Une matière épique
Avec Corinne ou l’Italie1, Mme de Staël aborde l’un des thèmes, ou ce que N. Frye aurait appelé un mythe, de la tradition occidentale, qui a trouvé dans l’histoire de Didon et Enée son expression parfaite : l’homme doit quitter la femme aimée pour remplir son devoir de soldat et répondre à l’appel de la patrie. S’y cristallisait l’une des inspirations les plus profondes de la littérature épique, en figurant de manière dramatique les conflits entre la situation des femmes et celle des hommes et plus largement la tension entre les affections privées, conjugales et familiales, et les engagements publics : les deux sexes étaient voués chacun à l’une de ces vocations, mais elles leur sont en même temps communes. Corneille avait transposé au théâtre de telles interrogations, en particulier dans sa pièce Horace2. Corinne présente d’abord Oswald dans une action héroïque – lors de l’incendie d’Ancone–, mais, conformément à l’esprit des Lumières, le combat armé est délaissé au profit d’un dévouement où il risque sa vie pour préserver du feu la population, cette bienveillance sacrificielle s’associant à un dépassement des oppositions religieuses : Oswald est au service de l’humanité ; l’image de l’armée sera ensuite réduite à un office religieux sur un bateau, et quand Oswald partira pour servir son pays, le roman ne le suivra pas. Mme de Staël ne s’installe pas sur les champs de bataille, pourtant retentissants dans l’Europe de son temps.
Le motif classique avait connu une inflexion catholique, paradoxalement nourrie des figures homériques de Circé et d’Ulysse, dans l’épopée médiévale et renaissante : Didon était transformée en une enchanteresse et ses attraits sensuels faisaient oublier au chevalier les demandes du suzerain ou des victimes en attente de sauveur. Mme de Staël se garde de cette évolution en condamnant ses héros à la chasteté, et c’est à peine si Oswald ose une fois faire entendre l’appel de la chair – il est moins timide avec sa maîtresse française ; Balzac inversera la distribution dans Le Lys dans la vallée, avec lady Dudley, anglaise hardie opposée à la chaste Mme de Mortsauf. Le motif s’était prêté à un traitement fantaisiste, sinon licencieux, dans l’Orlando furioso de l’Arioste, et il se retrouve sur un registre trivial, sinon bas, dans les amours coloniales ou les liaisons de vacances dans les romans et les films du XXe siècle. Mme de Staël a intégré à son œuvre cet éventuel retournement comique en peignant deux hommes, le père de Corinne d’un côté et son amant de l’autre, Oswald, cherchant à combiner les plaisirs d’une femme au pays et d’une autre étrangère. Le second se marie deux fois et l’autre laisse la maîtresse exotique pour la sage épouse. Se voulant sincères et honnêtes, ils n’en ressemblent pas moins aux libertins en passant d’une partenaire à l’autre.
L’élément original apporté par Mme de Staël au motif d’empreinte épique est de fonder l’attrait érotique de la femme – et secondairement de l’homme3– sur les caractéristiques de son identité nationale. Dans le roman médiéval et renaissant, l’espace de l’amour s’opposait à l’espace de la vaillance, conçus symboliquement, à la manière du croisement où Hercule hésite4. Ces figures topiques, au sens de Frye plus que de Curtius, n’opposent plus seulement Vénus et Mars, les blandices du luxe et de la volupté aux satisfactions de l’action et du service accompli, une domination féminine à un devoir social, mais ils s’incarnent géographiquement dans des espaces nationaux, définis par des traits abondamment décrits. L’expérience de l’amour – multiple pour chacun des héros, doté de plusieurs partenaires sans tomber dans la licence – participe d’un mode d’existence qui est ancré dans un territoire marqué par ses caractéristiques physiques, par son héritage historique, par ses mœurs et ses lois, par son statut politique, par ses choix dans la distribution des rôles masculin et féminin, par ses investissements culturels et artistiques, ainsi que par une langue appropriée à son climat et à ses composantes physiques. Aimer une Italienne, c’est aimer l’Italie, aimer une Française, c’est aimer la France, aimer une Écossaise, c’est aimer l’Écosse5. Mme de Staël ne tente pas de croiser les milieux sociaux et d’introduire ainsi des paramètres supplémentaires – qui nourriront au contraire les transformations ultérieures de ce qu’elle a entrepris –, même si elle fait des remarques sur le peuple de Florence, celui de Naples et celui de Venise. Ils font plutôt partie du décor comme lors de la fête sur le cap Misène, dans une anticipation du goût folkloriste. Le roman de Corinne est géographique, et cette géographie est enseignée par une locale – Corinne – à un touriste – Oswald – et donc au lecteur. L’innovation majeure de ce roman consiste à utiliser la matière touristique richissime de l’Italie (paysages, villes, peinture, architecture, musique, spectacles) comme médiation de la relation amoureuse. L’ultime avatar de cette invention est La Modification de Michel Butor : les monuments romains y sont comme le langage de la liaison adultère du Français auquel s’adresse le narrateur.
