Les dernières années de Germaine de Staël sont à la fois fécondes et douloureuses1. Fécondes, car ce sont celles en particulier où elle termine les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, ouvrage majeur qui paraît de manière posthume, comme une sorte de testament intellectuel et politique. Douloureuses, car de Staël, errante, malade, ne brise les chaînes de dix années d’exil que pour entrer dans une liberté meurtrie : quelle liberté dans la France dont Napoléon a avili l’esprit2 ? comment endurer la séparation d’avec les êtres qu’elle aime ? Dans ces années s’instaure un nouveau rapport à l’espace et au temps, une nouvelle appréhension de la vie affective comme de la politique : d’une situation d’exil, elle passe à une ontologie du retour3. Retour entendu à la fois dans son sens littéral, spatial, et métaphorique – retour au ou du passé, voire affectif, comme dans le titre d’Olivier Cadiot « retour définitif et durable de l’être aimé ». En cela, sa destinée personnelle entre en résonance avec le sentiment collectif des émigrés qui reviennent en France ; en résonance aussi avec deux autres enjeux, puisque la fin de l’Empire marque le retour des Bourbons à Paris, et que le retour de l’île d’Elbe ouvre sur le légendaire, comme il marque la répétition de l’histoire. Cette question hante les dernières années de la correspondance de G. de Staël, récemment révélée au public par la remarquable édition de Stéphanie Genand et de Jean-Daniel Candaux. Lettres dont il s’agira de montrer comment elles sont travaillées par la pensée du retour, dans une tension polaire entre l’aspiration à une renaissance et la confrontation à la répétition délétère.
Lost in translation, ou revoir la France en étrangère
Dans la réflexion sur les situations d’exil, l’attention s’est souvent portée sur le départ et le séjour à l’étranger, sur les souffrances du migrant. On a moins souvent observé ce que Dany Laferrière a récemment appelé dans un beau roman « L’énigme du retour », explorant l’expérience du revenant devenu un étranger chez soi et le désir de ressusciter une identité, de renouer avec des amis et un mode de vie que la migration a forcé d’abandonner. Or, s’il est vrai que l’existence de Germaine de Staël a été marquée au sceau de l’exil – qu’il suffise de penser à Dix années d’exil –, elle est aussi scandée par des retours : en juillet 1789, elle suit son père exilé et revient trois semaines plus tard lorsqu’il est rappelé à Paris ; en septembre 1792, elle fuit la Terreur à Coppet et en Angleterre ; revenue à Paris en mai 1795, elle en est exilée par ordre du Comité de salut public ; elle y revient pour de brefs séjours en 1796-1797, puis en 1799, mais Napoléon l’en éloigne dès 1803. « Prisonnière politique » à Coppet, sa deuxième patrie, elle s’en évade en 1812 pour l’Angleterre et revient à Paris en 1814, pour son ultime retour. De là jusqu’à sa mort, elle revoit les amis perdus, observe la France de la Restauration, retrouve Coppet et fait un deuxième voyage en Italie qui la ramène sur des lieux où elle était allée lors de son premier voyage en 1804‑1805.
