Lorsque Staël se confronte à son époque pour expliquer l’impensable de la Terreur dans De l’influence des passions, elle essaie d’adopter une distance appropriée à sa démarche. Cet écart est à la fois d’ordre temporel, puisque l’ouvrage paraît en 1796, et d’ordre critique. Ce processus de séparation vise à mieux saisir la Terreur pour ensuite la faire comprendre au lecteur. Dès l’introduction de l’ouvrage, Staël insiste sur la nécessité de se transporter à distance des événements. Une écriture immédiatement contemporaine de la Terreur serait signe d’une part d’un recul indécent et d’autre part d’un manque d’objectivité, nécessaire à la rigueur de l’analyse :
Honte à moi cependant si, durant le cours de deux épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France, j’avais été capable d’un tel travail ; si j’avais pu concevoir un plan, prévoir un résultat à l’effroyable mélange de toutes les atrocités humaines2.
Staël pratique ici la séparation et la fracture déjà à l’œuvre dans l’écriture des Lettres sur Rousseau. Pour comprendre ses propres impressions de lecture et les communiquer, elle prend soin de distinguer le cœur qui éprouve et l’esprit qui analyse : « J’écrirai sur Héloïse, comme je le ferais, je crois, si le temps avait vieilli mon cœur3 ». Dès son entrée officielle dans la carrière littéraire, Staël se montre donc soucieuse d’assurer le passage entre les émotions du sujet singulier et les impressions du lecteur. Le concept de la « passion réfléchissante4 » est proposé plus tardivement, en 1800 dans De la littérature ; cependant le processus de fracture est déjà à l’œuvre dans les premiers écrits, où Staël emploie conjointement deux registres de langue : celui du sentiment et celui de l’analyse. Pour convertir son sentiment personnel en analyse à vocation plus générale, elle s’attache alors à « trouver la langue5 ». Cette langue doit être capable de transmettre à la fois l’idée et le sentiment. Elle est suffisamment incarnée pour traduire les impressions du sujet, mais aussi suffisamment réfléchie pour contribuer à une réflexion plus générale. Cette double exigence est donc d’emblée à l’œuvre dans les Lettres sur Rousseau, où la présence de la matière personnelle dans l’analyse se justifie si elle permet le passage de l’expérience singulière à l’expérience collective. Staël s’attache à « animer du même souffle de vie un instrument différent6 », en donnant chair à la langue, qui doit parler à tous.
Ainsi, soucieuse d’une communication efficace, Staël postule initialement un idéal de transparence. Et pourtant, l’œuvre rencontre un double paradoxe. En effet, elle se trouve en permanence confrontée à une réception problématique, car en décalage avec les attentes de l’auteur. Les préfaces visant à expliquer la démarche choisie ne suffisent pas à se faire comprendre du public7. Cette difficulté constitue un premier obstacle à l’idéal de transparence. Une seconde difficulté vient de la mobilité même de l’écriture staëlienne. En effet, dans les textes à vocation théorique, le contrat d’écriture n’est jamais définitivement fixé. Staël passe des énoncés formulés à la première personne aux aphorismes à valeur générale. Pratiquant une « poétique de la dispersion8 », le « je » staëlien occupe dans le texte une place problématique et joue à la fois de la présence et de l’absence. Cette stratégie d’écriture suscite des interrogations concernant la méthode critique, mais aussi la place du biographique dans ces ouvrages. Qu’elle soit subie ou choisie, l’opacité s’invite donc dans l’écriture, alors que Staël multiplie les déclarations exprimant la volonté d’être bien comprise. Si ces choix d’écriture semblent viser un gain de transparence, ils mettent également en péril le souhait d’une communication efficace avec le lecteur. À partir d’un idéal de transparence, comment l’œuvre de Staël accueille-t-elle une forme d’opacité remettant en question le passage du singulier au collectif ? Comment cette opacité fait-elle aussi l’objet d’une valorisation dans l’écriture ?