La questione della lingua
À côté de l’art et du paysage, la langue occupe une place importante dans l’expression et la perception de l’identité nationale. Cela vaut pour les trois nations auxquelles s’intéresse successivement Mme de Staël, l’Italie, l’Angleterre, la France6. L’Italie n’a jamais été historiquement une nation quand Staël écrit – c’est Rome qui est, dans l’antiquité, le centre et le nom d’un territoire de plus en plus vaste –, et elle ne le deviendra qu’au cours du XIXe siècle : les États séparés et en conflit récurrent n’ont pour unité que leur passé, leur culture et leur langue, mais celle-ci elle-même se présente dans des versions multiples, de telle sorte que la nation virtuelle est elle-même suspendue à ce qu’on appelle la questione della lingua7. La conquête napoléonienne, dans le sillage des multiples occupations depuis les grandes invasions, l’Empire, la France Renaissante, constituera l’Italie en sujet, d’abord en l’aliénant8. Le choix qui lui est imposé de se détacher de l’actualité politique éloigne Corinne de ces processus.
Mme de Staël entend l’idée de nation comme un principe, et, dans la préface de De l’Allemagne, elle distingue celles de l’Europe en les rapportant à trois « races [ou origines] différentes : la race latine, la race germanique, et la race esclavonne » (c’est-à-dire slave). L’Allemagne forme en ce sens une nation sans être encore un État, il en va de même de l’Italie. L’essai plus développé sur l’Allemagne permet à l’auteur de relever ce qui singularise chaque partie de la nation allemande. La domination de la situation sentimentale des personnages dans le roman l’amène à accorder moins d’importance à ce qui sépare les petits États italiens – dont elle connaît bien l’histoire par Sismondi –, et à ignorer la questione de la lingua. La logique de son ouvrage laisse de côté trois siècles de caractérisation des langues européennes entre elles ou par comparaison avec le latin et le grec, et elle n’y reprend pas l’idée d’un « génie » des langues ; le français avait été ainsi caractérisé par sa clarté, sa justesse, sa modestie, sa chasteté, sa précision9. Mme de Staël écarte les débats que suscite cet éloge et en particulier la dénonciation de sa pauvreté lexicale ou de l’ordre rigide de ses groupes syntaxiques. Elle passe aussi sous silence la réflexion sur la grammaire générale – menée notamment par Beauzée dans l’Encyclopédie –, qui met toute les langues sur le même plan dans leur capacité à exprimer la pensée, ce qui les rend toutes traduisibles. Mme de Staël reste en retrait de cette modernité qui lui était familière grâce aux Idéologues : elle ne fait pas de claire distinction entre la langue et le discours, qui est au fondement des linguistiques modernes et présente dans la grammaire générale. Elle préfère considérer, d’une part, les conditions historiques et politiques de formation des langues, dans la lignée de De la littérature : ainsi la langue italienne est en accord avec son climat, ses œuvres d’art et sa lâcheté politique, tandis que la langue française cultive un esprit de société complémentaire de l’absolutisme. D’autre part, Mme de Staël fait du rapport à la langue une matière romanesque parce qu’il est vécu comme une expérience sensible, en particulier avec les formes marquées de l’éloquence, de la poésie, de l’improvisation et de la conversation qu’elle met au premier plan.
