Les despotismes des modernes

Le laboratoire caché de Mme de Staël, Sismondi et Constant

Stefano De Luca

p. 39-68

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Stefano De Luca, « Les despotismes des modernes », Cahiers Staëliens, 65 | 2015, 39-68.

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Stefano De Luca, « Les despotismes des modernes », Cahiers Staëliens [En ligne], 65 | 2015, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 14 octobre 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/78

Préambule

Le destin de toutes les grandes notions théoriques – de tous les « -ismes » qui peuplent notre lexique politique – est celui de devenir des termes polysémiques, susceptibles des interprétations les plus variées, souvent controversés. Même le despotisme n’a pas échappé à un tel destin, du moins pendant une période particulière de sa longue histoire1. Je fais référence ici au tournant de la deuxième moitié du dix-huitième siècle, pendant lequel le terme connaît sa plus grande diversification sémantique, soit en termes descriptifs, soit en termes évaluatifs. Avant et après cette période, le despotisme avait connu et connaîtra une certaine stabilité dans sa signification : avant en désignant, avec des finalités descriptives, une forme spécifique de gouvernement appartenant typiquement au monde extra-européen ; après en définissant, avec des finalités polémiques, tout pouvoir caractérisé par une absence de limites.

Dans la longue histoire du despotisme, nous pouvons donc identifier, avec une certaine approximation, trois phases. La première commence avec la mise au point de la notion par Aristote, qui fait du despotisme une des formes du régime monarchique, celle dans laquelle le rapport entre le souverain et ses sujets est semblable au rapport entre le despótes et les esclaves. Cette forme est légitime car elle s’adapte aux caractéristiques de certains peuples – les barbares, les peuples d’Orient – qui par leur nature sont esclaves et de ce fait inaptes à la liberté. Si despotisme et tyrannie renvoient tous les deux à un pouvoir caractérisé par l’absence de limites, cette absence a pourtant des origines différentes : dans le cas du despotisme, elle dépend de la nature des sujets, dans le cas de la tyrannie de la nature du souverain, c’est-à-dire de son désir effréné de pouvoir. À partir de là naît la diversité des deux formes de gouvernement : le despotisme est légitime, la tyrannie illégitime ; le despotisme est stable et durable, la tyrannie instable et convulsive ; le despotisme est un phénomène oriental, la tyrannie un phénomène européen.

Cette acception du despotisme aura, comme on le sait, une longue fortune, sur laquelle il n’est pas nécessaire ni possible de s’arrêter en cette occasion. Pour les finalités de notre discours, il sera suffisant de rappeler qu’elle acquiert avec Montesquieu une formulation classique et, en même temps, mise à jour et enrichie. Non seulement Montesquieu fait du despotisme une forme de gouvernement distinct (à côté de la monarchie et de la république), mais il est même le premier à en offrir une ‘sociologie’, en traitant d’éducation, du rôle des femmes, de la justice, du système fiscal, de la religion. Il suit la tradition en situant le despotisme en Orient (comme archétype, il choisira la Chine), mais il étend le domaine des raisons qui le rendent possible : non seulement la nature asservie des peuples, mais également le climat, la nature du territoire, le caractère des institutions et la religion. L’analyse de Montesquieu a une intention descriptive évidente, mais en même temps elle contient un possible reflet polémique : elle est une sorte de miroir dans lequel les Européens peuvent entrevoir, dans une forme extrémisée, l’absolutisme des monarchies modernes.

Et c’est précisément cet absolutisme qui deviendra la cible polémique de toute une série d’auteurs (en premier lieu Mirabeau, avec son Essai sur le despotisme de 1776), pour lesquels despotisme est le terme approprié pour décrire, par des intentions ouvertement critiques, les régimes absolus européens, en commençant par la France de Louis XIV. Dans cette acception le despotisme perdra sa signification spécifique et rejoindra la famille diversifiée des termes indiquant un pouvoir sans limites (à côté de la tyrannie, de l’absolutisme, de la dictature, de l’autocratie).

Mais la seconde moitié du XVIIIe siècle ne se borne pas uniquement à accueillir la ‘transition’ de la signification descriptive à la signification évaluative-polémique. Elle accueille également certains emplois évaluatifs à connotation positive, comme les notions de despotisme éclairé et despotisme légal2. Le premier naît de l’idée d’une alliance entre lumières et pouvoir, qui met la force de l’État moderne au service d’une rationalisation profonde de la vie politique et sociale. Il s’agit de dépasser les particularismes et les abus de provenance féodale, ainsi que les préjugés enracinés dans les religions dogmatiques et dans les traditions (dans cette lignée se situe, dans une forme extrémisée, le Vero Dispotismo de Giuseppe Gorani, qui fut publié en 1770 à Génève et qui sera par la suite, comme nous le verrons plus loin, âprement critiqué par Sismondi). En ce qui concerne le despotisme légal, théorisé par l’école physiocratique, il se fonde sur la thèse selon laquelle l’ordre social et politique est maintenu par des lois aussi strictes que celles qui maintiennent l’ordre naturel : le bon gouvernement se fondera donc sur la connaissance et sur l’application rigoureuse des lois en question. On en arrive par-là à la distinction de La Mercier de la Rivière (L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767) entre un despotisme arbitraire, fondé sur l’opinion, et un despotisme légal, fondé sur la connaissance des lois immanentes à l’ordre social. Mably polémiquera (dans ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essential des sociétés politiques, 1768) contre cette idée : selon lui, le despotisme légal est une contradiction puisque si le despotisme est un pouvoir absolu, sans limites et au-dessus de tout contrôle, il ne peut qu’être ou devenir arbitraire. Il faut aussi rappeler que pendant la Révolution, un nouveau sens positif de la notion voit le jour : l’ancien vocable et les nouvelles valeurs révolutionnaires s’hybrident, donnant naissance au « despotisme de la liberté », tel qu’il fut théorisé par Marat. Il en faisait la réponse nécessairement violente au « despotisme des rois ». Sur ce chemin nous retrouverons également Robespierre3.

