Germaine de Staël, incarnation de l’esprit européen

Germaine de Staël, the embodiment of the European spirit

Lucien Jaume

p. 15-29

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Lucien Jaume, « Germaine de Staël, incarnation de l’esprit européen », Cahiers Staëliens, 69 | 2019, 15-29.

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Lucien Jaume, « Germaine de Staël, incarnation de l’esprit européen », Cahiers Staëliens [En ligne], 69 | 2019, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/248

L’œuvre staëlienne incarne l’esprit européen parce qu’elle articule l’universel et le particulier. Mais encore faut-il l’entendre au sens philosophique : l’individu doit s’ouvrir à l’altérité, comme le pays s’envisager lui aussi comme « nationalité », autrement dit comme espace d’une pensée critique capable d’accueillir la différence. Comme avant elle Montaigne et Descartes, Staël cherche les justes certitudes qui concilient la confiance dans le progrès et le respect des diversités nationales.

Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen.
(De l’Allemagne)

Il est permis de considérer Mme de Staël du point de vue de la philosophie parce qu’elle nous y incite elle-même – notamment en écrivant dans De la littérature que « la véritable garantie de la liberté1 », qu’elle identifie à la république (et non à la démocratie) consiste dans la philosophie ; ajoutant aussi l’éloquence entendue comme « vérité de langage ». Certes, elle redéfinit la philosophie mais, comme on le verra, en réalité de façon plutôt orthodoxe.

Me plaçant donc à un point de vue philosophique, je dirais que la force de Mme de Staël en tant que créatrice de pensée et d’écriture est de faire preuve à la fois du sens de l’universel et d’attention à la particularité concrète. Cela se remarque notamment dans son étude des peuples, des nations, des cultures – un sujet sur lequel elle a créé un mot, les « nationalités » –, mot qui n’a pas le sens actuel, car il s’agit d’un pouvoir spirituel à travers lequel le groupe humain est conscient de son passé et peut agir avec ensemble. Sur ce point-là comme sur d’autres, Germaine de Staël est une « incarnation de l’esprit européen » car, depuis les Grecs, l’Europe a manifesté un réel intérêt pour ce qui fait vivre l’universel et le particulier, dans leur dialogue comme dans leur conflit possible. Citons la figure d’Antigone chez Sophocle, le christianisme et le scandale de l’Incarnation, d’un dieu qui meurt, en un point géographique précis ; qui plus est, sur une croix ; mais aussi l’idéal de la Renaissance et son uomo universale2, puis l’idéal des Lumières : raison, émancipation, libertés au pluriel, et enfin l’idéal universaliste de la Révolution française, avec ses abus et le prolongement napoléonien de l’Empire, d’où découlent les droits de l’homme et du citoyen abstraits de toute particularité, etc.

Dans sa philosophie de l’État, Hegel, écrivant au début du XIXe siècle, montre que le problème moderne est celui de la conciliation entre l’universel et le particulier, que le grand défi est celui de la Befriedigung, cette « satisfaction » que le citoyen doit éprouver alors même qu’il accomplit son devoir exigé par l’État ; il doit pouvoir constater la conciliation de ses intérêts propres avec ceux de l’autorité étatique : défi considérable pour nous, à l’âge de la mondialisation et du tournoiement des identités en quête de reconnaissance !

L’Europe de l’universel est aussi l’Europe de la particularité féconde : d’un côté, en religion, le protestantisme, l’économie politique, de l’autre, notamment dans le libéralisme analysé par les Écossais selon un jeu entre besoins réciproques, désirs et passions, ce sont là deux domaines du droit conquis par les minorités ou par la société civile de marché. Ajoutons qu’au cœur de l’esprit européen, si l’on peut ainsi parler, se trouvent l’idée et le sentiment que l’homme est un être « capable d’universalité3 » alors qu’il vit dans des sociétés spécifiques et différentes entre elles. Mme de Staël estime que cette diversité est dans l’âme humaine elle- même : elle considère le catholicisme et le protestantisme comme des faits à la fois spirituels et anthropologiques4.

Chez Germaine de Staël, la capacité à relier l’universel et le particulier trouve son application dans tous les domaines : art, politique, morale, connaissance historique, aperçus économiques. Je voudrais le montrer sur deux cas précis, concernant directement la tradition européenne : le sujet libéral, les nations dans leur vie et leur identité. Pour ce qui concerne le premier aspect, la notion de « libéralisme du sujet » exposée dans mon ouvrage, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français5, implique la nécessité d’une formation de soi (Bildung en allemand) et d’une connaissance de soi, pour juger le monde et agir sur lui. Comme on le sait, le libéralisme de Mme de Staël et de Benjamin Constant n’est pas empiriste ; il définit un fondement intellectuel et spirituel, un sujet au sens philosophique du terme. Cette capacité de l’esprit a été baptisée « libéralité de jugement » par Mme de Staël elle-même, en avant-propos à De l’Allemagne. Il est donc utile de commencer par là, avant d’en venir à l’autre vocable créé par Germaine de Staël : les « nationalités ». Un tel enchaînement s’impose puisqu’elle-même a écrit : « L’indépendance de l’âme fondera celle des États6 ». (De l’Allemagne). Notre ordre sera donc : l’âme d’abord, puis les nations ou les États-nations. En conclusion, on pourra revenir sur les thèmes majeurs qui font de Mme de Staël un témoin privilégié et aussi un acteur de la diversité européenne. Une diversité qui, finalement, pourrait être analysée à partir de trois termes génériques qu’elle a créés en français : la « vulgarité » opposée au bon goût, la « nationalité » dans ses tensions avec l’universel, la « libéralité » dans son rapport avec l’esprit humain. Nous commencerons donc par la liberté de l’esprit.

