[…] en lisant les écrits d’une nation dont la manière de voir et de sentir diffère beaucoup de celle des Français, l’esprit est excité par des combinaisons nouvelles, l’imagination est animée par les hardiesses mêmes qu’elle condamne autant que par celles qu’elle approuve ; et l’on pourrait parvenir à adapter au goût français, peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient à la littérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui serait propre1.
Les tensions et les ambiguïtés du discours sur l’Angleterre dans Corinne ou l’Italie, les contrastes entre les positions exprimées dans le roman et celles exprimées peu d’années auparavant dans De la littérature gagnent à être interrogés à partir de l’hypothèse d’un dialogue critique de Germaine de Staël avec une tradition romanesque anglaise qui va de l’œuvre de Richardson à celle de ses propres contemporains.
Alors que sa passion pour Clarisse est bien connue, l’intérêt constant de Staël pour le dernier roman de Richardson, Histoire de sir Charles Grandison, qu’elle désignait de préférence par le nom de son héroïne italienne, Clémentine, n’a jamais été véritablement exploré. Or, que raconte cette Histoire, jadis considérée comme sublime2, et aujourd’hui tombée en désuétude ? Au cours d’un long séjour en Italie, sir Charles Grandison, parangon de vertu masculine, rencontre la jeune Clémentine della Porretta, elle-même dotée de toutes les qualités. L’Italienne tombe éperdument amoureuse de l’Anglais, qui s’engage à l’épouser. Mais, obnubilée par leurs différences nationales, culturelles et surtout religieuses, la jeune fille perd bientôt l’esprit et laisse son amant dans une difficile expectative. Le chevaleresque Anglais, qui sait désormais que l’Italienne exaltée ne peut véritablement lui convenir, promet cependant de lui rester fidèle. Rentré au pays en attendant le rétablissement et la décision de Clémentine, Grandison fait la rencontre de Harriet Byron, une compatriote en qui il découvre enfin la femme idéale. Libéré plus tard de ses vœux par sa maîtresse italienne elle-même, il épouse Harriet. Mais Clémentine ne tardera pas à venir le retrouver en Angleterre...
Si l’analogie entre sir Charles Grandison (« le meilleur des hommes », « l’ami du genre humain », qui « réjouit tous ceux qui le voient et l’entendent » et que « tout le monde idolâtre3 ») et lord Oswald Nelvil se construit dès le premier livre de Corinne, largement consacré aux actions de bravoure philanthropique du personnage, elle n’est jamais aussi saisissante que quand elle est exprimée par l’héroïne elle-même :
Je vous regarde [déclare-t-elle à Oswald] comme un être angélique, comme le caractère le plus pur et le plus noble qui ait paru sur la terre : ce n’est pas seulement votre charme qui me captive, c’est l’idée que jamais tant de vertus n’ont été réunies dans un même objet4.
C’est en effet au moment même où Corinne se voit menacée d’être abandonnée pour sa demi-sœur anglaise, qu’apparaît cet éloge d’Oswald, accompagné d’un avertissement qui rappelle l’issue des amours italiennes du parangon richardsonien et exprime la crainte que cette issue ne réponde à une loi du genre :
– Écoutez, dit-elle à lord Nelvil, quand vous serez à Londres, ils vous diront, les hommes légers de cette ville, que les promesses d’amour ne lient pas l’honneur ; que tous les Anglais du monde ont aimé des Italiennes dans leurs voyages, et les ont oubliées au retour5.
La version cynique des « hommes légers » est évidemment à nuancer. Les hommes sérieux, comme Grandison et Nelvil, n’épouseront leurs amantes anglaises qu’une fois dégagés de leurs serments par les Italiennes – des Italiennes qu’en réalité ils n’oublieront jamais, tant il est vrai qu’elles viendront les chercher en Angleterre, qu’elles deviendront leurs « sœurs », faute de pouvoir être leurs épouses, et que le lien initial ne sera jamais rompu, seulement transformé.