C’est précisément sur cet arrière-plan théorique que nous pouvons situer la réflexion de Mme de Staël, Sismondi et Constant : les deux premiers utiliseront le terme dans sa signification polémique à la Mirabeau, alors que le Sismondi des Recherches se réfèrera principalement à Montesquieu. Mais le problème est la distance qui s’est créée entre la catégorie (conçue de manière absolue) et la réalité avec laquelle ces auteurs doivent se confronter : les problèmes sont différents, ou plutôt radicalement nouveaux. La Révolution française a en effet produit une formidable accélération du temps historique : et lorsque l’Histoire court, les idées vieillissent rapidement. Par une hyperbole rhétorique – non dépourvue d’une signification profonde – Boissy d’Anglas avait dit en 1795 : « Nous avons vécu six siècles en six années ! ». Mme de Staël, Sismondi et Constant assistent, en tant que spectateurs participants et parfois en tant qu’acteurs, à cette formidable accélération. Ils assistent en particulier, dans les dernières dix années du XVIIIe siècle, à la genèse de régimes nouveaux et inédits – le jacobinisme et le bonapartisme – qui concentrent un énorme pouvoir et qui déploient une capacité coercitive supérieure, par rapport à celle du vieux despotisme, mais qui cependant font référence à la liberté et à la souveraineté de la nation soit dans le discours public, soit dans les formes institutionnelles. La nouveauté de ces régimes réside dans le fait qu’ils ne peuvent en aucun cas se passer du consensus (même s’il s’agit d’un consensus apparent, fruit de manipulations et/ou de contraintes) et qu’ils instrumentalisent les principes de la souveraineté populaire et de la liberté politique, ainsi que ceux de la liberté civile. Ils sont les despotismes des Modernes.

L’objectif que je me suis proposé est celui de reconstruire, ne serait-ce qu’à grands traits, l’effort accompli par Mme de Staël, Sismondi et Constant pour penser à ces nouvelles formes de despotisme à l’instant même de leur genèse. Les ouvrages auxquels je ferai référence sont les écrits politiques de Mme de Staël composés entre 1791 et 1799 (en particulier Des circonstances actuelles), les Recherches sur les constitutions des peuples libres de Sismondi (écrit dans les années du Directoire) et les écrits de Constant conçus entre 1795 et 18064. Mis à part les Principes de politique de Constant, mon analyse porte sur une phase en amont de la saison du cercle de Coppet, une phase dans laquelle toutefois les protagonistes de cette saison forgent les catégories fondamentales pour l’analyse et la lutte ultérieure contre le despotisme napoléonien.

Dans un premier temps, je me concentrerai sur la question terminologique, c’est-à-dire sur le choix des mots (vieux ou nouveaux) pour définir le nouveau phénomène : despotisme, tyrannie, arbitraire, toute-puissance, souveraineté toute-puissante. Ensuite, j’essaierai d’illustrer la question conceptuelle, c’est-à-dire la tentative de saisir la nature des nouveaux despotismes.

Mais avant d’aborder le sujet, je voudrais faire deux dernières considérations. La première est que cet effort de conceptualisation reste lié, en grande partie, à une série d’œuvres inédites (le despotisme est efficace pour tous ; et pour Mme de Staël est efficace aussi, sur le plan politique, la question du genre5) ; la deuxième est que les œuvres en question constituent une sorte de laboratoire commun, en vertu des rapports et des échanges entre leurs auteurs6. Celui qui bénéficiera le plus de ce ‘laboratoire caché’, à mon avis, sera Constant, qui dans ses Principes de politique de 1806 mettra à profit non seulement la distinction staëlienne entre Antiques et Modernes, mais également la critique sismondienne de la conception rousseauiste de la souveraineté. Par ailleurs, comme on le sait, même les Principes de 1806 resteront inédits : mais c’est à partir d’eux que Constant va puiser pour composer son De l’esprit de conquête et d’usurpation, c’est-à-dire l’œuvre qui d’habitude est considérée comme un passage important dans l’évolution de la conception moderne du despotisme.

La question terminologique

Du point de vue terminologique, il faut dire avant tout qu’il existe une différence entre Mme de Staël et Constant d’un côté et Sismondi de l’autre. Les deux premiers emploient le terme despotisme dans le sens qui lui a été attribué par Mirabeau, alors que Sismondi se conforme, grosso modo, au sens canonisé par Montesquieu. Cette différence tient à la nature différente de leurs écrits, du contexte à l’intérieur duquel ils ont pris forme et d’un arrière-pays culturel partiellement différent.

Les écrits directoriaux de Mme de Staël et de Constant sont des écrits de circonstance, qui ont été développés au sein d’une bataille politico-culturelle : leur dimension théorique est donc subordonnée à l’intention pratico-polémique, à l’exigence d’avoir une incidence sur la situation politique en l’orientant dans une direction donnée (stabiliser la République directoriale, affaiblir les extrêmes monarchiques et jacobines, décourager les tentatives de restauration monarchique, contribuer à la victoire des républicains modérés aux élections etc). La deuxième partie des Circonstances actuelles constitue la seule exception, puisqu’elle est expressément consacrée aux principes qui doivent fonder la république et de ce fait prend l’allure d’un traité politico-constitutionnel. Les Recherches de Sismondi, au contraire, constituent une œuvre systématique, fruit d’une réflexion théorique éloignée par rapport à l’épicentre parisien, même si leur auteur est atteint par les effets des secousses révolutionnaires. En somme, l’œuvre de Sismondi est un traité de philosophie politique dans sa première partie et de droit constitutionnel comparé dans sa deuxième. Ce qui amène Sismondi à s’occuper du problème des formes de gouvernement dans une perspective théorico-normative.

Et c’est précisément à l’intérieur de ce contexte que le despotisme est encore conçu en termes se reférant à Montesquieu : il est en effet désigné comme la forme de gouvernement préférée des Asiatiques7 ou bien comme « le gouvernement le plus propre » aux peuples sauvages (parmi lesquels Sismondi inclut, dans un passage, non seulement les peuples asiatiques mais également certains peuples africains et américains8). Deux conséquences dérivent de cette étrangeté essentielle du despotisme avec le monde européen : d’un côté, Sismondi met en garde ces Européens qui pensent – de façon généreuse, mais irréaliste – pouvoir exporter les ‘gouvernements libres’ auprès de nations qui manquent de l’esprit de liberté9 ; de l’autre, il critique durement ces Européens qui font au contraire l’éloge du despotisme en le proposant comme modèle. En réalité, le despotisme en Europe, selon Sismondi, ne serait autre que l’équivalent de la tyrannie, c’est-à-dire d’un régime politique qui ne peut même pas être pris en considération : « Je ne compte pas le despotisme parmi les gouvernements simples, soit parce qu’il n’est que l’abus des autres et surtout de la monarchie, soit parce qu’aucun homme raisonnable n’a jamais pensé à préférer le despotisme à aucun autre gouvernement10 ». Une critique cinglante adressée à Gorani et Linguet s’ensuit : 

Je sais que l’auteur italien du Vero Dispotismo et Mr. Linguet dans sa Théorie des lois civiles en ont fait un éloge pompeux, mais encore qu’un esclave cherche à flatter son maître aux dépens de sa patrie et de la vérité, et qu’un homme à paradoxes essaye de se faire lire en étonnant la raison et le sentiment, l’on peut demeurer persuadé que le despotisme n’a jamais eu de partisans de bonne foi, excepté ceux qui commandent, et ceux qui ne sont capables que d’obéir11.