Connaissance de soi et observation de l’autre

C’est relativement jeune, à l’âge de trente ans, que Germaine de Staël découvre la pierre de touche d’une forme de liberté et de sagesse en vue de préserver un sens au milieu des tourments de la vie ; il s’agit de se définir soi-même en résistant à la pression sociale et aux diverses modes popularisées par le monde extérieur, mais aussi, à l’intérieur de soi, de lutter contre le tourbillon des passions. Cette découverte est formulée à la fin du livre resté inachevé, quoique publié en 1796, sur L’Influence des passions. L’enjeu est l’indépendance de l’âme – selon son expression – alors qu’elle assiste entre 1793 et 1796, depuis Londres, Mézery, puis Paris, puis Coppet7, à la Terreur et aux soubresauts de Thermidor, en vivant, par ailleurs, les orages sentimentaux de sa relation avec Narbonne. Or, entre ces deux contextes proprement bouleversants pour elle, elle établit un parallèle. Elle croit pouvoir dénoter en elle le même esclavage que ce qu’elle nomme le « fanatisme » en politique :

En composant cet ouvrage où je poursuis les passions comme destructives du bonheur […] c’est moi-même aussi que j’ai voulu persuader ; j’ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines ; pour dégager mes facultés de l’esclavage des sentiments, pour m’élever jusqu’à une sorte d’abstraction qui me permît d’observer la douleur en mon âme, d’examiner dans mes propres impressions les mouvements de la nature morale, et de généraliser ce que la pensée me donnait d’expérience8.

Pour l’auteur de ces propos, « s’élever jusqu’à une sorte d’abstraction », c’est atteindre un Moi de capacité universelle, un ego cogito comme avait dit Descartes, qui n’est plus l’individu strictement singulier. « Se persuader », comme dit l’auteure, c’est aussi s’éduquer, se former pour renaître – non dans une rupture avec le passé, mais selon une attitude de suspension des jugements non contrôlés, des croyances antérieures, des pseudo-évidences dictées par le monde social. Descartes avait baptisé cette démarche doute méthodique et suspension du jugement. L’idée générale qu’aperçoit de son côté Mme de Staël est que la défiance méthodique envers les illusions amoureuses, politiques et sociales au sens large permet de construire la confiance en soi : soi comme sujet de pensée, et même, pour citer Ricoeur, « soi comme un autre9 ». Pour confirmation, on peut observer que, huit ans auparavant, et donc à vingt-deux ans, la jeune Germaine, dans ses Lettres sur Rousseau, affirme : « Il appartenait trop aux objets extérieurs pour rentrer en lui-même ; il sentait trop pour penser ; il ne savait pas vivre et réfléchir à la fois10 ».

Par ce projet – faut-il dire cette décision ? – de « vivre et réfléchir à la fois », Germaine de Staël se place dans la lignée de Montaigne, et, ensuite, par ses nouvelles lectures, de Descartes. Il est vrai que ce dernier avait attendu un âge assez mûr – comme il dit lui-même – pour tout remettre en question. Descartes se donne une « morale par provision » et, à partir du moment où il entre vraiment en métaphysique – après un premier essai dans son « poêle » à Ulm –, il ne participe plus réellement à la vie de la société, dont néanmoins les lettres du Père Mersenne continuent de l’entretenir – vie que, d’ailleurs, il mène dans une retraite choisie en Hollande.

Vivre et réfléchir est un choix de vie que Mme de Staël va s’efforcer de conduire, notamment en politique, par exemple durant la rédaction de la Constitution de 1791, puis celle de 1795, ou pendant les voyages d’où elle tire Dix années d’exil, ouvrage qui constitue autant une réflexion sur les peuples rencontrés qu’un examen de sa situation et de ses capacités de résistance devant l’ogre napoléonien. Simone Balayé, éditrice de ses carnets de voyage11 – Allemagne, Italie en deux séjours, Russie, Suède, Angleterre – a conduit sur ce point une belle entreprise éditoriale. Mais, au sein même du plaisir qu’elle ressent à étudier les peuples étrangers, il y avait sans doute quelque autodiscipline infligée, il y a eu souvent l’exil, car, comme le rappelle Simone Balayé, elle a émis ce soupir : « Voyager est le plus triste plaisir de la vie12 ». Cependant, elle sait, en lectrice de Montaigne, que les rencontres de voyage ne sont pas purement accidentelles et empiriques – du fait même que « l’homme est tout entier dans chaque homme13 », comme elle l’écrit dans le traité des Passions.

C’est donc bien une éducation de soi par soi, que Mme de Staël a découverte, avec Montaigne et sans doute d’autres auteurs comme Pascal et Montesquieu, une éducation à la philosophie et par la philosophie dont l’acmé apparaît dans De l’Allemagne. Dans cette période, entre 1810 et 1813, elle donne une formule clé, sous un terme que Littré a retenu et rapporte à Mme de Staël, mais qu’on a oublié depuis : la « libéralité de jugement », c’est-à- dire la liberté de l’esprit en dehors de ses préjugés et de ceux de la société. Elle livre cette clé dans les « Observations générales » qui ouvrent le livre :

L’étude et l’examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d’acquérir des lumières nouvelles ou de conserver même celles qu’on a ; car on se soumet à de certaines idées reçues, non comme à des vérités mais comme au pouvoir14.