Au-delà des similitudes, reste que, pour qui connaît l’Histoire de sir Charles Grandison, les failles d’Oswald, ses préjugés nationaux, sa dépendance à l’égard d’une idéologie patriarcale, d’une part, et la grandeur de Corinne, sa largeur d’esprit et son génie, d’autre part, témoignent d’un travail complexe de réécriture de l’œuvre richardsonienne. Au cours de ce travail, l’analogie évidente entre les héros masculins anglais des deux romans et celle entre ses héroïnes féminines se trouve en effet traversée par un mouvement d’inversion non moins frappant. Oswald Nelvil hérite ainsi quelque chose des faiblesses de Clémentine, de son intolérance, de sa fragilité mentale, tandis que Corinne hérite d’une bonne part de ce qui fait, au contraire, la grandeur de Charles Grandison : sa liberté de jugement, ses multiples talents, son charisme universel.
Une étude détaillée de ces symétries instables, dont participe aussi le traitement de l’opposition entre la maîtresse italienne et l’épouse anglaise dans les deux romans, fait apparaître derrière Corinne ou l’Italie une virtuelle Corinne ou l’Angleterre6.
Mais si les mutations du roman richardsonien dans Corinne ont leur logique propre, elles s’inscrivent aussi dans une lignée semi-séculaire de lecture du modèle. Elles nous invitent ainsi à considérer la place des intermédiaires et à découvrir le dialogue de Staël avec la production romanesque anglaise la plus récente.
Pour comprendre la migration de traits de Grandison vers Corinne, de traits de Clémentine vers Oswald, mais aussi le rapprochement entre l’héroïne italienne et l’héroïne anglaise de Richardson et découvrir le modèle littéraire de la jeune Lucile Edgermond, il faut en effet inscrire le projet de Germaine de Staël dans ce qui est devenu, au cours des décennies, une véritable tradition de reprises et de discussions, plus ou moins directes, du dernier roman de Richardson et prendre en considération une série d’œuvres qui finissent par former en quelque sorte un « architexte grandisonien7 ». À l’origine de ce processus de réécriture se trouve la contestation de plus en plus explicite d’un héros « qui ressemble à la divinité8 », d’un personnage dont toute la gent féminine fictionnelle se disputait les faveurs, et dont Kant, quoique grand admirateur du roman, raillait les effets désastreux sur les ménages des lectrices réelles9.
La forme la plus radicale et la mieux connue prise par cette critique est sans aucun doute celle que lui a donnée William Godwin en 1794 dans Things As They Are ; or, The Adventures of Caleb Williams. Dans ce roman admiré par Staël (et qu’elle fait très tôt connaître en France grâce à son Essai sur les fictions), l’auteur attribue au personnage de Ferdinando Falkland bon nombre des aventures glorieuses de Grandison, tout en réduisant leur principe à un culte de la « réputation » qui finit par transformer le « chevalier » (titre régulièrement donné par Clémentine à Grandison) en assassin10. Mais si l’idée véhiculée par Caleb Williams a tant frappé Staël, c’est parce qu’elle se conjuguait à des variantes féminines qui, en amont et en aval du roman de Godwin, s’inscrivaient elles aussi dans cette voie critique. Ces romans, qui confrontent leur héroïne anglaise de plus en plus émancipée à un Grandison dégradé, dévoilent dans le portrait de Corinne les traits des « sœurs », ou plutôt des « filles » de Harriet.
La pertinence de cet intertexte élargi pour l’approche du roman staëlien sera observée ici à travers deux romans : Cecilia de Frances Burney (1782) et Memoirs of Emma Courtney de Mary Hays (1796). Par ailleurs, la présence dans Corinne de deux œuvres de Maria Edgeworth, Belinda (1801) et Leonora (1806), pourra, dans un second temps, nous éclairer sur le travail de déplacement, voire d’inversion, mené par G. de Staël sur ses références anglaises.
