Les Lettres de Nanine à Sinphal sont presque inconnues des staëliens : ce roman épistolaire, paru en novembre 1818, a pourtant été attribué à Germaine de Staël par son premier éditeur1, le libraire lyonnais Anne-Denis-François Bohaire2. Loin de passer inaperçue, cette publication a fait l’objet d’une querelle dans les journaux, presque un an après la mort de son auteur présumé et au moment où l’on annonçait la parution de ses Œuvres complètes, établies par son fils Auguste, devenu le dépositaire légal de l’œuvre staëlienne selon les vœux du testament maternel3. Deux cents ans plus tard, la lumière n’a toujours pas été faite sur cette affaire, et de nombreuses questions restent en suspens : comment ce texte réapparaît-il en 1818 ? D’où vient-il ? Staël en est-elle le véritable auteur ? Autant d’incertitudes ont justifié une investigation successivement annoncée et malheureusement délaissée par Simone Balayé4 et John Isbell5. L’étude qui suit se propose donc de reprendre le dossier en dressant un premier aperçu historique de cette attribution posthume et des difficultés qu’elle a soulevées.
L’édition Bohaire
On sait très peu de choses sur les conditions d’édition des Lettres de Nanine à Sinphal, sinon que l’ouvrage a été imprimé par Armand-Louis-Jean Fain à Paris6, à plus de 800 exemplaires7. L’édition Bohaire apporte donc les premiers éléments décisifs pour notre enquête, à commencer par la lettre d’une certaine « lady Hamilton », placée en tête de l’ouvrage en guise de certificat d’authentification :
J’ai lu avec beaucoup de plaisir et d’intérêt les Lettres de Nanine à Sinphal. Mademoiselle Necker les a écrites avec une âme de feu et un style brûlant. Il est étonnant le parti qu’elle a tiré de la position de son héroïne, où, sans le secours de réponses à ses lettres, sans événement extraordinaire, elle nourrit ses lettres d’un amour pur et soutenu. Je doute si le Sinphal de son compatriote est autant aimé de sa Julie8, et si cette Nouvelle-Héloïse, resserrée dans les mêmes bornes que ces lettres, serait aussi intéressante à lire, malgré son inimitable auteur. Les femmes flattent difficilement d’autres femmes, surtout celles de ma patrie. Ainsi, on ne suspectera pas mon jugement, et on doit même croire au pronostic que je tire, d’être un jour une femme célèbre, à l’auteur de ces lettres. Les fortes passions qu’elle développe lui rendront la vie physique orageuse, mais sa carrière littéraire distinguée. Je l’engage à continuer d’écrire. Le goût qu’elle montre, les dispositions naturelles de son cœur, dirigées par de bons auteurs qu’elle lira, lui formeront tout-à-fait le bon goût pour qu’elle continue toujours à être lue avec plaisir9.
Composée sous la forme d’une critique littéraire, cette lettre contribue d’avantage à l’analyse de l’ouvrage et du « style brûlant » de l’auteur, ainsi qu’à l’interprétation du choix épistolaire comme territoire du discours amoureux, qu’à son authentification ou à la connaissance de ses conditions de circulation. L’éditeur ajoute néanmoins l’avoir trouvée « reliée avec le manuscrit original10 » – aujourd’hui disparu11 – avant d’en indiquer la provenance :
Il faisait partie d’une collection vendue publiquement en décembre 180812, et provenant de la bibliothèque de J.-B.-P.-H. Caqué, dont il porte le chiffre. L’acquéreur le vendit à la personne de qui nous le tenons. Une note ajoutée sur le premier feuillet porte qu’il est autographe, et que mademoiselle Necker avait dix-huit ans lorsqu’elle composa cet ouvrage13.
Le péritexte fournit donc de précieux indices permettant la délimitation d’une période décisive qui s’étend de la rédaction du manuscrit – fixée à l’année 1784, celle de ses dix-huit ans – à la rédaction de la lettre liminaire, où l’appellation « Mlle Necker » nous situe avant le mariage de Germaine et d’Érik de Staël, célébré le 14 janvier 1786. On y découvre encore l’identité du premier propriétaire des Lettres : Jean-Baptiste-Pierre-Henri Caqué (1751-1805), docteur et professeur de médecine issu d’une célèbre famille rémoise14. Ces éléments, qui ouvrent certes d’importantes pistes de recherche, restent toutefois insuffisants, voire dissonants. La référence à Rousseau – dont l’influence marquera le début de la carrière littéraire de G. de Staël15 – jette par exemple le doute sur la chronologie postulée, annonçant potentiellement deux choses : soit que lady Hamilton n’a pas utilisé la juste appellation et qu’elle a rédigée cette lettre à une période plus tardive, soit qu’il s’agit d’une imposture.