Le manuscrit disait que, sans cette qualité, « l’esprit humain ne saurait ni conquérir ni conserver même ce qu’il possède, car la routine en fait de pensée est comme la rouille de l’or, elle ôte tout éclat à ce qu’il y a de plus précieux15 ». Même la philosophie peut souffrir de ce quiproquo entre soi et soi dans lequel les individus sont complices de leur propre servitude : le respect de l’autorité remplace la recherche de la vérité. Dans le manuscrit, l’auteure ajoutait que « l’on oserait être naturel » si l’on s’appliquait à cette libéralité de jugement ; naturel ici veut dire lumière naturelle de l’esprit, selon les philosophes du XVIIe siècle. On songe encore à Descartes parlant à la première personne : longtemps je me suis fié à la parole de mes nourrices, de mes professeurs, des auteurs et de tous ceux qui avaient autorité, qui « faisaient autorité16 ». La libéralité de jugement cartésienne affirme sa fécondité et sa puissance dans la IVe Méditation Métaphysique, où Descartes éprouve à la fois l’étendue de son libre-arbitre et la capacité de ne consentir qu’à des idées « claires et distinctes » déposées dans l’esprit humain – par un Créateur, qui est reconnu ensuite. Soit par préjugé, soit par prévention, ou encore, par précipitation, je donne trop souvent mon accord à ce que je ne conçois que confusément : théorie cartésienne du mauvais usage de la liberté de la volonté dans l’exercice du jugement.

Mme de Staël, de son côté, suit un autre cheminement, celui de la reconnaissance du « mensonge à soi », comme avait dit Adam Smith17. Elle écrit : « On a peur de tout ce qui diffère des autres en soi-même et l’on se hâte de se conformer à la discipline morale qui fait marcher les pensées comme des soldats alignés18 ». C’était aussi, avant Smith, la théorie par John Locke de la « loi d’opinion » en vertu de laquelle l’individu se soumet – par un « secret et tacite consentement » – aux règles et manières du groupe19. De Locke à Germaine de Staël, il se vérifie que la pensée libérale est aussi une sociologie et une critique de la conformité et du conformisme – un aspect capital de l’esprit européen d’ailleurs. Dès lors se pose une question : de quelle ouverture sur les nations étrangères peut bénéficier un esprit qui se défie à la fois de soi (le mensonge à soi-même) et de toute influence non perçue mais intériorisée du collectif (la routine sociale) ?

Réalités nationales et telos philosophique

C’est encore selon la tournure d’esprit philosophique qu’une réponse peut être apportée : écarter les préjugés, se défier de soi, c’est, précisément, une chance d’accueillir l’altérité. Revenons à la définition que la jeune Germaine donnait de la philosophie dans De la littérature :

J’appelle philosophie l’investigation du principe de toutes les institutions politiques et religieuses, l’analyse des caractères et des événements historiques, enfin l’étude du cœur humain et des droits naturels de l’homme. Une telle philosophie suppose la liberté ou doit y conduire20.

La définition est très complète et, contrairement à ce que prétend l’auteure, qui a évoqué « un sens nouveau », elle reste classique, même si la métaphysique comme discipline n’est pas clairement assumée. « L’investigation du principe » est la démarche même de l’enquête philosophique sur les fondements ; et puisqu’il s’agit ici des institutions, l’enquête porte sur la légitimité des autorités instituées : cette évaluation en termes de légitimité est au cœur de la pensée européenne, depuis Antigone au moins21. C’est l’appréciation des diverses légitimités qui, en ordonnant ou réordonnant le monde social, nourrit le sens de notre vie. En second lieu, Mme de Staël évoque la réflexion sur l’histoire, que l’on peut aussi rencontrer chez Kant ou Hegel. En troisième lieu, il s’agit de l’anthropologie (au sens kantien), ce que la nature de l’homme implique en droits e dignité.

Dès lors, que sera l’attitude philosophique devant les nations étrangères ? Elle consiste là encore à découvrir les principes cachés, ainsi que la légitimité ou plutôt la croyance dans la légitimité chez divers peuples, à travers les mythes et les contes, les doctrines, les usages et les littératures. Cette attitude ne délivre pas un jugement de valeur préformé, mais essaye d’abord de comprendre l’histoire, et, comme dirait Montesquieu, « les mœurs et les manières » – le premier concept désigne les usages visibles, le second les conventions implicites. Avec admiration, la fille de Necker écrit qu’« il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à l’autre […]. Nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol, qui respire un autre air22 ». Pourtant, l’enquête ne saurait être empirique et factuelle ; une fois passé le stade des observations ponctuelles – comme dans les Carnets de voyages évoqués ci-dessus –, Mme de Staël suit une véritable philosophie de l’histoire, souvent proche de Kant dans son Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1784).

Selon la vision kantienne, qui ne craint pas de postuler « une unification politique totale dans l’espèce humaine23 » parce que c’est là est un idéal de la raison, laquelle n’a pu être donnée en vain à l’humanité, on doit penser « un plan de la nature » qui donne un fil directeur pour étudier l’histoire ; schématiquement résumée, la vision kantienne apparaît bien chez Mme de Staël. Celle-ci écrit que si les peuples sont différents et s’il existe de nombreuses inégalités du point de vue de la « civilisation24 », si l’humanité marche vers une « civilisation universelle » (selon l’expression de Mme de Staël), alors, il faut envisager ce que Kant a appelé un « plan de la nature » : « Ainsi le temps nous découvre un dessein dans la suite d’événements qui semblaient n’être que le pur effet du hasard25 ».