Conformément à ce que promet le sous-titre du livre, c’est la langue italienne qui est la plus précisément définie. C’est une langue des sens, capable de peindre musicalement le beau, qu’il vienne du ciel, des paysages ou des objets d’art. La faculté dominante des Italiens est l’imagination, dans tous les milieux et toutes les circonstances10. Mme de Staël l’entend dans un sens extensif, assez conforme à ce qu’avait conçu Addison dans ses essais sur l’imagination11 : elle est d’abord faculté de la perception – elle cadre : elle découpe des images dans la réalité, ainsi réduite à une surface esthétique et comme vidée de sa substance –, puis de remémoration – le souvenir se fixe sur l’image –, permettant une compréhension sensible du passé : on a le sentiment de ce qu’est un peuple ou un événement par un contact sensible avec les traces et les monuments qu’il a laissés. Le tourisme trouve là une de ses justifications. L’imagination est aussi une faculté d’invention, soit que le cœur investisse l’image emmagasinée de valeurs sentimentales, nostalgiques ou érotiques, religieuses ou idéales, soit que l’artiste s’en saisisse, les transforme et en fasse jaillir de nouvelles. L’image qui modalise la réalité se dote ainsi d’une réalité seconde, que lui confère la subjectivité du créateur.
L’imagination conduit à l’enthousiasme parce qu’elle éveille la sensibilité et les passions : c’est un lieu commun fort ancien. La langue italienne est donc fécondée par cette double activité de l’imagination et de l’enthousiasme. Elle prolonge par sa matérialité sonore et musicale, faite d’accents et de voyelles claires, l’effet pictural. Elle est aussi propice à la poésie, du moins à une poésie musicale et pittoresque – et non à la poésie rêveuse et métaphysique des Allemands, selon un autre lieu commun –, ce qui explique l’importance des poètes dans le panthéon littéraire des Italiens. Le roman commence par un éloge de Dante, fondateur de la langue et de la littérature italienne, conformément à la tendance romantique qui attribue à chaque nation son écrivain totem : avant que Goethe ne soit reconnu en Allemagne, l’Espagne peut se targuer de Cervantès et l’Angleterre de Shakespeare, également très présent dans le roman.
La sensualité picturale et musicale de l’Italien favorise un hédonisme esthétique, même si le bel âge de l’art a été solidaire d’investissements politiques considérables, mais aussi une dérive dans la gratuité sinon l’insignifiance, même si Mme de Staël ne va pas jusqu’à rappeler le « clinquant » du Tasse dénoncé par le XVIIe siècle français :
Ce n’est pas uniquement à la douceur de l’italien, mais bien plutôt à la vibration forte et prononcée de ses syllabes sonores qu’il faut attribuer l’empire de la poésie parmi nous. L’italien a un charme musical qui fait trouver du plaisir dans le son des mots presque indépendamment des idées ; ces mots d’ailleurs ont presque toujours quelque chose de pittoresque, ils peignent ce qu’ils expriment, vous sentez que c’est au milieu des arts et sous un beau ciel que s’est formé ce langage mélodieux et coloré. Il est donc plus aisé en Italie que partout ailleurs de séduire avec des paroles sans profondeur dans les pensées et sans nouveauté dans les images12.
De telles réticences déterminent le jugement sur la scène théâtrale italienne ou à propos de l’improvisateur qui intervient à la fin du roman comme un double grotesque de Corinne. Elles figurent aussi dans son essai plus tardif, De l’esprit des traductions. L’italien y est opposé à l’anglais, plus brièvement analysé : « La prosodie anglaise est uniforme et voilée ; ses beautés naturelles sont toutes mélancoliques ; les nuages ont formé ses couleurs, et le bruit des vagues sa modulation13 ». Loin du « vague enivrant des beaux arts et de l’Italie », la prospérité de l’Angleterre, cette « patrie de la raison » – tandis que les institutions et l’état social italiens confondent faiblesse et ignorance –, « l’orgueil des vrais biens de la vie, l’indépendance et la sécurité » s’incarnent dans une « langue forte et serrée14 ». Cette caractérisation succincte de la langue est peut être liée à la difficulté de réunir les deux usages si radicalement opposés qu’en ont les hommes et les femmes. L’univers masculin est d’abord vu dans le service religieux et militaire sur le bateau à Naples, l’univers féminin dans le conformisme du salon des femmes préparant le thé quand les hommes se sont retirés au fumoir pour des boissons plus fortes et peut-être des propos plus épicés. Il semble que la supériorité anglaise ne soit pas si étroitement liée à une langue, ni même à une éloquence, qui est là-bas cantonnée dans le champ du débat politique et ne saurait donc féconder les relations privées et encore moins celles de l’amour.