Corinne et l’architexte grandisonien
Du nom au renom : la leçon de Cecilia
Après avoir donné à Evelina, l’héroïne éponyme de son premier roman, un amant grandisonien quasi parfait, Frances Burney, considérée par ses contemporains comme l’une des héritières les plus remarquables de Richardson11, procède dans ses romans suivants, Cecilia et Camilla, à l’affaiblissement progressif du parangon masculin – un affaiblissement qui passe par la mise en évidence de la nature répressive et potentiellement délétère de l’idéologie que sa perfection était justement supposée véhiculer. Ses vertus, qui en font toujours l’objet du désir féminin, sont ainsi plus ou moins obscurcies par l’idée de son obéissance quasi compulsive à un code de l’honneur rétrograde, à des convenances auxquelles il est lui-même soumis et auxquelles il soumet, bon gré mal gré, la femme dont il souhaite faire son épouse. Quand Staël réécrit Grandison dans Oswald, le dotant de « beaucoup de faiblesse et d’irrésolution dans le caractère12 », quand elle conçoit Corinne comme victime de son idéologie, elle se situe dans la droite ligne du nouveau schéma romanesque où l’amant chevaleresque ne s’oppose plus (dans sa relation avec l’héroïne, s’entend) aussi clairement au perfide libertin, dont le prototype était évidemment lui aussi une création de Richardson. Le nouveau Grandison – beau ténébreux, ennemi vertueux de la liberté et de l’épanouissement de la femme qu’il aime – en est de fait venu à remplir, dans un roman qui se veut de plus en plus proche des « choses comme elles sont », les fonctions d’un nouveau Lovelace.
Dans ce contexte, il est donc naturel de voir les héroïnes éponymes de Cecilia et de Camilla souffrir en Clarisse non pas des dépravations ordinaires de leurs prédateurs masculins, mais des rigueurs et des faiblesses d’un parangon de vertu auquel on a ôté la liberté de jugement et d’action dont jouissait son modèle. Ce pseudo-Grandison, obéissant à un code de comportement imposé par une norme patriarcale plus ou moins assumée (représentée dans Cecilia par le très conservateur Delvile père, dans Camilla par le mentor misogyne d’Edgar, Mr. Marchmont), devient d’ailleurs lui-même une figure de victime aux comportements suicidaires, chaotiques et contradictoires, faits d’élans et de rejets inexplicables, de velléités de révolte contre l’autorité et d’une ultime soumission à une norme culturelle toute-puissante.
On ne sera donc pas étonné de reconnaître dans les épreuves de Corinne l’Italienne, anxieuse de conserver la bonne opinion d’Oswald après lui avoir révélé sa véritable identité, celles de l’Anglaise Cecilia, victime d’une injuste disgrâce :
Cécile […], se trouvant au bout de la rue, appela Delvile à haute voix… Il n’y était pas… Elle en enfila une seconde, et ne l’apercevant pas, elle continua sa course sans savoir où elle allait, la fatigue, la chaleur et le désespoir augmentant à chaque instant son délire. À peine ses pieds touchaient la terre, à peine s’apercevait-elle qu’elle marchât ; elle passait d’un lieu à l’autre, de rue en rue, sans aucun motif, ne cherchant qu’à avancer, prenant toujours de préférence le chemin le moins embarrassé, et retournant en arrière dès qu’elle rencontrait un obstacle, jusqu’à ce qu’entièrement épuisée et n’en pouvant plus, elle entra brusquement dans une boutique qui était encore ouverte, où, respirant à peine, elle tomba sur le plancher, et resta quelque temps sans prononcer un seul mot. […] quelques gens oisifs et curieux qui l’avaient suivie […] dirent qu’ils croyaient qu’elle s’était échappée des Petites-Maisons13.
Cette course erratique de la femme éperdue à la recherche d’un amant dont elle craint d’être mal jugée se retrouve en effet quasi à l’identique dans Corinne, quand l’héroïne, inquiète de ne pas revoir Oswald après lui avoir communiqué le texte de son « Histoire », déambule sous un soleil de plomb dans les rues de Naples et finit par être prise pour une folle : « elle se mit à marcher au hasard dans la rue. […] sa raison s’égarait dans ce désert enflammé […] ses forces lui manquaient […] un Lazzaroni […] ne douta pas qu’elle ne fût folle et s’éloigna d’elle avec terreur14 ».