Par exemple, toujours dans De la littérature, l’auteure affirme que « les siècles appelés barbares » ont participé au « perfectionnement de l’esprit humain26 ». Puisque Bacon, Montaigne et Machiavel sont des auteurs supérieurs à Pline ou Marc-Aurèle27, il faut bien, écrit Mme de Staël, que l’esprit humain, durant mille quatre cents ans, ait avancé. C’est donc la croyance au progrès qui anime la vision historique de Mme de Staël, sans doute lectrice de Condorcet également et de Turgot ; nous retrouvons là encore une union de l’universel – le dessein de la nature – et du particulier : les « nationalités », pour reprendre sa formule. Le concept de nationalité – mot accepté par l’Académie en 1835 – est ainsi défini par le dictionnaire de Boiste, seize ans après Corinne : « Esprit, amour, union, confraternité nationale, patriotisme commun à tous28 ». De façon remarquable, le même Boiste, dans l’édition de 1853, écrit que « le despotisme détruit toute nationalité », par où l’on comprend que cette « nationalité » est une force spirituelle, que le régime despotique ne peut supporter. Or, c’est exactement ce que Mme de Staël, dans Dix années d’exil et dans les Considérations, reproche à Napoléon : avoir prétendu régir uniformément les pays conquis par l’Empire à l’aide de son Conseil d’État et son Code civil. Elle accuse l’Empereur d’avoir voulu « dénationaliser » les peuples29, selon une autre de ses formules innovatrices. L’édition de De l’Allemagne par la comtesse de Pange nous permet d’observer que les manuscrits utilisaient le terme « nationalité », mais que, finalement, c’est « nation » qui l’a emporté dans le texte publié30 : signe certainement que Mme de Staël avait conscience d’user d’une notion encore fragile et peu usuelle.

Chez le grand philosophe italien de la liberté et de l’essor des nations, Benedetto Croce, on peut remarquer que ce dernier décrivait en son époque, et avec quelque optimisme, « la germination d’une nouvelle conscience, d’une nouvelle nationalité », en introduction à son Histoire de l’Europe au XIXe siècle31. Pour comprendre l’aspect philosophique de la pensée de Mme de Staël, il faut relever que, pour elle, l’histoire avance, notamment en Europe, par le côté sombre, Hegel dirait par le « négatif » et la « ruse de la Raison » : « L’invasion des barbares fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution ; mais les lumières se propagèrent par cet événement même32 ». Si Voltaire ou Gibbon donnent une vue très critique du christianisme par rapport aux lettres et à la civilisation antique, Mme de Staël refuse de croire à une régression :

Je suis convaincue que la religion chrétienne […] était indispensablement nécessaire à la civilisation et au mélange de l’esprit du nord avec les mœurs du midi33.

Cette téléologie de l’histoire dans le respect des diversités nationales va se montrer de façon brillante à l’occasion de la rencontre entre l’exilée et la Russie ; la voyageuse se découvre passionnée par un pays de contrastes, dans lequel elle croit voir les promesses de la civilisation au sein d’éléments barbares. Comme l’écrit Alexandre Stroev, dont il faut relire l’étude brève et forte, « la France incarne un pays civilisé dégénéré en barbarie, tandis que la Russie est vue comme un pays jeune et fort34 ». Mme de Staël est en effet aiguillonnée dans son étude de la Russie par le ressentiment envers Napoléon, lequel approchait d’ailleurs avec ses armées et allait incendier Moscou, faisant disparaître les antiques constructions de bois.

Elle note que « les Russes, courtisans à Saint-Pétersbourg, redeviennent Tartares à l’armée35 ». Elle est attentive à définir ce que nous appelons aujourd’hui l’identité nationale dont la religion orthodoxe lui semble un facteur capital. Elle observe que, sous le poids des massacres dans l’époque antérieure, « la moralité de la nation et surtout celle des grands seigneurs » doit avoir « beaucoup souffert ». Cependant, « l’amour de la patrie et de la religion s’est maintenu dans toute sa force à travers les débris de cette sanglante histoire » ; elle se risque à une quasi prophétie : « la nation qui conserve de telles vertus peut encore étonner le monde36 ».

Elle n’oublie jamais de pratiquer la comparaison : si les Russes n’ont pas montré « l’esprit de chevalerie » comme en Occident, et donc les valeurs de notre Moyen Age européen, « ils se sont montrés terribles contre leurs ennemis », ce qui produit une alliance de l’esprit patriotique et de la férocité « asiatique ». Mme de Staël se porte à la limite de l’ironie pour cerner l’autre, le barbare russe ou le demi-barbare ; ils sont barbares « heureusement pour eux », car ils ont en cela une force nationale. Telle est l’autre face de la « libéralité de jugement » qui consiste à comparer en dehors des préjugés le même et l’autre. Mme de Staël applique en fait ce qu’elle a appelé ailleurs « la faculté d’admirer la véritable grandeur à travers les inconséquences37 ».

Il est entendu que le terme « barbare », s’il marque une supériorité quant au caractère civilisé – les mœurs, les institutions, les règles du Staat-Vernunft kantien –, ne veut pas pour autant désigner une abjection, une faute de la nature humaine ou pré-humaine. Dans cette étude des peuples, le vocable barbare ne doit pas inciter au mépris. Ce serait un contresens sur le texte staëlien, qui n’a rien de xénophobe et contient très peu d’éléments chrétiens providentialistes sur le modèle de Bossuet. Revenons sur le passage cité :

Heureusement pour eux, ils sont toujours ce que nous appelons barbares, c’est-à- dire conduits par un instinct souvent généreux […] et qui n’admet la réflexion que dans le choix des moyens et non dans l’examen du but38.

Le but est certes important pour la civilisation, car le questionnement que valorise Mme de Staël est celui de l’éducation à la liberté, dans une lignée européenne affirmée, depuis la paideia des Grecs, jusqu’à l’idéal de la Renaissance – la cultura animi, reprise à Cicéron–, puis des Lumières. Aussi ajoute‑t‑elle :

Je dis heureusement pour eux, non que je prétende vanter la barbarie, mais je désigne par ce nom une certaine énergie primitive qui peut seule remplacer dans les nations la force surprenante de la liberté39.