Politiquement et historiquement, ces années 1814 à 1817 constituent un temps particulièrement fort. La fin de l’Empire napoléonien génère des retours : celui, double, des Bourbons au printemps 1814, avec notamment l’entrée à Paris du comte d’Artois le 12 avril, et celui du 8 juillet 1815, après les Cent Jours, qui ouvre le débat sur cette dynastie revenant dans « les fourgons de l’étranger ». La question est également engagée pour Napoléon qui, quelques mois après le solennel adieu à la Garde à Fontainebleau, revient spectaculairement de l’île d’Elbe en mars 1815. Ces événements politiques engagent la question à un triple niveau : d’abord, concrètement, sur ce qu’est le retour d’émigrés ou de soldats partis sur des fronts lointains dans un pays qui a été bouleversé par une Révolution et l’Empire ; ensuite, au plan politique, sur la nature de ce que doit être la Restauration, entre le simple retour du passé et le « renouvellement de la monarchie4 » recommencée qu’a pu souhaiter Chateaubriand ; enfin, sur le plan symbolique et mythique car ces événements réactivent des schèmes, comme la cyclicité du temps historique, enfermé dans le cercle des quatre âges revenant continûment, ou des mythes, comme la résurrection, par exemple dans le retour de l’île d’Elbe. Ces retours constituent un facteur capital pour comprendre la société de la Restauration, Balzac en témoigne dans Le Lys de la Vallée avec la figure du comte de Mortsauf, émigré de retour. Le considérant comme « l’un des types les plus imposants de notre époque5 », Balzac fait de ce personnage du revenant, marqué par une expérience de l’étranger, un révélateur des changements qui se sont opérés en France pendant les années où il en a été absent. C’est bien de cette expérience dont nous parlent les lettres de G. de Staël.
En revenant à Paris, Germaine de Staël affronte une tension entre deux expériences : celle vécue par ceux qui sont restés en France et ont traversé les années de l’Empire, et celle de l’exilée qui a parcouru l’Europe. « Le retour staëlien s’apparente à une autopsie du temps », écrit très justement Stéphanie Genand6. Celle qui revient endosse le rôle paradoxal d’archéologue du présent ; elle observe les traces non tant pour reconstruire le passé que pour saisir ce qui en est résulté. À plusieurs reprises, Staël évoque les vingt-cinq années de la Révolution et de l’Empire, et commente l’état de cette société qu’elle redécouvre après douze d’années d’exil. Ce double passé creuse un terrible écart entre l’exilée de retour et la société qu’elle observe ; « l’abîme du passé7 », pour reprendre la formule qu’elle utilise à propos de sa liaison avec Benjamin Constant, n’est pas seulement un gouffre au sens vertical d’une profondeur ; il est, horizontalement, séparation et préfigure ce que Louis XVIII appellera en 1819 « l’abîme des révolutions8 » ; cette formule qui fera date donne une image saisissante de l’écart qui s’est creusé au sein d’une nation qui a vécu des expériences contrastées pendant vingt-cinq ans. Issue d’un passé distinct de ceux qui sont restés à Paris, Germaine de Staël gagne l’acuité nouvelle de celle qui revoit de l’extérieur, comme une étrangère, cette société française qui s’est transformée en son absence.
Absente depuis octobre 1803 et n’ayant revu Paris qu’une fois dans une furtive visite incognito, Germaine de Staël arrive dans une ville profondément modifiée et découvre un paysage social et politique bouleversé. Débarquant d’outre-Manche, elle observe cette France qui est devenue autre, d’autant plus étrangère que c’est une France occupée, comme elle le note dans le chapitre « De l’aspect de la France et de Paris lorsque les étrangers en étaient les maîtres en 1814 » des Considérations :
Après dix ans d’exil, j’abordai de Douvres à Calais, et je comptais sur un grand plaisir en revoyant ce beau pays de France que j’avais tant regretté : mes sensations furent tout autres que celles que j’attendais. Les premiers hommes que j’aperçus sur la rive portaient l’uniforme prussien ; ils étaient les maîtres de la ville, ils en avaient acquis le droit par la conquête : mais il me semblait assister à l’établissement du règne féodal tel que les anciens historiens le décrivent […]. Ô France ! Ô France ! Il fallait un tyran étranger pour vous réduire à cet état9.
La désillusion est immédiate face à ce pays où la féodalité a fait retour, comme si la perfectibilité avait cédé sous la poussée d’une histoire cyclique qui répète indéfiniment son âge de fer. Après avoir parcouru une route bordée d’Allemands de Cosaques, de Bachkirs, elle arrive à Paris où le contraste avec la ville souvenue ou rêvée est exacerbé par l’occupation :
Enfin je rentrai dans cette ville, où se sont passés les jours les plus heureux et les plus brillants de ma vie, comme si je faisais un rêve pénible : étais-je en Allemagne, ou en Russie ? Avait-on imité les rues et les places de la capitale de la France pour en retracer les souvenirs, alors qu’elle n’existait plus ? Enfin, tout était troublé en moi, car malgré l’âpreté de ma peine, j’estimais les étrangers d’avoir secoué le joug de la France. […] Mais voir Paris occupé par eux […], c’était une douleur insupportable10.