Les héros passent facilement de l’anglais à l’italien et la traduction entre les deux langues est également satisfaisante15. Corinne interprète Juliette sur la scène en italien. Shakespeare n’a pas seulement trouvé son histoire à Vérone, il aurait capté l’esprit de l’Italie et su le traduire dans sa langue poétique, qu’il suffit d’acclimater en retour à sa langue originelle : il a fait sienne « cette éloquence orientale qui se sert des images de toute la nature pour peindre ce qui se passe dans le cœur […]. La pièce de Roméo et Juliette, traduite en italien, semblait rentrer dans sa langue maternelle16 ». Quand Roméo se tourne vers Juliette « pour lui adresser des vers si brillants dans l’anglais, si magnifiques dans la traduction italienne, sur sa grâce et sa beauté, les spectateurs, ravis d’être interprétés ainsi, s’unirent tous avec transport à Roméo17 ».
Quand Oswald répond à l’appel de sa patrie, la romancière précise que la situation pour Corinne aurait été tout autre « s’il avait passé d’un pays où l’imagination est reine, dans un pays aride et frivole » : c’est-à-dire la France, où Mme de Staël faisait tout pourtant pour revenir. La France occupe la place du tiers exclu. Elle est le théâtre d’un seul épisode de la vie d’Oswald, qu’il raconte à Corinne à Naples, s’incarne dans le comte d’Erfeuil, qui apparaît au tout début du roman avec Oswald, et sa caractéristique nationale reste un contre modèle, pour la romancière et pour Corinne, qui valorisent a contrario l’Italie et, de façon secondaire, l’Angleterre. La langue française se serait moulée dans l’institution sociale de la conversation, célébrée par Marc Fumaroli : chaque propos est soumis à un jugement collectif, qu’il soit intériorisé par chacun ou pris en charge par un public, et doit répondre à la fois au désir de l’autre et à sa réplique ou contestation. L’éloquence française serait ainsi fidèle à l’usage parlé, soumise à des normes collectives, mais aussi attentive à plaire et par conséquent éprise de brièveté et d’esprit. Cette pratique de la conversation dépend du régime de l’absolutisme qui compense son monopole du pouvoir politique en ouvrant un espace de libre parole et de civilité. L’agrément social prime au détriment de « l’énergie, la profondeur, la sensibilité, l’esprit même18 ».
De cette pratique, Oswald a l’expérience au début de la Révolution à Paris et sa description est conforme à ce que dit de Paris Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse. L’un des mérites de l’échange public est d’accueillir hommes et femmes, et même de donner à celles-ci une place éminente. Mais l’esprit de société connaît deux dérives. La première, incarnée par d’Erfeuil, est la frivolité qui amène à ne rien prendre au sérieux et réduit la conversation au commérage :
[Le comte d’Erfeuil] jouait avec les mots, avec les phrases d’une façon ingénieuse, mais ni les objets extérieurs ni les sentiments intimes n’étaient l’objet de ses discours. Sa conversation ne venait, pour ainsi dire, ni du dehors, ni du dedans ; elle passait entre la réflexion et l’imagination, et les seuls rapports de la société en étaient le sujet19.
La seconde est l’esprit, nécessaire pour plaire : la « douce moquerie qui délasse l’esprit et donne à la bienveillance elle-même une façon piquante de s’exprimer20 » devient agressive et cruelle quand « elle tourne tout en ridicule », en particulier en recourant à l’ironie qui singe les dispositions confiantes, naïves, sentimentales ou maladroites des protagonistes de la comédie sociale21 : « Quand une fois on a tourné l’enthousiasme en ridicule, on a tout défait, excepté l’argent et le pouvoir22 ». Les Italiens, pour être sans société, sont préservés de l’esprit de moquerie. Oswald partage l’inquiétude de la romancière : « Je craignais les moqueries contre tous les cultes du cœur et de la pensée ; je détestais cet art de rabattre tous les élans et de désenchanter tous les amours23 ». Mme de Staël reprend à de très nombreuses reprises dans le roman les attaques également vives de De la Littérature contre la moquerie : « Le secret de la plaisanterie est, en général, de rabattre tous les genres d’essor, de porter des coups de bas en haut, et de déjouer la passion par le sang-froid24 ». Agissant sur « la puissance des sentiments vrais », par ses uppercuts, elle « attaque l’existence morale25 ».