Nous questionnerons dans un premier temps ce souci permanent de la transmission de l’idée et du sentiment au lecteur. Cependant et dès les premiers écrits, Staël se montre consciente de l’existence d’un inexprimable dans la langue. Nous interrogerons donc dans un second temps cette disjonction à l’œuvre dans les textes staëliens. Sous quelles formes se réalise cette fracture entre le « je » qui ressent et le « je » qui cherche à transmettre ses émotions ? Enfin nous proposerons une réflexion sur la dimension transculturelle du passage, avec le voyage en Allemagne entrepris à la fin de l’année 1803. Ce voyage à l’origine de De l’Allemagne remet en cause le postulat initial de transparence et invite Staël à s’interroger sur les conditions permettant aux idées de passer d’une culture à une autre.
La volonté de comprendre : le rêve de transparence
Staël se montre soucieuse de comprendre, de se comprendre et d’assurer le passage entre soi et le public. La démarche adoptée dans l’écriture critique est révélatrice de ce souci de transparence. Les Lettres sur Rousseau ouvrent une nouvelle voie dans l’écriture critique. En effet, Staël « inaugure une méthode critique promise à un riche avenir, fondée sur un équilibre dialectique entre l’adhésion sympathique et la distance critique9 ». Elle associe le désir de revivre ses lectures au souci de prendre du recul pour mieux analyser et transmettre ses impressions. Ce recul se vérifie par l’effort d’une désappropriation. Les Lettres sur Rousseau se veulent ainsi la trace d’un rapport personnel entre Staël lectrice et Rousseau, mais aussi le résultat d’un effort d’objectivation. La spontanéité de l’émotion vécue laisse place à la réflexion à distance : « Je me transporterai donc à quelque distance des impressions que j’ai reçues10 ». La figure rousseauiste devient miroir dans lequel le « je » staëlien s’éprouve : « Protocole, devenu célèbre, de la “passion réfléchissante”, ce dédoublement convertit l’étrangeté douloureuse en connaissance de soi11 ». Le perfectionnement de la connaissance de soi et des sentiments mobilise à la fois « la langue de la fiction et celle de la raison12 ». Au fondement de l’écriture critique se trouve l’idée que l’émotion ressentie est comparable à celle des autres lecteurs. Les émotions peuvent alors passer au sein de cette communauté de lecteurs sensibles.
Pour étudier le modèle rousseauiste, Staël part de son expérience de lecture pour ensuite s’ouvrir aux autres. L’écriture suit ainsi un mouvement de décentrement de soi. Il existe donc un optimisme staëlien sous-jacent aux Lettres sur Rousseau : la croyance en une possible connaissance de soi, l’existence d’une communauté de lecteurs sensibles et donc la communication transparente des émotions. Si Staël a été touchée par ses lectures rousseauistes, alors il en va nécessairement de même pour d’autres âmes sensibles. C’est le fameux « cogito critique13 », analysant la vocation altruiste de ce dédoublement de soi.
Les Lettres sur Rousseau, miroir de soi, sont donc également un miroir offert à tout lecteur. L’écriture staëlienne distingue deux temps : le souvenir de l’émotion puis son analyse. L’introduction de la première édition est éclairante à ce sujet :
J’ai senti le besoin de voir mon admiration exprimée. J’aurais souhaité sans doute qu’un autre eût peint ce que j’éprouve ; mais j’ai goûté quelque plaisir en me retraçant à moi-même le souvenir et l’impression de mon enthousiasme14.
Certes Staël cherche à se retrouver dans son ouvrage, mais elle met aussi à l’épreuve la spécificité de sa pensée, distincte de celle du modèle :
Cette démarche, si elle n’exclut pas l’effet-miroir de l’œuvre tutélaire, en fait moins un écho sensible qu’une aventure dialectique. Staël ne se reflète pas dans Rousseau, mais découvre sa pensée au terme d’un voyage jalonné par l’épreuve de la différence15.
Le miroir de l’écriture reflète ainsi l’altérité : Staël se découvre comme une autre, mais également comme une autre que Rousseau.
