La nature, par des lois mystérieuses, semble avoir mis notre bonheur sous la dépendance d’une multitude innombrable de pensées intimes et d’agitations secrètes dont nous connoissons seuls l’empire ou le tumulte.
Jacques Necker, « De l’union conjugale », Cours de morale religieuse (1800)1
Les manuscrits que nous présentons ici (voir l’appendice) ont été retrouvés dans les archives de Jacques Necker, au sein d’un dossier préparé par les soins du comte d’Haussonville au plus tôt en 2006, et auquel il a donné le titre Réflexions de Necker après la mort de sa femme2 . Chaque texte apparaît en deux versions : un brouillon autographe de Necker est suivi d’une version au propre, vraisemblablement retranscrite par un secrétaire3. Necker a eu recours à des secrétaires distincts pour l’un et l’autre texte puisque les calligraphies diffèrent. Pour la présente édition, nous avons transcrit les manuscrits à partir des versions finales et donné, en notes, l’ensemble des variantes apparaissant dans les brouillons.
Curieusement intitulés Confortations against me et Pour moi <her merits> 4, ces textes ne sont pas entièrement inédits : de très brefs fragments en ont été cités ou simplement mentionnés dans quelques ouvrages5, mais à notre connaissance aucune édition intégrale, encore moins critique, n’en a été faite. Il nous paraissait d’autant plus important de pallier cette lacune que les manuscrits, on le verra, nous donnent accès à une facette peu connue de Jacques Necker, au plus près de l’homme endeuillé, profondément inquiet et tourmenté à l’idée de n’avoir pas pensé et agi à la hauteur de ses sentiments du vivant de sa compagne. Germaine de Staël fait allusion à ces productions dans sa préface aux Manuscrits de M. Necker, publiés par sa fille :
Je possède deux écrits de mon père, composés pour lui seul au moment de la mort de ma mère : l’un dans lequel il se retrace tous les motifs qu’il a de la regretter, et l’autre dans lequel il s’interroge sur les preuves de sentiment qu’il lui a données pendant qu’elle existoit, afin de combattre en lui-même, l’inconcevable crainte qu’il éprouvoit de n’avoir pas assez fait pour son bonheur. Il se représente toutes les circonstances possibles dans lesquelles il auroit pu l’affliger ou la rendre heureuse, et se rassure ou s’inquiete, selon qu’il est satisfait ou mécontent de sa disposition intime ; il est scrupuleux envers son imagination comme envers ses souvenirs ; les actions, les paroles, la vie entiere ne lui suffisent pas ; c’est dans le sanctuaire du cœur qu’il se retire pour juger l’affection qu’il a ressentie6.
Le lecteur sera certainement surpris par le lyrisme et l’intensité passionnelle de ces réflexions, qu’il nous est pour l’instant impossible de dater avec précision. Il est cependant évident que ces textes ont été rédigés peu de temps après la disparition de l’épouse, alors que les préparatifs du tombeau étaient en cours7. Necker y fait référence dans les deux textes, et note l’exigence rattachée aux vœux de la défunte : « Avec quelle exactitude avec quelle religion j’execute ses dernieres volontés ! mais cela est trop simple pour étre compté8 » ; « Que je suis malheureux encore de toutes les difficultés que presententen le monument et ses dernieres volontés à cet egard ; mais je ferai mille efforts pour les surmonter9 ». Selon Jean-René Bory, l’édification du tombeau aurait demandé trois mois de travail, et le corps embaumé de Madame Necker y aurait été déposé au mois d’août 179410. S’il est difficile de connaître le moment exact de la rédaction des manuscrits, il est en revanche possible d’émettre une hypothèse quant à l’ordre de leur écriture. C’est que l’examen des variantes révèle des remaniements et déplacements de fragments d’une version à l’autre, d’un brouillon à l’autre, en vertu desquels tout porte à croire que Confortations against me précède Pour moi <her merits>11. Les corrections et la relocalisation d’extraits témoignent d’un étonnant travail de construction à la faveur duquel se dévoile une ambivalence rattachée au souvenir de la défunte.