La note de Sismondi se conclut par un renvoi bibliographique sec : « Voir sur le despotisme Montesquieu, Esprit des Lois12 ». Donc Sismondi ne se servira pas, sauf dans de très rares occasions, du terme despotisme pour indiquer un pouvoir sans limites, pour lequel il préfèrera parler de toute-puissance ou de souveraineté toute-puissante qui, dans sa perspective théorique, ne peut être évitée que par les gouvernements mixtes. Mais je reviendrai plus tard sur ce sujet.

En restant toujours sur le plan terminologique, il faut souligner la réticence de Mme de Staël et Constant à utiliser le terme despotisme pour décrire le régime jacobin, pour lequel ils préfèrent recourir au terme de tyrannie (ou d’anarchie). Par le terme de despotisme, ils désignent, dans la majeure partie des cas, l’absolutisme monarchique, ses partisans et leurs idées. Tout se passe comme si le despotisme appartenait à la grammaire de l’Ancien Régime : il est synonyme de privilèges, d’abus, de superstitions monarchiques et religieuses. Ses caractéristiques plus importantes sont les fondements théologiques (le droit divin, le soutien d’une religion dogmatique), l’exercice d’une potestas legibus soluta et la concentration de cette dernière en un seul individu, dont la volonté est au-dessus de tout et de tous. Donc quelque chose de différent, d’étranger par rapport au pouvoir oppressif exercé par le gouvernement révolutionnaire, qui fait référence à un fondement rationnel (pas la volonté de Dieu, mais celle du peuple), qui s’exerce à travers la loi (pour tyrannique qu’elle puisse être) et qui s’incarne dans un parti politique, qui à son tour se présente comme le porte-parole, l’interprète, le défenseur de la collectivité dans son ensemble. À partir de là naît l’exigence de faire une distinction entre « despotisme royal » et « tyrannie révolutionnaire ».

Ce choix linguistique présente cependant quelques exceptions, parmi lesquelles les plus significatives sont les suivantes. On trouve la première dans un texte de 1791, dans lequel Mme de Staël, qui est encore favorable à la monarchie constitutionnelle, parle du despotisme exercé au nom du peuple. Nous sommes ici face à un stratagème argumentatif qui sera typique de la période révolutionnaire : la rétorsion contre les adversaires politiques de leur propre langage. En effet, Mme de Staël écrit : « Il y a de même du despotisme, il y a de même de l’aristocratie dans le parti que les factieux dominent : leur despotisme, en s’exerçant au nom du peuple, ravit souvent à l’opposition ce qui lui tient partout lieu de puissance, les honneurs du courage et l’éclat de la résistance13 ». Dans ce cas, Mme de Staël emploie le terme despotisme pour indiquer une nouvelle forme d’oppression, qui se sert des principes avec lesquels on a contesté le despotisme de l’Ancien Régime pour créer à son tour une nouvelle forme de despotisme.

La deuxième importante exception se trouve dans un passage des Circonstances actuelles, dans lequel Mme de Staël affirme qu’« il y a despotisme partout où ‘ni l’intérêt ni la volonté de la nation’ ne sont ni défendus ni écoutés14 ». Ceci peut se produire de deux manières différentes : dans la monarchie, à travers le pouvoir absolu du monarque, les privilèges accordés à la noblesse, les nombreux abus qui naissaient de ces deux phénomènes et la superstition religieuse ; pendant la Révolution, à travers la domination de certaines factions qui avaient le pouvoir de forcer la nation à manifester le consensus par rapport à leurs décisions arbitraires. Sur cette même ligne vient se ranger la considération suivante, toujours dans Des circonstances actuelles : « Tout ce qui est fait d’accord avec l’opinion est maintenu par elle, mais dès qu’on la précède ou qu’on la combat, il faut avoir recours au despotisme15 ». Il n’est pas surprenant, donc, que dans la deuxième partie de son ouvrage Des Circonstances actuelles, Mme de Staël emploie de façon toujours plus fréquente le terme despotisme comme terme général désignant toute forme de pouvoir sans limites et sans consensus.

L’emploi terminologique que fait Constant du despotisme, dans les années du Directoire, est essentiellement équivalent à celui de Mme de Staël. Dans la plupart des cas, celui-ci désigne l’absolutisme monarchique et ses disciples. Dans ce sens, le célèbre début du De la Force est emblématique : « Le moment actuel est l’un des plus importants de la Révolution. L’ordre et la liberté sont d’un côté, l’anarchie et le despotisme, de l’autre16 ». Despotisme et anarchie représentent respectivement l’issue des idées et des pratiques de la droite monarchique et de la gauche jacobine. Il n’y a qu’un seul passage, à l’intérieur des écrits directoriaux de Constant, dans lequel on reconnaît l’acception de Montesquieu du despotisme, utilisée par ailleurs comme argument polémique contre ceux qui attribuent à la révolution la disparition de la liberté : « Ce n’est pas faute de révolutions, que les peuples de l’Asie n’ont jamais été libres ; c’est faute d’avoir eu des mots et des formes, qui, à l’instant même ou le joug était brisé, leur montrassent un autre but, que celui de se replacer sous un joug nouveau17 ». C’est l’absence d’un discours politique fondé sur les principes de liberté et sur une série de formes institutionnelles finalisées à son maintien qui rend la liberté impossible. L’origine du despotisme est donc dans le système de l’arbitraire, expression par laquelle Constant essaye de définir le principe de tout pouvoir dépourvu de limites, définition qui s’adapte aux vieilles phénoménologies ainsi qu’aux nouvelles. En conclusion, il faut dire que c’est seulement dans la dernière œuvre composée sous le Directoire qu’on voit apparaître le rapprochement terminologique explicite entre « despotisme au nom du peuple » et « despotisme au nom du roi18 ». Cependant le despotisme auquel Constant fait référence est celui des républicains anglais sous Cromwell.