Dans Cecilia, or Memoirs of an Heiress, Burney présente une héroïne qui ne peut jouir de son héritage que si elle parvient à garder son nom et à l’imposer à son futur époux. Or, en tombant amoureuse de Mortimer, l’unique héritier de la famille Delvile, Cecilia choisit l’homme par excellence qui ne pouvait accepter cette condition15, de la même manière qu’en tombant amoureuse d’un Anglais, Corinne se prend de passion pour l’homme par excellence qui ne pouvait accepter d’épouser une artiste renommée16. Les Delvile père et fils refusent le nom de Cecilia comme les Nelvil père et fils refusent le renom de Corinne. Pour devenir la légitime épouse du vertueux Mortimer, l’héroïne de Burney doit renoncer à son nom, et, partant, à son indépendance : on la voit ainsi revenir « d’un sort tragique au mariage et au compromis17 » ; Corinne, elle, se dit prête à renoncer à la pratique publique de son art et à la gloire qui s’y attache, à devenir l’« esclave » d’Oswald, mais le père de ce dernier n’étant plus là pour accepter cette concession, le sort tragique de l’héroïne staëlienne est déjà scellé.
Emma ou l’enthousiasme
Si les héroïnes de Frances Burney offrent un modèle pour la transformation de la victime du libertin en victime du héros chevaleresque, c’est dans un autre roman féminin, Memoirs of Emma Courtney de Mary Hays, que Staël trouve une véritable réécriture de Grandison qui redistribue radicalement les cartes18. Mary Hays fait de l’amante étrangère l’épouse légitime du héros et de l’héroïne anglaise à la fois la femme supérieure et l’amante rejetée par ce dernier. En effet, l’héroïne de ce « roman jacobin », écrit ouvertement en hommage à Caleb Williams, ne perce le secret de son Grandison morbide, Auguste Harley, que pour découvrir que ce dernier est déjà marié à une femme étrangère, rencontrée lors de son grand Tour. Nous trouvons ici, dans la personne d’Emma Courtney, une Harriet « enthousiaste » et « philosophe », avec laquelle Corinne va partager nombre de biographèmes et de traits de caractère.
Orpheline de mère, enfant précoce, lectrice exaltée, rebutée par les travaux d’aiguille, l’héroïne de Mary Hays aime à faire la démonstration publique de ses talents, acquis d’abord dans le foyer de sa tante maternelle :
À l’âge de six ans je lisais à haute voix, en compagnie, les auteurs favoris de mon oncle, les Saisons de Thomson, et l’Iliade de Pope. On m’applaudissait, et l’émulation qu’on voulait faire naître, devint bientôt de la vanité. J’appris des vers par cœur, on me montra à moduler mes tons, à déclamer avec grâce, et je ne tardai pas à me croire très savante19.
Forcée à changer de milieu, Emma s’attire bientôt les sarcasmes des hommes (« Quoi ! elle lit donc, Mademoiselle ? […] la science est insupportable chez les femmes ; il faut les laisser ce que la nature les a faites, la douce consolation de l’homme20 »), puis la censure d’une marâtre, Mme Morton, l’épouse dominatrice d’un oncle paternel, qui s’oppose à ses échanges d’idées avec les invités masculins de la maison et refuse l’offre qu’Emma lui fait de devenir l’institutrice de ses filles.
