Je voudrais tant revoir Coppet, Coppet sanctuaire de mes souvenirs les plus chers et les plus douloureux, ceux auxquels je suis attaché jusqu’à mon dernier souffle1.
La langue allemande dispose de deux termes, bien différenciés, pour lesquels il est difficile de trouver une traduction parfaitement adéquate en français : il s’agit des termes de Erlebnis, que l’on peut approximativement traduire par « l’évènement vécu » et de Erfahrung, assez proche de « l’expérience acquise ». Le premier se rapporte à un évènement unique, immédiat, lié à une situation, à un moment, à un lieu aussi précis que fugitif, qui s’inscrit directement dans la conscience de celui qui le vit et qui lui reste en mémoire, soumis au fil du temps à des relectures et des interprétations qui sont toujours de l’ordre du subjectif, quasi de l’incommunicable. Le second terme, quant à lui, est à la fois un processus d’acquisition des connaissances sur une durée variable, celle d’une vie ou d’une partie de celle-ci, et la mise en pratique de ces acquis, qui déterminent diverses réactions et comportements aussi bien dans le domaine intellectuel que la vie quotidienne, professionnelle, sociale ou culturelle. L’apprentissage dans la confrontation et le dialogue est la démarche première et nécessaire qui permet de constituer les expériences acquises en un Erfahrungsraum, un espace d’expérience habité par un savoir maîtrisé dans l’ouverture à l’autre et mis en pratique dans toutes les situations données au cours de la vie. L’historien Reinhart Koselleck en propose une définition aux dimensions non plus de l’individu, mais de l’histoire :
L’expérience c’est le passé actuel, dont les évènements ont été intégrés et peuvent être remémorés. Dans l’expérience se rejoignent l’élaboration rationnelle et des comportements inconscients qui ne sont pas ou plus obligatoirement présents dans notre savoir… Ce qui distingue l’expérience, c’est d’avoir transformé ce qui s’est passé, de pouvoir l’actualiser, d’être saturée de réalité, d’intégrer à son propre déroulement des possibles actualisés ou manqués2.
Entre évènement vécu et expérience acquise, comment le « moment Coppet » qui s’ouvre pour August Wilhelm Schlegel en 1804 par la découverte d’un nouveau monde, s’est-il mué au fil des années en un singulier espace d’expériences, un Erfahrungsraum où se déploie la sociabilité propre au lieu et qui se cristallise, peu à peu, en ’esprit de Coppet ‘ ? En quoi la démarche de Schlegel entre Erlebnis et Erfahrung, doublée de la peu commune révélation du paradoxe de l’étranger dans un lieu d’exil politique devenu centre d’un cosmopolitisme européen, a-t-elle influencé, voire réorienté, la pensée et l’écriture d’un Schlegel marqué à jamais par le « moment Coppet » ?
La découverte de Coppet, un évènement fondateur
Lorsqu’au terme de son périple à travers l’Allemagne qui la mène jusqu’à Berlin, G. de Staël se met en quête d’un précepteur pour ses enfants, son choix se porte sur un professeur qui vient de donner à Berlin une brillante série de conférences sur l’art et la littérature3, mais dont les difficultés financières sont connues de tous. Tout comme Benjamin Constant, qui soutient la démarche aussi impétueuse qu’insistante de son amie, elle pense avoir trouvé en August Wilhelm Schlegel l’homme providentiel : « J’ai rencontré ici un homme qui en littérature a plus de connaissance et d’esprit que presque personne à moi connu… Il a tout lu dans ce monde quoiqu’il n’ait que trente-six ans4 ». Pour Schlegel l’offre de Staël, si elle est certes bienvenue compte tenu de sa situation financière, n’est pas sans poser quelques problèmes. En dépit des assurances de Staël, – « il ne serait pas instituteur de mes enfants, il est trop distingué pour cela5 » –, Schlegel sait fort bien le peu de considération dont jouit ce genre de situation. L’époque est marquée par quelques figures de précepteurs aux destinées tragiques – qu’il s’agisse de Friedrich Hölderlin ou de Jakob Michaël Lenz, tous deux sombrant dans la folie, ou du personnage de « Hofmeister » dans la pièce éponyme du même Lenz6. De surcroit, son ami August Ludwig Hülsen vient de refuser une offre semblable, arguant dans une lettre de décembre 1803 :
Comme tout jeune homme qui prend dans un premier temps le monde comme il le trouve, j’ai été précepteur pendant quelques années. Mais quiconque voudra aujourd’hui m’engager à le refaire, agit sans doute avec les meilleures intentions vis-à-vis de lui-même mais certainement pas vis-à-vis de moi7.