La question conceptuelle

Parmi les auteurs considérés, l’apport de Mme de Staël à la compréhension des nouveaux despotismes me paraît le plus riche et fécond. Celui-ci gravite autour de l’identification et de la conceptualisation de trois phénomènes : le fanatisme politique, le « volontaire forcé » et le privatisme des Modernes.

L’idée d’un nouveau type de despotisme prend forme très tôt dans l’esprit de Mme de Staël : le parti des factieux, écrit-elle en 1791 en se référant aux jacobins, est porteur d’une nouvelle forme de despotisme, exercé au nom du peuple (ce qui délégitime toute forme d’opposition) et alimenté avec le fanatisme (utilisé par les leaders pour agiter le peuple et maximiser de cette façon leur force politique). Après l’expérience de la Terreur, le concept reprend des contours plus précis : « Toute la puissance de la révolution de France consiste dans l’art de fanatiser l’opinion pour des intérêts politiques19 ». D’une manière différente qu’en 1791, Mme de Staël pense cependant que ce phénomène ne concerne pas une minorité, mais une partie consistante de la population. En France, en effet, on a vu s’affirmer un nouveau type de religion – une « religion politique » – fondée sur une idée abstraite et chimérique d’égalité et capable de dégager « un redoutable fanatisme ». Cette religion réunit « l’enthousiasme exalté qu’inspirent les abstractions métaphysiques, aux fureurs trop réelles que les intérêts de fortune et d’ambition font naître chez tous les hommes20 ». Ce mélange d’enthousiasme idéal (pour une idée abstraite, exagérée, irréaliste, mais nullement dépourvue de noblesse) et de passions puissantes dictées par les mobiles égoïstes habituels (l’utile et l’honneur) constitue un mélange explosif et inédit. Celui-ci touche surtout cette « classe du peuple » dont les souffrances et le manque de lumières font un sujet aussi facile à déchainer et instrumentaliser, que difficile à guider et à contenir.

De ce nouveau type de religion se sont servis les « tyrans » du gouvernement révolutionnaire qui « à l’aide des idées démocratiques commandaient l’enthousiasme au nom de la crainte, obtenaient à la fois les avantages de ce qui est volontaire et de ce qui est forcé21 ». Ici, pour la première fois, la notion de « volontaire forcé » fait son apparition, notion qui synthétise la nature du despotisme jacobin. Il s’agit d’un oxymore qui exprime la contradiction entre le plan du langage (dans lequel la liberté et la souveraineté de la nation sont proclamées) et le plan de l’action, dans lequel la manipulation et la coercition sont employées pour obtenir le consensus. Le discours sur la liberté et sur la souveraineté nationale peut devenir un prétexte et un instrument pour exercer un pouvoir despotique, qui cependant présente des caractéristiques nouvelles et originales. Si le despotisme d’Ancien Régime était silencieux et concentré en un seul individu, celui-ci est un « despotisme de parti dont la jouissance est la parole22 » ; il est en outre plus raffiné que son prédécesseur (parce qu’il se fonde sur des principes philosophiques et non sur des dogmes religieux), mais « infiniment plus tyrannique », car il n’y a pas de fin « à la tyrannie qui voudrait obtenir de force tous les symptômes du consentement23 ».

Mme de Staël revient sur le fanatisme dans Des circonstances actuelles, à l’intérieur duquel elle en offre une analyse articulée. Le fanatisme est avant tout défini comme une passion consistant dans le « despotisme d’une seule idée sur l’esprit de l’homme ». Et il est toujours un « principe vague et, par conséquent, d’une extension infinie qui lui donne la naissance24 ». Comme elle l’a déjà fait dans ses écrits précédents, Mme de Staël développe l’analogie entre le fanatisme religieux (catholique) et le fanatisme politique (révolutionnaire). Pour les catholiques, le vague principe qui est à l’origine du fanatisme est le compelle intrare de l’Évangile, justifié par la salus animae ; pour les fanatiques révolutionnaires, c’est la salus populi. Les deux principes sont à l’origine de syllogismes grossiers. Si la religion est le bien le plus important (car le seul capable de garantir le salut de l’âme) et la religion catholique est la seule et véritable religion, alors il faut obliger tous les hommes à faire partie de l’Église catholique ; si la liberté et l’égalité politique sont les biens les plus importants et qu’il n’y ait que certaines lois (pour terribles qu’elles soient) qui puissent les assurer, alors il faut obliger tous les individus à vouloir ces lois. Le fanatisme politique, tout comme le fanatisme religieux, se fonde donc sur une vérité primitive, générale, qui est séparée de toutes ses connexions avec d’autres vérités et portée de ce fait vers des conséquences absurdes et contraires à son essence même. Mais comment cette erreur est-elle née ? Sur le plan psychologique, elle naît d’une faiblesse de l’esprit, d’une irascibilité de caractère, en vertu desquelles le fanatique ‘voit’ une seule idée. Sur le plan philosophique, il s’agit d’une forme de monisme épistémologique et éthique. Mme de Staël dit, et ce n’est pas un hasard, qu’il y a quelque chose de ‘monarchique’ dans la tête des fanatiques. Pour ces derniers tout dérive d’un seul principe, alors que la nature de la vie morale et sociale se compose d’une pluralité de principes, liés entre eux par une trame de médiations et de relations. Le principe unique des fanatiques peut être le droit, l’intérêt, la force, la religion : dans tous les cas, n’ayant pas de contrepoids, il conduit à des résultats absurdes.