Dans ces termes, il est permis d’admirer la distance avec un arbitre des élégances comme Marmontel : selon lui, le barbare « est un homme dénaturé », se tenant entre le sauvage et le civilisé ; les passions des barbares « ne tardent pas à fermenter ; et de leur mélange s’exhalent des opinions insensées, d’absurdes superstitions, des mœurs bizarres ou atroces40 ».

Ainsi se mêlent dans la démarche staëlienne l’idéal philosophique du progrès des lumières, l’objectif politique et l’observation anthropologique. Sur l’objectif politique, on peut rappeler avec Carlo Pellegrini qu’elle voulait réhabiliter deux nations, l’Italie et l’Allemagne, d’où Corinne et De l’Allemagne41. Cet espoir reçut par la suite un écho très fort, mais aussi de puissantes contestations, par exemple avec Heine. Ce dernier s’est montré mordant :

Elle considérait nos philosophes comme on considère différents parfums de glace et avala Kant comme un sorbet à la vanille, Fichte comme un sorbet à la pistache et Schelling comme un arlequin. Elle ne vit partout que ce qu’elle voulait voir et n’entendit que ce qu’elle voulait entendre […], partout elle voit le spiritualisme allemand, elle loue notre honnêteté, notre vertu, notre culture intellectuelle – elle ne voit pas nos prisons, nos maisons closes, nos casernes42.

Cette ire de Heine, qui écrit en réplique son De l’Allemagne, tient pour une bonne part au refus de la démarche staëlienne, refus du principe de considérer les choses sous l’éducation à la liberté – liberté que Heine considère de façon très différente en politique. Mme de Staël l’écrit à Necker durant son voyage en Allemagne : pour elle, il s’agit de voir le pays « en idéalisme » – selon l’esprit de leurs arts et de leurs institutions – non selon une enquête empirique et statisticienne43. D’ailleurs, pour ceux qui, comme Heine, croiraient à sa naïveté, il suffit de lire ses Carnets de voyage et surtout sa correspondance, pour constater combien elle pouvait être critique envers les Allemands, en tant qu’individualité sociale et en tant que société ; la lettre à Goethe d’avril 1804, écrite en quittant Berlin après trois mois de séjour, est d’une sévérité ouverte qui peut surprendre44.

Léopardi en Italie, les libéraux de la Restauration en France ont compris l’appel staëlien à reconnaître le pouvoir de la « nationalité ». On consultera la somme que Stéphanie Tribouillard a réunie sur l’écho rencontré par Mme de Staël45. De son côté, Napoléon s’exclama à propos de Corinne : « Je ne puis pardonner à Mme de Staël d’avoir ravalé la France dans son roman46 ! ». Il est de fait, comme le disait encore C. Pellegrini, que « par son livre, elle aidait l’Italie à prendre conscience d’elle-même » ; Mme de Staël cite un vers d’Alfieri qui appelait les Italiens « frémissants » à sortir de « l’esclavage ». Elle estime que les Italiens sont remarquables par leur histoire et « par ce qu’ils pourraient être47 », comparativement à ce qu’ils sont en 1807, c’est-à-dire quatre ans après la mort d’Alfieri.

Conclusion

On peut véritablement conclure que Mme de Staël incarne l’esprit européen – ou un moment capital de celui-ci –, qu’elle a elle-même contribué à enrichir et à stimuler. Au fond, aux deux termes qu’elle crée et qui indiquent ses préoccupations – la libéralité de jugement, la nationalité – on peut aussi ajouter le mot « vulgarité », création dont elle se justifie dans De la littérature48. Ce mot voulait désigner l’antonyme de ce que l’italien appelle civiltà et qui englobe en français la civilité des manières et la civilisation. En même temps, Germaine de Staël ressent intimement le risque d’enfermer les nations qui font l’Europe dans un modèle aristocratique, trop français et trop étroit. Simone Balayé a montré les hésitations qu’elle éprouve à propos de la notion de « goût49 », opposée elle aussi à la vulgarité. Par une évolution longue, Mme de Staël se contraint à admettre une relativisation de la notion. Dans un des manuscrits de De l’Allemagne, elle invoque « des principes de goût universel » ; mais, dans le texte définitif, elle écrit que « le bon goût en littérature est comme l’ordre sous le despotisme, il importe d’examiner à quel prix on l’achète50 ». Elle ajoute que le goût peut être l’ennemi du mouvement et de l’émotion. Or, la grande confusion des Français, finit-elle par penser, a été de confondre, sous influence aristocratique, le goût en littérature et celui en société :

Dans les rapports avec la société, il faut se défendre, dans les rapports avec la poésie, il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du monde, vous ne sentirez point la nature ; si vous considérez tout en artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut donner51.

Sur un plan plus général, elle est sensible à la complexité de cet esprit européen dans lequel la politique, la religion, les mœurs ont connu des périodes de grande violence, mais aussi des phases de recherche du consensus par les traités, le droit et la philosophie. Coppet, « états généraux de l’opinion européenne », selon Stendhal en 1817, a ressenti ces fractures entre les nations et entre les croyances religieuses, et a recherché le dialogue et l’apaisement. C’est là que s’élaborent les projets d’Archives littéraires de l’Europe et de la revue Europe, grâce aux frères Schlegel. Oserons-nous rappeler la première devise de l’Union européenne, « unité dans la diversité » ? Mme de Staël, préoccupée d’unir l’universel et le particulier, ne pouvait certes penser à une unité dogmatique de l’Europe, ni, si l’on peut dire, à un corset bureaucratique. Un an avant sa mort, elle s’interrogeait dans sa correspondance avec Meister, sur le devenir européen : « Les ténèbres ou les lumières triompheront-elles en Europe52 ? » Pour nous, l’interrogation reste d’actualité.

