Réfractions intertextuelles : Germaine de Staël, Claire de Duras, et la poésie anglaise

Stacie Allan

p. 91-105

Citer cet article

Référence papier

Stacie Allan, « Réfractions intertextuelles : Germaine de Staël, Claire de Duras, et la poésie anglaise », Cahiers Staëliens, 68 | 2018, 91-105.

Référence électronique

Stacie Allan, « Réfractions intertextuelles : Germaine de Staël, Claire de Duras, et la poésie anglaise », Cahiers Staëliens [En ligne], 68 | 2018, mis en ligne le 15 avril 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/188

Dans une lettre datée de l’année 1815, Germaine de Staël écrit à Mme de Duras : « J’espère que vous serez contente de ce que j’ai écrit sur l’Angleterre1 ». À cette époque, Staël composait les Considérations sur les principaux évènements de la révolution française (1818), dont la cinquième partie est consacrée à l’Angleterre. Staël et Duras ont entretenu une amitié profonde pendant la Restauration2 ; pour ces deux femmes, l’Angleterre était un sujet pertinent à propos duquel leurs opinions convergent. Quand Duras a commencé sa carrière littéraire dans les années 1820, elle a été directement inspirée par les références variées que Staël faisait sur l’Angleterre dans ses œuvres : ses institutions politiques et sociales, le caractère du peuple, le mariage d’amitié (companionate marriage), et surtout la supériorité des poètes anglais à exprimer les émotions. Pour faire la lumière sur la place qu’occupe l’Angleterre dans les relations littéraires entre Staël et Duras, je propose d’étudier l’intérêt que ces deux femmes partageaient pour la poésie anglaise.

Il est généralement admis que la deuxième moitié du dix-huitième siècle est une époque d’ « anglomanie3 ». La publication de récits de voyageurs français ayant séjourné en Angleterre, la circulation des romans anglais et la promotion de ses institutions sociales ont développé une nouvelle appréciation pour le pays, sa culture et sa politique en France. Cet intérêt culturel avait des avantages pour le développement de la littérature : selon Margaret Cohen et Carolyn Dever, un échange littéraire entre l’Angleterre et la France a « inventé4 » le genre du roman. Pour la génération suivante des écrivains, dont plusieurs ont passé du temps outre-Manche en exil pendant les années 1790, cette relation à l’Angleterre était plus profonde, plus personnelle, et reposait sur leurs expériences dans le pays5. En effet, François-René de Chateaubriand déclare dans ses Mémoires d’outre-tombe que « le changement de littérature dont le dix-neuvième siècle se vante lui est arrivé de l’émigration et de l’exil6 ». Les connexions personnelles avec l’Angleterre des acteurs culturels et de la littérature du dix-neuvième siècle vont de pair pour affronter les évènements politiques et sociaux depuis 1789.

Les écrivains français rencontraient des difficultés pour comprendre et exprimer l’expérience de la Révolution, la Terreur, l’exil et l’ascension de Napoléon Bonaparte7. Les émigrés retournaient dans un pays qui avait été radicalement modifié, un pays qui s’était construit sur leur absence. Staël fait allusion à cette incapacité d’expliquer ce qui s’était passé depuis 1789 dans la préface des Trois Nouvelles : « la grandeur des évènements qui nous entourent fait si bien sentir le néant des pensées générales, l’impuissance des sentiments individuels, que, perdu dans la vie on ne sait plus quelle route doit suivre l’espérance8 ». Et après le coup d’État du 18 Brumaire, elle déclare : « je me sentis une difficulté de respirer qui ne m’a pas quittée depuis, et qui est devenue, je crois, la maladie de l’Europe continentale9 ». Duras, de même, parle de cette période en termes de longue maladie fatale : « ceux dont la jeunesse a vu la Terreur n’ont jamais connu la franche gaieté de leurs pères et ils porteront au tombeau la mélancolie prématurée qui atteignit leur âme10 ». L’isolement, le déplacement, et l’incertitude marquent cette période ; et ceux qui ont été les témoins de la violence de la Révolution, ont connu l’exil et les guerres napoléoniennes ont été profondément affectés. Or, l’Angleterre, la destination de douze mille émigrés, semble donner un exemple politique qui pourrait indiquer l’avenir pour une nation moderne française. Selon Robert Tombs : « la France semble suivre un chemin historique parallèle : la révolution, le règne d’un dictateur militaire, la restauration d’une monarchie limitée11 ».

