exil » : « comme j’étais positivement le seul écrivain connu parmi les Français, qui eût publié des livres sous son règne, sans faire mention en rien de sa gigantesque existence, cela l’importunait, et il finit par supprimer mon ouvrage sur l’Allemagne avec une incroyable fureur23 », note simplement Staël, les considérations historiques prenant le pas sur le récit de ses propres persécutions.
L’épisode est au contraire longuement développé dans Dix années d’exil, dont le projet est précisément formé peu après la mise au pilon de l’ouvrage, épisode fondateur. Au prix de quelques confusions, Staël, qui lorsqu’elle apprend la mise au pilon et l’ordre de quitter le territoire ne séjourne déjà plus à Chaumont comme elle l’écrit, donne de l’épisode un récit dramatisé :
[…] je compris alors qu’on me faisait un mystère de quelques nouvelles persécutions et M. de Montmorency […] m’apprit que le général Savary, autrement dit le duc de Rovigo, avait envoyé ses soldats de police pour mettre en pièces les dix mille exemplaires qu’on avait tirés de mon livre et que j’avais reçu l’ordre de quitter la France sous trois jours.
[…] Cette nouvelle douleur me prit l’âme avec une grande force. Je m’étais flattée d’un succès honorable par la publication de mon livre. Si les censeurs m’avaient refusé l’autorisation de l’imprimer, cela m’aurait paru simple, mais après avoir subi toutes leurs observations, après avoir fait les changements qu’ils exigeaient de moi, apprendre que mon livre était mis en pièces […], cela me fit verser des larmes, mais j’essayai encore cette fois de me surmonter […]. En approchant de la maison que j’habitais, […] j’aperçus de loin les gendarmes qui erraient autour de ma demeure […] ; ils étaient sans doute à la poursuite d’autres malheureux, des conscrits, des exilés, des personnes en surveillance, enfin de toutes les classes d’opprimés qu’a établies le régime actuel de la France24.
Dans Dix années d’exil, De l’Allemagne n’est donc pas simplement « supprimé », comme dans les Considérations : il est bien anéanti, « mis en pièces ». Non sans intérêt d’ailleurs, l’ouvrage se voit évoqué dans la correspondance staëlienne comme son « livre brûlé25 » ou même son « brûlé » ; dans l’imaginaire staëlien, c’est donc bien d’un autodafé qu’il s’agit, avec toute la portée symbolique que cela convoque. D’ailleurs, c’est bien au nom de considérations personnelles que De l’Allemagne se voit sacrifié, dans une condamnation qui frappe à la fois l’ouvrage et son auteur : comme Staël l’écrivait encore à Napoléon en octobre 1810, « il s’agit de savoir non ce que j’ai fait, mais ce que je suis26 ».
Autres exemples
Outre ces épisodes plus ponctuels, on peut citer pour illustrer la différence de traitement du passé entre les deux ouvrages la carrière de Necker. Brièvement évoquée dans Dix années d’exil, où c’est bien plutôt en tant que père de l’écrivaine qu’intervient celui-ci, son action politique est longuement développée dans les trois premières parties des Considérations, allant de l’avènement sur le trône de Louis XVI à la fin du Directoire. De façon générale, la critique de Bonaparte s’énonce dans Dix années d’exil depuis une perspective nettement morale, les détails et anecdotes servant à peindre un portrait à charge ; ce n’est pas le propos des Considérations, où la critique est avant tout énoncée d’un point de vue politique, se concentrant plutôt sur le gouvernant que sur l’individu. Staël dresse ainsi un état des lieux de l’Empire qui aborde aussi bien la littérature que la législation et l’administration du pays, sans omettre la politique extérieure de l’Empire à l’égard de l’Angleterre mais aussi de l’Europe, dans l’idée d’appuyer l’adoption en France d’un système représentatif à l’anglaise.