La vocation altruiste de cette étude de soi constitue aussi une étude anthropologique des passions. Le « je » biographique se veut le représentant d’une collectivité plus importante et prend une valeur métonymique16. L’écriture, tendue entre le souci de mieux se connaître et la dimension anthropologique, conduit au perfectionnement de la connaissance de l’objet d’étude et de la relation personnelle à l’objet. Partir de soi pour aller vers autrui, là réside la sympathie au cœur de l’écriture critique. Convaincue de l’existence d’autres âmes sensibles à Rousseau, Staël espère dès lors la réussite du passage entre son expérience personnelle et la réception du texte. La rencontre de soi en tant que lectrice, mais aussi celle du public, se réalise dans la recherche d’un équilibre entre identification au modèle et distinction. Staël ne cache pas ce processus d’identification, mais ce dernier participe du perfectionnement des idées et des sentiments.
L’écriture n’est donc jamais définitivement installée dans une posture de proximité ou de distance. Elle se caractérise par une solidarité entre sentiment et analyse. Staël crée un protocole consistant à écrire comme si sa lecture de Rousseau était lointaine. Ce scénario d’écriture doit garantir l’objectivité du propos et donc le perfectionnement des connaissances. La mobilité de l’écriture critique, en intégrant la sensibilité personnelle, présente un caractère novateur. Tout comme les romans sont nourris par les réflexions théoriques, les Lettres sur Rousseau accueillent l’expression de la sensibilité : le corpus fictionnel emprunte la langue des traités et le corpus théorique emprunte la langue de l’émotion. Il n’existe donc pas un style propre à la fiction et un autre pour la critique. Dès les Lettres sur Rousseau, Staël essaie ainsi de trouver la langue. La langue staëlienne doit pouvoir se transporter d’une tonalité à l’autre pour une communication plus transparente.
Dans De l’influence des passions, cette recherche implique de justifier le choix d’une écriture à distance de la Terreur. Les contemporains, témoins des événements, doivent effectuer un effort supplémentaire pour se dégager des circonstances et parvenir à un regard surplombant. Les générations suivantes au contraire bénéficieront d’une distance temporelle et critique dans leur réflexion :
La génération qui nous suivra examinera peut-être aussi la cause et l’influence de ces deux années ; mais nous, les contemporains, les compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des abstractions, de nous séparer de nos impressions pour les analyser17 ?
L’enjeu ici consiste à transformer le vécu en matériau réflexif. Dans les Lettres sur Rousseau, ce mouvement de désappropriation conjugue le souci d’admirer et de comprendre. Le « je » livre un Rousseau staëlien, intermédiaire entre soi et le lecteur. Il se révèle ainsi autrement, derrière le voile du propos théorique. La liberté d’écriture jette une ombre sur la figure staëlienne. Celle-ci apparait en clair-obscur, le « je » n’étant pas celui de l’autobiographie, mais la matière de soi susceptible de se transporter vers les autres.
L’idéal de transparence souhaitée dans l’étude du modèle rousseauiste apparait plus problématique avec la parole de soi. Si l’on sent18 la présence du « je » staëlien, ce dernier ne cesse de multiplier les médiations ou les masques derrière lesquels s’exprimer19. Comment se transmet cette parole personnelle, alors que Staël refuse l’autobiographie ? Existe-t-il ce même idéal de transparence quand il s’agit de dire « je » ?