Enfin, à peine arrivé à Coppet, Schlegel trouve une lettre de son frère Friedrich où ce dernier fait clairement état de ses craintes : « Mais que tes ennemis puissent dire que tu es précepteur auprès de ses enfants, me contrarie au plus haut point. Tu dois effectivement faire tout ton possible pour contrecarrer par un acte une rumeur aussi fâcheuse8 ». L’homme providentiel que Staël entend ramener avec elle à Coppet ne se réduit pas au brillant érudit qu’elle voit à Berlin. Il traîne en Allemagne une réputation quelque peu sulfureuse qui lui vient de son appartenance, dans les dernières années du siècle, au cercle d’Iéna dominé par les frères Schlegel et les Schlegelinnen, Dorothea, fille de Moses Mendelssohn et compagne de Friedrich et Caroline, un temps mariée à August Wilhelm avant de se lier à F.W. Schelling, autre membre marquant du groupe. Divorcé de Caroline et lié à Sophie Tieck-Bernhardi, sœur de l’écrivain Ludwig Tieck, Schlegel reste longtemps un objet de scandale, parfois interdit de séjour comme à Göttingen en septembre 1801 : « Êtes-vous donc des gens si dangereux que l’on craigne votre présence9? ». Staël, n’ayant fréquenté que les Grands de Weimar, très distants vis-à-vis du cercle d’Iéna pourtant géographiquement proche, semble ignorer cet aspect de la vie de Schlegel qui ne le prédispose guère à devenir simple et souple précepteur. Le départ pour Coppet se fait dans la discrétion, à peine une allusion dans une lettre d’August Ferdinand Bernhardi qui s’empresse de propager la nouvelle. Schlegel lui-même ne s’exprime pas sur sa décision et ce n’est qu’une fois arraché à Berlin qu’il va, dans une lettre-fleuve adressée à Sophie, donner toute sa dimension d’Erlebnis, d’évènement-fondateur, à ce voyage dans un monde nouveau : « Ne vous attendez pas de ma part à un récit de voyage en bonne et due forme, vous n’en saurez que ce qui me concerne personnellement10 ». À l’instar de son frère Friedrich qui avait ouvert sa nouvelle revue Europa par un « voyage en France11 », chaque étape du voyage à Coppet se double d’un changement de perspective autobiographique. C’est d’abord l’adieu aux amis d’antan visités en chemin, Schelling et Caroline, Ludwig Ferdinand Huber et Therese, ex-femme de Georg Forster, mais aussi l’adieu au passé littéraire, celui d’Iéna et du premier romantisme allemand : « Certes tout cela, c’était il y a bien longtemps. Et le temps de ma visite a été trop bref pour constater à quel point tous ces gens se retrouvaient si peu en moi et moi en eux12 ». Puis, traversant les paysages grandioses du Jura et des Alpes, le professeur berlinois fait une première découverte, celle d’une nature « romantique » telle que Rousseau l’avait sublimée dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire. Mais par-delà le pittoresque, Schlegel éprouve le sentiment inédit de se trouver sur une ligne de partage des paysages et des pays et il perçoit d’emblée une nouvelle cartographie à l’échelle de l’Europe. En effet, du haut des cimes, il a conscience de dominer non seulement le paysage, mais aussi les frontières : « C’est magnifique d’être ainsi entre deux pays, car le prochain village là-bas est déjà français. Je m’imagine très bien Moïse sur le Mont Nebo13 ». Le constat est certes fugitif, mais sera déterminant par la suite. Quant à l’entrée dans le monde de Coppet, elle fait sans nul doute partie de ces « souvenirs les plus chers et les plus douloureux » qui l’attachent au lieu. Le Coppet où Staël, son fils Auguste14, sa fille Albertine, Benjamin Constant et August Wilhelm Schlegel arrivent le samedi 22 mai, épuisés par un voyage de près de quatre semaines et par l’état déplorable où se trouve Staël après la mort de son père, est tout encore marqué par la présence de Necker qui y a vécu en permanence depuis septembre 179015. L’arrivée à Coppet se traduit donc par un véritable choc culturel pour Schlegel, confronté à un monde d’un autre âge auquel rien ne le préparait. Ainsi, chaque soir, le professeur allemand va s’endormir dans les fastes un peu surannés de l’Ancien Régime, sous les portraits des Necker :
Je suis logé dans l’ancienne chambre de la mère, aménagée avec une splendeur d’un autre âge: tapisserie de Damas rouge avec des fleurs blanches, rideaux du lit à baldaquin de même avec de lourdes franges… Deux grands portraits des parents sont suspendus au mur16.
