À l’issue de la huitième journée de Coppet (8 septembre 1984), consacrée aux parents de Germaine de Staël, les communications présentées à cette occasion ont été réunies au sein d’un numéro spécial des Cahiers staëliens (n° 36, 1985, « Jacques et Suzanne Necker réinterprétés »). Signe d’un renouvellement dans l’étude de figures « trop souvent méconnues et décriées1 », comme le notait alors le regretté comte d’Haussonville, cette publication nous invite à saisir l’année 1985 comme point de départ du présent état de la recherche2. L’ancrage temporel est d’autant plus approprié que les années 1970 ont été marquées par une réhabilitation en force de la figure neckerienne, et ce, à la faveur de travaux rapidement passés au rang de classiques, tels Les Idées de Necker (1974) d’Henri Grange3, Necker, ministre de Louis XVI, 1776-1790 (1975) de Jean Égret4, Necker ou la faillite de la vertu (1978) de Ghislain de Diesbach5, ou encore, dans le domaine anglo-saxon, Necker, Reform Statesman of the Ancien Régime (1979) de Robert D. Harris6. Necker retient alors l’intérêt de chercheurs animés par une commune volonté de dépasser cette « légende noire », dont Gérard Gengembre et Léonard Burnand ont tous deux montré la pérennité, le premier dans sa fine lecture de l’article « Jacques Necker » du Dictionnaire universel de Pierre Larousse, le second dans son excellent compte rendu de l’historiographie consacrée au ministre de Louis XVI, de la Révolution à 20047. Semblable réhabilitation s’accomplirait, quoique dans des proportions plus réduites, pour Suzanne Necker au cours des années 1980 : les travaux de Valérie Hannin, Paola Vecchi et Geneviève Soumoy-Thibert constituent à ce titre, nous le verrons, des jalons importants, et ce regain d’intérêt n’est certes pas étranger à la réimpression en 1970 du Salon de Madame Necker (1882) du comte d’Haussonville8, de même qu’à la parution la même année de La Jeunesse de Madame de Staël (de 1766 à 1786) de Béatrix d’Andlau9, qui fait une place importante au père comme à la mère. Depuis une trentaine d’années, l’intérêt pour Jacques et Suzanne Necker ne s’est pas démenti, comme en témoignent d’ailleurs les numéros ultérieurs des Cahiers staëliens qui leur ont été respectivement dédiés. En 2004 d’abord, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Necker, paraissait sous la direction d’Othenin d’Haussonville un collectif (n° 55, « Jacques Necker ») accompagné d’un choix d’extraits tirés de l’œuvre du banquier et ministre. Deux ans plus tard, Catriona Seth proposait un dossier (n° 57, « Autour de Madame Necker10 ») dont elle préfaçait les échanges sous le titre « Madame Necker, une vie au service des autres ». C’est avec enthousiasme que nous rendons ici compte de cette nouvelle fortune critique. Dans les pages qui suivent, nous tentons de mettre en lumière les tendances les plus marquantes parmi les chercheurs d’horizons variés (histoire, philosophie, littérature, économie, sciences politiques, etc.), de même que les pistes de recherche les plus prometteuses pour l’avenir. Si quelques articles s’intéressent au couple Necker11, la plus grande part se consacre à l’une ou l’autre figure, et pour cette raison nous procédons en deux temps. Les études portant spécifiquement sur Jacques ou Suzanne Necker ont retenu notre attention en priorité, cependant nous avons inclus un certain nombre de contributions de portée plus générale. Cette revue, qui vise l’exhaustivité sans avoir la prétention d’y parvenir, est accompagnée d’une bibliographie en quatre parties à laquelle nous renvoyons les lecteurs désireux d’obtenir les références complètes12.