Confortations against me
Le premier manuscrit s’ouvre sur un aveu des plus troublants de la part de Necker : « Disposé à me tourmenter et n’ayant plus mon amie pour me soutenir contre moi même et pour defendre la verité contre les inquietudes de mon imagination, je suis obligé de converser avec moi même mais toujours sous les regards de mon amie. Quel est en ce moment le trouble qui m’agite ? » (CAM, f.1r°) À cette question, Necker répond par la crainte de n’avoir pas été suffisamment conscient de sa félicité du vivant de son épouse :
Je recherche en arriere mes sentiments les plus fugitifs et leurs diverses nuances et comparant mon desespoir avec tous les instants de ma vie dont je puis me souvenir, je me reproche de n’avoir pas senti mon bonheur passé d’une maniere aussy forte ou du moins aussy continuelle que je le devois, […] je m’interroge je me scrute moi même avec anxieté pour savoir si je n’ai aucun reproche à me faire et s’il n’y a jamais eu un moment d’affoiblissement dans le sentiment de mon bonheur. (id.)
Cette version atténue la portée de l’inquiétude qui, dans le brouillon, s’étendait jusqu’à la constance de « l’amour extreme » (ibid., note 5) ressenti pour son épouse. Ce douloureux questionnement intérieur constitue la source, le point d’origine du texte, où s’amorce un mouvement d’aller-retour entre un présent peuplé de remords et de regrets, et un passé souffrant toujours d’une comparaison défavorable en ce qui concerne la ferveur des sentiments12. Dans une section intitulée « Actions », Necker s’empresse d’énumérer les initiatives prises du vivant de son épouse, et devant se lire comme autant de preuves de son affection, qu’il s’agisse d’avoir mis toute sa fortune à sa disposition, comblé ses désirs en les faisant passer pour les siens, outrepassé leurs divergences de goût afin de se plier aux occupations qui plaisaient davantage à son épouse – la société et la conversation des « gens de lettre », au premier chef –, qu’il s’agisse d’avoir tu toute parole ou circonstance inquiétante, renoncé à la publication d’un nouvel ouvrage à une époque dangereuse, en un mot de s’être vaincu sur tout objet susceptible de l’affecter. À l’énumération des « Actions » succèdent diverses « Pensées » rédigées dans le même dessein. À travers ces listes empruntant tour à tour le ton de la justification et de la contrition, Confortations against me donne de Necker une image inédite. Nous ne sommes plus ici en présence de l’homme d’État attaché à la raison, mais plutôt introduits dans l’univers privé, affectif, d’un homme sensible, d’un veuf éploré. L’auteur est pris, selon ses propres mots, d’un « mouvement passionné » qui avive ses regrets et le pousse par ailleurs à multiplier les gages de sa ferveur amoureuse par le biais de scènes où s’affiche un troublant imaginaire du sacrifice :
J’eusse donné tout mon bien sans hesiter et je me serois
conddeterminé à faire tel metier qu’on auroit voulu pour prolonger sa vie de quelques jours. Je me suispresenté<imaginé> quelquefois sa mere cherie en esclavage et je me represantois avectransport<delices> que si tout mon bien etoit necessaire pour la delivrer de ses fers je le ferois avec transport. (ibid., f. 2v°)
En ce moment si pour la rendre à la vie je devois consentir
non seulement à la perte de toute ma fortune maisau supplice de la roue je n’hesiterois pas à subir ces sacrifices. (ibid., f.3r°)
Jamais je ne lui ai fait répandre une larme et si j’en avois vu couler une je me serois jetté dans le feu s’il l’eut fallu pour lui rendre le calme. (ibid., f. 2r°)
Perte intégrale de la fortune (citée à deux reprises), mère captive délivrée de ses fers, supplice de la roue, épouse vengée de ses larmes, saut mortel dans le feu : les tableaux se multiplient dans une représentation où corps et fortune sont meurtris et sacrifiés à l’autel d’un amour dont les démonstrations engagent un coût exorbitant. Quelque chose, en effet, passe ici les bornes, affiche sa démesure, et pareille scène sacrificielle ne saurait naître, selon nous, sans l’influence d’un profond sentiment de culpabilité. Or, culpabilité il y a, sans aucun doute, puisque le texte s’ouvre sur l’aveu de remords et en multiplie l’expression tout au long d’un manuscrit par ailleurs rédigé à la première personne du singulier13, jusqu’à un paragraphe mitoyen dans lequel se lit une forte hésitation pronominale : alors que le brouillon présente l’auteur se dédoublant et s’adressant à lui-même comme un observateur bienveillant usant de l’impératif (« Ne joins donc pas je te le dis au nom de ta bienfaisante amie ne joins pas des reproches a tes affreux regrets […] », voir note 47), la version finale reprend cette construction avant de la biffer et de retourner à la première personne du singulier :
Ne joins donc<non je ne dois> pas jete<me> le dis au nom deta<ma> bienfaisante amie <je> nejoins pas<dois pas joindre> des reproches àtes<mes> affreux regrets, combien de fois cette incomparable femme net’a<m’a>-t’elle pas averti en d’autres circonstances quetu<je> n’avois pas de plus grand ennemi quetmon imagination combien de fois n’est elle pas venue efficacement àtmon secours ! (ibid., f. 3v°)
Point culminant dans l’expression du déchirement intérieur, ces quelques lignes sont suivies d’un autre changement discursif : depuis ce moment jusqu’à la fin du texte, l’auteur s’adresse directement à la défunte afin d’obtenir son réconfort et son pardon :
Ah mon ange que ton souvenir soit mon consolateur, tu mas dit dans ta maladie après avoir prié Dieu nous benira tu m’as dit à l’instant de ta mort nous nous reverrons dans le ciel Dieu qui t’aime consacrera ta promesse, enfin pardonne moi si j’ai eu quelque tort ou d’action ou de pensée ou de sentiment. (id.)