L’inventaire des lieux envoyé à Sophie Tieck-Bernhardi dans sa première lettre datée de Coppet laisse entrevoir non seulement l’ampleur du choc culturel vécu, mais aussi un certain désarroi face à un quotidien dont le rythme et les codes sont loin de lui être familiers. À peine installé dans le cabinet de travail qu’il s’attribue dans la bibliothèque, qu’il juge du reste sévèrement – « elle a bien des choses dont je ne peux pas vraiment faire usage et il y manque beaucoup d’autres que j’aurais aimé avoir17 » –, il voit son emploi du temps minutieusement réglé avec la maîtresse des lieux, mis en cause par le flux incessant des visiteurs qui s’abat sur Coppet et sa châtelaine endeuillée. Et si le charme champêtre de Coppet et ses alentours, le lac surtout, le séduisent d’emblée, il n’en est pas de même de Genève qu’il trouve – en accord du reste avec Benjamin Constant – parfaitement insipide : « Les Genevois sont un peuple hautement dénué de poésie, calculateur et froid18 ». S’il reste, c’est d’abord par respect et admiration pour Staël dont il décrit l’authentique courage dans le malheur et la force de tempérament – « Dès le deuxième jour elle s’est jetée dans les affaires, qui lui étaient totalement étrangères, son père lui en ayant épargné le souci » –, mais dont il souligne aussi l’indéfectible loyauté, « le comportement généreux le plus amical et le plus noble de Madame de Staël à [s]on égard19 ». Et puis Benjamin Constant, dont il a apprécié les conversations au cours du voyage, quelques premiers contacts avec Sismondi perçu comme « un esprit honnête mais pas très fort dans la tête » ou Bonstetten qu’il juge « pas mauvais homme20 » lui laissent entrevoir des débats intellectuels possibles et quelques affinités réconfortantes. Si le premier contact avec Coppet est donc bien un évènement vécu-Erlebnis fondamental, en ce sens que Schlegel s’en trouve dépaysé au propre comme au figuré, il n’en reste pas moins que, s’inscrivant dans la durée, le rapport à Coppet va bientôt changer de nature et, de lieu saisi dans l’instant biographique, va devenir un lieu de vie et se construire en champ d’expériences qui vont orienter – voire réorienter – l’écrivain et son écriture.
Coppet, champ de toutes les expériences
« Voici huit jours que je suis ici, et tout ce temps s’est passé à m’orienter et m’installer21 ». Si Schlegel ignore encore que son passage à Coppet va se pérenniser pendant plus d’une décennie – de 1804 à 1817 –, il fait très vite une première expérience qui ne cessera de l’interpeler pendant toute cette période, celle de la confrontation au quotidien avec les formes de sociabilité propres à Coppet. Schlegel a déjà connu diverses sociabilités originales, qu’il s’agisse de celles pratiquées dans le cercle d’Iéna ou de la Geselligkeit telle que vient de la définir son ami berlinois F.D. Schleiermacher :
Tout individu doit nécessairement se trouver dans un état de sociabilité morale ; il lui faut un ou plusieurs individus auxquels il puisse découvrir le plus intime de lui-même, de son cœur et de ses actes, rien en lui ne doit être qui ne puisse être communiqué à quelque autre22.