Lost in translation, celle qui revient affronte le visage de Paris que la présence des armées russes et prussiennes a transformé et rendu méconnaissable. Elle oscille entre son attachement blessé à la nation et cette liberté apportée par des étrangers. L’occupation par une altérité indésirable est une circonstance qui exacerbe quelque chose de plus profond : le malaise éprouvé face à ce qui a changé, la déception suscitée par l’écart entre le désir de revoir ce qu’on a quitté et le regard qu’on y jette ; la première soirée qu’elle passe à l’opéra réactive cette expérience désagréable du même devenu autre, du connu mué en étranger : « Tous les spectateurs étaient changés, le spectacle seul restait le même11 ». Elle prendra conscience que Paris est modifié, non simplement par la présence des armées étrangères, mais essentiellement ; à Henri Meister qui lui rapportait que l’Empereur l’« invitait à revenir à Paris », elle répond : « Je reste ici cependant, il n’y a plus de Paris, il n’y a plus rien que le souvenir du passé12 ». Entre l’image gardée en mémoire et la réalité présente, l’écart est désormais irrémédiable, tant l’expérience des années de l’Empire ont dégradé la société française.
Le point de vue extérieur, cette « extranéité », lui permet de souligner un autre changement, qui affecte la société française elle-même : « J’ai vu la France et j’ai dit comme Bossuet : la voilà telle que la tyrannie l’a faite13 ». Nouvel Usbek, avec un regard d’étrangère, elle ne « revoit » pas, mais « voit » ; regard de familière aussi, car elle mesure l’écart entre ce qu’elle a connu et ce que le pays est devenu. Sous ce double regard, de Londonienne et de Parisienne, elle dresse un constat de décès, car c’est au Bossuet des oraisons funèbres qu’elle renvoie et à la formule célèbre de l’hommage à Henriette d’Angleterre : « La voilà telle que la mort nous l’a faite. » La mort cérébrale de cette société revient comme un leitmotiv dans les premières lettres envoyées par Staël de Paris : « Nous sommes ici dans un calme plat. […] Quant à la société, elle est encore nulle, il s’en rassemble quelques débris chez moi, mais il n’y a point d’ensemble14 ».
Cet encéphalogramme social plat, c’est bien le résultat des années de l’Empire, comme elle l’écrira un peu tard encore : « Nous avons vu un spectacle singulier à Paris, et qui, de loin, était plus effrayant que de près. Les étrangers y ont été reçus avec une douceur parfaite, car rien ne réveille plus la triste apathie du pays. Quinze ans de tyrannie ont fini tout esprit public15 ». Reprenant l’idée affirmée dans Corinne et inspirée par Montesquieu que « les gouvernements font les caractères des nations16 », elle constate que l’apathie morale se double d’une forme de veulerie idéologique, récurrente dans les temps qui suivent les révolutions ou les bouleversements politiques. La référence à Bossuet s’approfondit ainsi d’une connotation politique : en citant un écrivain phare du règne de Louis XIV pour caractériser la France de 1814, elle place la société post-impériale sous le jour de la monarchie absolue. Caractéristique également de ces temps de renversement politique, toutes les personnes que rencontre Staël proclament avoir été des résistants : « On ne conçoit pas comment B[onaparte] a gouverné si longtemps quand on entend le nombre de personnes qui se disent à présent ses ennemis17 ». Sous la plume de l’opposante qu’a été Germaine de Staël, la formule se colore d’un humour acerbe. Celle qui revient observe une société changée et plongée dans une anesthésie qu’elle essaie de comprendre. Elle la saisit dans le mouvement de la « masse » et surtout en répercutant à ses correspondants l’opinion publique rapportée par la formule « on dit », « on me dit », « on croit généralement » « on dit, on prétend18 ». Loin cependant de rester dans l’approximation du « on » ou de la masse, Staël observe, frappée par l’étonnante apathie de la société :
La situation de la France est bizarre, on ne fait pas de mal à qui que ce soit, on jouit de toute la liberté qui ne consiste pas dans l’exercice de ses facultés, mais dans le repos de sa vie, et cependant tout le monde est mécontent […]. On dirait que les Tuileries et les émigrés sont une île au milieu de la France19.