D’Erfeuil n’est pas méchant, il recueille même Corinne et veille sur elle jusqu’à son embarquement d’Angleterre pour la France ; ce n’est pas le cas de l’artificieuse Mme d’Arbigny, qui introduit le calcul et la dissimulation dans la relation amoureuse, ni de M. de Maltigues, le cynique athée. Ces trois personnages corrigés à la marge par le frère de Mme d’Arbigny, le comte Raimond, incarnent le pôle de la moquerie. D’Erfeuil, qui se déclare séduit par Corinne, affiche toutefois son peu d’intérêt pour les ruines et pour Rome : il s’ennuie vite en Italie, parle assez brutalement à Oswald de sa liaison avec Corinne et soumet le cœur à une logique sociale de l’intérêt. Il n’est ni sentimental, ni esthète, ni non plus civique ou tourmenté par la morale, sinon celle du conformisme social.
Tout en la dénonçant, Corinne recourt à la moquerie26 en donnant la parole à d’Erfeuil. Au début du roman, il moque la passion de l’héroïne : « Les femmes aiment la peine pourvu qu’elle soit bien romanesque27 ». Ce jugement s’applique aussi aux hommes du roman, que nous dirions névrotiques en ce qu’ils recherchent les souffrances de la culpabilité. D’Erfeuil fait ultérieurement un tableau sarcastique de la scène italienne, d’abord de la musique et de la danse28, puis du répertoire théâtral, lorsqu’il fait rire les Italiens. Corinne lui donne raison : les Italiens n’ont point de théâtre, certes par l’effet des circonstances et non par « absence de talent29 ». La romancière pratique elle aussi la satire moqueuse, reproduisant les propos vides des femmes qui préparent le thé entre elles quand les hommes se sont retirés30 ou peignant la réaction de la ville quand Corinne refuse le parti proposé par sa belle-mère31. La romancière prend un tour presque voltairien quand elle ridiculise ironiquement les propos de d’Erfeuil sur les ruines32. Le roman introduit donc, en s’y chauffant parfois, un foyer français qui dessine une perspective critique sur l’héroïne, son style et ses raisonnements : il fait l’hypothèse que tout cela se prête à la moquerie et au ridicule et dessine ainsi les conditions d’une lecture hostile. Cette perception est aujourd’hui assez courante, sinon dominante. Elle a été nourrie par Stendhal et surtout par Flaubert : sa satire du romantisme dans Madame Bovary et L’Éducation Sentimentale s’applique au mieux à Corinne et au roman qui en adopte les idées et le langage. Le récit accueille ainsi le point de vue qui le déconsidère et menance même de le détruire. Laissons de côté les motivations désenchantées ou polémiques de son auteure et considérons ce discours possible sur le roman comme l’introduction, en son sein, d’une des caractéristiques qu’il attribue à la langue française. Son assimilation à l’esprit de conversation fournit sa face négative, abondamment commentée. Les deux autres propriétés de la langue française sont décisives pour la compréhension du roman, mais demandent plus d’attention car contrairement à la première, elles ne sont pas expliquées, mais mises en œuvre : elles apparaissent dans l’expérience poétique et sensible du roman.
La langue française se révèle, en second lieu, tout à fait capable d’absorber les langues étrangères pourtant si éloignées : elle les traduit et les intègre. Au début du roman, la romancière reproduit la première improvisation de Corinne en faisant une remarque sur le passage à la prose : « Elle se fit entendre dans des vers pleins de charmes, dont la prose ne peut donner qu’une idée bien imparfaite33 ». Et la langue française ? Corinne, avec son opposition systématique des langues, des éloquences et des cultures, soulève la question, qui affleure parfois clairement. Ainsi, au moment où Corinne joue Juliette dans la traduction italienne de Shakespeare, elle guette la réaction d’Oswald, l’Anglais en Italie :
Corinne, inquiète le cherchait avec anxiété, et prononça ce vers : « Too early seen unknown and known too late! » Ah, je l’ai vu trop tôt sans le connaître et je l’ai connu trop tard, avec un accent si profond qu’Oswald tressaillit34.