Jacques Necker : de la scène publique à la vie privée
La nature des propos échangés lors de la huitième journée de Coppet n’aurait pas été la même sans l’apport préalable des travaux d’Henri Grange, lui-même présent parmi les conférenciers. En effet, lors de sa parution en 1974, Les Idées de Necker offrait la somme la plus complète sur la pensée tant sociale, qu’économique, politique et religieuse de cet homme des Lumières. Les communications réunies dans ce numéro spécial des Cahiers staëliens s’inscrivent explicitement à la suite de l’essai pionnier. Frank P. Bowman s’intéresse aux œuvres religieuses afin d’y examiner un Necker polémiste et apologiste13. Henri Grange retrace les termes d’un libéralisme qui réfute la thèse de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif telle qu’on la trouve chez Montesquieu14. Enfin, Étienne Hofmann poursuit le dialogue en analysant tant les accords que les profondes divergences entre les pensées libérales de Necker et Constant, récusant dès lors la posture d’élève auquel on serait tenté de réduire ce dernier15. Ce trio d’études laisse entrevoir trois tendances propres à la critique neckerienne des trente dernières années : un retour aux écrits de Necker — on le lit enfin ! — ainsi qu’une diversification des champs de recherche au côté d’un intérêt toujours marqué pour le versant politique de l’œuvre comme de l’homme. En effet, qu’il s’agisse d’enrichir nos connaissances sur les prémices de la carrière publique, sur les trois ministères, sur les activités pendant la période révolutionnaire — en France ou lors de la retraite en Suisse — ou encore à l’époque consulaire, les contributions abondent16. Fabrice Brandli et Jean-Daniel Candaux nous renseignent sur la première époque, beaucoup moins étudiée, en brossant un portrait de Necker dans ses fonctions diplomatiques de même que dans son poste de ministre de la République de Genève à Paris17. Antoine Lilti a de son côté démontré l’importance cruciale du salon tenu par Suzanne Necker dans l’ascension sociale et politique de son époux18. Jean-Claude Bonnet étudie Necker sous l’angle du culte réservé aux grands hommes19. Par ailleurs, l’opinion publique20 et la question du libéralisme21 ont fait l’objet d’études substantielles, notamment à l’occasion des actes du colloque Coppet, creuset de l’esprit libéral. Les idées politiques et constitutionnelles du groupe de Madame de Staël (2000), édités par les soins de Lucien Jaume. Le bicentenaire de la Révolution française aura bien entendu été propice à la recrudescence des publications sur le ministre genevois : l’article que lui consacre Marcel Gauchet dans le Dictionnaire critique de la Révolution française (1988) est à ce titre emblématique d’un mouvement qui revisite l’héritage neckerien afin de le mettre en valeur. Léonard Burnand a bien montré, cependant, que pour plusieurs d’entre elles, les publications issues de cet anniversaire ont maintenu l’ambivalence en reconduisant les préjugés défavorables à l’endroit de l’homme d’État22. Toujours à l’occasion du bicentenaire, la fortune de Necker passe les frontières et Wolfgang Oppenheimer publie son Necker, Finanzminister am Vorabend der Französischen Revolution (1989). Avec le décès de Robert D. Harris en 2007, les études anglo-saxonnes perdaient leur plus grand spécialiste de l’ancien ministre. On doit à Harris une entrée dans le Historical Dictionary of the French Revolution, 1789-1799 (1985). L’année suivante paraissait Necker and the Revolution of 1789 (1986), second tome de sa trilogie amorcée en 1979, et dont le troisième tome n’a malheureusement pas vu le jour23. Soulignons également les travaux de Keith Baker24, qui a fait beaucoup pour la réhabilitation de Necker, de même qu’Aurelian Craiutu dans son étude sur la modération en politique : A Virtue for Courageous Minds. Moderation in French Political Thought, 1748-1830 (2012)25. Enfin, l’influence de Necker à l’étranger a retenu l’attention de chercheurs tels qu’Avriel Goldberger, Donald F. Swanson et Andrew P. Trout pour les États-Unis26, Alexandra Hyard pour l’Écosse27 et Jesús Astigarraga pour l’Espagne28. Dans le prolongement des études de nature politique, tout un volet de la critique s’intéresse plus spécifiquement à Necker comme financier et économiste29. En ce qui a trait à la fortune personnelle du baron de Coppet, Othenin d’Haussonville proposait en 2004 un article très informé sur la longue histoire de la liquidation du dépôt fait au Trésor royal en 1778.
Si Henri Grange, disparu en 2010, demeure une référence incontournable (Lucien Jaume parle à juste titre de son « irremplaçable ouvrage sur Necker30 »), de jeunes chercheurs se sont démarqués depuis les années 2000, au premier chef l’historien Léonard Burnand, dont les contributions majeures ont insufflé au domaine sa vitalité actuelle : outre de nombreux articles, L. Burnand a publié la réédition du Compte rendu au roi, 1781 (2005) de même que deux importantes monographies : Necker et l’opinion publique (2004) et Les Pamphlets contre Necker. Médias et imaginaire politique au XVIIIe siècle (2009).