Dans Des circonstances actuelles, on trouve même une classification typologique des fanatiques. Tout d’abord, il y a les fanatiques de bonne foi, qui ont de l’ascendant sur leurs semblables puisqu’il s’agit d’individus vertueux, qui sacrifient leurs intérêts pour leurs convictions. Mais en réalité, il n’y a rien de plus redoutable, car à l’inflexibilité de la vertu vient s’unir en eux l’intrépidité du crime. Chez le fanatique, la pitié envers l’homme est étouffée par un système philanthropique : il est capable de torturer l’individu pour le bien de l’espèce. Ensuite, il y a les fanatiques par ambition, encore plus redoutables que les fanatiques de bonne foi car ils sont capables de dissimuler longtemps leurs intentions personnelles, sans que les actions les plus violentes puissent se distinguer de celles des fanatiques désintéressés. Et si, en temps normal, ce qui nuit le plus aux ambitieux est la jalousie suscitée par le pouvoir acquis, en temps de fanatisme, un grand nombre d’individus consentent au contraire à ce qu’on exerce sur eux et sur leur pays « la puissance la plus despotique25 », pourvu qu’on la proclame au nom de leurs idées. De plus, la domination du fanatisme multiplie le nombre d’ambitieux, car pour se montrer sous un jour favorable, il n’y a plus besoin de capacités ou de mérites, mais de passions véhémentes. Tous les fanatiques exigent uniquement de croire et de vouloir, et la plupart des hommes peuvent facilement faire semblant de croire et de vouloir, si c’est l’ambition qui les pousse à agir. Que va-t-il se passer, se demande finalement Mme de Staël, dans un pays dominé par le fanatisme ? Il sera agité non seulement par les fanatiques désintéressés, mais également par les nombreux ambitieux qui se presseront pour se montrer tels et par tous ceux qui, tout simplement par peur, imiteront les fanatiques.

Le troisième phénomène sur lequel Mme de Staël met l’accent est le privatisme des Modernes, qui explique également l’échec du despotisme jacobin : le fanatisme politique, malgré sa prise sur la classe la moins éclairée du peuple, est en en opposition avec la tendance au privatisme qui caractérise les sociétés modernes. L’idée d’une différence essentielle entre Anciens et Modernes apparaît déjà en 1795 :

Les républiques anciennes se fondaient par la vertu et se maintenaient par les sacrifices, les citoyens se réunissaient par le dévouement mutuel à la patrie. Mais avec nos mœurs, avec notre siècle, il faut réformer les hommes en société par la crainte de perdre ce qui reste à chacun d’eux : il faut parler repos, sûreté, propriété, à cette classe d’hommes que le pouvoir révolutionnaire peut écraser, mais sans laquelle une constitution ne peut s’établir26.

Mme de Staël se limite à prendre acte de la différence, avec une attitude sociologique. Attitude qui reviendra dans Des circonstances actuelles, dont un chapitre entier est consacré à cette thématique et où l’on trouve certaines formulations que Constant va rendre célèbres par la suite. Si l’on veut à tout prix saisir une nuance de valeurs dans l’analyse de Mme de Staël, il faut dire que son portrait des Modernes – industrieux et pacifiques, mais surtout prosaïques et matérialistes – ne laisse transparaître aucun enthousiasme. Les citations à tel propos seraient nombreuses, mais je vais me limiter à la suivante :

Il existe (…) une masse dans la nation, toujours inerte, toujours immobile qui, dans les temps de trouble, n’a d’autre choix que de connaître le parti plus fort afin de s’y rallier. (…) L’agriculture, le commerce, la dette publique, voilà ce qui l’occupe, parce qu’elle n’a qu’un désir : l’aisance et la tranquillité. (…) Les deux tiers de la population de la France et de tous les pays de l’Europe sont composés d’hommes qui ne sont occupés que de leur fortune pécuniaire27.

Le portrait des Modernes, comme on peut le voir, est mené sur le registre du réalisme : mais il s’agit peut-être d’une insistance intentionnelle, une sorte d’antidote à la pathologie prédominante jusque-là dans le processus révolutionnaire, c’est-à-dire le fanatisme idéologique. Cependant, c’est bien ce dernier qui semble avoir fini par produire une pathologie opposée, à savoir la dégénérescence du privatisme pacifique et prosaïque des Modernes en un privatisme égoïste, cynique, matérialiste. Le cadre décrit par Mme de Staël dans ce cas, est loin du wertfrei :

L’unique intérêt des hommes en France, c’est d’acquérir une somme d’argent disponible. On les voit tous s’agiter comme dans un vaisseau qui fait naufrage, pour saisir une planche qui transporte l’individu à terre, quoiqu’il arrive de l’équipage. On se défie les uns les autres, on ne se rend aucun service. […] L’intérêt personnel est si violemment exalté par tous les genres de terreur dont il se compose, que parler de vertu, de sacrifice, de dévouement, produirait, pour ainsi dire, l’effet de la pédanterie dans d’autres temps. […] Les Français disposent en républicains farouches de l’existence de leurs compatriotes et jouissent, voluptueux, en sybarites, de chacun de leurs jours comme du dernier 28.

Les vertus publiques, déjà faibles chez les Modernes, sont défigurées par l’abus qu’en a fait le fanatisme politique. Les vertus privées, de leur côté, semblent ne plus exister, emportées par un égoïsme hédoniste effréné. Mais une république moderne – c’est-à-dire un système politique dans lequel l’obéissance ne peut qu’être volontaire – ne peut pas exister sans une forme quelconque de vertu, à savoir sans la capacité de se sacrifier soi-même en délaissant les intérêts particuliers et les passions. Une telle capacité, observe Mme de Staël, semble n’être restée que dans l’armée. Mais la vertu militaire ne peut pas avoir une influence positive sur la liberté politique. « L’esprit militaire qui, de tout temps, commence et finit avec la guerre, soutient la gloire extérieure de l’État, sans qu’il doive, sans qu’il puisse influer par les moyens légaux, par la formation indépendante de l’opinion publique, sur l’état intérieur et civil d’une nation libre29 ». C’est probablement le pressentiment d’une nouvelle menace à la liberté.

La contribution la plus originale de Sismondi à la réflexion sur les nouvelles formes de despotisme – en particulier sur le despotisme qui peut dériver du principe de la souveraineté populaire – réside dans l’identification du dispositif théorique qui paraît le justifier : la doctrine rousseauiste de la souveraineté. Ou, pour mieux dire, certains principes de cette doctrine, puisque Sismondi se reconnaît en elle soit pour ce qui concerne l’égalité absolue des droits individuels dans l’état de nature, soit pour l’origine contractuelle du pouvoir légitime. Mais c’est à la nature du pacte qu’il adresse ses critiques : « Ce pacte est selon lui l’aliénation totale de chaque associé avec tous les droits à la communauté. Je n’y vois au contraire que l’aliénation que fait chaque associé d’une partie de ses droits, et même de la moindre partie possible ; en conséquence je regarde comme tyrannique l’usurpation faite par la communauté de tous les droits de ses membres30 ».