1 Staël, Germaine de, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales [1800], réed. Œuvres complètes, I, 2, sous dir. S.

2 Le Vinci, cité par Paul Valéry : « C’est une chose facile que de se faire universel ».

3 Au sens où les théologiens ont écrit, depuis les Pères de l’Eglise, que l’homme est « capable de Dieu ». John Locke dira que l’être humain est « 

4 « Le protestantisme et le catholicisme existent dans le cœur humain ; ce sont des puissances morales qui se développent dans les nations parce qu’

5 Jaume, Lucien, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.

6 De l’Allemagne, éd. cit. par de Pange et Balayé, t. 1, préface, p. 12.

7 Voir la chronologie que donne Simone Balayé dans Mme de Staël, lumières et liberté, Paris, Klincksieck, 1979, et également dans De la littérature, p

8 Staël, Germaine de, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations [1798], réed. OCS, I, 1, éd. par F. Lotterie, Paris

9 Signalons que la démarche d’analyse de Stéphanie Genand, dans son livre La Chambre noire, est parallèle à la nôtre ; elle écrit notamment : « La

10 Staël, Germaine de, Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau [1788], réed. OCC, I, 1, p. 43.

11 Balayé, Simone, Les Carnets de voyage de Madame de Staël. Contribution à la genèse de son œuvre, Genève, Droz, 1971.

12 Cité par S. Balayé, Les Carnets de voyage, p. 9. Voir Corinne ou l’Italie, liv. I, chap. 2, réed. S. Balayé, Paris, Gallimard, 1985, p. 13.

13 Staël, Germaine de, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations [1796], réed. OCS, I-1, p. 294. Rappelons que Montaigne

14 De l’Allemagne, t. 1, p. 25.

15 Ibid., variante, p. 25, manuscrit C.

16 Dans le Discours de la méthode (première partie), il écrit : « Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai

17 Smith, Adam, « De la nature de l’aveuglement envers soi et de l’origine et de l’usage des règles générales », dans Theory of Moral Sentiments, part

18 De l’Allemagne, variante, p. 14, manuscrits B et C (nous soulignons).

19 Nous retrouvons ici, en parallèle, les thèses de Stéphanie Genand.

20 De la littérature, p. 203.

21 Voir Jaume, Lucien, Qu’est-ce que l’esprit européen ?, Paris, Flammarion, 2010. La légitimité a un double aspect : un aspect objectif attaché au

22 Cité par Mme Nere Basabe dans un doctorat important, en science politique et sociologie, Del Imperio a la Federación. La idea de Europa en Francia

23 Kant, Idée d’une histoire universelle, dans Kant. La philosophie de l’Histoire éd. S. Piombetta, Paris, Gonthier et Editions Montaigne, 1947, p. 43

24 C’est le grand concept du XVIIIe et du XIXe siècle auquel, sous la Restauration, Guizot va donner une diffusion considérable.

25 De la littérature, p. 186. La formulation est visiblement tirée de Kant.

26 De la littérature, p. 195.

27 Évidemment, le jugement peut paraître purement idéologique (serait-ce en faveur du christianisme ?). Dois-je confesser pour ma part que je relis

28 Voir Noiriel, Gérard : « Socio-histoire d’un concept. Les usages du mot “nationalité” au XIXe siècle », Genèses, n° 20, septembre 1995, p. 4-23. J’

29 Staël, Germaine de, Dix années d’exil, éd. critique par S. Balayé et M. Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 142. Selon Las Casas, Napoléon

30 Voir les manuscrits cités (A et B) dans De l’Allemagne, t. 1, p. 37.

31 Nous soulignons. Citation par Denis de Rougemont, Vingt-huit siècles d’Europe. La conscience européenne à travers les textes, Paris, Payot, 1961, p

32 De la littérature, p. 186.

33 De la littérature, p. 130. Comme le montre A. Blaeschke, elle s’inspire de Paul-Henri Mallet et de Turgot : le mélange est source de l’esprit

34 Stroev, Alexandre, « La Russie vue par Madame de Staël et par Prosper de Barante : renversement des stéréotypes et batailles idéologiques », dans

35 Dix années d’exil, p. 308.

36 Dix années d’exil, p. 274.

37 Cité par Simone Balayé, Mme de Staël, lumières et liberté, p. 164.

38 Dix années d’exil, p. 279. (Nous soulignons).

39 Ibidem.

40 Marmontel, Jean-François, « Essai sur le goût », introduction aux Éléments de littérature [1787], réed. Sophie Lefay, Paris, Desjonquères, 2005, p.

41 Pellegrini, Carlo, « Corinne et son aspect politique », dans Madame de Staël et l’Europe, Paris, Klincksieck, 1970, p. 265.

42 Cité par E. Behler, « Kant vu par le Groupe de Coppet », dans Le Groupe de Coppet, sous dir. S. Balayé et J.‑D. Candaux, Genève, Slatkine, Paris

43 Lettre à Necker, du 14 avril 1804 : « C’est en idéalisme qu’il faut les observer, non dans la réalité « (Correspondance générale, éd. Béatrice W. 

44 Lettre à Goethe : « C’est un pays qui ne frappe point l’imagination. La société y est alignée à la prussienne, et les femmes ici doivent être tout

45 Tribouillard, Stéphanie, Le Tombeau de Madame de Staël. Les discours de la postérité staëlienne en France (1817-1850), Genève, Slatkine, 2007.