L’identité de cette lady Hamilton reste elle-même incertaine, n’étant ni précisée par l’éditeur, ni questionnée dans la presse les jours suivants la publication. Si en 1818, l’intitulé « lady Hamilton » fait implicitement référence à Emma Hamilton (1765-1815) – la seconde femme de lord William Hamilton et célèbre maîtresse de l’amiral Nelson, comédienne et figure emblématique du XVIIIe siècle – l’identification pose aujourd’hui problème. Nous cherchons en effet une femme qui écrit le français, côtoie un cercle mondain auquel pourrait s’adresser la lettre et où aurait pu circuler le manuscrit ; qui a sans doute rencontré l’auteur et qui meurt vraisemblablement avant 1818, ne pouvant alors justifier l’authentification. Or, Amy Lyons ne devient lady Hamilton qu’en 1791 et n’a donc pas pu signer de ce nom avant : elle ne fréquente à cette époque ni les salons, ni la bonne société16 et n’aurait d’ailleurs rencontré Staël qu’à partir de 1815, si rencontre il y a eu17. Le nom d’Hamilton, assez répandu, pourrait alors faire référence à d’autres femmes, qui pour être moins connues en 1818, ne le sont pas nécessairement en 1784. Deux candidates18 retiennent dès lors notre attention : il s’agit d’abord de lady Mary Hamilton (1730-1821) née Leslie, qui épouse en secondes noces Sir George Robinson Hamilton avec lequel elle séjourne en France, à Lille, dès 1782 et jusqu’à la Révolution française. Après la mort d’Hamilton en 1797, elle vit principalement à Amiens avec l’écrivain Herbert Croft19. Charles Nodier, secrétaire de ce dernier, a d’ailleurs traduit certains de ses ouvrages. Aucune rencontre n’est cependant attestée entre elle et les Necker et seule Mme de Genlis, connue des deux parties, aurait pu servir d’intermédiaire à cette époque. La seconde se nomme aussi lady Mary Hamilton (1756-1816) : nièce de lord William Hamilton, elle devient Mrs Dickenson en juin 1785. Cette dernière est ce qu’on appelle un bas-bleu ; ancienne courtisane et gouvernante auprès de la reine Charlotte, elle évolue dans les cercles londoniens et côtoie des personnalités connues des Necker, comme Horace Walpole20, qu’ils rencontrent lors du séjour en Angleterre de 177621. Ces journaux témoignent d’une vie de salon22 où les manuscrits passent de main en main : aurait-elle lu et commenté les Lettres de Nanine à Sinphal à l’attention de ce public privilégié ? La question reste ouverte.
Une polémique sur fond de conflits d’intérêts
Dès le 1er novembre 1818 paraissent les premiers articles remettant en question l’attribution des Lettres. On lit ainsi dans le Journal des débats :
On vient de mettre en vente un roman intitulé : Lettres de Nanine à Sinphal, que l’éditeur présente au public comme un ouvrage de Mad. de Staël dans sa première jeunesse. Nous sommes autorisés à déclarer que cette supposition n’a pas le plus léger fondement23.
L’autorisation en question venait d’Auguste24, qui prend progressivement part à la querelle et fait publier plusieurs lettres, afin de « prévenir le public contre les entreprises de l’intrigue et de la cupidité25 ». Le premier argument énoncé contre Bohaire repose donc sur l’éventualité d’une opération de spéculation, qu’Auguste n’est pas le seul à soupçonner. Un article paru dans le Journal des débats les 2 et 3 novembre accrédite cette hypothèse : son auteur, le libraire Pierre-Louis Solvet26 et premier acquéreur du manuscrit, y accuse Bohaire d’avoir été « complètement dupe […] des petits moyens mis en œuvre pour donner du prix27 » au roman. Il affirme ensuite que ni la lettre de lady Hamilton – dont le « caractère d’écriture28 » lui semble par ailleurs « tout masculin29 » et « tout français30 » – ni la note autographe ne figuraient avec le manuscrit en avril 1807, lorsqu’il avait lui-même acquis la bibliothèque de M. Caqué. Il récuse enfin son titre de premier médecin du Roi d’Angleterre, « petit certificat d’origine31 » qui figure d’après lui sur chacun de ses livres. Cette contestation du péritexte dépassera largement la querelle de 1818, la lettre de lady Hamilton – si ouvertement adressée aux futurs lecteurs du roman et promettant une « carrière littéraire distinguée32 » à un auteur destiné à une telle célébrité – ayant par exemple éveillé bien des doutes. En 1991, Henri Coulet, que S. Balayé a consulté en vue d’éditer le roman, lui répond sur ce sujet : « La lettre de lady Hamilton est visiblement falsifiée (bien trop clairement prophétique)33 ». Si, comme le suggère cette remarque, la lettre a bien été créée de toute pièce et antidatée pour correspondance à une chronologie fictive, qui doit-on en accuser : l’éditeur ou les précédents acquéreurs ?