Et sans doute s’est-il risqué à l’aventure de Coppet en espérant trouver auprès de Staël une variante de ce vivre-ensemble dans la confiance et la transparence mutuelle où, ajoutait Schleiermacher, « les femmes sont nécessairement les fondatrices d’une société meilleure ». Ce que Schlegel trouve à Coppet est certes inédit et ne relève ni du salon à la française, pourtant bien connu de la fille de Suzanne Necker, ni du cercle du premier romantisme allemand qualifié par Novalis de « Famille d’esprits / Geisterfamilie », même si, du premier, Coppet garde le goût de la conversation et, du second, adopte la réunion d’intellectuels avant la lettre dans une structure quasi privée. La sociabilité de Coppet se distingue d’abord par la diversité des éléments qui la composent, que ceux-ci soient politiques du fait du statut d’assignée à résidence et d’opposante à Napoléon de G. de Staël, littéraires, les écrits et les romans comme Delphine et plus tard Corinne ayant éveillé la curiosité de toute l’Europe intellectuelle, ou encore culturels du fait de la situation de Coppet au carrefour de l’Europe entre Berlin et Paris, Londres et l’Italie, voire Vienne, Moscou et Stockholm. Autre singularité, Coppet offre à ses hôtes une vie sociale ne dissociant pas le privé du public, plutôt déconcertante pour bien des hôtes de passage, comme la comtesse de Boigne qui note :
Rien n’était réglé... Il n’y avait pas de lieu attribué à aucune heure de la journée. Là où la conversation prenait, on plantait ses tentes et on y restait des heures, des jours… Les chambres des uns et des autres étaient toutes ouvertes23.
Cette sociabilité portes-ouvertes, si brillante soit-elle, est, aux dires de certains, épuisante : « Je reviens de Coppet, écrit Karl Viktor von Bonstetten en 1804, tout abêti et fatigué d’une débauche d’intelligence. Il se dépense plus d’esprit à Coppet en un jour que dans maints pays en un an24 ». Or en bon Allemand – voire Prussien – qu’il est, Schlegel craint cet esprit à la française et il n’est pas le seul. Son frère Friedrich, sur le point de le rejoindre à Coppet en octobre 1804, espère vivre avec lui de « longs moments d’être ensemble », redoutant tout tourbillon superficiel : « Par nature je suis beaucoup moins disposé à trop de contacts sociaux avec les jeunes gens et les miettes de réflexions qui en résultent25 ». De retour à Paris, après un séjour de deux mois, il adresse un bilan plutôt lucide à son frère :
Depuis que je ne suis plus près de toi, il me semble que je n’ai pas vraiment fait un bon usage de nos retrouvailles, tant de choses n’ont pas été exprimées ou alors bien mal. Et je ne peux pas penser à toi sans me faire du souci. Certes ta situation me semble belle et bonne et j’ai trouvé fort admirable le comportement de ton amie envers toi, mais il est triste et inquiétant qu’une société qui ne peut t’apporter, à toi comme à elle, la moindre nourriture, doive te dévorer beaucoup trop de temps26.
Avec le temps et l’aide de quelques-uns devenus d’authentiques amis, Benjamin Constant, Sismondi ou Bonstetten – dont le jugement sur Schlegel varie selon les moments –, Schlegel va tant bien que mal s’adapter au rythme quotidien et au tourbillon incessant de la vie au château. Mais il reste malgré tout le Herr Professor allemand, ce qui lui vaut bien des quolibets mais aussi l’ostensible solidarité de certains de ses compatriotes comme celle clamée par Karl von Clausewitz, alors aide de camp du Prince Louis de Prusse, en visite à Coppet en 1805 :
Je me suis réjoui de trouver Schlegel. C’est un Allemand pure souche [Original-Deutscher], tel qu’on l’imagine et cela donne au milieu de tous ces Français une apparition souvent drôle, jamais dénuée de dignité. Madame de Staël nous appelle par excellence les deux Allemands, ce dont nous sommes tous deux très fiers27.