Conscient du risque que l’on se méprenne sur les intentions de sa mère, Auguste avait d’ailleurs trouvé nécessaire de rappeler dès la préface de l’ouvrage le contexte et les modalités d’écriture des deux œuvres pour mieux éclairer leurs intentions : Dix années d’exil, « inspiré par un sentiment courageux de résistance à la tyrannie27 », fut composé à l’apogée du pouvoir impérial, permettant à Auguste d’affirmer que « ce n’est pas un ennemi vaincu que l’on insulte, c’est un adversaire puissant que l’on attaque28 ». Les Considérations, au contraire, ont été rédigées « après la chute du despote, avec le calme et la partialité d’un historien29 », ce qui a un impact considérable sur la scénographie élaborée par Staël.
« De l’exil »
Un chapitre des Considérations, intitulé « De l’exil », éclaire toutefois plus avant la façon dont l’ouvrage articule ses enjeux et recompose le passé français et staëlien, retraçant les persécutions du pouvoir consulaire, puis impérial à l’encontre de Staël, qui y aborde notamment la destruction de De l’Allemagne et l’exil infligé à Montmorency et à Juliette Récamier, coupables d’avoir rendu visite à la proscrite. Staël rappelle toutefois les circonstances de l’antagonisme qui l’oppose à l’Empereur selon une perspective toute différente de celle qui guide Dix années d’exil. En effet, le chapitre, assez bref, s’ouvre sur une réflexion générale sur l’exil, envisagé comme la mesure de l’arbitraire d’un régime : « Parmi toutes les attributions de l’autorité, l’une des plus favorables à la tyrannie, c’est la faculté d’exiler sans jugement30 », écrit-elle. Cette réflexion menée depuis une perspective surplombante la conduit à affirmer que la nature tyrannique du pouvoir de Bonaparte rendait inévitable son recours à cette mesure inique et cruelle envers ceux qui avaient deviné ses desseins hégémoniques. Ceux-là sont les « véritables amis de la liberté » qui, comme Staël, « sont éclairés à cet égard par un instinct qui ne les trompe pas » de manière à prévoir « en politique le lendemain » (en l’occurrence, le despotisme napoléonien) et « excite[nt] » à ce titre « la colère de ceux qui ne conçoivent que le jour même31 ».
Du fait, en outre, de son « antipathie jacobine contre la société brillante de Paris, sur laquelle les femmes exerçaient beaucoup d’ascendant32 », poursuit Staël, Bonaparte devait, inévitablement là encore, exercer sa cruauté envers l’une de ses figures emblématiques. C’est donc pour faire un exemple destiné à intimider ceux qui seraient tentés de lui résister que l’Empereur supprime De l’Allemagne, et signifie à l’écrivaine son exil.
Le récit des persécutions croissantes à l’encontre de l’écrivaine s’effectue donc sur un ton dépassionné, presque détaché ; Staël semble envisager cette succession d’événements comme la suite logique, prévisible bien que douloureuse, de sa ténacité envers un pouvoir recourant à l’arbitraire pour mieux déguiser son absence de légitimité. Aussi ce chapitre des Considérations semble-t-il obéir à ce que l’écrivaine envisageait pour la première version de Dix années d’exil : « Je veux seulement fixer l’attention de mes contemporains et, si je le puis, de la postérité, sur l’acte arbitraire de l’exil ; et, si je me prends comme exemple, c’est afin de rattacher les idées générales à quelques faits qui leur donnent plus d’intérêt et de vie33 », écrivait-elle ainsi.
La version finale du texte délaisse cette réflexion générale sur cet acte arbitraire, illustrée par son propre exemple, au profit d’un propos centré sur son expérience, articulée à ce que traverse alors une Europe courbée sous le joug impérial. « De l’exil » la trouve déjà décidée quant à ce changement de perspective, puisqu’elle y annonce, au détour d’une phrase, la rédaction d’un ouvrage consacré aux circonstances de son exil :
Je renvoie à un autre ouvrage dont plusieurs morceaux sont écrits déjà, toutes les circonstances de mon exil, et des voyages jusqu’aux confins de l’Asie qui en ont été la suite ; mais comme je me suis presque interdit les portraits des hommes vivants, je ne pourrais donner à une histoire individuelle le genre d’intérêt qu’elle doit avoir34.