Reconnu comme un acteur essentiel dans la France de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Necker s’est révélé un père spirituel pour le groupe de Coppet rassemblé autour de Germaine de Staël à partir de la Révolution. Étienne Hofmann et François Rosset redonnent sa place au patriarche dans leur bel essai Le Groupe de Coppet. Une constellation d’intellectuels européens (2005)31. Necker a par ailleurs durablement marqué l’imaginaire collectif et est devenu, pour le meilleur et pour le pire, un objet de représentation privilégié. Il nourrit abondamment la production pamphlétaire et iconographique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme le montrent les travaux précédemment cités de Léonard Burnand, de même que ceux de Michel Vovelle et Vincent Lieber32. Avriel Goldberger a même retrouvé un buste à son effigie dans la maison de Washington à Mount Vernon, aux États-Unis33. Il apparaît également comme personnage dans le théâtre révolutionnaire (Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval34), voire contemporain : en effet, c’est toute la famille Necker, ainsi que Juliette Récamier, qui sont mis en scène sous la forme de « fantômes » se manifestant la nuit du 14 juillet 1989, dans la pièce Staël ou la communauté des esprits (1992) d’Yves Laplace. Enfin, Françoise Chandernagor fait référence à Necker sous la forme d’un financier sans scrupules dans son roman L’Enfant des Lumières (1995), adapté pour la télévision en 2002 par Daniel Vigne. Plus récemment, Philippe Dessertine imaginait, non sans humour, une rencontre inusitée dans Le Fantôme de l’Élysée. Visite impromptue du baron Necker à François Hollande (2015)35.
Si la carrière publique de Necker a jusqu’ici retenu l’attention d’une majorité de critiques, le versant privé de son parcours n’est pas en reste. En 1987, William R. Everdell réservait une place au célèbre protestant dans son essai Christian Apologetics in France 1730-1790. The Roots of Romantic Religion, puis Jean-François Bergier lui consacrait une entrée dans l’Encyclopédie du protestantisme (1995) publiée sous la direction de Pierre Gisel. Une vingtaine d’années après l’article de Frank P. Bowman sur les positions morales et religieuses de Necker, André Encrevé s’intéressait à la réception de l’essai De l’Importance des opinions et du Cours de morale religieuse à partir de la correspondance personnelle de l’auteur36.
La question familiale a, pour des raisons évidentes, fait couler beaucoup d’encre. Jean-Denis Bredin constitue une référence primordiale pour l’étude de ce trio exceptionnel (Une singulière famille : Jacques Necker, Suzanne Necker et Germaine de Staël, 1999)37. Pour qui s’intéresse à l’impact de cette figure paternelle sur sa fille, « Madame de Staël et la statue intérieure » (1994) de Simone Balayé s’avère une lecture essentielle38. Du reste, nombreuses sont les études qui s’intéressent à la représentation du père au sein de l’écriture staëlienne39. S’il ne s’agit pas pour nous d’en faire l’énumération complète — projet relevant davantage de la bibliographie staëlienne que du présent état de la critique —, nous tenons à souligner les contributions de Jacques Domenech40, François Rosset41 et, plus récemment, de Laura Broccardo42, sans oublier bien sûr l’ouvrage de Claire Gary-Boussel, traversé par le souvenir du père (Statut et fonction du personnage masculin chez Madame de Staël, 2002)43.
En dépit du dynamisme animant les recherches neckeriennes dans les dernières décennies, force est de constater qu’il reste beaucoup à accomplir, et d’abord du côté des écrits intimes et fictionnels. En effet, parmi les Œuvres complètes de Necker, plusieurs textes semblent avoir été oubliés de la critique — en particulier les Pensées détachées et la nouvelle Suites funestes d’une seule faute (tome XV), dont Germaine de Staël avait produit une première édition dans les Manuscrits de M. Necker (1804). De même, l’essai De la morale naturelle, suivi Du bonheur des sots (1788) ont été à notre connaissance ignorés de la critique jusqu’à leur mention récente par Stéphanie Genand dans une monographie qui fera date en renouvelant sensiblement la lecture du parcours staëlien et en offrant un portrait passionnant de Necker comme romancier et théoricien de la fiction (La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, 201744). Également, les inédits (écrits intimes, pièces de théâtre) n’ont jusqu’ici fait l’objet que de rares études45, et d’aucune édition intégrale. Si Necker se félicitait de n’avoir pas cédé à l’attrait de la scène — sans quoi sa carrière politique en aurait été durablement compromise — n’est-il pas temps de rendre justice à cette part inexplorée du corpus ? Nous tentons dans le présent numéro des Cahiers staëliens de lancer le mouvement en proposant l’édition critique de deux courts textes rédigés à la suite du décès de Madame Necker. La correspondance de Necker, de son côté, largement inédite46, constitue à elle seule un chantier prioritaire, et cela d’autant plus que vient de se conclure l’édition de la volumineuse Correspondance générale de Germaine de Staël47. En somme, sur Necker homme de lettres, tout n’a pas été dit, loin de là. Un constat similaire s’impose, nous le verrons, en ce qui concerne Suzanne Necker.