1805, c’est le moment où Schlegel adresse, d’une chambre à l’autre, une lettre-confession rédigée en français où, entre autres griefs, il met en cause la société trop superficielle dont Staël s’entoure à Coppet :
Je me sentais souvent très isolé comme j’avais quitté ma patrie et tous mes amis, comme au milieu des distractions auxquelles je n’étais pas habitué je ne pouvais pas même retrouver le recueillement nécessaire pour mes obligations favorites. Je passais souvent mes jours tristement dans une solitude bruyante… Je puis dire avec vérité que tout ce qui vous entoure, amis et indifférents, a constamment conspiré contre moi, qu’on a voulu me bannir de chez vous comme un intrus. Je suis le nouveau venu par excellence et menacé de le rester toujours28.
Le processus d’intégration de l’étranger Schlegel au monde de Coppet se solderait-il par un échec tant sur le plan humain que sur celui de la vie sociale dans ses diverses facettes ?
Pourtant, les lettres tardives adressées par Schlegel à son ex-élève, Auguste de Staël, éclairent de tout autre manière ce ‘moment Coppet’ dans sa vie. Revenant sur ces années, Schlegel, désormais professeur à l’université de Bonn, esquisse avec nostalgie l’osmose idéale que seul Coppet aurait pu réaliser :
Ah, nous autres Allemands nous avons l’Enthousiasme… mais je crains bien que nous n’ayons pas le savoir-faire. Fourrez-moi l’âme d’un Allemand distingué dans l’esprit et le corps d’un François, et vous ferez un homme parfait29.
Et il a ce cri du cœur qui en dit long sur sa dette envers un Coppet considéré comme un lieu français par excellence : « Entre nous soit dit, mon cher Auguste, j’aime beaucoup la France, quand même30 ». De fait, la complexité du monde de Coppet comme son inscription au cœur d’une époque particulièrement troublée génèrent d’autres expériences qui vont bien au-delà de la confrontation au quotidien entre deux modes de vie, voire deux cultures. Comme l’écrit fort justement Roland Mortier à propos de Coppet et du Groupe de Coppet :
Il s’agit moins d’une structure organisée et cohérente que d’un réseau de sympathisants réunis autour d’un idéal commun et communiquant entre eux par la plume autant et plus que par la parole. Ils partagent une conception ouverte, interactive, dynamique, internationale de la culture. Ce qui les rapproche, c’est une conception polyphonique de la culture, leur curiosité véritablement européenne et la complémentarité de leurs intérêts intellectuels31.
‘Réseau’, ‘communiquant par la plume’, ‘conception internationale’ ou ‘curiosité européenne’, autant de termes qui apparaissent dans les multiples correspondances de et autour de Schlegel à cette époque. La finalité de ces réseaux épistolaires, qui constituent un véritable maillage de l’Europe, est bien de favoriser une étude comparée entre les diverses cultures32. Les lettres envoyées d’Allemagne par Staël à Necker ou Charles de Villers en 1803-1804 ont bien pour but avoué « de conclure un traité entre leurs pensées et nos manières33 » et « d’impatroniser l’Allemagne en France34 ». Au même moment, Friedrich Schlegel lance une nouvelle revue à laquelle participe son frère : le titre est emblématique, Europa, et la revue porte en sous-titre « Correspondance imprimée à l’usage de quelques amis ». August Wilhelm Schlegel lui-même utilise à diverses reprises le terme de ‘Connexionen’ et les multiples lettres qu’il échange de Coppet avec les plus éminents éditeurs allemands de l’époque – Johann Friedrich et Friederike Helene Unger, Georg Reimer, Johann Friedrich Cotta, Friedrich Arnold Brockhaus, Friedrich Perthes – portent la marque de cette curiosité européenne qui se diffuse à travers toute l’Europe et dont le port d’attache est Coppet et son groupe émergent de ‘communicants’ : « Coppet est comme le port où affluent les personnes et les choses les plus intéressantes35 ». Il ne s’agit plus là seulement d’un carrefour d’Europe, d’une terre d’exil devenue espace de transit et d’échanges, c’est aussi, pendant plus d’une décennie, un véritable laboratoire d’Europe qui s’impose à la fois comme récepteur de tout ce qui bouillonne dans l’espace intellectuel continental et comme émetteur, sous toutes les formes de communication « par la plume » alors possibles – écrits, lettres, articles de journaux, gazettes et revues –d’une nouvelle vision du monde moderne né sous leurs yeux, vision qui n’est pas, du reste, sans susciter nombre d’interrogations identitaires. C’est là une expérience inédite à laquelle participe activement August Wilhelm Schlegel – son immense correspondance, même lacunaire36, en fait foi – et qui va marquer de son empreinte ses intérêts intellectuels comme ses choix d’écriture.