Au niveau de la culture, la poésie anglaise offre les mots pour communiquer la mélancolie comme conséquence de l’exil et de l’expérience de la modernité. Selon Staël dans De la littérature (1800), la poésie anglaise est remplie de la mélancolie qu’une société moderne a fait éclore. Cette « maladie anglaise12 », connue sous des noms différents comme le sous-titre du traité médical de George Cheyne l’atteste, inquiétait les voyageurs en Angleterre au dix-huitième siècle13. Dans Olivier ou le Secret, écrit pendant les années 1820, Duras parle de spleen qu’elle caractérise comme « cette maladie de l’âme, si commune en Angleterre14 ». Et pourtant, à ce moment-là, la France a déjà produit ses propres exemples, notamment dans René (1802) de Chateaubriand, dont la condition sera par la suite connue sous le nom de mal du siècle15. Néanmoins ces connexions entre la mélancolie et l’Angleterre, et surtout leur expression dans la littérature anglaise, perdurent comme preuve d’un esprit national. Cet article vise donc à montrer que l’utilisation de la citation de la poésie anglaise par Staël et Duras dans leurs textes est un moyen pour ces auteures de contribuer à l’expression de leur expérience du monde postrévolutionnaire, mais aussi, sans doute, pour une génération tout entière en France.

Chaque roman de Duras cite au moins un poète anglais, et elle choisit des poètes que Staël indique comme emblématiques de la mélancolie anglaise dans De la littérature : Milton, Gray, Goldsmith, Pope. Ces citations expriment soit un avis plus ou moins polémique soit les sentiments de ses personnages qui se définissent comme français. Adopter une langue étrangère peut suggérer des difficultés avec la langue maternelle ou des contraintes dans le contexte où cette langue est parlée. Pour Julia Kristeva, s’exprimer en une langue étrangère est comme un acte de liberté que « vous procure d’ailleurs un nouveau corps […]. Vous avez le sentiment que la nouvelle langue est votre résurrection : nouvelle peau, nouveau sexe16 ». Il faut remarquer que Staël et Duras citent exclusivement des hommes pour exprimer les sentiments des personnages privés de pouvoir (des femmes, des émigrés, des personnes de classe sociale inférieure). Ces références permettent donc aux auteures de s’affranchir des contraintes sociales imposées aux femmes17. Ce passage entre les poèmes originaux et les citations dans la fiction de Duras via le traité de Staël peut être compris comme une série de réfractions. Selon André Lefevere, « les réfractions sont de textes qui ont été adaptés pour un certain public […], à une certaine poétique ou une certaine idéologie18 ». Placés dans le nouveau contexte des romans de Duras, le sens des poèmes et de leurs citations est élargi mais, en même temps, cette connexion au texte source et la caractérisation des sentiments comme « anglais » sont retenues.

L’Angleterre joue un rôle central dans les relations personnelles et littéraires entre Staël et Duras, même avant la Restauration. La correspondance de Duras atteste l’intérêt qu’elle portait au personnage et à l’œuvre de Staël depuis longtemps. En 1807, Duras écrit à Rosalie de Constant, cousine de Benjamin, au sujet de Corinne ou l’Italie. Le livre lui a énormément plu et elle écrit à propos des personnages : « J’aime […] le caractère d’Oswald... mais Corinne elle-même ne me séduit pas. […] Oswald a bien raison, dans leur dispute, lorsqu’il parle des poètes anglais, – de leur supériorité dans la peinture de l’amour19 ». Duras partage cette préférence pour la poésie anglaise avec le personnage anglo-écossais et Staël elle-même20. Et encore, en 1812, Duras décrit l’auteure de Corinne comme « une personne dont je suis tentée d’excuser les erreurs et que, plus que jamais, je voudrais connaître21 ». Cette proximité personnelle des deux femmes se trouve également dans leurs ouvrages, et c’est évident, en particulier dans les références que Staël et Duras font de l’Angleterre.