Bohaire répond à l’ensemble de ces accusations dans le Journal du Commerce des 2 et 3 novembre dans lequel il explique avoir montré le manuscrit « à plusieurs gens de lettres, qui tous ont reconnu l’écriture de Mme de Staël ; deux d’entr’eux l’ont même comparé avec des lettres qu’ils ont en leur possession ; et le résultat a été en sa faveur34 ». Il offre enfin, « pour convaincre les plus incrédules35 », de faire voir le manuscrit au tout Paris, « tous les jours, de neuf heures à midi36 ». L’éditeur croit ainsi opposer une bonne foi légitime à ses accusateurs, mais c’est sans compter l’article de Solvet qui annonce le même jour que les « deux personnes existantes naturellement, le plus en état de certifier37 » l’authenticité du manuscrit – c’est-à-dire les descendants de Staël – s’y seraient refusées. Répondant à cette nouvelle attaque dans un article du 10 novembre, Bohaire raconte sa version d’un entretien avec Auguste datant d’avril 1818 :
Je fis voir à M. de Staël lui-même, il y a six mois environ, le manuscrit que je possède, il me déclara au premier abord, dans le cabinet et en présence de M. Beuchot, n’avoir jamais entendu parler de cet ouvrage, et ne pas reconnaître l’écriture de Mme sa mère. Mais sur l’observation que je fis qu’un membre de l’Académie de Lyon […] s’était convaincu de l’identité des écritures […] M. de Staël convint, à son tour, qu’en effet c’était la forme des lettres de sa mère […] M. de Staël me promit de prendre de plus amples renseignements à cet égard et de me les transmettre. Je les ai attendus six mois. Enfin ne recevant point la réponse promise par M. de Staël ; acquérant tous les jours de nouvelles probabilités (je pourrais dire des preuves), je me déterminai à imprimer le livre38.
Une lettre d’Auguste, datée du 29 octobre 1818 et adressée à Adrien-Jean-Quentin Beuchot – le bibliographe lyonnais et membre de l’Institut qui a participé à l’examen du manuscrit – confirme leur rencontre mais contredit le dénouement avantageux que Bohaire lui donne :
Une annonce que je ne reçois que dans cet instant, m’apprend que M. Bohaire s’est décidé à faire imprimer le manuscrit que vous avez bien voulu me montrer le printemps dernier. Je regrette fort que M. Bohaire ait pris cette résolution sans m’en prévenir ; en effet depuis le jour que j’ai eu l’honneur de causer avec vous, j’ai acquis la certitude la plus complette que les lettres de Nanine à St. Phal ne sont point de ma mère. M. Bohaire ne trouvera donc pas extraordinaire que je les désavoue ; et comme je serais fâché qu’il s’engageât dans des frais inutiles, je m’empresse, monsieur, de vous prévenir de mon intention à cet égard39.
Ce retournement de situation discrédite donc Bohaire, dont les certitudes, opposées au déni positif du fils, deviennent progressivement inaudibles. Si en 1818, « on ne pouvait balancer entre l’opinion de M. Auguste de Staël et celle d’un libraire spéculateur40 », comme l’écrit alors un critique, il nous est aujourd’hui possible de questionner les raisons de ce désaveu familial. Telle est du moins la piste lancée par S. Balayé dans son article « Les manuscrits de Madame de Staël », où elle relativise la position d’Auguste et interroge sa volte-face41. De façon générale, son travail a démontré l’ambivalence des partis-pris éditoriaux du fils, S. Balayé y remettant à la fois en cause les corrections qu’il a cru devoir apporter aux textes et son refus réitéré de publier certains inédits, un refus d’ailleurs revendiqué dans son « Avertissement de l’éditeur42 » et qu’il affiche déjà dans une lettre parue le 6 novembre dans le journal du commerce :
Je profite de cette occasion pour mettre le public en garde contre des spéculations de ce genre, en déclarant que je possède seul tous les manuscrits inédits de ma mère. L’édition de ses œuvres que je prépare dans ce moment, renfermera tout ce qu’elle m’a autorisé à publier43.