Le paradoxe de l’étranger
Lorsqu’il quitte Berlin le 19 avril 1804, Schlegel est déjà une autorité dans le domaine de la critique littéraire par ses nombreuses recensions parues dans les revues-phares de l’époque, Die Horen, créée par Schiller en 1795, la Jenaische Literaturzeitung ou Athenäum de Friedrich Schlegel, à laquelle participent tous les membres du cercle d’Iéna. Il doit cependant sa notoriété en Allemagne à ses traductions de seize pièces de théâtre de Shakespeare parues chez Unger à Berlin entre 1797 et 1801, et de Calderon dont le premier volume paraît chez Reimer à Berlin en 1803 sous le titre Spanisches Theater. Enfin, puisant dans le cycle des conférences tenues à Berlin entre 1801 et 1804, il vient de publier en 1803 dans la revue Europa de son frère Friedrich, une version abrégée de la plus critique d’entre elles, datant de 1802 et dont le titre original était Allgemeine Übersicht des gegenwärtigen Zustandes der deutschen Literatur37. Toutes les lettres qui lui sont adressées avant son départ de Berlin, du reste ignoré de tous, font allusion à ces travaux. Hülsen, lecteur d’Europa, l’encourage : « Pour que tu trouves bon de continuer à rendre publiques de cette manière tes conférences, ce que souhaitent certainement beaucoup de gens38 ». Friedrich Schlegel, alors à Paris, s’inquiète de l’absence d’envois pour sa revue : « Tu es beaucoup trop détourné de tes propres travaux par ton Calderon et ton Shakespeare39 ». Sans savoir que son ami est déjà en chemin vers Coppet, Schleiermacher, lui-même aux prises avec une traduction de Platon, demande conseil à celui qui fait référence en la matière : « Je ferai usage de tout signe que vous me donnerez… et je crois bien que j’apprendrai beaucoup de vos remarques et critiques40 ». Et l’éditeur Reimer, en attente du prochain volume des traductions de Calderon, se fait insistant : « Je vous serai extraordinairement obligé de l’achèvement sous peu de Calderon41 ». Face à ces demandes pressantes, Schlegel avoue dans une lettre du 27 juin 1804 à Sophie Tieck-Bernhardi : « La seule chose qui m’angoisse, ce sont les travaux qui ne veulent pas vraiment avancer42 », un constat qui ne va pas cesser de le perturber et qu’il partage avec Friedrich, lui-même en panne d’inspiration :
Mes papiers sur la physique sont en fait illisibles et ne comportent presque que des chiffres. Tout le reste est en rapport avec mes études orientales, par ailleurs je n’ai rien écrit d’important… Des idées j’en ai suffisamment mais parfois j’ai l’impression d’avoir l’esprit tellement à sec, comme si je ne pouvais plus rien faire43.