L’épreuve de la fracture
Staël recherche la langue la plus éloquente, capable de rendre compte le plus fidèlement possible des mouvements intérieurs. Elle doit alors réduire l’écart entre l’expression de ses sentiments et la réception du texte par le public. Dans les Lettres sur Rousseau, Staël fait l’éloge de son modèle. Même si « son style n’est pas continuellement harmonieux20 », il fait entendre « une sorte d’harmonie naturelle, accent de la passion, et s’accordant avec elle, comme un air parfait avec les paroles qu’il exprime21 ». Le langage de Rousseau admet les termes bas comme relevés, au nom d’une expression naturelle garante de sincérité et de vérité. La parole éloquente intègre la matière personnelle, qui donne chair à l’écriture. Dans sa correspondance, Staël rapproche l’expérience vécue de l’intensité de l’écriture : « Je viens d’écrire pour Albertine une pièce, la Sunamite, où le malheur que vous me causez a peut-être animé ce que je puis avoir d’éloquence22 », écrit-elle à O’Donnell. Staël confie à l’éloquence le rôle du passeur entre l’auteur et le lecteur. La confiance accordée à l’éloquence n’exclut cependant pas la conscience d’un manque dans le langage, obstacle à la transparence de l’échange.
Les premiers écrits font la douloureuse expérience de l’impossibilité d’accéder à une transparence totale :
L’année 1786 marque au contraire l’avènement d’une crise : le langage s’y disloque pour ne plus offrir que le symptôme d’un échange entravé. Cette discordance impose un déplacement à la fois narratif et énonciatif : la parole, jadis au centre de textes qui plus est écrits à la première personne du singulier, ne garantit plus l’unité, ni rhétorique, ni identitaire, d’un sujet désormais mis à distance de son élocution23.
La langue, ne garantissant plus la transparence, devient le lieu où s’expriment la fracture et la disjonction de soi à soi. Les trois Folles sont révélatrices de cette crise. Staël se réapproprie une pratique appréciée à son époque24. Le langage déstructuré des protagonistes est un symptôme de leur égarement. La folle de la forêt de Sénart parvient à dire son trouble : « Je ne peux plus parler25 ». Obsédée par l’idée de rester dissimulée derrière son voile, elle veut ainsi cacher son sentiment de culpabilité. À l’obstacle du langage obscur s’ajoute celui, concret, du voile : l’un et l’autre s’interposent entre la folle et le narrateur. Les propos obscurs ne se laissent pas comprendre de manière immédiate, ils exigent de la part du narrateur de formuler des hypothèses, de tenter des traductions pour comprendre l’interlocutrice. Malgré les difficultés de compréhension, la conversation se poursuit, car le narrateur manifeste un intérêt pour la folle. L’échange est d’ailleurs intensifié car problématique. Dans sa présentation des trois Folles, Anne Amend-Söchting fait en effet du narrateur un « psychothérapeute malgré lui26 » : il cherche à compenser l’aphasie dont la parole féminine est frappée. Les folles pratiquent, à l’« ombre de la raison, une langue sauvage27 » et primitive, à la frontière entre l’intelligible et l’inintelligible. Le narrateur, figure intermédiaire, s’efforce en vain d’extérioriser la douleur pour la clarifier. La folle de Sénart lui demande d’ailleurs : « Questionnez-moi, cela m’aidera28 », avant de rompre la communication. Cependant l’interlocuteur précise que le propos de la folle n’est pas totalement inintelligible : « Elle me tint alors plusieurs discours sans suite, mais cependant sans disparate29 ». En effet, si les propos étaient totalement insensés, aucun échange ne serait possible, or le dialogue se poursuit. Une transparence totale signerait la fin de l’échange : le narrateur n’aurait rien à chercher ni à apprendre chez l’autre. À l’inverse, un langage radicalement étranger au sien lui interdirait toute communication. Le langage de la folle, assez clair pour permettre le dialogue, mais assez obscur pour prolonger la rencontre, problématise et approfondit la relation entre les personnages. La folle est donc toujours ailleurs. La conversation se réalise sous le signe du manque. Cet écran présente cependant un aspect positif en raison de sa valeur d’interrogation. Il appelle la rencontre à se prolonger, tout en marquant aussi un terme à l’avènement d’une transparence entre les individus. Puisque la communication ne saurait pleinement passer d’un locuteur à un autre, elle reste en devenir. Les Folles de Staël invitent ainsi à repenser les enjeux de la rencontre. En effet, à la fin de l’échange, les questions sur l’identité et les raisons de la folie persistent : le personnage demeure une figure résistante. Si la finalité du dialogue n’était autre que celle de la compréhension de l’interlocuteur, celui-ci serait alors un échec.