Corinne n’a pas dit le vers de Shakespeare, pas plus qu’Oswald n’a entendu sa traduction française. Celle-ci serait elle aussi heureuse que l’italienne ? Peut-on traduire en français les vers de Monti ? Du moins le sont-ils. Aussi existe-t-il une seconde langue française, celle dans laquelle toutes les autres langues sont traduites, en particulier l’anglais et l’italien ; c’est celle de la romancière qui reprend souvent à son compte les idées de Corinne, commentant et interprétant ses actions et ses jugements, et sollicitant toute l’imagination et l’enthousiasme auxquels la langue française serait pourtant réfractaire. Le français serait ainsi capable de donner voix aux autres langues et de représenter leurs valeurs et leur conflit ; il serait à la fois pris dans une lutte des cultures qui le relègue à une place plutôt limitée, et domine secrètement l’ensemble.
L’articulation entre ces deux capacités de la langue française, l’une tournant à mal et l’autre au contraire à bien, ne peut être pensée qu’à condition de faire intervenir une dernière propriété qui tient à la situation à la fois du roman et de son auteure, tournée vers la France, exilée par son gouvernement et recréant à Coppet le double concret d’une société parisienne désormais fantomatique. Cette disposition complexe s’explique par un précédent que Mme de Staël connaissait profondément : le roman de Rousseau paru en 1761, La Nouvelle Héloïse. Cette troisième capacité de la langue française correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui la francophonie.
Une francophonie conceptuelle et poétique
La Nouvelle Héloïse est un roman géographique, comme Corinne : il met en titre une héroïne malheureuse (Julie), annonce un dialogue amoureux – l’amour s’y nourrit aussi de débats argumentés –, laissant à chaque partenaire le soin d’exprimer par écrit son éloquence, indique aussi le lieu de leur union, « aux pieds des Alpes » et donne à cette localisation une importance aussi grande, malgré des différences, que celle attribuée par Corinne à l’Italie, à l’Angleterre et à Paris. Rousseau introduit d’emblée la poésie italienne avec un exergue qui annonce le malheur final et le deuil qui en résulte, et le livre contient plus de vers italiens que Corinne. La préface oppose le traitement de l’amour, dans les romans du jour, au langage amoureux de ses héros et à leur style. Inversement Saint-Preux, dans sa description de Paris, en dénonce les mœurs, mais aussi le langage ; il fait certes l’éloge de la conversation parisienne en des termes repris par Mme de Staël, mais c’est pour conclure qu’elle ne produit aucun bien moral ou civil. La préface voit le public parisien bouder le roman et dit s’adresser à des propriétaires de province, qui apprendront à aimer la gestion de leur domaine. Ambition furieusement restreinte, que le succès du livre dément immédiatement, répondant à l’intention véritable de son auteur.
L’opposition de deux langues françaises, l’une dominant la France en rayonnant depuis Paris, l’autre propre au roman et à ses personnages, et bientôt acclamée au-delà des frontières, trouve son analogie dans l’opposition entre un jardin d’apparat et ce qui s’apparente à ce que les Anglais vont appeler la « ferme ornée », comme dans celle, plus radicale, entre la musique française et la musique italienne ; l’expérience passionnée du jardin et de la musique est associée aux paysages de montagne ou au lac de Genève. Le roman, dans la description de la promenade sur le lac (IV, 7), amorce une opposition analogue entre l’économie suisse et l’économie française, mais c’est fugace et le domaine de Clarens n’est pas donné comme un produit de la culture suisse : il résulte d’une conception originale, d’autant que la partie du roman qui lui est consacrée fait une description sarcastique de la conversation à Neuchâtel. La Suisse ménage un écart avec la France : elle ouvre à des expériences sensibles de l’amour, du paysage, de la musique, de la famille et du travail collectif qui restent inconnues en France, mais l’ensemble n’est pas rapporté à la nation suisse puisque M. de Wolmar incarne l’obsolescence de la noblesse française. S’il y a quelques helvétismes dans le roman, Wolmar ne parle pas la langue suisse. Le roman transforme ainsi les bords du Léman, pour la France et ses lecteurs, en un espace d’extériorité intellectuelle, esthétique, philosophique et sensible. L’alternative au modèle parisien y repose sur une autre pratique de la langue, essentielle dans l’expression des sentiments et la formation d’une communauté. La langue française est donc partagée entre un usage social dominant, proche de l’esprit de société de Staël, et un nouvel usage pensé et incarné par Rousseau – qui va bientôt écrire à la première personne –, et ici médiatisé par ses épistoliers. La langue est donc le lieu d’un conflit : Rousseau ne s’adresse aux Parisiens que pour bouleverser leur cœur et changer leur manière de parler. Les arguments avancés, comme la fable du roman mettent en lumière le concept de francophonie : elle décrit un usage de la langue française à partir d’un lieu qui lui est étranger ; une francophonie moins nationale que conceptuelle, et rendue possible par un décentrement et un lieu concret, francophone au sens suisse du terme.
