Présentation

Stéphanie Genand

p. 7-11

Citer cet article

Référence papier

Stéphanie Genand, « Présentation », Cahiers Staëliens, 66 | 2016, 7-11.

Référence électronique

Stéphanie Genand, « Présentation », Cahiers Staëliens [En ligne], 66 | 2016, mis en ligne le 15 avril 2019, consulté le 14 octobre 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/109

La fièvre commémorative qui s’empare progressivement des millésimes 2016-2017, années de tous les anniversaires pour G. de Staël et B. Constant, ne doit pas faire oublier celui d’August Wilhelm Schlegel (1767-1845), figure centrale de l’univers staëlien, né il y a deux cent cinquante ans et dont le présent numéro voudrait mettre en lumière la singulière trajectoire et la pensée vive. Aucun Cahier staëlien ne lui avait jamais été consacré et si plusieurs études de référence1 ont jadis souligné le rôle majeur de Schlegel au sein du Groupe de Coppet comme, à une plus vaste échelle, du romantisme européen, la complexité de sa position et de son influence méritait un nouvel éclairage. L’actualité éditoriale nous y invite, qui a vu récemment plusieurs ouvrages réexaminer le dossier Schlegel, qu’il s’agisse de sa théorie dramatique2, du réseau épistolaire qu’il tisse à travers l’Europe3 ou de son existence personnelle et intellectuelle, à laquelle Roger Paulin vient de consacrer une magistrale biographie4.

Le tableau y gagne en profondeur, qui replace l’« interprétation psychologique5 » de la relation entre Staël et Schlegel dans la plus vaste problématique de sa place à Coppet : à la fois précepteur des enfants Staël et conseiller artistique de leur mère, père symbolique et médiateur privilégié de la culture allemande, l’entrelacs des sphères affectives sur lesquelles il intervient confirme la conception extensive du concept de « famille » qui prévaut au sein du groupe. Partageant avec celui de nationalité la prédilection pour les structures ouvertes et non exclusives, il invente une désappartenance où les liens sont aussi forts6 qu’enchevêtrés. La révélation de ce nœud relationnel bénéficie, stratégiquement, de l’exploration et l’édition électronique de la correspondance conservée de Schlegel, au centre d’un ambitieux programme piloté par les universités de Dresde et Marbourg. Ces fonds inédits mis à la disposition des chercheurs complexifient la trace de Schlegel, longtemps réduit au rôle de confident discret, voire écrasé par l’ombre gigantesque de Staël7, alors qu’il assume la confusion des sentiments qui l’unissent à la « singulière famille » dont il devient, en lui survivant jusqu’en 1845, le témoin générationnel et la mémoire.

Cette palette inédite, qui prolonge la réflexion sur l’épineuse question du masculin dans l’univers staëlien8, s’accompagne d’une extension du rôle intellectuel de Schlegel : qu’il s’agisse de l’élaboration d’un nouveau modèle dramatique, nourri de rencontres aussi décisives que celle de Zacharias Werner, de principes religieux – Schlegel contribue au virage mystique du cercle de Coppet en 18129 – ou de la sociologie comparative qu’il met en place dans sa polémique Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Eurypide en 1807, l’ampleur et la richesse de sa réflexion le désignent comme l’instigateur, plus que l’adjuvant, de l’infléchissement européen de l’esthétique à Coppet. Cette participation active aux débats du temps ne révèle pas seulement l’importance de Schlegel aussi bien dans la genèse de Corinne que dans la formation scientifique et morale d’Albertine : elle restitue aussi la dimension collaborative de l’écriture à Coppet. Depuis la lente maturation de De l’Allemagne, nourri à l’évidence des discussions librement menées sur la culture allemande, ses racines et ses chefs-d’œuvre, à la rédaction du Système continental10 dont l’appel à l’indépendance des nations, lancé par Schlegel alors aux côtés de Bernadotte dans la guerre du Nord, fait immédiatement soupçonner la plume de Staël, un troublant modèle de création par infusion s’instaure, qui achève de problématiser la notion d’auteur dans le cercle staëlien. Le cas Schlegel rejoint alors celui de Necker, Constant ou même Rocca, attestant la singulière prédilection de Staël pour les plumes au pluriel, indifféremment masculine et féminine, ainsi rendues plus libres d’arpenter des territoires aussi complexes que la civilisation outre-Rhin ou le patriotisme et l’ancrage national.