De la littérature

Dans De la littérature, Staël présente une relation tripartite entre la société, son influence sur l’individu, et son expression dans la littérature. L’hypothèse de Staël est que la littérature et les institutions sociales sont interconnectées : la spécificité culturelle et nationale dans la littérature est un reflet de la société ou de la nation, qui la produit. À la suite de Montesquieu, elle fait une distinction entre les caractères des peuples du nord et du sud de l’Europe et, de ce fait, entre leurs littératures. Staël associe les peuples du nord à la mélancolie. Cette mélancolie « est celle qu’inspirent les souffrances de l’âme, le vide que la sensibilité fait trouver dans l’existence, et la rêverie, qui promène sans cesse la pensée, de la fatigue de la vie à l’inconnu de la mort22 ». Dans cette description, on trouve un écho des expériences de Staël et Duras après la Révolution citées plus haut. Staël considère les circonstances qui ont produit l’esprit mélancolique ; ou, plus précisément, elle étudie « ces bizarreries23 » et leur relation avec « l’esprit national de l’Angleterre et le génie de la littérature du nord24 ». Comme la composition de la société varie selon chaque contexte national, les racines de la littérature anglaise peuvent être trouvées dans ses circonstances sociales et politiques.

Selon Staël, la constitution et le gouvernement représentatif en Angleterre, c’est-à-dire les fondements de la société libérale ou moderne, exigent une réflexion sérieuse de la part des citoyens de la nation : « la liberté et la vertu, ces deux grands résultats de la raison humaine, exigent de la méditation : et la méditation conduit nécessairement à des objets sérieux25 ». Cette méditation profonde sur la condition humaine produit une disposition sévère et pensive chez les Anglais, et c’est dans la littérature que l’on trouve son empreinte. En particulier, la poésie a des avantages pour non seulement exprimer, mais également examiner l’existence des hommes : « la poésie mélancolique est la poésie la plus d’accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l’homme, que toute autre disposition de l’âme26 ». Pour Staël, la supériorité de la poésie anglaise réside dans son évocation de la réflexion philosophique qu’une société moderne nécessite et l’expression de mélancolie qui en résulte.

Staël indique certains poètes du dix-septième et dix-huitième siècles comme emblématiques de la poésie mélancolique :

Quelle sublime méditation que celle des Anglais ! […] Peut-on élever l’âme et l’imagination à une plus grande hauteur que dans le Paradis perdu ? […] Le cimetière de Gray, [...] le village abandonné de Goldsmith, sont remplis de cette noble mélancolie qui est la majesté du philosophe sensible. [...] Quelle passion dans la lettre d’Héloïse27 !

Dans ses romans Édouard, Ourika et Mémoires de Sophie, Duras cite ces quatre poèmes : le célèbre Paradise Lost de John Milton (1667), Elegy Written in a Country Churchyard (1751) de Thomas Gray, The Deserted Village : A Poem (1770) de Oliver Goldsmith et Eloisa to Abelard (1717) d’Alexander Pope. De plus, Duras cite des poèmes de lord Byron que Staël considère comme l’héritier d’ « un second âge de poésie28 » en Angleterre, d’une littérature anglaise qui était « encore riche, animée29 ». Par rapport au continent où « tout se dégrade », « la source éternelle du beau jaillit encore de la terre libre30 » et, par conséquent, l’Angleterre continue à produire des ouvrages philosophiques. Dans les poèmes de Byron, Duras choisit une citation de Childe Harold’s Pilgrimage (1812–1818) pour l’épigraphe d’Ourika et elle cite Don Juan (1819–1824) dans Olivier.

Par ailleurs, pour communiquer les émotions, la langue elle-même est un aspect important de l’expression selon Staël et Duras. Pour Staël, « la langue anglaise […] a, par l’énergie de sa prononciation, de très grands avantages pour la poésie31 ». Duras, elle aussi, a reconnu cette qualité de la langue anglaise : elle discute les « accents32 » des langues différentes dans Olivier et décide que « l’anglais convient à la passion et à la douleur33 ». Les sons de la langue anglaise sont propres aux sentiments qu’elle exprime. Cette appréciation pour la langue originale se trouve au niveau du texte. Dans les premières éditions des romans de Duras (Édouard et Ourika), les citations de la poésie sont présentées en anglais sans traduction. Cette décision d’auteure met l’accent sur la langue et sur des sentiments spécifiquement anglais. Elle contribue à l’étrangeté des personnages de Duras, qui se trouvent exclus de la société34. Tous les protagonistes de Duras sont déplacés mentalement ou physiquement ; on peut même dire qu’ils sont exilés de la société.

