Dans ce siècle, tout le monde cherche à se ressembler ; aussi, pour connaître les ridicules, faut‑il démêler les différences sous des masques pareils, comme au bal de l’Opéra1.
Cette réflexion de Suzanne Necker invitant à saisir le potentiel de ridicule des personnes rencontrées pour pénétrer leur personnalité par-delà les masques du conformisme social offre un bon point de départ pour s’interroger sur les différentes significations que le mot « ridicule » prendra dans l’œuvre de sa fille Germaine de Staël, cette fille que Mme Necker considérera longtemps comme son chef-d’œuvre pédagogique. En effet, bien que le terme « ridicule » ne figure pas dans l’index analytique de la bibliographie de la critique consacrée à l’œuvre staëlienne2, force est de constater qu’il revient souvent sous sa plume et qu’il revêt pour elle une valeur emblématique. Après avoir été pendant deux siècles l’un des mots clés de la civilisation moderne, le ridicule devient pour Mme de Staël l’occasion d’un bilan historique et critique de la morale aristocratique dans la France d’Ancien Régime.
L’annotation de Mme Necker dans son journal montre bien la signification que le terme « ridicule » avait prise au cours du XVIIIe siècle, s’éloignant de plus en plus de son sens originel. Pour les moralistes de l’époque classique, comme le rappelle Louis van Delft,
Le ridicule n’est pas autre chose que la mesure d’un écart. Il est le propre de celui qui transgresse ses limites, qui passe outre la vérité de son être3.
À cet égard La Rochefoucauld est formel : on n’est jamais si ridicule par les qualités que l’on a que par celles que l’on affecte d’avoir4.
Dans le premier livre consacré à ce sujet, les Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter paru en 1696, l’abbé de Bellegarde mettait en garde ses lecteurs contre ce danger afin d’« éviter tout ce qui peut rebuter les personnes que nous pratiquons5 » et affirmait qu’« on est toujours ridicule quand on sort de son caractère », c’est-à-dire quand on délaisse le modèle de comportement correspondant à son « naturel6 », à sa condition sociale. Pour Bellegarde, comme pour les autres moralistes du XVIIe siècle, le « caractère » est la norme. Le Bourgeois gentilhomme et les Précieuses ridicules de Molière en apportaient la preuve.
Abandonnant la morale « immobiliste » du Grand Siècle, la société française du XVIIIe siècle, individualiste et mobile, adopte de plus en plus l’élégance des manières et l’art de vivre propres à la noblesse. Une noblesse qui, elle aussi mobile dans le domaine de la culture et des idées, est toutefois restée fidèle au culte rigoureux des formes, jouant de génération en génération sur la scène mondaine les mêmes rôles dans un spectacle hautement codifié, où le seul trait distinctif accordé aux comédiens est le degré de virtuosité de leur interprétation. Aucun indice ne peut donc indiquer si la parfaite courtoisie des manières – « cette politesse qui ne permet d’exprimer ni la colère ni l’amour7 », « ce grand usage du monde qui apprend à dominer toutes les impressions naturelles pour n’en montrer que d’agréables8 » – reflète un élan du cœur ou dissimule les intentions les plus perverses, comme l’illustrent de façon exemplaire les libertins de Crébillon fils et de Laclos.
Dans cette civilisation hautement théâtrale, il est donc devenu très ardu, même pour les personnes les plus averties, de repérer la ligne de démarcation entre être et paraître, vérité et artifice, et donc de pénétrer les pensées et les sentiments de ceux avec qui on doit se mesurer. Dans ce jeu entre virtuoses, les ridicules offrent donc un indice précieux, du moment qu’ils révèlent sans équivoque possible l’existence d’une dissonance ou d’un écart entre la personne réelle et le personnage que celle-ci se propose d’interpréter. Il n’est pas toujours facile de repérer les ridicules et pourtant ne pas en être dupe constitue une précaution nécessaire à toute vie en société. Comme l’avait dénoncé La Rochefoucauld : « S’il y a des hommes dont le ridicule n’ait jamais paru, c’est qu’on ne l’a pas bien cherché9 ».
Et n’est-ce pas exactement ce que s’obstinait à faire une invitée de marque des Necker, cette célèbre Mme du Deffand qui, forte de sa finesse psychologique et de son savoir mondain, s’était employée dès son jeune âge – au nom d’un « naturel » disparu – à « arracher le masque » de ses amis et connaissances, pour dévoiler leurs éventuels « ridicules » et pénétrer ainsi leur véritable nature ? À plus forte raison cet exercice de perspicacité apparaissait nécessaire à Mme Necker qui, suisse et protestante, avait réussi à diriger l’un des salons politiques et intellectuels les plus importants de Paris et veillait avec un zèle de néophyte sur le parfait assortiment de ses invités. Un salon – ne l’oublions pas – où Germaine avait fait ses premiers pas.