Comme le laisse entendre cette dernière remarque, le calme cache de profonds clivages et des luttes des partis. Dans une remarque pénétrante, elle note que ce silence est le révélateur des conflits : « Le pays est monotone. […] On sent l’esprit de parti par le silence de tous les uns envers les autres20 ». Tension perceptible dans le paysage social mouvant, insaisissable :
C’est un Paris tout mélangé, tout bigarré, l’on n’y reconnaît l’état de personne, l’opinion de personne. On n’y parle que des choses les plus insignifiantes. On a pris par la terreur de Bonaparte, l’habitude de se taire et une certaine convenance produit ce qui était jadis l’effet de la crainte21.
Mélange et apparences trompeuses, car le voilement des opinions résultant des habitudes prises sous le despotisme se cristallise en une convenance, illustrant une idée qu’elle exprime à la même époque dans les Considérations sur la Révolution française, celle de « l’influence toute puissante des institutions politiques sur le caractère des nations22 ». L’« habitude de se taire » est, de plus, le signe d’une tension si grande qu’elle étouffe l’expression de l’opinion et qu’elle tétanise tout débat. Le tableau qui se révèle à celle qui revient comporte ainsi ses parts d’ombre et d’indécision. On y observe des oscillations, mais aussi des renversements sensibles. Pendant la première Restauration, elle est encline à une forme d’optimisme devant une société certes apathique, mais plutôt apaisée ; sentiment qui se transformera en désespoir à la deuxième Restauration, lorsque les troupes étrangères seront plus présentes encore à Paris et qu’elles imposent des conditions plus dures à une France plus déchirée que jamais. Le retour confronte ainsi G. de Staël à un pays changé, partagé entre ceux qui souhaitent rétablir le passé et ceux qui veulent trouver un équilibre, et une société dont le calme apparent cèle une ardeur de la passion partisane refoulée et réprimée dans une forme d’apathie politique. Bref, le tableau d’une société bizarre qui semble échapper à un diagnostic sûr et interdisant tout pronostic face à une polarité indécise : le retour des Bourbons, géographique et historique, produira-t-il une vraie renaissance ou au contraire restera-t-il un bégaiement stérile de l’histoire ? La réponse à cette question se trouve moins dans l’actualité politique, mouvante et indécise, que dans la vision ontologique que de Staël développe dans ses dernières années.
Sur le fil des frontières, sur la bascule du temps
Partir, c’est disparaître de l’ici pour en faire un ailleurs ; se séparer d’un présent pour le muer en passé. Revenir, c’est inverser les pôles, pour tenter de retrouver la patrie quittée et renouer avec le présent qui avait été enfoui. « Rémigration », ce néologisme créé par les sociologues souligne que le retour d’exil, n’est pas simplement un retour au même, mais au même et à l’autre, à l’identité et à l’altérité, au familier et à l’étrange, ainsi que l’a illustré l’impression éprouvée loir de la soirée à l’opéra. Il engage une expérience particulière de l’un-heimlich : le temps a modifié le Heim, comme l’expérience de l’exil a transformé celui qui le revoit. Staël en est parfaitement consciente, écrivant à Karoline von Häseler deux jours avant de quitter Londres pour Paris : « L’exil m’a fait perdre les racines qui me liaient à Paris et je suis devenue par mes goûts européenne. Néanmoins la France me fait toujours mal, c’est en cela que je me sens française23 ». L’exil introduit une schize entre le lieu de l’exil, et l’origine, entre les « goûts » transformés par une expérience historique ou culturelle, et un affect profond et continu.