La communication doit passer par la médiation du voile symbolique et concret. Le voile met en œuvre une dialectique du regard et rend tangible l’impossible transparence entre les personnages. Derrière le voile, la folle peut regarder sans être vue. Le voile est d’ailleurs un moyen fictionnel employé dans Delphine pour mettre en scène cette même dialectique30. Ce symbole montre « l’importance du thème de l’action cachée et de la séparation31 ». Delphine est dissimulée derrière un voile pour assister au mariage de Léonce : ce dernier l’aperçoit derrière le voile, mais pense ensuite s’être trompé32. Corinne utilise aussi un voile pour ne pas être reconnue, lorsqu’elle se rend à une représentation théâtrale33. C’est également derrière un voile qu’elle se soustrait au regard des autres lors de sa dernière apparition : « Elle avait choisi ce moyen pour voir Oswald, sans être vue34 ».
La rencontre échappe à la banalité et reste un événement inouï. Elle s’effectue dans l’espace de l’entre : entre proximité et distance, familiarité et étrangeté. Cette modalité de l’entre-deux ouvre un passage, mais interdit de terminer la découverte de l’autre. Elle prolonge le chemin, car autrui ne se laisse percevoir que par traces. Cette opacité prend une dimension positive et confère aux rencontres une forme de sacralité.
Dès l’année 1786, la disjonction incarnée dans la langue signe ainsi la fin du rêve de transparence. Les Folles interdisent toute relation apaisée au langage. Si le langage s’avère un des premiers obstacles à la communication, Staël fait l’expérience de la fracture lorsqu’elle entreprend son voyage en Allemagne à la fin de l’année 1803. Découvrant la jeune école du romantisme allemand, elle se heurte à une réflexion nourrie par une pensée de l’inaccessible.
L’impossible passage : vers l’accueil du mystère
Avec le voyage outre-Rhin et la rencontre avec les penseurs allemands, la question de la communication empêchée prend une nouvelle valeur. En découvrant la philosophie de Kant, Staël développe une réflexion déjà entreprise auparavant sur la traduction. Dans la préface de Delphine, elle met en garde contre la stérilité menaçant toute littérature refermée sur elle-même et invite à l’étude des littératures étrangères : « En lisant les écrits d’une nation dont la manière de voir et de sentir diffère beaucoup de celle des Français, l’esprit est excité par des combinaisons nouvelles35 ». Avec Corinne, Staël met également en scène un personnage brillant par son ouverture aux autres cultures. L’héroïne propose d’ailleurs une traduction de Shakespeare36. La littérature et la langue ne peuvent se perfectionner qu’au contact des cultures d’autres pays. Il appartient aux auteurs de s’inspirer des beautés étrangères susceptibles de passer dans leur langue : « L’or des mines peut servir à toutes les nations, l’or qui a reçu l’empreinte de la monnaie ne convient qu’à un seul37 ». Avant même son arrivée en Allemagne et donc l’article De l’esprit des traductions, Staël se montre ainsi sensible à la question. Dans De l’Allemagne, elle réaffirme « l’idéal du cosmopolitisme et de la libre circulation des idées qui caractérisent l’esprit de Coppet38 » : « Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter39 ». La traduction selon l’idéal staëlien n’est pas une simple imitation, mais une transposition des richesses d’un texte dans sa langue.