C’est indubitablement en accord avec les préoccupations de sa mère que Mme de Staël s’empare dès son début en société de l’ample gamme de nuances du jeu mondain, décidée à occuper un jour le devant de la scène. Et en dressant le portrait de Corinne – autobiographique par bien des aspects –, elle sent la nécessité d’indiquer parmi les atouts de son héroïne sa capacité à percer le ridicule :
Corinne avait beaucoup de gaieté dans l’esprit. Elle apercevait le ridicule avec la sagacité d’une Française et le peignait avec l’imagination d’une Italienne, mais elle mêlait à tout un sentiment de bonté10.
Comme Mme de Staël le sait bien, cette « sagacité française » apte à déceler le ridicule pour exercer l’art aimable de la moquerie est de nature très différente de celle que pratiquaient les moralistes du XVIIe siècle, qui visait à vouer aux gémonies ceux qui s’écartaient de l’ordre et de la norme. On l’appelait l’« honnête raillerie » et elle prenait racine dans l’exigence de plaisanterie et de rire qui avait distingué la sociabilité aristocratique du XVIIe siècle, depuis l’époque de l’hôtel de Rambouillet. Mise à la mode par Vincent Voiture, l’« honnête raillerie » s’emparait d’un trait de caractère ou de comportement légèrement plus accentué d’un membre masculin ou féminin du groupe pour se moquer délicatement de lui, gratifiant en même temps son amour propre. Car au bout du compte, en plaçant une personne au centre de l’attention du cercle, l’« honnête raillerie » n’était rien d’autre qu’une forme indirecte d’adulation. Et même si l’impératif du bon goût uniformisait les comportements et rendait difficile la perception de leurs anomalies, les observateurs les plus pénétrants ne désarmaient pas. Comme le remarquera ensuite Mme de Staël elle-même, « l’existence individuelle étant toujours une singularité quelconque, cette singularité prête à la plaisanterie11 » : il revenait précisément à l’homme d’esprit de savoir la reconnaître et la transformer en jeu. La raillerie était donc un art difficile qui visait un plaisir destiné à être partagé par tous les membres du cercle et elle requérait esprit, tact, perspicacité et bienveillance parce qu’un seul mot inapproprié pouvait transformer l’« honnête raillerie » qui devait être une gratification en offense ou, pire encore, en satire. En donnant cet art en apanage à Corinne, Mme de Staël entend ne pas laisser de doutes quant à l’extraction sociale élevée de sa mystérieuse héroïne et sur son parfait usage du monde et confirme aussi l’originalité et l’inventivité de l’artiste capable de créer un moment d’intense divertissement à partir de la simple observation d’un détail révélateur ou d’une perspective inattendue.
Tout le monde pourtant avait bien conscience que la moquerie délicate de l’« honnête raillerie », occasion de rire et d’adulation plaisante, pouvait facilement tomber dans l’exercice de perfidie. Déjà l’abbé de Bellegarde en avait souligné tous les risques12. Et c’est dans cette acception négative que nous voyons Mme de Staël utiliser ce mot dans Delphine. Si, dans les premières pages du roman, l’héroïne emploie le terme « ridicule » dans son sens courant, désignant quelque chose d’impropre par rapport à l’usage13, à deux autres occasions, ce mot révèle tout son potentiel destructeur. En effet, la perfide, obtuse et réactionnaire Mme de Marset s’en sert pour discréditer Delphine – au nom d’un sens du ridicule mal placé14 – aux yeux de la tout aussi réactionnaire mère de l’homme aimé. Et Mme de Marset, encore elle, en se moquant du ridicule qu’a encouru le détestable M. d’Ervins pour avoir accueilli sous son toit sans le savoir l’amant de sa femme, déclenche par le seul terme de « ridicule » la fureur aveugle de l’intéressé15. Au nom d’un sens de l’honneur mal compris – auquel, toujours dans Delphine, Mme de Staël oppose l’impératif de la conscience –, Ervins trouve la mort en duel. Mort qui condamne aussi la veuve à renoncer à l’homme aimé et à s’enterrer dans un couvent. Et dans Delphine encore, Mme de Staël montre que la crainte du ridicule menace étouffer les sentiments les plus nobles. C’est le cas de Léonce, le héros du roman, qui s’interdit de partager les idéaux libéraux et réformistes de 1789 et plus généralement de vivre son amour pour Delphine afin de ne pas apparaître en contradiction ridicule16 avec les valeurs de sa caste. « Le ridicule déshonore plus que le déshonneur », établit une fois pour toutes le duc de La Rochefoucauld17.