Édouard (1825)

C’est dans Édouard que Duras remet en question la composition de société d’une manière plus explicite par l’intermédiaire de l’usage qu’elle fait des citations. L’histoire de la mésalliance dans ce roman inspirera l’intrigue du Rouge et le Noir (1830) de Stendhal : Édouard est le fils d’un célèbre avocat de Lyon qui passe du temps dans la société aristocratique parisienne des années 1770 grâce à la relation entre son père et le maréchal d’Olonne. Quand le père d’Édouard meurt soudainement, le maréchal d’Olonne devient son père adoptif. Édouard est un homme supérieur d’un esprit cultivé, mais quand il tombe amoureux de la fille du maréchal, Nathalie, il ne peut pas échapper à son origine sociale inférieure et le mariage n’est pas permis. Dans le roman, l’Angleterre est présentée comme une société « où toutes les carrières étaient ouvertes au mérite ! où l’impossible ne s’élevait jamais devant le talent35 ! », où Édouard, en dépit de son statut social inférieur, peut espérer épouser la fille du maréchal, grâce à l’estime qu’il suscite.

Avant la première visite qu’Édouard et son père font à Paris, ses parents s’interrogent sur le bienfondé de ce séjour. Son père dit que, dans sa future carrière d’avocat, Édouard doit étudier tous les rangs. Sa mère pour sa part croit que le bonheur ne se trouve que dans l’ignorance des règles de convenances sociales et dans l’alliance des égaux. Pour prouver son opinion, elle cite une ligne approximative de Milton :

Among unequals no society
Can sort
36.

Duras transforme le vers du poète : « what society » devient « no society », expression qui semble annoncer la fin triste du roman. « Aucune société » peut suggérer deux possibilités : soit la société a besoin d’une hiérarchie des rangs, soit la société idéale n’est possible que quand on établit une égalité complète entre les peuples. La citation approximative de Milton produit cette ambiguïté qui donne lieu à la réflexion philosophique sur un sujet qui était posé dans la France postrévolutionnaire.

En réponse, le père d’Édouard analyse la citation dans le contexte du poème original de Milton : « la citation est exacte […] mais le poète ne l’entend que de l’égalité morale, je suis de son avis37 ». Le père d’Édouard distingue l’égalité dans la société et l’égalité morale parmi les individus. Pour lui, la deuxième définition est plus importante. De son côté, la mère d’Édouard est plus sceptique. Elle voit que le maréchal est une exception parce qu’il accorde plus d’importance au caractère qu’à la classe en raison de son amitié avec le père d’Édouard. Le poème de Milton permet d’enclencher une conversation au sujet des relations au sein du peuple français. En citant un poème anglais pour évaluer les circonstances actuelles en France, Duras souligne la nature transnationale de ces problèmes entre l’individu et la société dans une nation moderne.

Ourika (1823)

La question de l’inclusion sociale est aussi posée dans Ourika, le premier roman publié de Duras. Ourika est une femme noire qui a grandi et a été éduquée dans un milieu aristocratique avant la Révolution. Son enfance idyllique passée dans le salon de Mme de B… prend fin quand elle se rend compte de sa position, de la couleur de sa peau, de son genre, et qu’elle en comprend les conséquences pour son avenir : elle ne se mariera jamais ; elle n’aura aucune place dans société. Après une maladie de langueur, elle se retire au couvent. Duras choisit une épigraphe de Childe Harold de Byron pour le roman : « this is to be alone, this, this is solitude38 ». Le poème original évoque l’errance et la solitude habituellement réservées aux héros romantiques, des personnages façonnés sur le modèle de René de Chateaubriand. En appliquant cette citation à l’histoire d’Ourika, une femme noire, Duras offre une définition plus large du mal du siècle.

La deuxième citation dans Ourika provient de l’Elegy de Gray. Elle se trouve vers la fin du roman et elle indique l’absence de place dans la société pour le protagoniste. En paraphrasant Gray, Ourika exprime ses regrets : « mes talents seraient comme la fleur du poète anglais, qui perdait son parfum dans le désert39 ». Duras ne nomme pas Gray. La référence au « poète anglais » suggère une grande connaissance en France de la littérature anglaise pendant cette période. Cette déclaration d’Ourika est accompagnée par la citation originale en bas de la page :

Born to blush unseen
And waste its sweetness in the desert air
40.

La décision d’inclure la citation de Gray souligne l’importance de la langue anglaise et l’identification du sentiment de la mélancolie qu’elle exprime comme une maladie anglaise. L’étrangeté d’Ourika est soulignée par rapport à l’Angleterre. De plus, la citation originale fait référence à l’image d’Ourika au début du texte où « son grand voile noir l’enveloppait presque tout entière41 ». Le voile noir et la peau noire d’Ourika se mélangent jusqu’au point où elle est « unseen », et qu’elle disparaît. Le personnage devient, ou plutôt est réduit à, son voile et sa peau noirs. On peut dire qu’elle est invisible. Le poème de Gray était conçu comme une méditation sur le sujet de la mort et Duras, s’appuyant sur les idées exprimées par Staël, utilise la citation pour réfracter la signification du poème afin de définir le sombre futur d’Ourika au couvent, son exclusion de la société et la suppression de son identité.