Mme de Staël se trouve dans une situation analogue à celle de Rousseau, puisqu’elle est française née de parents suisses et obligée de résider à Coppet contre son gré. Mais à l’inverse de Rousseau, elle ne théorise pas le partage de la langue française entre un foyer décrié et une alternative autorisée par un foyer extérieur. Son roman, en revanche, représente ce clivage de la langue française entre un pôle négatif – conçu en regard de l’italien et de l’anglais, comme il le sera bientôt de l’allemand – et un nouveau pôle créé par l’écrivain, qui ne s’incarne ni dans un personnage, ni dans un lieu, ni dans une histoire, mais dans un livre écrit en français pour des Français. Mme de Staël présente donc à la France deux modèles – celui des beaux-arts et celui de la prospérité libre –, mais pour en montrer les contradictions ou les limites. Conjointement, elle déploie un autre style français et une autre économie de la parole, à rebours de l’esprit de société et de la moquerie, qu’elle enrichit d’autres expériences par l’intermédiaire d’une sorte de traduction élargie, capable de transmettre les visions du monde propres à des langues étrangères. Elle écrit alors une langue française sensible et imagée, nourrie de toutes les qualités d’âme dont Paris s’est privée. Par l’entremise d’un écrivain « supérieur », pour employer le vocabulaire de l’auteur, les nations étrangères, leur éloquence, leur faculté dominante et leur langue nourrissent la langue et la culture française qui les accueille et les inclut dans une œuvre francophone, dans le sens où elle s’écrit en français pour la France, mais en dehors et en partie contre d’elle, pour corriger et compléter sa mauvaise part.
Conclusion : une polyphonie romanesque
Rousseau avait articulé le conflit interne à la langue française – auquel il donne une dimension d’histoire anthropologique dont il a esquissé le schéma dans le second Discours sur l’origine et les causes de l’inégalité parmi les hommes en 1755 –, sur un conflit entre l’élection naturelle de l’amour et les institutions sociales incarnées par le père et la famille. M. d’Étanges appartient au monde négatif : tout en étant en Suisse, il impose une espèce de compromis à sa fille, la vie à Clarens, décrite dans la seconde moitié de La Nouvelle Héloïse, étant la mise en œuvre de ce compromis. Or Mme de Staël dissocie les deux conflits. Celui qu’elle privilégie, et qui fait la matière du roman, oppose les nationalités qui font appel à des facultés différentes de l’homme – esprit de société, raison de la communauté, imagination – et qui comportent chacune leur valeur et leur défaut. Le second conflit, circonscrit par Rousseau en dehors du roman – dans les préfaces, les commentaires et les œuvres antérieures ou contemporaines – et celui qui concerne la langue française, résumé ici par le terme anachronique de « francophonie », Mme de Staël le transforme de deux façons : en disposant ses protagonistes sur deux niveaux, interne et externe du roman, et en passant de l’un à l’autre, de la figuration thématique à la présence dramatique. Pour l’essentiel, la figuration interne de la langue française reste l’éloquence négative, qui couvre un spectre allant de l’esprit de société au commérage et à la moquerie. Ce foyer autorise une lecture hostile de l’œuvre et de l’héroïne, largement adoptée par la postérité : une lecture moqueuse, que Rousseau avait inscrite, pour la récuser, dans les marges préfacielles de son roman. Ce retournement est d’autant plus aisé que le roman en contient lui-même l’amorce : il est par moment moqueur. La moquerie vise le personnage d’Erfeuil – l’apôtre du ridicule le serait lui-même et ne pourrait être peint que par les moyens ignobles que le définissent –, et la romancière l’adopte quand elle fait parler les personnages. Le roman est ainsi travaillé par son double négatif. Mais par son écriture, son invention, sa langue et donc par ce qui est extérieur à l’histoire, il traduit aussi l’imagination et l’enthousiasme