Mais déjà avant la publication de Delphine et de Corinne, leur auteur aborde dans De la littérature le problème du ridicule selon une perspective beaucoup plus large, en analysant les raisons qui en ont fait un phénomène typiquement français. Si certaines de ses remarques reprennent point par point celles qu’un de ses grands amis, le chevalier de Jaucourt, avait déjà formulées dans l’entrée « ridicule » de l’Encyclopédie, la clé de lecture politique adoptée par Mme de Staël est entièrement nouvelle. En traçant un fossé infranchissable avec l’Ancien Régime, la Révolution impose désormais de regarder le passé avec des yeux différents, dans une perspective qui ne fût plus seulement esthétique et mondaine, mais historique et politique, l’esprit tourné vers la France de demain. Par conséquent il faut reconsidérer aussi le ridicule dans cette optique. Car, écrit-elle, « le ridicule est, à beaucoup d’égards, une puissance aristocratique18 ».
Si, dans aucun autre pays d’Europe, le goût de la moquerie est aussi répandu qu’en France et la peur d’en faire les frais aussi terrible, cela dépend en effet, pour Mme de Staël, du caractère arbitraire de son régime politique. « Quand le gouvernement, observe-t-elle, est fondé sur la force, il peut ne pas craindre le penchant de la nation vers la plaisanterie19 » et sait plutôt s’en servir comme instrument de sa domination.
Mme de Staël n’a pas de doutes. Si la monarchie absolue française s’est montrée étonnamment tolérante à l’égard du sport national consistant à se moquer de tout et de tout le monde, à commencer par la personne même du souverain, c’est parce qu’elle a fait de cette tolérance une stratégie politique pour donner l’illusion à ses sujets de jouir d’une liberté qui en réalité leur est refusée. Une stratégie qui tire son origine du pacte de respect réciproque qui lie le roi de France et ses nobles. Inséparable de la forme du gouvernement monarchique – ainsi que Montesquieu l’a théorisé dans l’Esprit des lois, livre de chevet de Mme de Staël –, le sens de l’honneur incite en effet l’ordre des privilégiés à vivre l’obéissance due au souverain comme un libre choix en leur conférant, comme l’écrit Staël, cette « gaieté piquante qui même plus que la grâce polie, effaçait toutes les distances sans en détruire aucune20 ». De son côté, en gratifiant et punissant, le souverain lui-même ne peut ignorer une sorte de consensus public qui ne dépend pas toujours de sa volonté. Pour jaloux de son autorité qu’il soit, Louis XIV lui-même n’a pas pu s’exempter d’« entendre raillerie21 ».
Les conséquences de cette dynamique perverse sont patentes :
Souvent, il fallait, sous la monarchie, savoir concilier sa dignité et son intérêt, l’extérieur du courage et le calcul secret de la flatterie, l’air de l’insouciance et la persistance de l’intérêt personnel, la réalité de la servitude et l’affectation de l’indépendance. Toutes ces difficultés à vaincre pouvaient très aisément rendre ridicule celui qui ne connaissait pas l’art de les éviter22.
Ainsi érigé en étalon de la valeur et du mérite, le ridicule est devenu, pour les représentants d’une élite en perpétuelle compétition pour les mêmes charges, « une arme terrible pour se combattre mutuellement et conquérir le terrain sur lequel on opère des succès d’amour-propre23 ». Ce qui avait développé « dans l’esprit des Français un genre de perspicacité singulièrement remarquable24 ».
L’importance acquise par le ridicule contribue par conséquent à accentuer celle que de façon plus générale les Français accordent aux apparences « parce que le théâtre de la société en inspire singulièrement le désir. Il faut soigner les apparences lorsqu’on ne peut faire juger que ses manières, et l’on est même excusable de souhaiter en France des succès de société, puisqu’il n’existe pas une autre arène pour faire connaître ses talents25 ». Qu’ils le veuillent ou non, tous les représentants de ce qu’on appele la « parfaitement bonne compagnie » sont donc unis par la conscience de ne pouvoir s’accorder le luxe de déroger aucunement aux formes imposées par les bienséances, quel qu’en fût le prix :
En se montrant étranger à ces mœurs de société, on se classait comme inférieur ; et l’infériorité de rang est de mauvais goût dans un pays où il existe des rangs26.