La jeune femme tombe bientôt amoureuse du chevaleresque Auguste Harley. Au mépris de l’opinion, elle entame alors de longs échanges intellectuels avec cet homme atteint d’une profonde mélancolie et qui semble lutter contre ses sentiments, mais elle n’obtient pas de lui une franche déclaration. Quand elle croit avoir percé son lourd secret – un interdit parental, sous forme d’une clause de testament qui lui défend de se marier –, elle se montre prête à accepter une union libre ; quand elle apprend qu’il est en réalité secrètement mariée à une étrangère, « elle tombe dans une stupeur qui fait craindre pour sa raison21», mais se révèle bientôt capable d’analyser les ressorts de sa passion et des obstacles qui s’y opposent :
Je voulais vous obliger à être heureux ; je voulais risquer mon bonheur pour assurer le vôtre. Sans doute mes vues étaient fausses, mes projets exagérés, romanesques ; mais oserai-je le dire ? ils ne furent que les ardents excès d’une âme généreuse. Oui : mes plus grandes erreurs furent inspirées par la vertu. Les institutions de la société sont en guerre avec la nature : une âme énergique cherche à s’affranchir de leur joug, et elle s’égare dans les illusions22.
Enfin, quand cette femme supérieure voit pour la dernière fois l’homme qui a ruiné sa vie au nom de ce qu’il nommait les « rigoureux décrets de l’honneur », ce dernier lui confie l’enfant qu’il a eu avec son épouse étrangère, désormais défunte, et dont le peu qu’on sait est qu’elle joignait une santé fragile à une faiblesse de caractère toute féminine. Éduqué par Emma Courtney, ce nouvel Auguste Harley, fils de son amant et de la femme légitime de ce dernier, devient ainsi le destinataire de ses Mémoires, un testament intellectuel qu’elle conclut sur cette note d’espoir en l’avenir de l’humanité :
La postérité plantera l’olivier et le laurier et consacrera leurs rameaux mêlés à la mémoire de ceux qui, en osant remonter à la source des erreurs les plus anciennes et des préjugés les plus vénérables, émancipent l’esprit humain des entraves de la superstition, et lui apprennent que la vraie dignité et la vraie vertu consistent à être libre23.
On aura reconnu, en vrac, l’enfance épanouie de Corinne en Italie ; les diverses censures qu’elle subit auprès de sa belle-mère en Angleterre ; la passion pour un homme qui dissimule, avec plus ou moins de mauvaise foi, ses engagements ; le dévouement, l’ouverture d’esprit ; enfin, l’héritage transmis à Juliette, l’enfant de son amant…
L’enjeu des stéréotypes nationaux : dialogues avec Maria Edgeworth
Belinda et l’idéal féminin
Alors que Corinne l’Italienne partage l’histoire et le caractère d’Emma l’Anglaise, Lucile a manifestement quelque chose de cette impuissance féminine dévolue chez Mary Hays à la femme étrangère d’Auguste. Mais, pour trouver le modèle précis de Lucile, c’est vers une autre femme obstacle, figurant dans une autre variation sur Grandison, qu’il faut se tourner. La femme « véritablement anglaise » selon les Nelvil père et fils, celle qui incarne le choix de « l’existence qui convient aux hommes » au détriment du « désir infini d’un bonheur romanesque24 », partage en effet, contre toute attente, les traits d’une certaine Rachel, alias Virginia Saint-Pierre, l’enfant envers laquelle Clarence Hervey, le héros grandisonien de Belinda de Maria Edgeworth, s’était engagé avant de rencontrer l’héroïne éponyme du roman et d’en tomber amoureux. Lisons plutôt le début de la lettre où il révèle, comme convenu, son lourd secret. Clarence y décrivait déjà ce que sera l’état d’esprit d’Oswald à son retour en Angleterre après son aventure parisienne :
J’étais en France, à la veille de la Révolution, et dans le moment où le luxe, la dissipation et l’esprit de galanterie étaient à leur plus haut période. Quelques circonstances dont j’ai été informé très en détail, m’avaient donné une sorte d’éloignement pour la société des femmes de Paris. Je sentais que des êtres qui ne sont que vanité, affectation et artifice, dont les goûts sont pervertis et les sentiments dépravés, ne peuvent donner ni goûter aucun bonheur réel.
Vient alors l’exposé d’un projet chimérique d’éducation :
Les œuvres de Rousseau, que je lus dans le même temps, ne contribuèrent pas peu à me confirmer dans cette manière de voir et de sentir. Mon imagination s’exalta sur la possibilité de trouver une Sophie, que je formerais pour devenir la compagne de mes jours ; et je résolus de renoncer à tout projet de mariage, s’il fallait ne choisir qu’entre les femmes élevées pour le monde. Je revins en Angleterre pour y chercher l’objet qui devait me fixer25.