Selon Sismondi, l’origine du pouvoir social réside dans l’exigence, de la part des individus, de protéger cette sûreté et cette liberté qui dans l’état de nature sont continuellement menacées, exposées à la violence et au gré d’autrui. À cette fin, les individus se réunissent en société et lui cèdent une partie de leurs droits (qui vont constituer les « droits sociaux »), pour que la société puisse protéger, à travers la force d’une autorité légitime, les droits qui restent aux individus (les « droits individuels31 »). Mais si la cession de ces derniers est trop importante (ou même totale), la société peut disposer d’un pouvoir qui met en péril cette sûreté et cette liberté qui constituaient la finalité même du pacte. Si, dans le pacte, nous cédions tous nos droits, nous pourrions courir le risque, écrit Sismondi, de devenir « tous esclaves32 », c’est-à-dire de tomber dans un régime despotique au sens originel du terme. Le souverain pourrait en effet promulguer des lois prescrivant « à chacun comment il doit se conduire pour sa propre utilité, ou ce qu’il doit croire pour son propre salut ». Le problème, selon Sismondi, est que « dans le système de Jean-Jacques (…) des lois semblables peuvent émaner légitimement du Souverain » et cela car « Rousseau ne donne point de bornes au pouvoir du Souverain33 ». Ou plus précisément, il a prévu des limites purement théoriques. En effet, lorsque Rousseau affirme que le Souverain ne pourra charger ses sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté et ne pourra même pas le vouloir, il affirme un principe purement normatif, qui n’offre aucune garantie réelle. Le peuple, affirme en effet Sismondi, « ne doit jamais, mais il peut souvent vouloir charger la communauté de chaînes inutiles », comme le démontrent beaucoup d’exemples historiques. Il faut donc « séparer soigneusement la souveraineté d’avec la toute-puissance34 » : la première se fonde sur les droits sociaux nécessaires pour garantir la sûreté et la liberté ; la deuxième absorbe en elle-même les droits individuels.

Mais comment obtenir cette séparation ? Sur ce point, Sismondi prend un chemin qui marque la différence entre le constitutionnalisme historique et empirique du modèle anglo-saxon et le constitutionnalisme rationnel et normatif du modèle continental. La solution de Sismondi est en effet celle d’un gouvernement mixte, à l’intérieur duquel la souveraineté est partagée entre pouvoirs qui reflètent les classes dans lesquelles la nation s’articule de façon naturelle et qui se contrôlent et s’équilibrent réciproquement. Il s’agit, en somme, de la leçon de Montesquieu.

Comme on le sait, Constant s’appropriera la critique de Rousseau par Sismondi, mais sans revenir à Montesquieu. La limitation de la souveraineté à travers la division des pouvoirs (conçue de toute façon35) est certainement nécessaire : Constant, qui pendant les premières années du XIXe siècle écrit un traité constitutionnel fondé sur un système innovateur de poids, de contrepoids et de garanties institutionnelles, le sait très bien. Mais le constitutionnalisme n’est pas suffisant pour éviter le risque du despotisme. Dans un tel but, il est nécessaire, avant tout, de délimiter l‘extension de la souveraineté dans son ensemble. Et ce résultat passe par la mise au point d’un système de principes qui trouvent leur garantie dans leur validité rationnelle intrinsèque d’un côté (dont la démonstration est l’objectif des Principes de politique de 1806) et dans leur enracinement progressif dans l’opinion publique de l’autre. Il ne suffit donc pas d’arrêter le pouvoir avec le pouvoir, à travers la logique du constitutionalisme ; il faut d’abord délimiter l’extension du pouvoir, à travers une logique libérale qui établisse ce que les individus ont le droit de faire et que la société n’ait jamais le droit d’empêcher.

C’est précisément pour accomplir cette opération préliminaire que Constant reprend la critique de Sismondi à Rousseau, offrant de celle-ci une version plus articulée sur laquelle, de toute évidence, il n’est pas nécessaire de s’arrêter. Ce que je voudrais souligner, c’est l’opération réalisée par Constant qui s’inquiète, comme Sismondi, de ne pas être associé au nombre des détracteurs réactionnaires de Rousseau. Constant fait du second principe de Rousseau (l’aliénation totale des droits individuels à la communauté) l’archétype logique le plus puissant et le plus suggestif d’une conception illimitée de la souveraineté, qui peut devenir – ou mieux, qui est déjà devenue – un prétexte formidable dans les mains des détenteurs du pouvoir, « la justification de tout despotisme36 ». La doctrine de Rousseau, au-delà des ‘bonnes intentions’ de son auteur, conduit à une double expropriation de liberté : l’existence individuelle se retrouve soumise sans réserves à la volonté générale et cette dernière est identifiée avec la volonté des gouvernants. Mais la deuxième expropriation reste cachée, puisque les gouvernants diront qu’ils ne sont que les instruments de la volonté générale et parallèlement bénéficieront des moyens de force ou de séduction nécessaires pour qu’une telle volonté se manifeste dans le sens qui leur convient le plus.

Ce qu’aucun tyran n’oserait faire en son propre nom, ceux-ci le légitiment par l’étendue sans bornes de l’autorité sociale. L’agrandissement d’attributions dont ils ont besoin, ils le demandent au propriétaire de l’autorité sociale, au peuple dont la toute-puissance n’est là que pour justifier leurs empiètements. Les lois les plus injustes, les institutions les plus oppressives sont obligatoires, comme l’expression de la volonté générale37.

Mais la phénoménologie des nouveaux despotismes issus de la Révolution, au moment où Constant écrit ses traités, s’est enrichie ultérieurement avec la consolidation définitive du régime bonapartiste. En 1806, Constant ne s’arrête pas (ne peut pas s’arrêter) sur lui-même, comme il le fera au contraire dans l’Esprit de conquête. Mais dans le XVIe livre des Principes de politique, dans lequel il offre une vision articulée et systématique de la distinction de Mme de Staël entre Anciens et Modernes, on peut trouver quelques éléments très intéressants.