Sous couvert de sa légitimité testamentaire, Auguste révoque donc toute autre source que les archives familiales, qu’il condamne de surcroît à l’obscurité. Si certains justifient les « efforts44 » que les héritiers tentent alors pour protéger la mémoire de l’auteur par l’« oubli profond dans lequel Mme de Staël elle-même avait enseveli cette production45 », Bohaire proteste de son côté contre cette démarche disqualifiante précisément parce qu’elle repose sur une opinion et non sur des preuves irréfutables :
L’avis de M. de Staël n’a pas plus de poids que celui de tout autre individu. Le titre de fils de l’auteur ne le met pas à l’abri d’une erreur dans l’examen des pièces, ne lui donne pas la qualité de témoin dans une affaire de beaucoup antérieure à sa naissance46.
Or, les chercheurs lui ont depuis donné raison : la publication de textes retrouvés a en effet permis de redessiner l’œuvre staëlienne en démontrant non seulement la richesse de ces archives familiales, mais aussi l’existence d’autres sources, Staël ayant égaré certaines productions tout au long de sa carrière. Il n’est donc pas impossible que les Lettres de Nanine à Sinphal relèvent de ce corpus dispersé.
Devant l’impossibilité d’arbitrer l’affaire, le Journal du commerce interrompt l’affrontement par voie de presse et renvoie « les parties devant qui de droit47 » : aux autorités, donc, de reprendre le dossier. Seul le « mérite de l’ouvrage48 », considérablement débattu durant la querelle, pourrait encore selon eux décider de l’attribution. Comment a-t-on donc précisément accueilli les Lettres du point de vue littéraire et quelle valeur leur attribuer ?
Le débat littéraire ou l’envers de la polémique
D’abord, l’ouvrage ennuie. Les résumés se multiplient49 en effet pour dire et l’invraisemblance50 et la pauvreté de l’intrigue amoureuse, véritable « mélange de niaiseries recherchées et de platitudes51 » pour le Journal du commerce et qui « fatigue par la monotone uniformité d’un seul interlocuteur52 » selon le Spectateur lyonnais. Cette opinion ne fait toutefois pas l’unanimité : un article des Annales reconnaît précisément dans cette forme unilatérale du discours le dispositif le plus capable de faire entendre l’éloquence des passions, qui devient dès lors le véritable enjeu des Lettres53 – conformément à l’avis préliminaire qu’en donnait lady Hamilton :
Cet ouvrage se refuse à toute espèce d’analyse. Ce sont 89 lettres d’amour, sans intrigue, qui n’offre que la position, toujours la même, d’une jeune personne séparée de celui qu’elle aime, qui le croit inconstant, qui le croit infidèle, et lui peint sans cesse le trouble de son cœur […] Ce sont tous les combats d’une passion violente et malheureuse que l’auteur retrace avec assez de chaleur, de force et de vérité, pour donner de l’intérêt à un roman sans action, et qui n’aurait pas besoin du nom de l’auteur à qui on l’attribue pour offrir au lecteur l’attrait qui fait poursuivre la lecture de ces sortes d’ouvrages, quand la curiosité n’est point soutenue par la variété et la succession des évènements54.
Le choix de l’épuration romanesque s’impose alors comme la forme paroxystique de l’attente amoureuse qui provoque l’accroissement progressif de l’émotion.