Mémoires de Sophie (1821–1823)

De la même façon, Mémoires de Sophie considère la vie des femmes en société. Les mémoires racontent les aventures de Sophie avant et pendant son exil en Angleterre dans les années 1790. Cette histoire partage quelques détails avec la vie de Duras : le passage à Londres via la Suisse, une position aisée pendant l’émigration, une période d’indépendance à l’étranger où elle a vécu jeune femme.

Ayant été éduquée dans un couvent, Sophie entre dans la société à la fin de l’Ancien Régime. Pour exprimer ses opinions à propos du monde, elle cite The Deserted Village de Goldsmith : « J’aurais pu dire comme le poète anglais lorsqu’il veut peindre le vide des plaisirs de cette vie : The heart distrusting ask’s/If this be joy42 ». Le poème dépeint le dépeuplement d’un village fictif et dénonce la corruption morale dans les grandes villes. Le passage qui précède cette citation évoque le luxe et la superficialité des fêtes où Sophie est louée pour sa figure et son maintien. Au retour d’une fête, Sophie plonge dans « une sorte de tristesse involontaire, [s]on cœur était serré » et elle se demande « si c’était là tout le bonheur qu[’elle] devai[t] jamais connaitre43 ». Les réflexions philosophiques sur sa destinée la rendent mélancolique. Ainsi, même avant l’émigration, Sophie est présentée comme différente. Dans le roman, elle est exilée à la fois physiquement et politiquement de son pays, et moralement des mœurs de sa classe.

Cette idée est également présente dans les pensées de Sophie et de son amant par rapport à l’amour. La deuxième citation dans les Mémoires de Sophie est d’Eloisa to Abelard de Pope. Duras reproduit la communication imaginaire du poème entre les amants médiévaux pour exprimer les sentiments interdits par la société. Sophie et M. Grancey s’aiment, mais Grancey devrait épouser sa cousine pour consolider la fortune de sa famille. La nuit avant son départ, on parle de la poésie anglaise et Sophie va chercher un livre de Pope. Une fois le livre ouvert, sur la table devant eux, Sophie décrit la situation :

Il resta près de moi, sans parler et comme occupé de l’estampe [d’Héloïse] que nous avions sous les yeux, cependant au bout d’un moment, me montrant du doigt le commencement de ce vers : Fame, wealth and honour, what are you to Love44 !

Par l’intermédiaire de Pope, Grancey remet en cause les conventions qui permettent, et même encouragent, les mariages d’intérêt plutôt que les mariages d’amour et les sentiments individuels. Le texte de Duras a été écrit quelques années après le transfert des dépouilles supposées d’Héloïse et Abélard au cimetière du Père-Lachaise en 1817. Cette référence et la promotion de l’amour sans restriction ont sans doute eu une résonance contemporaine pour les lecteurs dans le salon de Duras où le texte circule dans les années 1820. Grancey exprime sa critique des mariages d’intérêt par le biais de la poésie anglaise, et comme dans Édouard, l’Angleterre est conçue comme le lieu où ce type d’union peut exister. En citant Pope, Grancey se présente comme déraciné sur plusieurs plans : physiquement, socialement et linguistiquement.

Olivier ou le Secret (1821-1823)

La deuxième citation que Duras choisit de l’œuvre de Byron se trouve dans Olivier. Le roman s’intéresse au sujet scandaleux de l’impuissance45. Le protagoniste Olivier ne peut pas réaliser le désir de sa famille d’épouser sa cousine Louise, même quand il n’y a plus d’obstacles. Dans la création du personnage d’Olivier, on trouve des rapports avec l’Angleterre dont il lit la littérature et où il passe du temps, au point que le pays est décrit comme sa « seconde patrie46 ». De plus, les bizarreries dans le comportement d’Olivier correspondent à la caractérisation du spleen, évoquée plus haut. Ainsi, dans Olivier, Duras fait référence aux idées reçues sur l’Angleterre en France, au début du dix-neuvième siècle.