Comme on le sait, Constant identifie et décrit de façon lucide les caractéristiques géopolitiques, économiques, culturelles et spirituelles grâce auxquelles on ne peut pas demander aux Modernes de sacrifier la liberté individuelle en faveur de la liberté politique, à savoir de retourner à une liberté modelée sur celle des républiques de l’Antiquité. Cependant, dans ses conclusions, il met plusieurs fois en garde contre une interprétation erronée de son raisonnement, en soulignant le fait qu’il y ait entre liberté civile et liberté politique, entre liberté-indépendance et liberté-participation, un rapport d’interdépendance nécessaire : « L’on me comprendrait mal néanmoins, si l’on prétendait puiser dans ce résultat des raisonnements contre la liberté politique38 ». Et encore : « En traitant exclusivement dans cet ouvrage des objets qui ont rapport à la liberté civile, nous n’avons point prétendu insinuer que la liberté politique fût une chose superflue39 ». Constant met sur le même plan les révolutionnaires séduits par le mythe des républiques de l’Antiquité, et les réactionnaires camouflés en Modernes qui exaltent la sphère privée : « Ceux qui veulent sacrifier la liberté politique pour jouir plus tranquillement de la liberté civile, ne sont pas moins absurdes que ceux qui veulent sacrifier la liberté civile dans l’espoir d’assurer et d’étendre davantage la liberté politique40 ». Les deux positions offrent des prétextes à deux variantes du despotisme, qui sont fondamentalement différentes. La première a été décrite et analysée plusieurs fois par Constant. La deuxième est décrite une seule fois, en quelques lignes cependant significatives :

Beaucoup d’hommes aujourd’hui (…) voudraient constituer le nouvel État social avec un petit nombre d’éléments qu’ils disent adaptés à la situation du monde moderne. Ces éléments sont : des préjugés pour effrayer les hommes, des plaisirs grossiers pour les dégrader, du despotisme pour les conduire et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes pour servir plus adroitement le despotisme41.

Ceci est l’authentique despotisme moderne car il épouse, bien plus que ne le faisait celui des Jacobins, les structures sociales, économiques et culturelles des temps modernes et conséquemment est mieux à même d’en exploiter les possibles dégénérations pathologiques : l’amour pour l’indépendance individuelle qui peut se transformer en privatisme égoïste ; le rôle fondamental de l’économie qui peut devenir économisme ; la recherche du bien-être qui peut se transformer en matérialisme grossier et qui peut aller de pair avec de nouvelles formes d’émotivisme superstitieux ; l’importance croissante de la science qui peut conduire à une conception du savoir dans son ensemble comme un simple instrument utilitariste (à des fins économiques ou de puissance). Il s’agit d’un petit nombre de lignes, comme je le disais, mais elles montrent comment Constant a compris, avec une avance extraordinaire, que l’hyper-politisation et l’hyper-privatisation de l’existence humaine constituent des risques symétriques pour la liberté moderne, ainsi que l’origine de nouvelles formes de despotisme, envahissantes et inédites.

1 La bibliographie critique sur la notion de despotisme est bien évidemment vaste. Je me borne ici à indiquer quelques entrées ou notices

2 Un échantillonnage des différentes significations, tant négatives que positives, est repérable dans le paragraphe 9 du Dei diritti e delle pene de

3 À ce propos, voir à Cristina Passetti, « Despotisme de la liberté : l’eccezione giacobina”, Domenico Felice, Dispotismo. Genesi e sviluppi di un

4 Pour la notion de despotisme chez Constant, considérée dans un arc temporel plus ample, voir l’essai de Giovanni Paoletti, Benjamin Constant e il “

5 En se référant à elle-même dans l’Avant-propos du Des Circonstances actuelles, Mme de Staël écrit : « Celle qui devrait à son existence de femme la

6 Sur ce sujet, qu’il me soit permis de renvoyer à Stefano De Luca, Alle origini del liberalismo contemporaneo. Il pensiero di Benjamin Constant tra

7 Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, Recherches sur les constitutions des peuples libres, Texte inédit, éd. Marco Minerbi, Genève, Droz, 1965

8 Dans le ch. III de la 1ere partie des Recherches, Sismondi mentionne les Arabes, les Égyptiens, les Chiroquois, les Illinois, les Creeks, les

9 « Donnez aux esclaves du Grand Seigneur la constitution de Massachusset, et vous les verrez accablés de la gêne et de la contrainte qu’ils

10 Ibid., p. 128, note 6.

11 Ibid., p. 128, note 5.

12 Ibid.

13 Germaine de Staël, À quels signes peut-on connaître quelle est l’opinion de la majorité da la nation ? [1791], réed. Œuvres complètes, III-1, dir.

14 Germaine de Staël, Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France, réed

15 Des Circonstances actuelles, p. 374.

16 Benjamin Constant, De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier [1796], réed. Œuvres complètes, Série Œuvres, I, dir. Lucia

17 Op. cit., p. 369.

18 Benjamin Constant, Des suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre [1799], réed. Œuvres complètes, Série Œuvres, I, p. 645.

19 Germaine de Staël, Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français [1794], réed. Œuvres complètes, III-1, p. 87.

20 Op. cit., p. 90.

21 Ibid.

22 Des Circonstances actuelles, p. 449.

23 Op. cit., p. 485.

24 Op. cit., p. 460.

25 Op. cit., p. 463.

26 Germaine de Staël, Réflexions sur la paix intérieure [1795], réed. Œuvres complètes, III-1, p. 169. Pour une réflexion générale sur ce texte, on

27 Des Circonstances actuelles, p. 351-352.

28 Op. cit., p. 421-422.

29 Op. cit., p. 422.

30 Recherches sur les constitutions des peuples libres, op. cit., p. 112-113.

31 Cette distinction terminologique entre « droits sociaux », qui sont la base de la souveraineté collective, et « droits individuels », qui

32 Recherches sur les constitutions des peuples libres, op. cit., p. 112.

33 Ibid.

34 Op. cit., p. 125.

35 Bien sûr, il existe une différence fondamentale entre la division des pouvoirs dans un gouvernement mixte et la séparation des fonctions dans un

36 Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements [1806], réed. Étienne Hofmann, d’après les manuscrits de Lausanne et

37 Principes de politique, op. cit., p. 37.

38 Op. cit., p. 436.

39 Op. cit., p. 463.

40 Ibid.

41 Op. cit., p. 436.

1 La bibliographie critique sur la notion de despotisme est bien évidemment vaste. Je me borne ici à indiquer quelques entrées ou notices reconstruisant synthétiquement et diachroniquement le concept : G. Bien, U. Dierse, J. Winckelmann, Despotie, Despotismus, Historisches Wörterbuch der Philosophie, Basel-Stuttgart, Schwabe, 1972, II, col. 132-146 ; M. Richter, Despotism, Dictionary of the History of Ideas, ed. P.P. Wiener, New York, Ch. Scribner’s Sons, 1973, II, p. 1-18 ; N. Bobbio, Dispotismo, Dizionario di Politica, dir. N. Bobbio, N. Matteucci, G. Pasquino, Torino, TEA, 1990 [UTET, 1976 e 1983], p. 320-327. Parmi les études les plus récentes, m’apparaissent essentielles, pour l’ampleur de la perspective et la pertinence des contributions, les deux volumes sous la direction de Domenico Felice (Dispotismo. Genesi e sviluppi di un concetto filosofico-politico, Napoli, Liguori, 2001).