Il s’opère alors un fascinant télescopage des expériences de la culpabilité : Necker évoque les remords que son épouse a ressentis toute sa vie à l’endroit de sa mère et le pardon qu’elle a espéré du ciel, comme s’il cherchait à représenter sa propre situation, et sollicitait la même clémence14. Les reproches que s’adresse Necker n’ont pas pour seul objet ce qu’il désigne comme une certaine distraction, une tiédeur de sentiment, ou encore une divergence de goûts qu’il s’est toujours efforcé de dissimuler. Ces reproches ont aussi à voir avec son incapacité à percevoir, du vivant de sa compagne, une sensibilité qui lui est maintenant révélée à travers la lecture d’écrits confiés avant sa mort15 : « Ah si j’avois lu ces adorables ecrits que tu m’as adressés et que j’inonde de larmes que j’eusse été heureux que j’eusse été à tes genoux à chaque instant de ma vie. Helas pourquoi ne les ai je pas lus dans le fond de ton cœur, ou pourquoi tes paroles rendoient elles si brievement tes sentiments ? » (ibid., f. 4v°) Pourquoi les paroles de Madame Necker rendaient-elles si brièvement ses sentiments ? Poser la question, c’est évoquer un souvenir pénible, celui d’une discrétion, d’un défaut de communication, voire d’une froideur de l’épouse, traits que Germaine de Staël peindra à répétition dans son œuvre, depuis son Journal de jeunesse jusqu’à la préface aux manuscrits de son père, en passant par sa correspondance et, surtout, par ses fictions : pensons à la comtesse de Sainville dans Sophie ou les sentiments secrets, à Matilde de Vernon dans Delphine, ou encore à lady Edgermond et à sa fille Lucile dans Corinne ou l’Italie. Tous ces personnages féminins peuvent se lire comme les avatars plus ou moins fidèles d’une femme reconnue par ses proches pour son caractère secret, son manque de chaleur, sa sensibilité contrainte, son sens du devoir et sa rigueur morale confinant à une certaine rigidité. Que ces manques aient pu affecter Germaine Necker et soient naturellement devenus l’un des thèmes récurrents de son œuvre, cela est désormais connu16. Mais qu’ils apparaissent discrètement énoncés sous la plume de l’époux lui-même, au sein d’un texte consacré à la mémoire de sa femme, voilà qui révèle un aspect jusqu’ici peu étudié, sinon ignoré, de l’œuvre neckerienne. Voyons deux autres passages représentatifs de ce mouvement :
Ma tendre amie incomparable dans la profondeur de ses sentiments n’avoit pas la même expansion que moi, et mes caresses, reçues simplement avec un charme toujours le même pour moi, n’ont jamais eu besoin d’etre entretenues par une même reciprocité. (ibid., f. 2r°)
Je n’ai jamais pleuré auprès de son lit aussi amerement aussi continuellement que je pleure, mais cela vient de ce que je me contenois au premier essor
tpour ne pas lui faire de la peine cela vient de ce qu’elle ne m’a presque jamais dit <alors> un mot sensible et que dans notre nature nous avons besoin de ces mots pour rassembler en un instant toutes nos affections. Je suis sur qu’un seul de ces mots m’auroit ouvert le cœur m’auroit inondé de larmes, et quand ma fille chanta sur lepiclavecin l’air d’Œdipe àsa filleantigone je versai des torrents de larmes et cependant ma pauvre femme deja un peu changée par la maladie ne pleura point. (ibid., f. 3r°-v°)