La Sophie du bien nommé Clarence sera la petite Rachel, une jeune fille anglaise vivant recluse dans une parfaite ignorance des hommes et des choses et que l’amant rebaptisera, comme il se doit, Virginia Saint-Pierre. Si, dans Corinne, ce n’est pas Oswald mais son père qui éduque la future épouse idéale, les fantasmes des deux jeunes hommes dont l’imagination s’enflamme à l’idée de s’« attacher un être pur, désintéressé, et sans art26» sont les mêmes et les scènes où ces deux promeneurs découvrent l’élue de leur cœur très semblables. Clarence voit
une jeune fille qui arrosait des rosiers fleuris […]. Les derniers rayons du soleil éclairaient sa physionomie. Le zéphyr du soir agitait ses blonds cheveux ; et le vermillon de la modestie couvrit ses joues, lorsqu’elle jeta ses regards vers [lui]27.
Quant à Oswald :
Il se promena dans le parc et aperçut de loin, à travers les feuilles, une jeune personne […] avec des cheveux blonds d’une admirable beauté, qui étaient à peine retenus par son chapeau.
[…]
Ses yeux bleus étaient si souvent baissés que sa physionomie consistait surtout dans cette délicatesse de teint qui trahissait à son insu des émotions que sa profonde réserve cachait de tout autre manière28.
L’intérêt que suscite chez Clarence la jeune fille qui a toujours vécu dans la seule compagnie de sa grand-mère et qui n’a jamais vu d’autre homme que lui-même se retrouve dans la rêverie d’Oswald devant l’image de Lucile : « il rêvait à la pureté céleste d’une jeune fille qui ne s’est jamais éloignée de sa mère, et ne connaît de la vie que la tendresse filiale29 ». Mais l’énigme excitante que constitue l’être timide et silencieux est potentiellement trompeuse. Clarence croira ainsi longtemps que c’est la modestie qui empêche Virginia de montrer ses sentiments à son égard, avant de découvrir sa fatale erreur : Virginia était en réalité depuis longtemps amoureuse d’un homme qu’elle n’avait fait qu’entrevoir… Quant à Oswald, « il se disait qu’un extérieur froid et réservé cachait souvent les sentiments les plus profonds », mais le narrateur, averti, corrige aussitôt : « il se trompait. Les âmes passionnées se trahissent de mille manières, et ce que l’on contient toujours est bien faible30 ».
Enfin, que font nos deux jeunes hommes épris de pureté pendant que leurs femmes-enfants s’éduquent et se forment ? Ils se distraient auprès d’adultes autrement plus intéressantes :
Pour laisser à Mad. Ormond [la gouvernante de Virginia] le temps d’achever son ouvrage, je me jetai dans le monde. [Lady Delacour] me reçut avec une distinction marquée, et je devins un des hommes les plus assidus de sa société. Son esprit, ses grâces me charmaient. Personne ne me faisait passer le temps plus agréablement dans le monde. Elle paraissait flattée de ma cour, elle me montrait le plaisir qu’elle avait à causer avec moi […]. Je n’avais pensé d’abord qu’à m’amuser ; mais à côté de ses talents brillants, je lui trouvais des qualités qui m’attachèrent. Peu à peu j’en vins à ne pouvoir pas me passer de la voir.
C’est alors la naissance des mêmes doutes sur le modèle féminin :
Je m’aperçus que mon attachement pour Virginie prenait un caractère plus calme. Dans la société de lady Delacour, toutes mes facultés étaient en action ; et je sentais mieux ma propre portée. Quand j’étais auprès de Virginie, les pouvoirs de mon intelligence étaient, pour ainsi dire, passifs, et cette comparaison n’était pas à l’avantage de ma jeune pupille.