Suzanne Necker : du salon au cabinet d’écriture
Peut-on encore soutenir l’idée que Madame Necker, « épouse d’un homme célèbre, amie d’hommes célèbres, mère d’un écrivain célèbre », ne mériterait le plus souvent qu’un intérêt « dérivé48 » ? Certes pas. La multiplication des recherches au sujet de cette jeune orpheline vaudoise devenue partie intégrante des Lumières parisiennes le prouve aisément. Si la biographie marquée par l’ascension fulgurante et la création d’un salon passé à l’histoire a fixé l’attention des premiers chercheurs (d’Haussonville, Corbaz49), les perspectives se sont depuis singulièrement diversifiées, sans jamais cesser toutefois de revenir à ces travaux fondateurs, riches d’extraits tirés de diverses archives. L’inscription de Madame Necker au sein de l’histoire littéraire par le biais d’une œuvre scindée entre écrits d’utilité publique (Hospice de charité, 1780 ; Des Inhumations précipitées, 1790 ; Réflexions sur le divorce, posthume, 1794) et écrits personnels destinés à son seul usage (dont on trouve un florilège dans ses Mélanges et Nouveaux mélanges, posthume, 1798-1801), sans oublier ses essais de traduction50, constitue un axe essentiel de la recherche contemporaine.
Au sein du numéro spécial des Cahiers staëliens paru en 1985, la contribution de Valérie Hannin — la seule consacrée à Suzanne Necker parmi les quatre articles — revêt une valeur particulière. L’auteure enrichit grandement notre compréhension de la personnalité contrastée de Madame Necker —tempérament inquiet, sensible et passionné sous les apparences de froideur — par le recours aux témoignages de ses contemporains, par une lecture attentive d’extraits de sa correspondance et de ses œuvres publiées. Cette étude s’accompagne encore d’un appendice composé de « Huit lettres de Suzanne Necker à Horace-Bénédict de Saussure », contribuant ainsi à l’édition d’une vaste correspondance dont seuls des extraits ont été révélés au public51. En 1985 toujours paraissait un article de Georges Benrekassa analysant le commerce entre Diderot et d’« honnêtes femmes », en particulier Madame Necker — dont on sait l’énergie déployée à faire du philosophe un habitué de son salon —, puis un article de Paola Vecchi sur le mémoire Des Inhumations précipitées (1790). Cette dernière contribution devait éveiller l’intérêt des lecteurs non seulement pour la place de Suzanne Necker dans la pensée médicale de son temps, mais aussi pour l’inquiétude morbide qu’elle entretenait à l’endroit de la mort, la sienne en particulier. Rappelons que Madame Necker a mis beaucoup de soins dans la rédaction d’instructions relatives à la confection de son tombeau et à la conservation de son propre cadavre. Cet aspect fascinant de sa vie retiendra ultérieurement l’attention d’Antoine de Baecque52 et de Sonja Boon53. Quatre ans après les travaux de Valérie Hannin et Paola Vecchi, Geneviève Soumoy-Thibert considérait Madame Necker avant tout comme « écrivain54 » et, après une revue de ses œuvres, proposait la première étude exclusivement centrée sur les Mélanges et Nouveaux mélanges. Dès lors, on voit combien les années 1980 ont compté dans cette redécouverte de Suzanne Necker et d’un héritage tant littéraire que mondain et philanthropique. Peu après, l’historienne Dena Goodman prenait le relais en étudiant la place de Madame Necker dans la république des lettres et en produisant des analyses très fines de sa posture auctoriale au sein des Mélanges et Nouveaux mélanges55. Le salon comme source des « synonymes » staëliens, comme antichambre de la politique neckerienne et comme lieu d’une sociabilité vécue sous le signe de l’épreuve, de la souffrance ou de l’altérité a quant à lui été revisité par Aurelio Principato56, Antoine Lilti57, Sonja Boon58 et dans le cadre de nos propres travaux59. Les œuvres caritatives de Madame Necker, et tout particulièrement la création des hospices de charité avec l’aide de son époux, ont donné lieu à plusieurs études60. À l’instar de son mari, Suzanne Necker a bientôt fait l’objet d’analyses portant sur la dimension privée de son parcours, études centrées tantôt sur la pratique de l’écriture intime, tantôt sur la famille — qu’il s’agisse du couple, de la question du divorce ou du rapport mère-fille, auquel nous avons consacré notre monographie La Lettre et la mère. Roman familial et écriture de la passion chez Suzanne Necker et Germaine de Staël (2013)61. Les années 2000 ont par ailleurs été marquées par une nouvelle génération de chercheurs : spécialiste de Necker, Léonard Burnand ne pouvait ignorer l’impact de la vague pamphlétaire déferlant sur le couple dans les dernières décennies du siècle62. Issue du champ des Women’s studies et Gender Studies, Sonja Boon a énormément contribué à la connaissance de Suzanne Necker dans le domaine anglo-saxon par ses articles et sa monographie très novatrice intitulée The Life of Madame Necker : Sin, Redemption and the Parisian Salon (2011). Enfin, depuis plus de dix ans, nous consacrons nous-même nos recherches à l’ensemble de l’œuvre imprimée et aux manuscrits de Suzanne Necker (voir la bibliographie, section III). Au surplus, nous nous réjouissons que des entrées aient été consacrées à Suzanne Necker dans le Dictionnaire des femmes de l’ancienne France de la SIEFAR63 et dans le Dictionnaire historique de la Suisse64, disponibles en ligne, de même que dans le récent Dictionnaire des femmes des Lumières (2015), sous la direction d’Huguette Krief et de Valérie André65.