Il suffit de prendre la liste des publications d’August Wilhelm Schlegel et leurs dates pour constater en effet un déficit patent entre 1804-180944, date à laquelle paraissent les conférences tenues à Vienne – Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur (Heidelberg, 1809) – et quelques traductions longtemps restées en suspens (le second volume de Calderon, Berlin 1809 et Richard III de Shakespeare, Berlin 1810). Le même déficit marque les années 1812 à 1817, Schlegel suivant jusqu’en 1814 les pérégrinations européennes puis le retour à Paris et en 1816 le voyage en Italie de G. de Staël.
Ce constat signifie-t-il que le séjour prolongé à Coppet a tari la production littéraire de Schlegel ? Ou ne faut-il pas voir là le paradoxe de l’étranger qui réoriente radicalement les intérêts intellectuels de l’hôte de Coppet et redessine, dans une mise à l’épreuve parfois difficile, d’autres champs possibles ? En même temps qu’il note son incapacité à avancer dans son travail de traducteur, August Wilhelm Schlegel demande qu’on lui envoie « sans délai », outre ses propres livres, un certain nombre d’ouvrages absents de la bibliothèque de Coppet : « Vous savez bien ce qui m’intéresse : les choses espagnoles et vieil-allemandes (altdeutsche Sachen45)». Certes, ce ne sont pas là des domaines d’intérêt totalement nouveaux, les « choses espagnoles » touchant essentiellement aux écrits de Calderon et « les choses vieil-allemandes » se référant entre autres aux poésies des Minnesänger et à l’épopée, récemment exhumée, du Nibelungenlied, dont il avait amplement discuté dans les années berlinoises avec Ludwig Tieck ou Johannes von Müller46. Ce qui évolue pendant les années passées à Coppet, c’est la nature et l’évolution de l’intérêt porté par Schlegel à ce domaine alors en pleine renaissance. L’influence de son frère Friedrich est ici déterminante. Celui-ci, résidant désormais à Cologne où il se convertira en 1808 au catholicisme, et ardent défenseur d’un Moyen Âge allemand vu, à la manière de Novalis, comme l’âge d’or de la culture germanique, projette un ouvrage en commun : « Depuis quelque temps je prépare avec mon frère un ouvrage que nous voudrions faire paraître sous nos deux noms et sous le titre Das Mittelalter 47». Il n’a de cesse d’encourager August Wilhelm à mettre ses dons de traducteur au service d’une littérature qui contribue à redonner à une Allemagne rayée de la carte son identité culturelle ancestrale : « Pour ce qui est du traitement du Nibelungenlied tu peux, je pense, être tout à fait rassuré. Personne d’autre que toi n’en a la capacité. Et je considère ce travail comme quelque chose qui n’attend que toi », évoquant même habilement les connexions de Coppet qui facilitent le prêt à distance du manuscrit original : « Te serait-il possible – grâce à tes connexions – d’obtenir toi-même le manuscrit des Nibelungen de Saint-Gall48 ? ». Mais Friedrich est loin d’être le seul à rappeler à l’hôte de Coppet son identité allemande et sa responsabilité d’écrivain allemand. Karl von Clausewitz déclare : « Je n’aime rien tant en Wilhelm Schlegel que son ardent patriotisme49 » et la comtesse Voss de lui assurer : « Je n’ai jamais pu perdre la foi en votre authentique esprit allemand50 ». La pression exercée sur A.W. Schlegel s’inscrit dans un moment où le Saint Empire romain-germanique a disparu en 1806, où la Prusse s’est réfugiée dans une piteuse neutralité et où Berlin est occupé par les troupes napoléoniennes tandis que nombre d’États allemands sont assujettis à Napoléon au sein de la Confédération du Rhin. Il est assailli de lettres de ses amis qui le poussent à s’engager publiquement :
Mon ami, rester ainsi muet, c’est commettre un péché envers la patrie, envers vous-même, envers la littérature allemande. Sur quoi la pauvre Allemagne, pauvre à tout point de vue, va-t-elle pouvoir compter et bâtir, si ses meilleures têtes l’abandonnent51.