Mais aussi le même retour des convictions originelles, le même rejet de la mondaine :
Cependant, je sentais aussi que sa simplicité naïve me reposait de ce luxe d’esprit, de vivacité, de gaieté, qui allait quelquefois jusqu’à me fatiguer chez lady Delacour. En quittant celle-ci, il m’arrivait souvent de me dire : Je ne voudrais pas pour rien au monde que ma femme eût autant d’esprit et autant de besoin de le montrer. Alors Virginie, avec sa parfaite innocence, sa naïveté, son petit cercle d’idées, me semblait la personne par excellence, pour assurer mon bonheur domestique31.
Le héros grandisonien de la très raisonnable Maria Edgeworth reviendra de ses errances rousseauistes et de son attraction pour la brillante salonnière en rencontrant son Harriet/Belinda, une jeune femme douée d’« un esprit actif et orné, un goût exquis ; un jugement sûr, une juste connaissance des choses, et une tête froide32 ». Homme d’honneur, il ne l’épousera que quand il aura découvert que l’énigmatique Virginia aimait ailleurs. Mais le duo féminin qui a frappé Staël est celui qui offre le plus fort contraste : lady Delacour, d’un côté, Virginia Saint-Pierre, de l’autre. L’auteur de Corinne semble ainsi avoir investi l’opposition entre l’Italie et l’Angleterre dans deux personnages originellement conçus comme emblématiques des excès (inverses) induits par une culture étrangère à l’Angleterre. Signalons que notre romancière partage ici le choix explicite fait par la Bibliothèque britannique :
L’inclination réciproque des deux principaux personnages n’étant guère traitée que comme un accessoire dans ce roman, nous ne nous y arrêtons pas. Ce qui sert à développer le caractère de milady Delacour nous paraît plus intéressant33.
Réécritures en chaîne : Corinne et Leonora
L’hypothèse d’une reprise décalée de Belinda dans Corinne suppose une reconfiguration axiologique et une redistribution nationale au terme desquelles, d’une part, les traits du personnage « immoral » de lady Delacour sont valorisés et, d’autre part, ceux de la jeune Virginia Saint-Pierre se détachent de leur modèle français pour venir caractériser l’éducation type de la femme anglaise. Cette hypothèse semble en accord avec la démarche générale de Staël dans Corinne, telle qu’elle est analysée par Madelyn Gutwirth : « On me voit en Circé : donc j’en créerai une, pas selon leur façon de me définir, mais selon des critères autres que les leurs34 ».
Et le dialogue avec Maria Edgeworth ne s’arrête sans doute pas à Belinda. En effet, un an et demi avant Corinne, la romancière anglaise publie un roman épistolaire intitulé Leonora, dont l’héroïne éponyme, toute jeune épouse, accueille dans son foyer, malgré les conseils de sa mère, la fougueuse Olivia, égérie scandaleuse, revenue en Angleterre après un long séjour sur le Continent (en France et en Italie), dont elle s’est approprié la liberté de mœurs ainsi que les goûts « romantiques » du moment. Devant les yeux de la confiante et tolérante Leonora, Olivia va, par ses sortilèges, séduire le mari de son hôtesse, le convaincre de se séparer de son épouse et de partir sur le Continent avec elle. Ce dernier sera sauvé in extremis grâce à la découverte des perfidies de l’ensorceleuse. Considérée dès sa parution comme une parodie de Delphine35, Leonora contient aussi des éléments de roman à clé suggérant une analogie entre le personnage parodié et son auteur et semant dans la trajectoire d’une Olivia/Delphine, et du scandale qui entoure son retour en Angleterre, des allusions à la réputation anglaise de Staël, à son séjour à Juniper Hall, à son amitié avortée avec Fanny Burney, aux lettres à Narbonne qui sont tombées entre les mains de cette dernière : « lettres brûlantes à brûler – a fine moral lesson, too », notait alors celle qui a failli faire de Germaine de Staël son amie intime, en dépit des conseils avisés de son père36. C’est sur ces éléments que Maria Edgeworth greffe l’attribution à Olivia d’un goût prononcé pour la dissertation sur les catégories culturelles, tel qu’il est exprimé dans De la littérature (« Nous eûmes ensemble une conversation très longue et très intéressante sur les mœurs de différents peuples, et particulièrement sur celles des femmes de toutes les nations », écrit Olivia à sa correspondante française, Gabrielle37), et qu’elle-même appuie son roman sur une typologie nationale bien établie : l’opposition entre la femme anglaise, sa solidité et son authentique sens moral, et la française (ou l’anglaise « francifiée »), aussi brillante que fausse et perfide. En transformant Delphine en Olivia, une « enthousiaste » du romantisme allemand, une brillante interprète de textes poétiques italiens (Olivia aime citer Métastase, dont le « se l’amor tuo mi rendi » sert aussi d’épigraphe au roman) et anglais (« ma prononciation donnait à la poésie anglaise une expression italienne38 »), Maria Edgeworth semble avoir contribué à la conception du roman staëlien, aux traits spécifiques de son personnage féminin, comme à l’assise nationale des tensions sur lesquelles son intrigue est bâtie.