Aussi la première chose qui frappe dans ces lettres est-elle l’ombre jetée sur la joie de retrouver la France par la nostalgie de la terre de l’exil, comme l’écrit Albertine de Staël : « Je trouve Paris fort amusant, mais je pense continuellement à l’Angleterre24 ». Nostalgie d’un passé perdu, dont les lettres évoquent la mémoire : « Albertine demande une place dans votre souvenir. Dites un mot pour moi à ceux de mes amis qui ne m’ont pas oubliée, on ne peut se rappeler qu’à ceux qui se souviennent de vous25 ». La dernière lettre écrite de Londres à une de ses amies londoniennes se termine par un « ne m’oubliez pas26 », qui manifeste le désir de continuer à vivre dans le lieu qu’elle s’apprête à quitter. Si l’Angleterre hante ces lettres, c’est dans la peur de l’oubli, comme si l’épistolière luttait contre la disparition, la sienne propre dans la vie des amis laissés à Londres, tout autant que celle des amis anglais dans sa propre mémoire. Significativement cette lettre, l’une des premières écrites de Paris, est datée de « Londres ». Les éditeurs notent qu’on ne peut trancher avec certitude s’il s’agit d’un lapsus ou d’une dissimulation de la source. Ce « Londres » peut aussi se lire comme la marque du lieu symbolique de l’écriture, comme si l’espace de conversation qu’ouvre cette première lettre se situait encore en Angleterre, comme si l’épistolière refusait de disparaître de la ville qu’elle vient de quitter.
Contrebalançant cette nostalgie, la pensée et le désir de retour ne cessent de la hanter, comme la recherche d’une patrie perdue, lieu réel, comme la France, ou symbolique, comme le bonheur ou l’« harmonie divine » (De l’Allemagne). Ainsi, déjà en 1794, la conclusion des Réflexions sur la paix évoquait le désir ardent des émigrés de revenir en France par le détour d’un autre épisode historique : « Le règne de Louis XIV a supporté l’émigration causée par la révocation de l’édit de Nantes, parce que les hommes qui s’y sont soumis avaient une manière d’exister hors de France, qui les rendait moins ardents à la recherche des moyens d’y rentrer27 ». En témoignent éloquemment les personnages de Corinne et d’Oswald qui, partagés entre deux patries, expérimentent les ambivalences du retour ; ainsi, le retour de Corinne en Italie, après qu’elle a été aux portes de la mort en Écosse, est assimilé à une renaissance, une véritable résurrection :
Toute mon âme était entraînée vers ma patrie : j’avais besoin de la voir, de la respirer, de l’entendre, chaque battement de mon cœur était un appel à mon beau séjour, à ma riante contrée ! Si la vie était offerte aux morts dans les tombeaux, ils ne soulèveraient pas la pierre qui les couvre avec plus d’impatience que je n’en éprouvais pour écarter de moi tous mes linceuls, et reprendre possession de mon imagination, de mon génie, de la nature28 !
Dans ses lettres, Staël témoigne de cet appel à une patrie perdue. Ainsi, dans une lettre de Londres du 13 juillet 1813 adressée à John Rocca : « J’ai vu un Français ce matin, comme ils sont vifs. Ah ! la patrie ! Adieu, vous qui êtes ma patrie29 ». Revenir à Paris, c’est donc répondre à un désir, reprendre possession de quelque chose de perdu. Le « voir » de l’étonnement devant le nouveau Paris se double d’un « revoir » comme désir du retour au même. Le verbe revient de manière récurrente, comme dans cette lettre à Auguste Pidou : « Je me réjouis de vous revoir vendredi, il me semble que nous nous sommes plus liés pendant l’absence30 ». La perspective des retrouvailles fait surgir un paradoxe : la séparation n’a pas distendu, mais renforcé le lien. C’est que l’exil était traversé par un désir, celui même du retour, ainsi qu’elle l’écrit à Henri Meister qu’elle a manqué lors de son passage à Zurich quelques jours après son « évasion » de Coppet : « Quand reviendrai-je ? Quand parlerons-nous au bord de ce lac31 ? » Loin d’être une absence totale, l’exil est rempli du désir de retour qui nourrit, in absentia, la relation et intensifie le moment du revoir.