On constate avec enthousiasme la différence que les trente dernières années ont faite pour la connaissance générale de Madame Necker. Évolution d’autant plus remarquable si l’on tient compte des préjugés tenaces qui avaient cours à son endroit, et de la constance gênante avec laquelle les chercheurs lui ont accolé l’épithète de « ridicule66 ». Fort heureusement, nous n’en sommes plus là. Parmi les chantiers qui requerront l’attention des chercheurs dans les années à venir, retenons d’abord la riche correspondance dont la portion imprimée a été disséminée au sein des Mélanges et Nouveaux mélanges, dans plusieurs correspondances d’époque (Voltaire, Diderot, Grimm, Galiani, Buffon, etc.), dans les Lettres recueillies en Suisse (1821) de Fédor Golovkin ou encore au sein d’ouvrages et articles de référence67. Pour Madame Necker comme pour son époux, les lettres reposent dans divers fonds d’archives privés et publics68, sans compter celles qui ont possiblement été retenues par les particuliers. Parallèlement aux lettres, Madame Necker a laissé une archive personnelle très vaste, composée de quelques brouillons — elle en aurait jeté au feu la majeure partie69 —, mais surtout de volumes personnels dans lesquels elle faisait recopier des extraits de ses pensées, lettres et essais. Notre projet actuel, financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, consiste, d’une part, à produire la transcription de ces manuscrits en vue d’une édition électronique et, d’autre part, à faire l’analyse génétique et l’édition critique des Mélanges et Nouveaux mélanges. L’étude des manuscrits, toujours en cours, nous permettra à terme de retracer l’histoire éditoriale des cinq volumes parus en 1798 et 1801 et de faire connaître la masse de fragments laissés de côté, dont nous pouvons d’ores et déjà affirmer qu’elle contient de fort belles surprises.
Contrairement à Germaine de Staël, d’emblée reconnue comme une femme de lettres et pour cette raison adoptée par les littéraires, Jacques et Suzanne Necker ont surtout fait l’objet d’études de fond de la part des historiens, des philosophes et des spécialistes en économie et sciences politiques. Espérons que les années à venir verront s’accroître le nombre de spécialistes de la littérature d’Ancien Régime désireux de se joindre à cette première cohorte afin d’analyser les œuvres de ces deux écrivains proposant un fascinant contrepoint aux Lumières françaises. Nous pouvons nous réjouir de l’augmentation du lectorat, encore favorisée par les rééditions récentes d’œuvres de l’un et l’autre auteur (voir la bibliographie, section IV), par la numérisation et mise en ligne d’éditions d’époque (Gallica, Google books), enfin par la multiplication des maisons d’édition produisant des réimpressions de fac-similés à moindre coût, que l’on peut commander en ligne70. Au terme de ce bref survol, est-il nécessaire de souligner que l’accès éventuel à l’ensemble des manuscrits serait un avantage inestimable pour les chercheurs d’aujourd’hui et de demain, et contribuerait grandement à nourrir un élan critique dont on souhaite préserver la vigueur ? Saluons ici l’attention et la générosité du comte d’Haussonville qui, avant sa disparition en 2014, a déployé une énergie considérable dans les échanges avec les chercheurs, et joué un rôle plus que primordial dans nombre de travaux des dernières décennies en favorisant la consultation de ces précieuses pages. Qu’il trouve ici l’expression collective de notre reconnaissance, et notre souvenir empreint de respect et d’affection. Nous lui devons beaucoup. En son honneur, maintenons la flamme, et longue vie aux études neckeriennes !