de Corinne et y participe. Il les prolonge, en les intégrant dans un vaste panorama. Il fait donc entendre deux autres voix françaises, bien différentes de celle qu’il laisse s’exprimer en soulignant ses défaillances ou ses promesses : celle qui traduit les nations étrangères et celle, de logique francophone, qui les accueille, les fait résonner et dialoguer. Or c’est cette musique plurielle qui est offerte au public français ainsi invité, dans une expérience sensible, à quitter sa clôture stérile pour écouter d’autres voix par l’intermédiaire de la création poétique de Mme de Staël. Elle ne parle pas de la Suisse – tout au plus certains traits de l’Angleterre pourraient-ils s’appliquer au pays des Necker –, ni de l’Italie, mais d’un lieu purement intellectuel. Celui de la langue du roman, c’est celui d’une fiction française : lieu étranger à la France mais français, ce qui définit théoriquement la francophonie. Staël convertit l’exil en espace de création et répète ainsi le geste inaugural de Rousseau.
Un tel projet repose sur la capacité de l’écrivain à faire de son roman l’expression d’une autre pratique linguistique et d’imaginer un regard inédit sur la France. Il s’inscrit dans la tendance à faire du récit le medium d’une subjectivité créatrice : c’est exactement ce que perçoit Mme de Staël dans un moment de fondation romantique. Cette dimension poétique et esthétique de la langue de Corinne est suggérée dans la poésie improvisée de Corinne et dans les descriptions d’œuvres d’art. C’est malheureusement la partie plus fragile du livre, parce que Mme de Staël n’a pas pu introduire l’essor de la poésie romantique anglaise, et parce qu’elle ne considère dans les tableaux que leur sujet. Elle ignore les leçons de Diderot, dont on commence à éditer les Salons, et plus lointainement celles de Félibien et de Piles. Rousseau avait réussi à transformer son roman en poème. Mme de Staël le lit et va dans le même sens : elle assimile dans le sien les questions épiques, ou plus exactement elle pose la question des nations et de leur identité à un niveau épique en en reprenant, pour les infléchir, les thématiques profondes. Elle ne pouvait anticiper que de très grandes œuvres du XIXe siècle allaient profiter des leçons de son œuvre et de celles de Rousseau : c’est le cas des romans de Manzoni, de Victor Hugo jusqu’à l’ultime chef d’œuvre des Travailleurs de la mer, des romans de Dostoievski35 et du Moby Dick de Melville. Ils opérent deux transformations décisives en accord avec l’âge démocratique des états nations. Pas plus Hugo que Melville ne conçoit en effet un partage de la langue et de la représentation nationale à partir d’une extériorité, appelée ici francophone : ils créent plutôt une extériorité au sein même de la langue d’une nation solidement établie – même s’il faudrait nuancer le propos pour Hugo exilé un temps à Jersey –, extériorité poétique et fantastique à l’égard des différents modes de discours actifs de leur temps et propices à différentes représentations (comme chez Melville les discours géographique, historique, poétique, allégorique, les vocabulaires et les cultures techniques, etc. mais aussi les variations sociales et individuelles, les variantes régionales ou historique, ce que les linguistes appellent idiolectes ou sociolectes) : le roman est alors capable de les utiliser, d’en dégager le potentiel expressif et de les faire se rencontrer dans un ensemble polyphonique, poétiquement organisé par des écrivains supérieurs. Le roman poème achève ainsi le transfert du propos épique dans la prose moderne et le genre de fiction le plus commun. Mme de Staël incontestablement, mieux que ses amis allemands, a su entrevoir et amorcer cet essor du roman. Laissons à chaque lecteur le soin de décider si l’œuvre est à la hauteur de cette conception exceptionnelle ou si sa position défensive, sur plusieurs plans, ne l’a pas poussée à des accents satiriques trop marqués ou à des entraînements oratoires proches du prosélytisme.