Ce désir est particulièrement aigu avec Benjamin Constant qui s’est éloigné d’elle pour épouser secrètement Charlotte de Hardenberg en 1808, et il met au jour une autre face. Si Constant exprime dans son journal le regret de cette liaison si riche32, elle lui en fait part très directement dans une lettre du 30 novembre 1813 : « Certes vous revoir serait renaître, mais où et comment33 ? », phrase reprise deux mois plus tard, le 8 janvier 1814 : « Vous revoir serait renaître pour mon esprit et pour une faculté d’espérer qui s’est éteinte en moi avec tout le reste34 ». La métaphore de la renaissance fait de l’exil et de la séparation une mort, et éclaire la face négative du retour qui, concurremment à l’espoir de la vie nouvelle, porte en lui une menace mortifère : « Je ne voudrais pas mourir », écrit-elle dans cette lettre déchirante « sans vous avoir revu, sans avoir parlé comme je parlais. Mais je voudrais mourir après, car vous m’avez détruite au fond de l’âme et vous me détruiriez encore. Adieu, adieu35 ! » Revoir Benjamin, et mourir : ultime renaissance de la parole, ultime chant avant la disparition. Le retour et le revoir sont ainsi polarisés entre le désir d’une renaissance et la conscience que cette renaissance est une illusion, que ce qui a été perdu ou détruit ne peut revenir à la vie. G. de Staël le formule dans une lettre à Claude Hochet, en lui proposant une étrange comparaison : « Je rêve que je reverrai mes amis comme ces pauvres nègres qui croient en mourant retourner dans la patrie36 ». À l’aspiration à une renaissance, elle oppose la dimension mortifère du désir de revoir, gardant toute sa lucidité sur l’impossibilité du retour : « Hier soir, je ne pouvais fermer l’œil, au milieu du monde je me disais : il n’y a pas de retour à la maison. Il n’y a point de pauvre patrie du cœur où je puisse me retirer37 ». La réflexion ne se limite pas à une circonstance ; elle a une portée existentielle, exprimant la conscience qu’on ne peut jamais revenir à la maison. Le homecoming est un leurre, la patrie un lieu chimérique. Sur ce fil des frontières, sur cette bascule du temps, qui l’emportera de la renaissance ou du ressassement stérile, de la patrie retrouvée ou de la maison illusoire ?
L’impossible remontée du torrent
Le retour génère des résultats ambivalents. D’un côté, l’individu renoue avec le même, revient au point de départ, dans une progression qui a échoué, ou constate le délitement et la mort. De l’autre, le retour a aussi été pensé comme approfondissement de l’émotion en musique – c’est la valence du « da capo » pour Jean-Jacques Rousseau –, ou comme la condition du nouveau, ou du renouveau : non comme un repli réactionnaire vers le passé, mais comme le paradigme sur lequel se fonde la construction de l’avenir, que ce soit pendant la Révolution, avec notamment les notions de régénération38 ou de néoclassicisme39. Cette capacité du retour à fonder le renouveau s’exprime dans ces lettres, notamment dans l’usage récurrent du futur : « Nous serons réunis » ; « ainsi nous serons ensemble toute cette année » ; à quoi Albertine ajoute : « Nous reverrons Coppet libre40 ». Le futur désigne aussi des projets : « J’irai en Grèce pour y composer un poème sur les Croisades41 ». Ces fenêtres ouvertes sur un avenir fertile sont rares. Un autre futur les contrebalance, celui de la prédiction politique en un moment d’indécision. La Restauration est là, mais tout se passe comme si la cendre couvait. Dans cette perspective, Germaine de Staël est plus souvent dominée par le pessimisme, comme si elle avait retenu la leçon de l’histoire. Pessimisme sur le presse : « La liberté de la presse n’est qu’un mot que le fait démentira42 ». Ou plus globalement sur l’évolution de ces premières semaines de la Restauration, où Louis XVIII tente de bâtir un équilibre autour de la charte : « Ou le despotisme finira tout, ou nous aurons cette guerre civile que le deux partis appellent et dont ils espèrent le succès43 ». Le futur est ainsi placé sur le fil du rasoir, entre le nouvel élan donné par une liberté retrouvée et les menaces politiques, entre le désir de nouveaux horizons, l’Orient, et le poids de plus en plus lourd pour elle du métier de vivre.