Dans le texte, la relation entre Olivier et Louise devient plus intime à la suite de la mort de son mari. Louise cite Byron pour décrire le sentiment amoureux :

On perd pour lui jusqu’à cette sensation d’individualité, ce moi personnel qu’on dit qui ne meurt qu’un quart d’heure après nous, ce sentiment enfin par lequel on arrive à être, comme dit le poète anglais, all in all l’un pour l’autre47.

Au lieu de la solitude dont il est question dans les précédents extraits, cette citation parle d’une véritable connexion entre deux personnages. Le sentiment est exprimé premièrement en anglais ce qui met en évidence l’appréciation de la conception anglaise de l’amour trouvée dans toute l’œuvre de Duras. Mais le personnage offre aussi une traduction approximative en français. La répétition de la phrase souligne le fait que l’idée exprimée peut être appliquée dans les deux langues et dans les deux pays, l’Angleterre et la France. Duras exprime ici un point commun entre les Français et les Anglais au niveau émotionnel. Même si Staël parle d’une spécificité anglaise de la mélancolie, le fait qu’on retrouve ce sentiment dans un contexte français esquisse une expérience commune de la modernité.

L’exil : la condition moderne

L’héritage des idées de Staël sur la poésie anglaise peut être attesté bien au-delà de cette influence sur l’écriture de son amie proche Duras ; on en trouve des traces dans l’histoire du roman du dix-neuvième siècle grâce aux connexions intertextuelles avec Stendhal. Dans Armance (1827) et Le Rouge et le Noir, Stendhal s’appuie lui-même sur la poésie anglaise pour les exergues de chapitres48. Par exemple, dans Armance, il utilise une citation de l’Elegy de Gray pour débuter le deuxième chapitre : « Melancholy mark’d him for her own, whose ambitious heart overrates the happiness he cannot enjoy49 ». De plus, le héros du roman Octave quitte la France pour un voyage byronien en Grèce. Les relations intertextuelles entre Duras et Stendhal sont normalement réduites à la « querelle d’Olivier50 » et le sujet commun d’Édouard et Le Rouge et le Noir. Mais cet intérêt pour la poésie anglaise partagé par Staël, Duras et Stendhal suggère un aspect important de la littérature française du dix-neuvième siècle fondé sur les relations entre l’Angleterre et la France.

Stendhal ne s’est jamais exilé en Angleterre (bien qu’il s’y soit rendu) ; il n’était pas du même milieu social que Staël et Duras. Cependant, l’Angleterre et la poésie anglaise ont une influence sur son écriture. Certes, les idées de Staël sur l’Angleterre et l’expression de cette mélancolie dite « anglaise » ont une influence qui dépasse le groupe de Coppet et son cercle social à Paris. La poésie anglaise exprime quelque chose de fondamental pour des générations de Français après la Révolution. Peter Fritzsche décrit les émigrés comme des « étrangers dans le monde moderne51 » mais ce sentiment d’étrangeté ne se limite pas à cette génération malheureuse. Le dix-neuvième siècle en France, Sylvie Aprile l’affirme, est le siècle de l’exil : Victor Hugo, Jules Vallès, Louise Michel mais aussi Louis XVIII, Louis-Philippe, les deux Napoléon52. Cependant, cette histoire de l’exil et l’expression de la mélancolie qui en résulte ne peuvent être bien comprises qu’en prenant en compte le pays d’outre-Manche, l’Angleterre.

1 Comte Othenin d’Haussonville, La baronne de Staël et la duchesse de Duras, Paris, Figaro, 1910, p. 36.

2 Pendant la Restauration, Staël écrit à Duras : « Je pense sans cesse à vous, ma chère Duchesse. S’il reste quelque chose de moi, vous l’aurez, et

3 Josephine Grieder, Anglomania in France, 1740-1789 : Fact, Fiction, and Political Discourse, Geneva, Droz, 1985.

4 Margaret Cohen et Carolyn Dever (dir.), The Literary Channel : The Inter-National Invention of the Novel,Princeton, Oxford, Princeton University

5 En outre, Kirsty Carpenter suggère que la popularité des romans anglais en France au début du dix-neuvième siècle s’explique par le retour des

6 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, 1951, I, p. 467.

7 Katherine Astbury, Narrative Responses to the Trauma of the French Revolution, Oxford, Legenda, 2012.

8 Germaine de Staël,Trois Nouvelles, Paris, Gallimard, 2005, p. 19.

9 Ce passage se trouve dans les premières éditions de Dix années d’exil, mais par la suite, il a été supprimé. Germaine de Staël, Dix années d’exil

10 Claire de Duras, Mémoires de Sophie ; suivi de Amélie et Pauline : romans d’émigration : 1789-1800, Paris, Manucius, 2011, p. 58.