Mais le goût pour la moquerie et la chasse aux ridicules n’est pas l’apanage exclusif de la caste des privilégiés et, par un phénomène de mimétisme typique du caractère national – Montesquieu l’a déjà épinglé dans les Lettres persanes –, il a contaminé toute la population. Mme de Staël le relève elle aussi :
En France il semble que l’esprit d’imitation soit comme un lien social, et que tout serait en désordre si ce lien ne suppléait pas à l’instabilité des institutions27.
Ainsi étendue aux autres classes sociales, l’habitude de se moquer de tout et de tout le monde a donné au pays entier l’illusion de disposer d’une liberté politique dont il est tragiquement privé. En vertu de cet auto-aveuglement, « la nation française prenait ses propres souffrances pour l’objet de ses plaisanteries, couvrait de ridicule par son esprit ce qu’elle encensait par ses formes, affectait de se montrer étrangère à ses intérêts les plus importants, et consentait à tolérer le despotisme, pourvu qu’elle pût se moquer d’elle-même comme l’ayant supporté28 ».
Si, comme l’observe avec causticité Mme de Staël, « quand le despotisme existe, il faut consoler les esclaves, en flétrissant à leurs yeux le sort de tous les hommes29 », dans la France née de la Révolution, ces dynamiques perverses n’ont plus de raison d’être, car la liberté républicaine est nécessairement contraire « à tout ce qui peut tendre à dégrader la nature humaine30 ». Mais la dérive autoritaire de Napoléon ne tarde pas à obliger Mme de Staël à remettre en question ses attentes et elle reparle de la tyrannie du ridicule dans De l’Allemagne, quand elle évoque de façon plus large la culture aristocratique française.
Vingt ans avant la fin de l’Ancien régime, elle a toutefois conscience de commémorer un phénomène dépassé d’un point de vue historique et elle peut en rappeler les ombres et les lumières avec un détachement suffisant. Et dans l’attente d’un avenir meilleur, il est inévitable que la nostalgie prenne le dessus. Dans des pages justement célèbres, le rite de la conversation occupe la première place, parce que c’est à travers sa pratique assidue que la culture aristocratique a servi pendant presque deux siècles son aspiration à créer un état d’harmonie et de bien-être capable de transcender le poids de la réalité et, en fin de compte, de la transformer. C’est ce rite que Mme de Staël évoque comme le plus irremplaçable des plaisirs perdus : pas seulement parce qu’il ne peut avoir lieu qu’à Paris31 et pas seulement parce que de fait Napoléon en a interdit la pratique : « La seule raison pour ma disgrâce, précisera ensuite Mme de Staël, c’était que quelques personnes lui avaient dit que je possédais plus qu’une autre le talent de la conversation32 ». Mais parce qu’en définitive cet art centré sur la force « contagieuse » de la parole33 est le produit d’une civilisation qui, sans la dérive liberticide de Bonaparte, n’aurait pas eu de raison de survivre sous ses formes spécifiques dans un régime de liberté.
Si, sous la monarchie absolue, la libre circulation des idées pratiquée par les élites mondaines a notamment permis de contourner la censure qui frappait la parole écrite, suppléant à l’absence de lieux institutionnels où s’exprimer et offrant à l’opinion publique l’occasion de s’affirmer, les conquêtes de la Révolution rendent ce stratagème obsolète. Dans un pays gouverné par une constitution libre, l’arène où s’affrontent les idées ne doit plus être les salons, mais les journaux, les partis et le parlement.
En outre, à bien y regarder, certaines des raisons qui ont contribué à faire de la conversation française d’Ancien Régime un art en soi se révèlent, dans l’urgence politique, source de faiblesse, et la survivance de la pratique du ridicule devient plus que jamais néfaste. C’est dans les mois les plus dramatiques de sa vie, quand, en fuite à travers l’Europe, elle tente de rejoindre la libre Angleterre que Mme de Staël reprend une à une les critiques formulées dans ses œuvres précédentes et, avec Dix années d’exil, arrache définitivement le masque de ce qui a été la « bonne compagnie » la plus sophistiquée et la plus brillante d’Europe. Comment ne pas prendre acte, écrit-elle, que l’euphorie « contagieuse34 » de la parole qui connotait la sociabilité française allait de pair avec une « ardeur imitative35 » et que la nécessité des Français de « penser et sentir en commun36 » poussait au conformisme tandis que, de son côté, le jeu abstrait des idées encourageait la pratique de la discussion comme fin en soi et le sophisme ? Indubitablement Napoléon a su utiliser tout cela à son avantage. Ainsi relève-t-elle que sous le Directoire,
Le général Bonaparte se prêtait volontiers à ces discussions, parce qu’il savait que les Français aiment encore mieux soutenir leur opinion que la faire admettre. Il laissait ces hommes accoutumés à la tribune dissiper leur énergie en parole, mais quand ils allaient par la théorie trop près de la pratique, il terminait toutes les difficultés en les menaçant de (…) les terminer par la force37.