De ce point de vue, la situation politique fait pencher la balance vers le négatif. La Restauration est d’emblée confrontée à une double hypothèque. Celle d’un régime importé de l’extérieur, comme elle l’écrit de Londres à Benjamin Constant le 23 janvier 1814 : « Que Dieu me bannisse de France plutôt que de m’y faire rentrer à l’aide des étrangers44 ». Face à la Restauration, la grande question reste le spectre du retour de l’ancien. Caractérisant Chateaubriand, elle utilise une étonnante formule qui exprime le retour du passé dans le présent : il est un des hommes de « cet ancien nouveau régime45 ». Formule d’autant plus étonnante qu’on attendrait ce « nouvel ancien régime ». Elle souligne probablement par là que le régime qui est donné comme neuf n’est en réalité que la récupération d’un passé déjà ancien. D’autant qu’elle caractérise ainsi le gouvernement des Bourbons : « Cet établissement-ci ressemble à ce que défend l’Évangile, des pièces neuves à un habit vieux46 ». Pour caractériser la dynamique à l’œuvre dans ce désir de faire passer pour neuf ce qui est ancien, elle recourt à une belle métaphore :
Il [mon fils] vous peindra Paris, qui est plus difficile peut-être à comprendre dans ce moment que dans tout autre. On dirait que tout est plus calme et cependant, pour ceux qui sont connaisseurs en orage, il y a des moments de terreur. […] Mais la situation n’a pas encore d’assiette et tout le monde remonte le torrent47.
Alors que Chateaubriand avait utilisé en 1797 l’image du fleuve à traverser dans l’Essai sur les Révolutions, Staël choisit le terme de « torrent », significativement. À la marche puissante, mais lente du fleuve de l’histoire, elle oppose une image de la violence incontrôlée, avec une connotation politique, le torrent renvoyant à la force irruptive de la révolution, à la montagne ; à la figure de la traversée qui est passage sur une autre rive, elle répond par un retour à la source et à aux origines. Face à cette tentation, il n’y a pas, pour elle, de retour possible : « Ne sentiront-ils pas que le temps est quelque chose dans ce monde et que rien ne peut revenir48 ? ». Thème récurrent chez elle de la nécessité de marcher avec son siècle et de ne pas choisir une lutte rétrograde contre le progrès et la perfectibilité49. C’est en ces termes qu’elle analyse d’ailleurs la révolution vaudoise, confrontant la position qu’elle avait au moment où Jacques Necker vivait et celle qu’elle adopte en 1814 :
Ces dix ans ont tout changé. J’étais moi-même contre la révolution du pays de Vaud, mais la contre-révolution est impossible. Les hommes ne peuvent pas être les serfs de leurs aïeux, et quels aïeux faut-il choisir ? Ceux d’il y a quatre siècles ou d’il y a cinquante ? Je ne connais guère qu’Adam qui eût eu le droit d’arranger les affaires politiques irrévocablement50 ?