11 Robert Tombs et Isabelle Tombs, That Sweet Enemy : The French and the British from the Sun King to the Present, New York, Knopf, 2007, p. 321.

12 George Cheyne, The English Malady : or, A treatise of Nervous Diseases of All Kinds, as Spleen, Vapours, Lowness of Spirits, hypochondriacal and

13 Anglomania in France, p. 55.

14 Claire de Duras, Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, Paris, Gallimard, 2007, p. 210.

15 Armand Hoog, « Who Invented the Mal du Siècle ? », Yale French Studies, n°13, 1954, p. 42-51.

16 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris Fayard, 1988, p. 27.

17 Voir mon ouvrage à paraître Writing the Self, Writing the Nation : Romantic Selfhood in the Works of Germaine de Staël and Claire de Duras, Oxford

18 André Lefevere, « Translated Literature : Towards an Integrated Theory », The Bulletin of the Midwest Modern Language Association, n°14/1, 1981, p.

19 Gabriel Pailhès, La duchesse de Duras et Chateaubriand, Paris, Perrin, 1910, p. 54.

20 « Toutes mes impressions, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du nord », Germaine de Staël, De la littérature et autres

21 La duchesse de Duras et Chateaubriand, p. 97.

22 De la littérature, p. 215.

23 Ibid., p. 225.

24 Ibid.

25 Ibid., p. 245.

26 Ibid., p. 216.

27 Ibid., p. 239-40.

28 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, éd. Jacques Godechot, Paris, Tallandier, p. 551.

29 Ibid.

30 Ibid.

31 De la littérature, p. 244.

32 Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, p. 201.

33 Ibid.

34 Ourika écrit qu’elle était « étrangère à la race humaine toute entière ». Et encore, pour Édouard, « le malheur l’avait rendu comme étranger aux

35 Ibid., p. 141.

36 Ibid., p. 111.

37 Ibid., p. 112.

38 Ibid., p. 61.

39 Ibid., p. 92.

40 Ibid.

41 Ibid., p. 64.

42 Mémoires de Sophie, p. 34.

43 Ibid.

44 Ibid., p. 40.

45 Lorsque que ce sujet controversé fut divulgué par des membres du cercle intellectuel entourant Duras, Stendhal et Henri de Latouche saisirent l’

46 Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, p. 203.

47 Ibid., p. 247-248.

48 Voir Ann Jefferson,Reading Realism in Stendhal, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, surtout le quatrième chapitre « The Speaking of the

49 Stendhal, Œuvres complètes : Armance, éd. Ernest Abravanel and Victor Del Litto, Geneva, Edito-Service S.A, 1968, p. 23.

50 Voir Andrew J. Counter, « Astolphe de Custine and the querelle d’Olivier. Gossip in Restoration High Society », Forum for Modern Language Studies

51 Peter Fritzsche, Stranded in the Present : Modern Time and the Melancholy of History, Cambridge, MA/London, Harvard University Press, 2004, p. 66.

52 Sylvie Aprile, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS éditions, 2010.

1 Comte Othenin d’Haussonville, La baronne de Staël et la duchesse de Duras, Paris, Figaro, 1910, p. 36.

2 Pendant la Restauration, Staël écrit à Duras : « Je pense sans cesse à vous, ma chère Duchesse. S’il reste quelque chose de moi, vous l’aurez, et, parmi mes regrets de la vie, un des plus poignants est votre charme et votre amitié », Ibid., p. 47.

3 Josephine Grieder, Anglomania in France, 1740-1789 : Fact, Fiction, and Political Discourse, Geneva, Droz, 1985.

4 Margaret Cohen et Carolyn Dever (dir.), The Literary Channel : The Inter-National Invention of the Novel, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2002.

5 En outre, Kirsty Carpenter suggère que la popularité des romans anglais en France au début du dix-neuvième siècle s’explique par le retour des émigrés. Kirsty Carpenter, Refugees of the French Revolution : Émigrés in London, 1789-1802, Basingstoke, Macmillan, 1999, p. 180-181.

6 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, 1951, I, p. 467.

7 Katherine Astbury, Narrative Responses to the Trauma of the French Revolution, Oxford, Legenda, 2012.

8 Germaine de Staël, Trois Nouvelles, Paris, Gallimard, 2005, p. 19.

9 Ce passage se trouve dans les premières éditions de Dix années d’exil, mais par la suite, il a été supprimé. Germaine de Staël, Dix années d’exil, éd. Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 323.