46 Cité par Carlo Pellegrini, op. cit., p. 266.

47 Cit. par C. Pellegrini, op. cit., p. 270.

48 De la littérature, p. 272.

49 Balayé, Simone, Madame de Staël. Lumières et liberté, p. 166-167.

50 De l’Allemagne, t. 2, p. 220.

51 De l’Allemagne, t. 2, p. 218-219.

52 Mortier, Roland, « Mme de Staël et l’héritage des Lumières », dans Madame de Staël et l’Europe, Paris, Klincsieck, 1970, p. 139.

1 Staël, Germaine de, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales [1800], réed. Œuvres complètes, I, 2, sous dir. S. Genand, Paris, Champion, 2013, p. 123 ; voir aussi p. 122 : « La philosophie indépendante […] juge au tribunal de la pensée toutes les institutions et toutes les opinions humaines » ; et p. 124-125.

2 Le Vinci, cité par Paul Valéry : « C’est une chose facile que de se faire universel ».

3 Au sens où les théologiens ont écrit, depuis les Pères de l’Eglise, que l’homme est « capable de Dieu ». John Locke dira que l’être humain est « capable of laws ».

4 « Le protestantisme et le catholicisme existent dans le cœur humain ; ce sont des puissances morales qui se développent dans les nations parce qu’elles existent dans chaque homme » : De l’Allemagne, éd. comtesse de Pange et Simone Balayé, Paris, Hachette, 1960, t. 5, p. 69.

5 Jaume, Lucien, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.

6 De l’Allemagne, éd. cit. par de Pange et Balayé, t. 1, préface, p. 12.

7 Voir la chronologie que donne Simone Balayé dans Mme de Staël, lumières et liberté, Paris, Klincksieck, 1979, et également dans De la littérature, p. 759-764.

8 Staël, Germaine de, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations [1798], réed. OCS, I, 1, éd. par F. Lotterie, Paris, Champion, 2008, p. 293.

9 Signalons que la démarche d’analyse de Stéphanie Genand, dans son livre La Chambre noire, est parallèle à la nôtre ; elle écrit notamment : « La distance à soi-même ou deuil de la conscience dote aussi le sujet d’une faculté de l’âme d’autant plus impartiale qu’elle a mis à distance les prérogatives personnelles pour considérer, de manière neutre, les ressorts de la psyché » (La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Genève, Droz, 2017, p. 21). Cependant, nous ne pouvons parler d’une « éclipse du sujet » (ibid., p. 24), car, à la différence de la psychanalyse, dans le cas de l’ego cogito de Descartes, le sujet n’est pas éclipsé mais transformé en sujet du doute, sujet du libre examen. La problématique du manque que S. Genand développe avec brio, nous paraît convaincante par ailleurs, mais dans une perspective de psychologie et d’archéologie de la psyche staëlienne. Il s’agit donc d’une démarche parallèle mais non identique, d’une autre lecture. Valéry se souviendra de Descartes en évoquant, dans ses réflexions sur Vinci, un « moi pur » qui se trouve par-delà les identités constituées en nous et donc porteur d’universalité (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci).

10 Staël, Germaine de, Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau [1788], réed. OCC, I, 1, p. 43.

11 Balayé, Simone, Les Carnets de voyage de Madame de Staël. Contribution à la genèse de son œuvre, Genève, Droz, 1971.

12 Cité par S. Balayé, Les Carnets de voyage, p. 9. Voir Corinne ou l’Italie, liv. I, chap. 2, réed. S. Balayé, Paris, Gallimard, 1985, p. 13.

13 Staël, Germaine de, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations [1796], réed. OCS, I-1, p. 294. Rappelons que Montaigne a écrit : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (Essais, III, 2).

14 De l’Allemagne, t. 1, p. 25.

15 Ibid., variante, p. 25, manuscrit C.

16 Dans le Discours de la méthode (première partie), il écrit : « Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et, me résolvant de ne plus chercher d’autre science que celle qui pourrait se trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager […] et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j’en pusse tirer quelque profit » (Œuvres et lettres, éd. A. Bridoux, Paris, Gallimard, 1953, p. 131).

17 Smith, Adam, « De la nature de l’aveuglement envers soi et de l’origine et de l’usage des règles générales », dans Theory of Moral Sentiments, part III, chap. 4, ed. K. Haakonsen, Cambridge University Press, 3ème éd., 2005, p. 183 et suiv. Une traduction existe dans la collection « Léviathan », Paris, PUF, 2014. Sophie de Condorcet, amie de Mme de Staël, avait fait une première traduction (Paris, Buisson, 1798).

18 De l’Allemagne, variante, p. 14, manuscrits B et C (nous soulignons).

19 Nous retrouvons ici, en parallèle, les thèses de Stéphanie Genand.

20 De la littérature, p. 203.

21 Voir Jaume, Lucien, Qu’est-ce que l’esprit européen ?, Paris, Flammarion, 2010. La légitimité a un double aspect : un aspect objectif attaché au bénéficiaire de la légitimité et un aspect subjectif, selon la conscience qui juge et reconnaît ou éventuellement refuse la légitimité du législateur, du médecin, du père de famille, etc. Devant les institutions et les conventions sociales, le sujet européen occupe un rôle constituant ou ré-instituant, par une réflexion, à la fois, sur soi et sur ce qui est institué.

22 Cité par Mme Nere Basabe dans un doctorat important, en science politique et sociologie, Del Imperio a la Federación. La idea de Europa en Francia, 1800-1848, édit. par l’Université Complutense de Madrid, 2009, note 174, p. 223.

23 Kant, Idée d’une histoire universelle, dans Kant. La philosophie de l’Histoire éd. S. Piombetta, Paris, Gonthier et Editions Montaigne, 1947, p. 43 ou Kant, Œuvres philosophiques, t. II, trad. L. Ferry, Paris, Gallimard, 1985, p. 202.