La marche irrévocable du temps constitue une donnée qui empêche tout retour, qui serait, en l’occurrence, une régression contraire à l’esprit de perfectibilité. En outre, le passé apparaît comme un argument fallacieux, car chacun peut se référer arbitrairement à tel aïeul ou telle époque. Au moment de la seconde Restauration, en juin 1816, elle épingle Sosthènes de La Rochefoucauld en homme qui instrumentalise le passé : « Un de ces hommes qui se fondent sur le passé en ignorant l’histoire51 ».
Pourtant, si elle rappelle que le retour au passé est impossible et qu’elle fustige la manipulation de l’histoire, elle cède parfois à ce désir de retour, d’un retour régressif contre la marche du destin par exemple lorsqu’elle est en Italie : « Je vais au lac de Côme qui touche au lac de Lugano et qui pourrait me ramener en Suisse. Quelquefois l’envie m’en prend, mais il faut prendre ses résolutions comme une sorte de destinée52 ». La volonté apparaît comme un rempart contre tout ce qui, dans la vie personnelle, ou dans l’histoire pourrait inciter à rétrograder. Pourtant, cette volonté est impuissante devant l’événement, car le retour de l’île d’Elbe fait surgir violemment le sentiment d’un éternel retour du même, comme elle l’écrit à Claire de Duras le 23 avril 1815 : « Cette ancienne douleur qui m’est revenue dans les mêmes lieux, sous les mêmes formes. Je la vois là, sur ces mêmes murs ; j’entends la même horloge. J’ai rêvé un an, mais le réel, c’est cela53 ». Le retour est à la fois désir du paradis retrouvé et heurt d’un réel qui se répète obstinément. Une horloge, l’objet est parfaitement choisi, sonne indéfiniment les mêmes heures qui reviennent.
Le retour en Italie illustre cet écart entre le désir de revoir et la désillusion du réel. En octobre 1815, Germaine de Staël reprend en effet la route vers la péninsule. Or, à l’inverse du premier voyage placé sous le signe de la curiosité et de l’enchantement, l’ennui et la monotonie dominent en particulier à Pise : « Cette fois, je ne suis pas si fort enthousiaste de l’Italie, je la vois plutôt dans le présent que dans le passé54 ». Le regard de celle qui revient a abandonné la rêverie qui la portait vers le passé pour un présent desséché. Plus précisément, elle caractérise l’Italie par une autre formule éclairant ce qui a provoqué l’inversion des signes dans ce retour : « Quel spectacle de l’Italie ! Je ne la reconnais plus parce que les débris y absorbent les ruines55 ». Le présent dévore la mémoire du passé, efface le lien d’un sujet à ce qui, dans l’histoire, le constitue. Les marques de la guerre, les objets détruits couvrent ce qui est le signe du lent passage du temps. L’image met face à face une Italie dévastée au présent masquant celle qui portait, mélancoliquement, les traces d’un beau passé. Une image synthétise l’illusion d’une renaissance par le retour : « On fait renaître de toutes sortes de superstitions auxquelles plus personne ne croit plus. Ainsi don Pèdre, roi de Portugal faisait déterrer Inès de Castro pour la couronner après sa mort56 ». Cette image surgit juste après qu’elle a évoqué son père, figure même de l’impossible retour du passé, qui n’est qu’une illusion superstitieuse.
Revoir Paris en 1814 n’est pas simplement flâner « parmi la foule des grands boulevards », comme le chantait Charles Trenet à son retour dans le Paris libéré de 1947. C’est vivre dans un ébranlement, personnel et historique, entre nostalgie de ce qui n’est plus et désir d’avenir, être confronté à une ville blessée, clivée, marquée par des tensions et des ambivalences. Revoir Paris pour Germaine de Staël est l’ultime avatar d’une confrontation obsédante avec le retour, au sens géographique et au sens historique. Le feuilletage où toutes les dimensions, personnelles, avec la figure du père, politique, avec des ultras souhaitant revenir au passé, historique, avec la conscience de l’irrémédiable passage du temps qu’on ne peut remonter, laisse sa place à des ambivalences profondes, entre désir et effroi, face aux diverses formes du retour.