Confrontée dès lors à la violence, l’art maïeutique de la parole qui « excitait à penser38 » renonce à sa vocation à la vérité et masque désormais un honteux mensonge :
Car en France, on a malheureusement des phrases pour tout et l’on n’a pas du moins la pudeur de se taire quand on sacrifie sa conscience à son intérêt39.
Comme si cela ne suffisait pas, avec une ingéniosité perverse, Napoléon a su utiliser à ses fins ce goût subtil pour la moquerie, si typique de la conversation aristocratique et s’en servir contre ses ennemis.
Une chose bien bizarre est que Bonaparte a pénétré véritablement avec une grande sagacité, c’est que les Français, qui saisissent le ridicule avec tant d’esprit, ne demandent pas mieux que de se rendre ridicules eux-mêmes dès que leur vanité y trouve son compte d’une autre manière40.
En jouant sur leur fatuité, il discrédite de même ses adversaires en recourant systématiquement à la satire et la caricature :
Il sent qu’il faut en France tuer par l’ironie ceux qu’on veut perdre d’une autre manière et il manie cette arme un peu lourdement, il est vrai, mais toujours de façon à faire beaucoup de mal. Car, lorsqu’il est défendu de répondre, tous les coups portent41.
Mais cette stratégie meurtrière, Mme de Staël le sait bien, n’aurait pas pu se déployer sans la complicité de ce qui a été la société aristocratique :
On ne saurait trop le répéter, ce que les Français aiment en toutes choses, c’est le succès, et la puissance peut aisément réussir dans ce pays à rendre le malheur ridicule42.
Dans ce contexte, tout concourt à faire de Mme de Staël la cible idéale pour une campagne de dénigrement systématique à l’enseigne du sarcasme. Trop intelligente, trop passionnée, trop ambitieuse, trop exigeante, trop égocentrique, trop autoritaire, trop vaniteuse, trop pédante, trop peu soucieuse de la retenue nécessaire à son sexe, Staël prête plus que quiconque le flanc à la moquerie et Napoléon ne perd pas une occasion de la clouer au pilori. Ce n’est pas un hasard si, dans Dix années d’exil, le thème du ridicule revient de façon obsessionnelle, page après page, lourd de menaces. La stratégie de Napoléon est indubitablement efficace puisque, même après la disparition de l’empereur de la scène politique, beaucoup parmi les principaux admirateurs de Mme de Staël ne renoncent pas à ironiser sur ses faiblesses comme sur ses excès.
Dès ses jeunes années, Staël s’est montrée pleinement consciente des risques auxquels son tempérament l’expose dans la seule société où elle désire vivre ; mais, à l’instar de son héroïne Corinne, elle ne s’est pas montrée disposée par peur du ridicule – qui, comme l’a écrit Jean-Paul Sermain, « paralyse tout élan, éteint l’enthousiasme, flétrit la sensibilité » – à renoncer « à tout ce qui fait la grandeur de l’homme, de la littérature, de la société43 ». Ce n’est pas un hasard si Staël s’est découverte et a appris à penser par elle-même en lisant Jean-Jacques Rousseau, qui, plus que tout autre écrivain du XVIIIe siècle, dénonce l’imposture des fausses apparences de la civilisation mondaine. Comme l’a relevé Stéphanie Genand, la jeune Staël apprend précisément chez Rousseau – auteur entre tous persécuté – que « l’écrivain, le vrai, accepte la souffrance, la calomnie, la solitude, le ridicule, l’exil, pour la convertir en “faculté de plus44” ».
Mme de Staël ne cède donc pas à la satire vulgaire de Napoléon et continue à lui tenir tête, fidèle uniquement à elle-même et à son inaliénable exigence de liberté. Nous savons que son choix sera gagnant sur le plan politique comme sur celui des idées et de la création littéraire. Concluons en laissant la parole à Mircea Eliade, dont l’Éloge du ridicule semble avoir été écrit pour Germaine de Staël :
Selon moi, le ridicule est l’élément dynamique, créateur et nouveau dans toute conscience qui se veut vivante et qui expérimente sur le vif. Je ne connais aucune transfiguration de l’humanité, aucun bond audacieux dans la compréhension, aucune féconde découverte passionnelle qui n’ait semblé ridicule à ses contemporains45.