La fièvre commémorative qui s’empare progressivement des millésimes 2016-2017, années de tous les anniversaires pour G. de Staël et B. Constant, ne doit pas faire oublier celui d’August Wilhelm Schlegel (1767-1845), figure centrale de l’univers staëlien, né il y a deux cent cinquante ans et dont le présent numéro voudrait mettre en lumière la singulière trajectoire et la pensée vive. Aucun Cahier staëlien ne lui avait jamais été consacré et si plusieurs études de référence1 ont jadis souligné le rôle majeur de Schlegel au sein du Groupe de Coppet comme, à une plus vaste échelle, du romantisme européen, la complexité de sa position et de son influence méritait un nouvel éclairage. L’actualité éditoriale nous y invite, qui a vu récemment plusieurs ouvrages réexaminer le dossier Schlegel, qu’il s’agisse de sa théorie dramatique2, du réseau épistolaire qu’il tisse à travers l’Europe3 ou de son existence personnelle et intellectuelle, à laquelle Roger Paulin vient de consacrer une magistrale biographie4.
Le tableau y gagne en profondeur, qui replace l’« interprétation psychologique5 » de la relation entre Staël et Schlegel dans la plus vaste problématique de sa place à Coppet : à la fois précepteur des enfants Staël et conseiller artistique de leur mère, père symbolique et médiateur privilégié de la culture allemande, l’entrelacs des sphères affectives sur lesquelles il intervient confirme la conception extensive du concept de « famille » qui prévaut au sein du groupe. Partageant avec celui de nationalité la prédilection pour les structures ouvertes et non exclusives, il invente une désappartenance où les liens sont aussi forts6 qu’enchevêtrés. La révélation de ce nœud relationnel bénéficie, stratégiquement, de l’exploration et l’édition électronique de la correspondance conservée de Schlegel, au centre d’un ambitieux programme piloté par les universités de Dresde et Marbourg. Ces fonds inédits mis à la disposition des chercheurs complexifient la trace de Schlegel, longtemps réduit au rôle de confident discret, voire écrasé par l’ombre gigantesque de Staël7, alors qu’il assume la confusion des sentiments qui l’unissent à la « singulière famille » dont il devient, en lui survivant jusqu’en 1845, le témoin générationnel et la mémoire.
Cette palette inédite, qui prolonge la réflexion sur l’épineuse question du masculin dans l’univers staëlien8, s’accompagne d’une extension du rôle intellectuel de Schlegel : qu’il s’agisse de l’élaboration d’un nouveau modèle dramatique, nourri de rencontres aussi décisives que celle de Zacharias Werner, de principes religieux – Schlegel contribue au virage mystique du cercle de Coppet en 18129 – ou de la sociologie comparative qu’il met en place dans sa polémique Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Eurypide en 1807, l’ampleur et la richesse de sa réflexion le désignent comme l’instigateur, plus que l’adjuvant, de l’infléchissement européen de l’esthétique à Coppet. Cette participation active aux débats du temps ne révèle pas seulement l’importance de Schlegel aussi bien dans la genèse de Corinne que dans la formation scientifique et morale d’Albertine : elle restitue aussi la dimension collaborative de l’écriture à Coppet. Depuis la lente maturation de De l’Allemagne, nourri à l’évidence des discussions librement menées sur la culture allemande, ses racines et ses chefs-d’œuvre, à la rédaction du Système continental10 dont l’appel à l’indépendance des nations, lancé par Schlegel alors aux côtés de Bernadotte dans la guerre du Nord, fait immédiatement soupçonner la plume de Staël, un troublant modèle de création par infusion s’instaure, qui achève de problématiser la notion d’auteur dans le cercle staëlien. Le cas Schlegel rejoint alors celui de Necker, Constant ou même Rocca, attestant la singulière prédilection de Staël pour les plumes au pluriel, indifféremment masculine et féminine, ainsi rendues plus libres d’arpenter des territoires aussi complexes que la civilisation outre-Rhin ou le patriotisme et l’ancrage national.
De nouvelles pistes scientifiques s’ouvrent ainsi pour étudier « les années Staël » d’A. W. Schlegel : les constructions de la mémoire, les frontières familiales élargies, les écritures collectives, les structures psychiques inconscientes. Elles tracent des routes inédites qui promettent la lecture renouvelée du rôle de Schlegel à Coppet. D’autres subsistent, qui témoignent de la fertilité de cette piste relativement peu fréquentée des études staëliennes, du moins dans leur volet français11 : l’engagement politique d’August Wilhelm et sa carrière militaro-diplomatique dans la 6e coalition, la fascination pédagogique qu’il exerce et le pouvoir de sa parole, auquel Staël rend un hommage marqué dans De l’Allemagne12, l’aliénation consentie de l’identité enfin, qui voit Schlegel étrangement associer son bonheur aux côtés de Staël à sa disparition : « Je ne demande pas mieux que de passer ma vie auprès de vous dans une douce obscurité13 », lui écrit-il. L’horizon reste donc ouvert et il faut ici saluer l’effort et l’initiative de Stefan Knödler, co-responsable scientifique de ce numéro, qui en a partagé la conception rigoureuse, le suivi et la relecture, permettant aux spécialistes français et allemands de croiser leurs perspectives autour des « années Staël » d’A. W. Schlegel. Les articles allemands ont été traduits par Emilie Fline – révisés par Stéphanie Genand et Stefan Knödler : qu’elle soit elle aussi remerciée de cet important travail.
La généreuse figure de Schlegel en précepteur à la fois bienveillant, éclairé et soucieux que le savoir circule vers la jeune génération Staël, sert enfin de lien métaphorique entre les deux parties de ce Cahier staëlien n°66. Renouant avec la traditionnelle « carte blanche aux jeunes chercheurs » qui donne la parole à ce que le dernier numéro consacré aux « Recherches actuelles » appelait, en 2007, « la génération montante14 », le présent volume accueille lui aussi 5 contributions inédites, issues de travaux récemment lancés sur G. de Staël et le Groupe de Coppet. Ce dossier substantiel confirme la vitalité des études en la matière, ainsi que le renouvellement des perspectives et le redécoupage en cours des objets et des corpus. De ce dynamisme prometteur, il faut sincèrement se réjouir.