Dix années d’exil est donc posé comme le récit de l’exil staëlien, des événements qui y ont mené aux voyages qui en résulté ; les portraits des hommes vivants, les anecdotes et autres détails piquants auxquels s’attendaient ses contemporains à la parution de l’ouvrage, un temps présenté comme des Mémoires, seraient quant à eux « presque » absents de l’ouvrage. Toute la question est dans ce « presque », qui montre la tension constante chez Staël entre la tentation de la satire et sa réticence à s’y livrer du vivant de ses ennemis. Dix années d’exil, loin du texte à sensation espéré par les contemporains, situe en effet sa critique dans ce « presque », ne s’interdisant pas les portraits à charge sans en faire pour autant son objet premier, tant l’ouvrage, certes irrigué par une veine pamphlétaire, relève également du texte autobiographique et du carnet de voyage, recomposant dans une intention polémique un passé pluriel et décidément vivant.
Ainsi, si Dix années d’exil articule le récit des relations entre Staël et Bonaparte et de l’ère napoléonienne à des vues sur les conséquences à l’échelle française et européenne de la politique impériale, on peut dire à l’inverse que les Considérations consistent en une réflexion générale sur les origines, les modalités et la postérité de la Révolution française, dans laquelle Staël aurait incorporé le récit abrégé de sa relation avec l’Empereur. Cela est particulièrement palpable dans le chapitre « De l’exil », qui, contrairement à Dix années d’exil, dont il annonce le propos, décrit brièvement et sans pathos les rapports de l’écrivaine avec l’Empereur, préférant envisager ce passé individuel à l’aune de la question de l’exil comme mesure de l’arbitraire d’un régime.
Partant, les Considérations, que sous-tend une ambition théorisante, relèvent bien plus que Dix années d’exil d’une philosophie politique qui, si elle convoque une veine pamphlétaire, n’en privilégie pas moins une perspective surplombante, dépassionnée, un ton apaisé. L’intention staëlienne relativement à Dix années d’exil pencherait plutôt du côté du pamphlet ; si Auguste y voyait une forme intermédiaire entre les Mémoires et le journal intime, l’ouvrage semble en effet avant tout le lieu d’une transposition polémique du passé, au service d’un présent où l’action immédiate est de mise, hypothèse également corroborée par le ton virulent et ironique propre à chaque état du texte.
L’union de la geste staëlienne et de celle de la France, des circonstances de son exil et du sort de l’Europe sous le joug napoléonien, ne se joue donc pas selon les mêmes modalités dans les deux derniers ouvrages staëliens. Dix années d’exil scelle l’union de l’universel et du particulier dès l’incipit, dans la manière même d’articuler la double énonciation du témoignage – forcément individuel – et du récit des événements qui ébranlent l’Europe et la France, vécus de manière collective. C’est notamment cette articulation entre individuel et collectif, passé et présent qui distingue Dix années d’exil des Considérations, somme politique où l’individuel n’intervient qu’avec parcimonie, l’ouvrage se plaçant résolument du côté du collectif, et où le passé recomposé par Staël tend à prouver le bienfondé de ses idées politiques.
Ce qui réunit les deux ouvrages revêt toutefois plus d’importance que ce qui les distingue : la recomposition du passé sert dans les deux cas la cause de la liberté, primant sur toute autre considération. Fût-ce au prisme de l’histoire ou du pamphlet, l’œuvre staëlien invite avant toute chose à l’enthousiasme envers une liberté destinée à briser toute aliénation individuelle ou collective, passée ou présente, y compris celle de l’exil, comme semblent l’annoncer les mots qui referment les Considérations :
[…] c’est dans l’âme aussi que les principes de la liberté sont fondés : ils font battre le cœur comme l’amour et l’amitié ; ils viennent de la nature, ils ennoblissent le caractère. Tout un ordre de vertus, aussi-bien que d’idées, semble former cette chaîne d’or décrite par Homère, qui, en rattachant l’homme au ciel, l’affranchit de tous les fers de la tyrannie35.