Ces deux extraits dévoilent un déséquilibre, un défaut de réciprocité dans les démonstrations d’affection et les effusions émotives, qu’il s’agisse de « caresses » dans la première citation, ou encore de l’expression spontanée de la peine, dans la seconde. Tel qu’il est représenté ici, le corps de Madame Necker ne parle, ne jouit ni ne réagit. Au surplus, le triangle formé par la famille Necker dans la scène musicale du second extrait rappelle un autre triangle : celui formé par Necker, sa fille et Éric de Staël dans la scène de danse du Journal de Mademoiselle Necker, épisode où Germaine fait pour la première fois la rencontre de son fiancé, dont la froideur la trouble dès lors qu’elle esquisse quelques pas de danse avec lui. Le père s’avance alors vers sa fille, la prend dans ses bras et s’exclame : « Tenez, Monsieur, je vais vous montrer comment on danse avec une demoiselle dont on est amoureux17 ». Dans les deux cas, père et fille sont représentés comme unis par une même sensibilité, par une même chaleur, alors que le tiers (Éric de Staël dans un cas, Madame Necker dans l’autre) tranche par une nature infiniment moins expansive. Enfin, un examen minutieux des variantes entre le brouillon et la version finale de Confortations against me laisse poindre quelques subtiles corrections18 dont on peut présumer qu’elles participent, avec les extraits précédemment cités, de ces moments très significatifs où Necker semble se trahir lui-même, de ces moments qui font vaciller le texte en mettant au jour son ambivalence intrinsèque, en laissant entrevoir l’innommable : quelques souvenirs de l’aimée qui s’apparentent davantage à la déception qu’au bonheur, un amour profond mais pourtant fragilisé, compromis par des contrariétés de toutes sortes. Le tourment et l’inquiétude ne trouveront, en fin de compte, aucun soulagement véritable en ces pages. Bien au contraire, la tension entretenue par l’oscillation entre présent et passé, regrets et remords, adoration et déception, perdure d’un bout à l’autre de ce manuscrit.
Pour moi, <her merits>
Mais Necker n’en reste pas là. Si notre hypothèse s’avère juste, il compose un second texte dont le mandat semble être de répondre au premier, de ramener le calme là où l’écriture avait semé la tempête. Alors que Confortations against me peine à cacher ses aspérités, Pour moi, <her merits> apparaît plus uniforme en ce qui concerne la représentation de l’aimée, sur laquelle se focalise l’attention. La perspective se modifie dans ce second manuscrit majoritairement écrit à la troisième personne du singulier et qui, comme le titre l’annonce, revisite les qualités et les paroles de l’épouse perdue afin de les consigner en lieu sûr. L’inquiétude ne disparaît pas pour autant, puisque le projet prend racine dans une crainte de l’oubli : « Si le tems, si l’age, si la maladie venoient jamais à afflo affoiblir le souvenir de ma profonde douleur et de mes justes sujets de regrets et de larmes, que je les trouve retracés ici en peu de mots ! » (PM, f. 1r°)
Commence alors, sous la plume de Necker, une nouvelle liste, énumération de souvenirs les plus divers, mais convergeant vers la peinture d’une compagne se distinguant par la force de sa foi, de sa morale, par sa bonté, son souci de l’autre, par l’égalité de son caractère, par sa délicatesse, sa sensibilité, enfin par la profondeur et la constance de son amour. Contrairement à l’écrit précédent, qui laissait poindre quelques reproches, le présent texte peint Madame Necker comme une femme irréprochable, honorée par d’immenses sacrifices – dont celui d’une carrière en lettres –, capable de résignation – devant sa maladie ou les coups du destin –, et qui ne se contentait pas d’agir au mieux pour elle-même, mais protégeait son mari de ses propres démons : « Elle me rendoit la tranquillité dans tous les genres d’allarmes elles scavoit parler à mon cœur à mon esprit à mon imagination : elle étoit mon bouclier contre moi même. » (ibid., f. 2r°) Manifestement, Necker cherche dans l’écriture une compensation à l’interlocutrice perdue, qui se révélait aussi sa première lectrice : « Je ne pourrai plus ecrire elle etoit mon guide et mon encouragement elle etoit aussi ma galerie car son applaudissement approbation me récompensoit mieux que toutes les louanges des autres. » (id.)