À son arrivée en Allemagne, Staël fait cependant l’expérience de l’intraduisible. Fidèle à son souhait de comprendre, elle questionne Schiller sur les raisons de cette impossibilité. Lors de leur première conversation, elle accepte facilement l’idée que certaines poésies ne peuvent être traduites dans d’autres langues, mais conçoit plus difficilement que certaines doctrines, en l’occurrence celle de Kant, résistent à l’épreuve de la traduction. Le récit de cette discussion témoigne de ses interrogations : « Pourquoi donc les phrases de Kant sont-elles intraduisibles ? […] Elle demanda ce que signifiait le mot transcendantal, et la réponse fut que celui qui comprenait le mot comprenait aussi les doctrines de Kant40 ». La compréhension de la doctrine kantienne ne se réaliserait pas par la traduction. En cela, Staël aborde au contact des penseurs allemands la question des conditions d’accès à la connaissance. La traduction représente un aspect d’une interrogation plus large concernant les limites du savoir. En effet, Staël découvre le romantisme allemand, l’Athenäum, autour des frères Schlegel. Cette école valorise l’existence d’un incompréhensible41 dans les textes. Cet incompréhensible bouleverse certes la lecture et la critique, mais doit cependant être préservé. Il fait sentir un infini hors d’atteinte, à l’image de l’existence d’un incompréhensible chez l’être humain. Par ailleurs, un texte doit aussi conserver sa part d’obscurité afin de faire effet sur le lecteur. Il ne saurait donc être question de chercher à lever le voile par des discours d’éclaircissement visant à simplifier l’idée.
Dans De l’Allemagne, Staël questionne le mystère de cet incompréhensible et intègre la négativité dans sa réflexion. Les interrogations sur les limites des connaissances humaines témoignent d’une appropriation des analyses chères au romantisme allemand. Ainsi le chapitre consacré à la philosophie interroge les limites de nos facultés, sujet auquel se confronte la philosophie allemande. Consciente de notre impuissance, Staël se réapproprie l’enquête sur les secrets de l’univers : « Il n’est pas probable que nous puissions jamais connaître les vérités éternelles qui expliquent l’existence de ce monde42 ». Même si les réponses demeurent inaccessibles, un savoir négatif peut cependant être acquis : nous avons la faculté « d’observer la marche de notre esprit43 ». L’homme peut se regarder penser et ainsi assister au perfectionnement des idées. Staël se heurte ainsi au méconnaissable et interroge dans l’ouvrage cette incompréhensibilité irréductible. Le constat d’un infini inaccessible ne signe pas pour autant la fin de l’enquête sur le mystère de l’univers. Au contraire, il prolonge les réflexions, permet le perfectionnement des idées et confère à l’inintelligible un certain charme :
Si le mystère de l’univers est au-dessus de la portée de l’homme, néanmoins l’étude de ce mystère donne plus d’étendue à l’esprit ; il en est de la métaphysique comme de l’alchimie : en cherchant la pierre philosophale, en s’attachant à découvrir l’impossible, on rencontre sur la route des vérités qui nous seraient restées inconnues44.
Au contact des penseurs allemands, Staël approfondit la valorisation d’un infini. Confrontée aux limites de la connaissance de l’univers comme de la connaissance de soi, elle convertit l’inaccessible en savoir, même s’il est négatif. Elle a conscience de l’existence de l’inintelligible, cependant la poursuite des réflexions donne accès à d’autres vérités. Son désir de communiquer les expériences de voyage se heurte à la découverte du romantisme allemand soucieux de préserver l’opacité et l’incompréhensible dans les textes45.
Dès les premières œuvres, l’écriture staëlienne exprime une tension entre un idéal de transparence et le constat d’une résistance dans la communication. Le passage de l’expérience personnelle à l’expérience collective, de l’oral à l’écrit, ou encore d’une langue à l’autre n’est jamais assuré. En 1786, les Folles mettent en scène une crise du langage, ce dernier n’est plus le garant de la transparence des échanges ni même de la connaissance de soi. Avec ce virage allemand, la question d’un savoir inaccessible se pose de façon plus marquée encore : Staël formalise de manière plus consciente l’existence d’une opacité persistante. Elle mène ses réflexions au plus loin d’elle-même et exprime d’ailleurs son inquiétude à la relecture du manuscrit : « J’ai déjà fait coudre un cahier pour mes lettres sur l’Allemagne et j’ai écrit dix lignes que je relis avec une sorte de peur46 ». La division du sujet, concrétisée dans la langue, met Staël face à sa propre altérité : il existe un passage infranchissable de soi à soi.