La controverse inclut également un aspect stylistique. Bohaire, en présentant l’ouvrage comme la « première production d[u] génie55 » staëlien, introduit dès son avant-propos l’idée d’une filiation des œuvres qui suppose une conformité de style, elle-même énoncée dans le Journal du commerce : « Je puis affirmer qu’il est impossible, dans beaucoup des Lettres de Nanine, de ne pas reconnaître le style de l’auteur de Delphine, de Corinne, etc56 ». Or, cette concordance présumée divise l’opinion, comme le montre la récusation ferme qu’en donne le Journal des débats du 1er novembre : « pour ceux entre les mains de qui pourrait tomber cette misérable production : ils seraient bientôt convaincus qu’à aucune époque de sa vie, Mad. de Staël n’a pu écrire un livre tellement dénué de toute espèce de goût57 ». La perspective d’une évolution stylistique, qui sous-tend ces développements, fait donc dissension. Si comme Bohaire, les Annales voient dans ces Lettres « composées par Mlle Necker, à l’âge de dix-huit ans […] une production très remarquable58 », un article du Journal du Commerce refuse de justifier l’infériorité présumée du roman sur le reste de l’œuvre staëlienne par la jeunesse de l’auteur : « C’est en vain qu’on prétend que Mad de Staël n’avait que dix-huit ans lorsqu’elle a écrit ces lettres. On n’y découvre aucun genre de talent, aucune étincelle de génie59 ». De même sur le plan linguistique, alors que l’article des Annales défend les « expressions singulières60 » qu’il considère « dans la manière des premiers ouvrages de Mme de Staël, où le goût est assez souvent sacrifié, mais qui sont pleins de verve, de force et d’originalité61 », celui du Journal du commerce condamne le ton et les « expressions ridicules, qui annoncent une absence totale d’éducation62 » et qui « choqu[ent] la langue et le goût63 ». De tels propos ne sont pas sans rappeler les affrontements que suscitait déjà le style de G. de Staël de son vivant, tant par ses choix syntaxiques que lexicaux64. Sur le fond, la notion d’imagination est enfin disputée : « La jeunesse est surtout l’âge de l’imagination, et il n’y a point d’imagination dans cet ouvrage65 » déclare le Journal du commerce, tandis que les Annales affirment que « les Lettres de Nanine ne peuvent avoir été écrites que par une femme d’un talent peu ordinaire, qui avait une belle âme, et dont l’imagination s’exaltait facilement, mais toujours pour le bien et pour la vertu66 ». En appliquant ainsi l’idée d’une intention vertueuse à l’œuvre staëlienne, l’auteur ranime une controverse moraliste qui départageait déjà la critique en 180267. Or, le Journal du commerce exploite la faiblesse présumée de Nanine68 comme une preuve de l’illégitimité des Lettres, renouant paradoxalement avec les arguments d’une critique hostile à G. de Staël69 et à laquelle elle avait répondu en redéfinissant la « véritable moralité des actions humaines70 » comme étant fondée sur la bonté et la générosité. Comment expliquer un tel contresens ? Le parti-pris annoncé par le Journal du commerce – « même avant de connaître le livre, on convenait généralement qu’il n’était pas de Mad. de Staël71 » – éclaire l’impasse méthodologique qui est à l’origine de l’irrecevabilité des arguments. Partant du principe opposé que « ce n’est que par des citations qu’on peut faire connaître les Lettres de Nanine72 », les Annales offrent, dans une démarche plus dialectique, d’analyser les passages les plus staëliens et d’autres plus inattendus73.
Toute recontextualisation des Lettres semble alors doublement empêchée par le retentissement de l’œuvre staëlienne qui, en 1818, repose sur le succès de Corinne et de De l’Allemagne, et par la méconnaissance de ses œuvres de jeunesse qui limite les arguments adverses74 ; d’autant plus que, comme le souligne S. Balayé, si « par moment, on peut penser à Mme de Staël […] ses écrits de jeunesse ne lui ressemblent pas vraiment75 ». À l’ère des études génétiques, l’ouvrage présente au moins l’« intérêt d’être antérieur aux précédents76 » pour reprendre Charlotte von Blennerhassett et fournit par l’« inexpérience de style et de composition77 » qu’y trouve Sainte-Beuve, un terrain propice aux analyses textuelles. Comment les critiques, désormais privés du manuscrit, pourraient-ils décider de l’attribution des Lettres sinon par le biais d’une étude approfondie sur le modèle de l’article des Annales ? S. Balayé suggérait ainsi en 1991 de placer en tête de leur réédition critique une double introduction partagée entre d’un côté, « l’histoire étrange de ce roman accompagnée des documents concernant le débat78 » et de l’autre, un propos « sur la technique du roman épistolaire, suivi d’une analyse stylistique79 ». Une telle réédition gagnerait alors à impliquer l’analyse comparative du vocabulaire80 et des thèmes communs aux Lettres et aux autres textes de jeunesse désormais disponibles, en particulier ceux de l’année 178481. L’ouvrage, s’il est authentifié, rejoindrait alors Delphine et les Lettres d’Alphonse et d’Éliza82 pour former ensemble la série de ses romans par lettres, dont la réunion contribuerait à repenser l’objet épistolaire au sein de l’œuvre staëlienne. L’affaire reste donc à suivre.