De nouvelles pistes scientifiques s’ouvrent ainsi pour étudier « les années Staël » d’A. W. Schlegel : les constructions de la mémoire, les frontières familiales élargies, les écritures collectives, les structures psychiques inconscientes. Elles tracent des routes inédites qui promettent la lecture renouvelée du rôle de Schlegel à Coppet. D’autres subsistent, qui témoignent de la fertilité de cette piste relativement peu fréquentée des études staëliennes, du moins dans leur volet français11 : l’engagement politique d’August Wilhelm et sa carrière militaro-diplomatique dans la 6e coalition, la fascination pédagogique qu’il exerce et le pouvoir de sa parole, auquel Staël rend un hommage marqué dans De l’Allemagne12, l’aliénation consentie de l’identité enfin, qui voit Schlegel étrangement associer son bonheur aux côtés de Staël à sa disparition : « Je ne demande pas mieux que de passer ma vie auprès de vous dans une douce obscurité13 », lui écrit-il. L’horizon reste donc ouvert et il faut ici saluer l’effort et l’initiative de Stefan Knödler, co-responsable scientifique de ce numéro, qui en a partagé la conception rigoureuse, le suivi et la relecture, permettant aux spécialistes français et allemands de croiser leurs perspectives autour des « années Staël » d’A. W. Schlegel. Les articles allemands ont été traduits par Emilie Fline – révisés par Stéphanie Genand et Stefan Knödler : qu’elle soit elle aussi remerciée de cet important travail.

La généreuse figure de Schlegel en précepteur à la fois bienveillant, éclairé et soucieux que le savoir circule vers la jeune génération Staël, sert enfin de lien métaphorique entre les deux parties de ce Cahier staëlien n°66. Renouant avec la traditionnelle « carte blanche aux jeunes chercheurs » qui donne la parole à ce que le dernier numéro consacré aux « Recherches actuelles » appelait, en 2007, « la génération montante14 », le présent volume accueille lui aussi 5 contributions inédites, issues de travaux récemment lancés sur G. de Staël et le Groupe de Coppet. Ce dossier substantiel confirme la vitalité des études en la matière, ainsi que le renouvellement des perspectives et le redécoupage en cours des objets et des corpus. De ce dynamisme prometteur, il faut sincèrement se réjouir.

1 Voir l’ouvrage, faisant désormais autorité, de la Comtesse Jean de Pange, August-Guillaume Schlegel et Madame de Staël, Paris, Albert, 1938 ainsi

2 Voir August Wilhelm Schlegel, Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes), éd. Jean-Marie Valentin, Arras, Artois

3 Voir Marie-Claire Hoock-Demarle, L’Europe des Lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, Albin Michel, 2008.

4 Roger Paulin, The Life of August Wilhelm Schlegel, Cosmopolitan of Art and Poetry, Cambridge, Open Books Publisher, 2016.

5 G. Solovieff, « Mme de Staël et August Wilhelm Schlegel », p. 97.

6 Voir le célèbre pacte d’engagement que Schlegel adresse à Staël le 18 octobre 1805 : « Je déclare que vous avez tous les droits sur moi et que je n’

7 « Je suis à tes yeux sans consistance, si je ne suis qu’un reflet de ta volonté, je me trouve dans la classe de Mlle Randall, de M. Schlegel et de

8 Voir sur cette question Simone Balayé, « Destins d’hommes dans Delphine de Madame de Staël », Voltaire, The Enlightenment and the Comic Mode. Essays

9 Voir J. Billion, « Madame de Staël et le mysticisme », Revue d’histoire littéraire de la France, 1910, t. xvii, p. 107-123 et Pierre Grosclaude, « 

10 Sur le système continental et sur ses rapports avec la Suède paraît de manière anonyme à Hambourg en 1813.

11 Voir Stefan Knödler, « August Wilhelm Schlegel et la destruction de De l’Allemagne », Cahiers staëliens, n°65, 2015, p.117-150.