La position de Schlegel dans la « solitude bruyante » de Coppet est paradoxale. D’un côté, il entend bien l’appel d’outre-Rhin qui l’incite à rallier un mouvement né des Discours à la nation allemande de Fichte en 1807 et qui va mener, avec Arndt et Körner, à la littérature très spécifique des guerres de libération de 1813. Il fait venir à Coppet le manuscrit original du Nibelungenlied, s’essaie à quelques traductions de textes courtois et adresse à la Comtesse Voss à Berlin une véritable profession de foi patriotique :
Pour le moment je ne connais comme écrivain qu’un seul but : montrer aux Allemands l’image de leur gloire d’antan, de leur ancienne dignité et liberté dans le miroir des temps anciens et attiser la moindre étincelle de sentiment national où qu’elle sommeille52.
Mais, et c’est là le paradoxe propre au séjour à Coppet, A.W. Schlegel ne publiera aucune édition du Nibelungenlied – pas même l’édition critique du texte qui aurait répondu à sa conception, proche de celle de Schleiermacher, de la traduction comme travail scientifique. L’ouvrage projeté, Das Mittelalter, ne verra pas le jour, faute de coopération active d’A.W. Schlegel. Pendant toutes ces années – jusqu’en 1817 –, ‘l’effet Coppet’ met doublement un frein à ces velléités patriotiques. D’une part, de 1807 à 1810, Schlegel conseille et révise le manuscrit de De l’Allemagne :
Je meurs de peur qu’on fasse paraître mon livre avec des changements que je n’aurais pas revus, qu’on me l’altère, qu’on y mette je ne sais quoi ; et M. Schlegel est plus propre que personne pour parler de ce sujet53.
Ce faisant, la démarche comparatiste originale adoptée par Staël ou telle phrase au détour du texte – « On se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères, car dans ce genre l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit54 » – ne peuvent que contraindre Schlegel à un changement radical du rapport à son propre pays. D’autre part, la longue immersion dans le melting-pot européen qu’est devenu Coppet « ce lieu des États généraux de l’opinion européenne », selon la célèbre formule de Stendhal55, et la cristallisation de cette richesse dans la diversité en ’esprit’ puis en ‘groupe’ de Coppet, déterminent au fil des années l’adhésion intellectuelle d’August Wilhelm Schlegel à une vision du monde contemporain étrangère au patriotisme prussien à la Fichte. ‘L’effet Coppet’, c’est le regard distancé que Schlegel apprend à jeter sur son temps et qui lui inspirera dans ses kritische Schriften parues à Londres en 1825, une conception européenne de la culture bien proche de celle de Staël :
Le but à atteindre, et il n’est pas des moindres, est de réunir les avantages des diverses nationalités, de s’en pénétrer par la pensée comme par le sentiment et de créer ainsi un centre cosmopolite pour l’esprit humain. L’universalité, le cosmopolitisme, voilà la véritable singularité allemande… Nous sommes, permettez-moi de l’affirmer, les cosmopolites de la culture européenne56.
Certes, A.W. Schlegel accorde à l’esprit allemand un rôle éminent dans la construction de ce « centre cosmopolite », affirmant même que les Allemands seraient les seuls authentiques cosmopolites. Il le fait mu par la conviction que l’Allemagne, celle des intellectuels dont il sait qu’il reste malgré l’éloignement l’un des leurs, est la mieux placée pour mener à bien cette mission civilisatrice. L’expérience acquise à Coppet lui permet de jauger le potentiel d’ouverture au cosmopolitisme de ces penseurs allemands qui se placent, comme lui-même le fit à Coppet, dans la continuité d’une culture européenne construite, au-delà des contingences de la politique et des aléas des guerres, sur des valeurs d’échange et d’hospitalité mutuels.
Ainsi, l’élargissement à la culture européenne et l’inscription de la littérature allemande dans le champ du cosmopolitisme universel sont bien le fruit du ‘moment Coppet’ doublement vécu par August Wilhelm Schlegel comme autant de Erlebnisse, d’évènements personnels qui changent le cours, voire le sens de sa vie et de Erfahrungen, d’expériences lentement, parfois douloureusement acquises qui laissent leur empreinte si identifiable sur ses idées et ses écrits.