10 Claire de Duras, Mémoires de Sophie ; suivi de Amélie et Pauline : romans d’émigration : 1789-1800, Paris, Manucius, 2011, p. 58.

11 Robert Tombs et Isabelle Tombs, That Sweet Enemy : The French and the British from the Sun King to the Present, New York, Knopf, 2007, p. 321.

12 George Cheyne, The English Malady : or, A treatise of Nervous Diseases of All Kinds, as Spleen, Vapours, Lowness of Spirits, hypochondriacal and Hysterical Distempers, etc., London, Strahan, 1733.

13 Anglomania in France, p. 55.

14 Claire de Duras, Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, Paris, Gallimard, 2007, p. 210.

15 Armand Hoog, « Who Invented the Mal du Siècle ? », Yale French Studies, n°13, 1954, p. 42-51.

16 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris Fayard, 1988, p. 27.

17 Voir mon ouvrage à paraître Writing the Self, Writing the Nation : Romantic Selfhood in the Works of Germaine de Staël and Claire de Duras, Oxford, Peter Lang, 2018.

18 André Lefevere, « Translated Literature : Towards an Integrated Theory », The Bulletin of the Midwest Modern Language Association, n°14/1, 1981, p. 72.

19 Gabriel Pailhès, La duchesse de Duras et Chateaubriand, Paris, Perrin, 1910, p. 54.

20 « Toutes mes impressions, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du nord », Germaine de Staël, De la littérature et autres essais littéraire, OCS-I/2, dir. Stéphanie Genand, Paris, Champion, 2013, p. 245.

21 La duchesse de Duras et Chateaubriand, p. 97.

22 De la littérature, p. 215.

23 Ibid., p. 225.

24 Ibid.

25 Ibid., p. 245.

26 Ibid., p. 216.

27 Ibid., p. 239-40.

28 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, éd. Jacques Godechot, Paris, Tallandier, p. 551.

29 Ibid.

30 Ibid.

31 De la littérature, p. 244.

32 Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, p. 201.

33 Ibid.

34 Ourika écrit qu’elle était « étrangère à la race humaine toute entière ». Et encore, pour Édouard, « le malheur l’avait rendu comme étranger aux autres hommes », Ibid., p. 73 et p. 100.

35 Ibid., p. 141.

36 Ibid., p. 111.

37 Ibid., p. 112.

38 Ibid., p. 61.

39 Ibid., p. 92.

40 Ibid.

41 Ibid., p. 64.

42 Mémoires de Sophie, p. 34.

43 Ibid.

44 Ibid., p. 40.

45 Lorsque que ce sujet controversé fut divulgué par des membres du cercle intellectuel entourant Duras, Stendhal et Henri de Latouche saisirent l’occasion pour détruire sa crédibilité littéraire et mettre en avant leurs propres carrières. Latouche fit passer sa propre version d’Olivier (1826) pour celle de Duras en suivant le format de publication de ses autres œuvres. Stendhal dénonça l’imposture dans un compte-rendu du roman, tout en déclarant que le thème de l’impuissance était un sujet inconvenant à traiter pour une femme. L’année suivante, il proposa son propre récit sur l’impuissance avec Armance ou quelques scènes d’un salon de Paris en 1827, tandis que Duras renonça à la carrière littéraire. C’est pourquoi le roman de Duras ne fut publié qu’en 1970.

46 Ourika. Édouard. Olivier ou le Secret, p. 203.

47 Ibid., p. 247-248.

48 Voir Ann Jefferson, Reading Realism in Stendhal, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, surtout le quatrième chapitre « The Speaking of the Quoted Word : Authors, Ironies and Epigraphs », p. 93-112.

49 Stendhal, Œuvres complètes : Armance, éd. Ernest Abravanel and Victor Del Litto, Geneva, Edito-Service S.A, 1968, p. 23.

50 Voir Andrew J. Counter, « Astolphe de Custine and the querelle d’Olivier. Gossip in Restoration High Society », Forum for Modern Language Studies, n°50, 2014, p. 154-67.

51 Peter Fritzsche, Stranded in the Present : Modern Time and the Melancholy of History, Cambridge, MA/London, Harvard University Press, 2004, p. 66.

52 Sylvie Aprile, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS éditions, 2010.

Stacie Allan

Chercheuse indépendante.