Alors que Confortations against me donnait de la défunte l’image d’une femme à la sensibilité contrainte, c’est ici à Necker lui-même que sont le plus souvent associées les paroles tues, réprimées :
Oh que de choses je ne lui ai pas dites, que de sentiments dont la privation vient cruellement m’avertir ! (ibid., f. 3r°)
Ah ma cecile que de sentiments dont je regrette de ne t’avoir pas entretenue. (ibid., f. 4r°)
Pensée cruelle ! C’est surement vers la fin de sa vie que la pensée de mon amie etoit le plus remplie le plus agitée et alors elle ne pouvoit s’expliquer, ses forces lui manquoient et je n’osois
l’<r>approcher la conversation de son danger ainsi c’est lorsqu’elle avoit peut ètre le plus besoin d’epanchement qu’elle n’a tirè aucunsecoursservice de son fidele ami […]. (ibid., f. 4r°)
L’épouse est dépeinte sous un jour infiniment plus sensible que dans le premier texte, non seulement dans le domaine des émotions, mais aussi par le biais de son corps. Ici, les larmes constituent le symptôme privilégié qui contredit entièrement l’image du corps apathique de la première version. Un corps maintenant susceptible de répandre tantôt des « pleurs » (ibid., f. 4v°), tantôt un « torrent de larmes » (ibid., f. 3r°) à la découverte des premiers signes du vieillissement chez l’époux, ou devant les injustices vécues lors du départ définitif de France. Sont aussi évoqués les moments où la maladie, les accidents divers ou encore les circonstances de la Révolution française ont mis Madame Necker, ou son mari avec elle, en péril. L’objectif n’étant pas de s’apitoyer sur un sort difficile, mais de souligner, à chaque fois, le bonheur qu’avait Suzanne d’être auprès de son mari.
Cependant, au moment d’écrire ces lignes, Necker est seul et en souffre cruellement : « Dans quel vuide je suis jetté je n’ai plus de confident je n’ai plus ce compagnon cet ami qui faisoit route avec moi dans le voyage de la vie. » (ibid., f. 2v°) On voit ici apparaître un thème très important, celui de la douce moitié ou de l’âme sœur. Necker y consacre de nombreux passages dans lesquels il insiste sur la perte d’une compagne irremplaçable, sur la difficulté qu’ils avaient d’être loin l’un de l’autre, sur le tonnerre qui les effrayait lorsqu’ils étaient séparés, sur le désir de sa femme de partager le même tombeau, sur l’impossibilité absolue de se remarier, ou même d’y songer un instant, enfin sur le sentiment d’une profonde convenance de leur caractère : « Que de fois elle m’a dit le ciel nous avoit fait l’un pour l’autre » (ibid., f. 3v°).
Ce réseau sémantique traçant l’image d’un couple inséparable, reflet d’un attachement exceptionnel, d’une union indissoluble même par-delà la mort pourrait aussi participer, selon nous, d’une stratégie d’écriture comportant une dimension compensatoire et réparatrice. Pour moi <her merits> apparaît à plusieurs égards jouer le rôle d’un rempart contre une profonde ambivalence, contre une inquiétude et une culpabilité à ce point tenaces et douloureuses qu’elles ont nécessité, d’une part, de se dire par le biais de l’écriture et, d’autre part, d’y trouver la voie de leur apaisement. Cet apaisement passerait alors par l’élaboration, dans le texte, d’une image idéale de la défunte et du couple, image à laquelle le premier écrit avait porté atteinte malgré lui. Dans cette optique, Pour moi <her merits> aurait pour mandat de rapprocher les partis menacés d’éloignement, de (re)construire, mot après mot, ligne après ligne, un souvenir de l’aimée délesté de sa part d’ombre, de telle sorte que l’union soit entièrement rétablie, du moins en ces pages. Si tel a été le projet de Necker, il pourrait expliquer en partie le déplacement d’un ultime fragment du premier au second texte, dont il constitue désormais la clausule. Quoi de plus opportun, quoi de plus significatif, en effet, que de conclure sur un scénario de mort digne des Romantiques, s’inscrivant très exactement dans cet imaginaire de la fusion : « J’aurois[?] trouvé le plus grand charme à <la plus douce fin de la vie pour moi eut été de> fermer mes yeux avec les siens et à <d>’ètre ensuite liès ensemble et jettés dans le lac. » (ibid., f. 5r°)
S’il est toujours hasardeux d’avancer quelque hypothèse sur l’intention à l’origine de manuscrits, il demeure que Confortations against me et Pour moi <her merits> portent les traces d’une conscience agitée, inquiète, et se révèlent d’une importance incontestable dans l’exhumation d’une partie jusqu’ici ignorée du corpus neckerien. Nous espérons qu’ils retiendront l’attention des lecteurs actuels et à venir, et contribueront à enrichir la connaissance de Jacques Necker dans la part la plus intime de son œuvre.