La perfide Olivia et la sublime Corinne non seulement partagent la même expérience (les souffrances qui leur sont infligées par « la sévérité des mœurs et des habitudes » anglaises39), mais elles parlent souvent le même langage, offrent les mêmes analyses des situations qui détermineront l’issue de leurs histoires d’amour avec un héros anglais : « Il semble que ces mots de maison et d’épouse ont quelque chose de magique pour l’oreille d’un Anglais […], je commence à croire qu’un Anglais conserve toujours certains préjugés casaniers qui sont nécessaires à son bien-être et presque à son existence », affirme l’une. « C’est en vain qu’un Anglais se plaît un moment aux mœurs étrangères ; son cœur revient toujours aux premières impressions de sa vie », constate l’autre40. Dans un cas, le constat fait partie d’un pari dont l’enjeu est l’amour-propre (« vous êtes curieuse de savoir si j’aurais le pouvoir d’animer cet homme de marbre », écrit Olivia à sa correspondante française41), dans l’autre, l’enjeu est, comme nous le savons bien, l’amour et la vie même de l’héroïne.
Revenons enfin à Circé. Olivia, qui s’apprête à « animer [un] homme de marbre » en est une. Cette mondaine que certains traitent déjà d’« un peu passée42 », aussi éloignée par l’âge de la très jeune Leonora que le sera Corinne de Lucile, livre ainsi le secret des femmes mûres :
Ce sont elles qui savent combiner pour leur propre avantage et pour celui de leurs captifs, les plaisirs et les convenances de la société, grâce à l’excellent ton et à l’aisance que leur a donnés l’usage du monde. Ce sont elles qui possèdent l’art de sauver les apparences, et méprisent fièrement les préjugés, surtout celui d’une vaine constance… La connaissance profonde qu’elles ont du cœur humain, compense bien sans doute une fraîcheur passagère. Qui peut joindre comme elles la perfection des formes et la beauté des traits à une expression plus vive, plus entraînante du sentiment ? Qui peut mieux pratiquer toutes les ressources, toutes les séductions, toute la magie de la nature, de l’art et de l’amour43?
« Vous êtes une magicienne qui inquiétez et rassurez alternativement », dira Oswald, quelque peu inquiet, à Corinne. Et celle-ci lui répondra :
ce qu’il vous plaît d’appeler en moi de la magie, c’est un naturel sans contrainte qui laisse voir quelquefois des sentiments divers et des pensées opposées, sans travailler à les mettre d’accord ; car cet accord, quand il existe, est presque toujours factice…44.
La « magie » selon Corinne, « une Circé enchanteresse pour le bien45 », apparaît ici clairement comme un retournement de la « magie » selon Olivia (« l’enchanteresse » dont « l’art perfide », le « tissu magique » avait « égaré » le mari de Leonora46). Le sens qu’elle donne à « la nature », à « l’art » et à « l’amour » aussi. Dans le vaste dialogue engagé par Germaine de Staël avec le roman anglais, Corinne est aussi une réponse à un acte d’accusation.