2 Un échantillonnage des différentes significations, tant négatives que positives, est repérable dans le paragraphe 9 du Dei diritti e delle pene de Cesare Beccaria, où l’écrivain italien opère une distinction entre le « despotisme des hommes », en tant qu’abus de la force physique à l’égard des autres et contre lequel se dressent la société et les lois, le « despotisme de l’opinion », qui se développe après la naissance de la société et se présente comme le moyen pour obtenir ce que les lois n’arrivent pas à garantir, et enfin le « despotisme des lois », qui empêche la genèse des deux premiers despotismes garantissant ainsi la vraie liberté politique.

3 À ce propos, voir à Cristina Passetti, « Despotisme de la liberté : l’eccezione giacobina”, Domenico Felice, Dispotismo. Genesi e sviluppi di un concetto filosofico-politico, op. cit., p. 419-438.

4 Pour la notion de despotisme chez Constant, considérée dans un arc temporel plus ample, voir l’essai de Giovanni Paoletti, Benjamin Constant e il “dispotismo dei moderni”, Domenico Felice, Dispotismo. Genesi e sviluppi di un concetto filosofico-politico, op. cit., p. 439-462.

5 En se référant à elle-même dans l’Avant-propos du Des Circonstances actuelles, Mme de Staël écrit : « Celle qui devrait à son existence de femme la certitude de n’inspirer aucune ombrage, de n’être soupçonnée d’aucune ambition personnelle, aurait quelques avantages pour dire la vérité ». Si l’exclusion des femmes de la carrière politique est un donné factuel incontestable, les avantages même en termes d’impartialité demeurent tout à fait illusoires, comme la parabole de Mme de Staël le montre.

6 Sur ce sujet, qu’il me soit permis de renvoyer à Stefano De Luca, Alle origini del liberalismo contemporaneo. Il pensiero di Benjamin Constant tra il Termidoro e l’Impero, Lungro di Cosenza, Marco Editore, 2003, p. 141-147.

7 Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, Recherches sur les constitutions des peuples libres, Texte inédit, éd. Marco Minerbi, Genève, Droz, 1965, p. 90.

8 Dans le ch. III de la 1ere partie des Recherches, Sismondi mentionne les Arabes, les Égyptiens, les Chiroquois, les Illinois, les Creeks, les Natches, les Mexicains et les Péruviens (op. cit., p. 94).

9 « Donnez aux esclaves du Grand Seigneur la constitution de Massachusset, et vous les verrez accablés de la gêne et de la contrainte qu’ils éprouveront, lorsqu’ils seront forcés à penser pour eux-mêmes au lieu d’obéir. […] Il est aussi impossible qu’une nation d’esclaves se gouverne librement, qu’il l’est qu’elle se trouve heureuse d’être libre » (op. cit., p. 106-107).

10 Ibid., p. 128, note 6.

11 Ibid., p. 128, note 5.

12 Ibid.

13 Germaine de Staël, À quels signes peut-on connaître quelle est l’opinion de la majorité da la nation ? [1791], réed. Œuvres complètes, III-1, dir. Lucia Omacini, Paris, Champion, 2009, p. 562. Pour un aperçu global de ce texte de 1791, on peut se référer à l’introduction de Florence Lotterie p. 555-558.

14 Germaine de Staël, Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France, réed.Œuvres complètes, série III-1, p. 299. Sur ce texte voir au moins l’introduction de Bronislaw Baczko (op. cit., p. 185-275) et l’introdution de Lucia Omacini dans l’édition Droz, Paris-Genève, 1979, p. XVII-LXXI.

15 Des Circonstances actuelles, p. 374.

16 Benjamin Constant, De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier [1796], réed. Œuvres complètes, Série Œuvres, I, dir. Lucia Omacini et Jean-Daniel Candaux, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1998, p. 327.

17 Op. cit., p. 369.

18 Benjamin Constant, Des suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre [1799], réed. Œuvres complètes, Série Œuvres, I, p. 645.

19 Germaine de Staël, Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français [1794], réed. Œuvres complètes, III-1, p. 87.

20 Op. cit., p. 90.

21 Ibid.

22 Des Circonstances actuelles, p. 449.

23 Op. cit., p. 485.

24 Op. cit., p. 460.

25 Op. cit., p. 463.

26 Germaine de Staël, Réflexions sur la paix intérieure [1795], réed. Œuvres complètes, III-1, p. 169. Pour une réflexion générale sur ce texte, on peut se référer à l’introduction de Lucien Jaume, p. 123-132.

27 Des Circonstances actuelles, p. 351-352.

28 Op. cit., p. 421-422.

29 Op. cit., p. 422.

30 Recherches sur les constitutions des peuples libres, op. cit., p. 112-113.

31 Cette distinction terminologique entre « droits sociaux », qui sont la base de la souveraineté collective, et « droits individuels », qui constituent en sens strict le périmètre de la liberté individuelle, sera reprise par Constant dans ses Principes de politique de 1806.

32 Recherches sur les constitutions des peuples libres, op. cit., p. 112.

33 Ibid.

34 Op. cit., p. 125.

35 Bien sûr, il existe une différence fondamentale entre la division des pouvoirs dans un gouvernement mixte et la séparation des fonctions dans un gouvernement représentatif avec une base démocratique.

36 Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements [1806], réed. Étienne Hofmann, d’après les manuscrits de Lausanne et de Paris, Genève, Droz, 1980, p. 49.

37 Principes de politique, op. cit., p. 37.

38 Op. cit., p. 436.

39 Op. cit., p. 463.

40 Ibid.

41 Op. cit., p. 436.

Stefano De Luca

Université de Rome (Sapienza)