24 C’est le grand concept du XVIIIe et du XIXe siècle auquel, sous la Restauration, Guizot va donner une diffusion considérable.

25 De la littérature, p. 186. La formulation est visiblement tirée de Kant.

26 De la littérature, p. 195.

27 Évidemment, le jugement peut paraître purement idéologique (serait-ce en faveur du christianisme ?). Dois-je confesser pour ma part que je relis toujours Marc-Aurèle comme « supérieur » à Bacon, ou même à Machiavel… Tout dépend de ce que l’on attend d’une lecture en philosophie, et tout dépend de la part concédée à l’histoire ou plutôt l’historicisme qui combat les « idées éternelles ».

28 Voir Noiriel, Gérard : « Socio-histoire d’un concept. Les usages du mot “nationalité” au XIXe siècle », Genèses, n° 20, septembre 1995, p. 4-23. J’ajouterai aux informations que donne G. Noiriel qu’il semble que l’on a traduit les Recherches sur la nationalité de Friedrich Jahn (Deutsche Volkstum), chez Bossange, en 1810, à partir du mot en français donné par Corinne. L’auteur de l’article ne formule pas exactement cette hypothèse. Mais il est vrai que Rousseau avait déjà parlé de la « nationalité » : voir sur ce point le Trésor de la Langue Française (TLF).

29 Staël, Germaine de, Dix années d’exil, éd. critique par S. Balayé et M. Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 142. Selon Las Casas, Napoléon disait : « Pourquoi mon Code Napoléon n’eût-il pas servi de base à un code européen et mon Université impériale à une université européenne ? De la sorte, nous n’eussions réellement en Europe composé qu’une seule et même famille » (cité par Nere Basabe, Del Imperio a la Federación, op. cit., p. 155).

30 Voir les manuscrits cités (A et B) dans De l’Allemagne, t. 1, p. 37.

31 Nous soulignons. Citation par Denis de Rougemont, Vingt-huit siècles d’Europe. La conscience européenne à travers les textes, Paris, Payot, 1961, p. 357. Également cité par Y. Hersant et F. Durand-Bogaert, Europes, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 677.

32 De la littérature, p. 186.

33 De la littérature, p. 130. Comme le montre A. Blaeschke, elle s’inspire de Paul-Henri Mallet et de Turgot : le mélange est source de l’esprit européen (De la littérature, Classiques Garnier, nouvelle éd. critique, 1998, note 2, p. 462). Guizot reprendra l’idée.

34 Stroev, Alexandre, « La Russie vue par Madame de Staël et par Prosper de Barante : renversement des stéréotypes et batailles idéologiques », dans Il Gruppo di Coppet e il viaggio, Leo S. Olschki, 2006, p. 271.

35 Dix années d’exil, p. 308.

36 Dix années d’exil, p. 274.

37 Cité par Simone Balayé, Mme de Staël, lumières et liberté, p. 164.

38 Dix années d’exil, p. 279. (Nous soulignons).

39 Ibidem.

40 Marmontel, Jean-François, « Essai sur le goût », introduction aux Éléments de littérature [1787], réed. Sophie Lefay, Paris, Desjonquères, 2005, p. 44.

41 Pellegrini, Carlo, « Corinne et son aspect politique », dans Madame de Staël et l’Europe, Paris, Klincksieck, 1970, p. 265.

42 Cité par E. Behler, « Kant vu par le Groupe de Coppet », dans Le Groupe de Coppet, sous dir. S. Balayé et J.‑D. Candaux, Genève, Slatkine, Paris, Champion, 1977, p. 157-158.

43 Lettre à Necker, du 14 avril 1804 : « C’est en idéalisme qu’il faut les observer, non dans la réalité « (Correspondance générale, éd. Béatrice W. Jasinski, Paris, Hachette, 1982, t. V, p. 327). L’idéalisme staëlien apparaît aussi dans le refus d’accepter la tyrannie comme le font beaucoup de personnes tablant sur l’« esprit de réalisme » : « Ils se hâtent de justifier non pas précisément le tyran, mais le destin dont il est l’instrument » (Dix années d’exil, p. 266). L’observation ne s’applique pas seulement au cas de Napoléon.

44 Lettre à Goethe : « C’est un pays qui ne frappe point l’imagination. La société y est alignée à la prussienne, et les femmes ici doivent être tout étonnées de vieillir, car elles disent et font la même chose pendant soixante ans de suite […]. Au milieu de tout cela, l’on découvre dans le monde littéraire ce qui caractérise l’Allemagne – érudition, philosophie, droiture –, mais il n’y a pas l’ombre de comparaison entre ce que nous appelons société en France et ceci, et je ne suis pas étonné que les savants aient en Allemagne plus de temps pour l’étude que partout ailleurs, car la séduction de la société n’existe pas » (Correspondance générale, t. V, p. 314).

45 Tribouillard, Stéphanie, Le Tombeau de Madame de Staël. Les discours de la postérité staëlienne en France (1817-1850), Genève, Slatkine, 2007.

46 Cité par Carlo Pellegrini, op. cit., p. 266.

47 Cit. par C. Pellegrini, op. cit., p. 270.

48 De la littérature, p. 272.

49 Balayé, Simone, Madame de Staël. Lumières et liberté, p. 166-167.

50 De l’Allemagne, t. 2, p. 220.

51 De l’Allemagne, t. 2, p. 218-219.

52 Mortier, Roland, « Mme de Staël et l’héritage des Lumières », dans Madame de Staël et l’Europe, Paris, Klincsieck, 1970, p. 139.

Lucien Jaume

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