12 « J’étais à Vienne quand W. Schlegel y donna son cours public. Je n’attendais que de l’esprit et de l’instruction dans des leçons qui avaient l’

13 Lettre inédite, p. p. comtesse J. de Pange, A. G. Schlegel et Mme de Staël, p. 152.

14 Jean-Marie Roulin et Florence Lotterie, « Introduction », Cahiers staëliens, n°58, 2007, p. 9.

1 Voir l’ouvrage, faisant désormais autorité, de la Comtesse Jean de Pange, August-Guillaume Schlegel et Madame de Staël, Paris, Albert, 1938 ainsi que les articles de Georges Solovieff, « Madame de Staël, les Schlegel et les beaux-arts en Allemagne », Studi francesi, t. xxviii, 1984, p. 53-74 et « Mme de Staël et August Wilhelm Schlegel. Natures complémentaires et/ou antinomiques ? », Cahiers staëliens, n°37, 1985-1986, p. 97-106.

2 Voir August Wilhelm Schlegel, Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes), éd. Jean-Marie Valentin, Arras, Artois Presses Université, 2013.

3 Voir Marie-Claire Hoock-Demarle, L’Europe des Lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, Albin Michel, 2008.

4 Roger Paulin, The Life of August Wilhelm Schlegel, Cosmopolitan of Art and Poetry, Cambridge, Open Books Publisher, 2016.

5 G. Solovieff, « Mme de Staël et August Wilhelm Schlegel », p. 97.

6 Voir le célèbre pacte d’engagement que Schlegel adresse à Staël le 18 octobre 1805 : « Je déclare que vous avez tous les droits sur moi et que je n’en ai aucun sur vous. Disposez de ma personne et de ma vie, ordonnez, défendez, je vous obéirai en tout. Je n’aspire à aucun autre bonheur que celui que vous voudrez me donner » : p. p. comtesse J. de Pange, A. G. Schlegel et Mme de Staël, p. 153.

7 « Je suis à tes yeux sans consistance, si je ne suis qu’un reflet de ta volonté, je me trouve dans la classe de Mlle Randall, de M. Schlegel et de plusieurs autres personnes qui, tout en ayant pour toi des sentiments fort dévoués, contribuent peu à ton bonheur », écrit Auguste de Staël à sa mère le 17 février 1813 : Correspondance. Lettres à sa mère (1805-1816), éd. Othenin d’Haussonville et Lucia Omacini, Paris, Champion, 2013, t. 1, p. 468.

8 Voir sur cette question Simone Balayé, « Destins d’hommes dans Delphine de Madame de Staël », Voltaire, The Enlightenment and the Comic Mode. Essays in honour of Jean Sareil, New-York/Bern/Paris, Peter Lang, 1990, p. 1-10, Claire Gary-Boussel, Statut et fonction du personnage masculin chez Madame de Staël, Paris, Champion, 2002 et Stéphanie Genand, « ‘N’ai-je pas aussi mon délire ?’ : troubles du masculin dans Delphine », Jean-Marie Roulin et Daniele Maira (dir.), Masculinités en révolution de Rousseau à Balzac, Saint-Étienne, Presses de l’université de Saint- Étienne, 2013, p. 217-226.

9 Voir J. Billion, « Madame de Staël et le mysticisme », Revue d’histoire littéraire de la France, 1910, t. xvii, p. 107-123 et Pierre Grosclaude, « La religion de Madame de Staël. Des exigences de la raison à l’appel de la foi », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1967, vol. 113, p. 23-34.

10 Sur le système continental et sur ses rapports avec la Suède paraît de manière anonyme à Hambourg en 1813.

11 Voir Stefan Knödler, « August Wilhelm Schlegel et la destruction de De l’Allemagne », Cahiers staëliens, n°65, 2015, p.117-150.

12 « J’étais à Vienne quand W. Schlegel y donna son cours public. Je n’attendais que de l’esprit et de l’instruction dans des leçons qui avaient l’enseignement pour but ; je fus confondue d’entendre un critique éloquent comme un orateur, et qui, loin de s’acharner aux défauts, éternel aliment de la médiocrité jalouse, cherchait seulement à faire revivre le génie créateur » : De l’Allemagne [1813], réed. comtesse J. de Pange, Paris, Hachette, 1958, t. III, p. 335.

13 Lettre inédite, p. p. comtesse J. de Pange, A. G. Schlegel et Mme de Staël, p. 152.

14 Jean-Marie Roulin et Florence Lotterie, « Introduction », Cahiers staëliens, n°58, 2007, p. 9.