Les démocrates savent conquérir, les aristocrates conserver.
Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et fonder la République en France, II, 1
L’inquiétude qui nous dévore finira par un sentiment vif et décidé, dont les grands écrivains doivent se saisir d’avance.
De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, II, 5
L’énergie de la liberté n’a point de sexe. Quand on parviendrait à détruire le dernier Républicain, il y aurait encore à combattre les Républicaines.
Léonard Snetlage, Nouveau dictionnaire français contenant les expressions de nouvelle création du peuple français (1795)
À l’ouverture d’une biographie qui, contre toute attente, remporta un franc succès de librairie, Michel Winock faisait acte de contrition intellectuelle : pendant plusieurs années, l’œuvre de Germaine de Staël fut absente de ses cours à Sciences Po et c’est tardivement qu’il découvrit l’importance de cet « authentique auteur politique, méconnue en dépit de ses œuvres profuses et des innombrables études qu’elles ont inspirées1 ». Le paradoxe de la postérité staëlienne constitue une sorte de topos dont la longévité est, en elle-même, un peu inquiétante par ce qu’elle peut révéler de l’impuissance universitaire à imposer ses travaux dans un espace qui ne reste pas confiné à son « tout petit monde ». Michel Winock le formule en ces termes : « Célèbre en son temps, elle est moins citée aujourd’hui que la comtesse de Ségur : elle n’a pas conquis (ou gardé) sa véritable place dans notre culture2 ». Le constat date de 2010. Trente ans plus tôt, Simone Balayé commençait sa monographie intellectuelle de Germaine de Staël sur des mots presque semblables : « Le nom de Mme de Staël est célèbre. Elle compte parmi les grands écrivains de l’époque impériale ; cependant son œuvre demeure de nos jours assez mal connue, bien que les études sérieuses ne manquent pas et se soient multipliées depuis 19663 ».
Célébrité en son temps, travail progressif d’occultation depuis, alors que son œuvre a sollicité et sollicite toujours l’intérêt puissant de la critique : n’est-il pas réellement ironique que le destin de Germaine de Staël, généralement connue de ce qu’il est convenu d’appeler un public élargi que par son statut singulier d’opposante à Napoléon, ait si peu répondu au jugement fameux de l’Empereur, lui-même peut-être légendaire, tel qu’il est rapporté par Las Cases : « Et puis en somme, il est vrai de dire que personne ne saurait nier qu’après tout madame de Staël est une femme d’un très grand talent, fort distinguée, de beaucoup d’esprit : elle restera » ? Certaines raisons de cette disparition, d’ailleurs progressive, ont été suffisamment exposées par d’autres pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir en détail, d’autant que le présent numéro est consacré aussi à un tel bilan. La position historique dans une « période sans nom » sortie des radars de la canonisation littéraire4, les formes diverses de la misogynie, que Staël elle-même avait su analyser dans un chapitre fameux de son maître-livre de 1800 mais qui ont aussi, de façon plus spécifique, cristallisé dans l’imagerie encombrante de l’excès en tout5, ont sans doute conjugué leurs effets négatifs.
Dans cette postérité en demi-teinte, la républicaine ne fut pas si bien servie qu’on pourrait le croire et, à certains égards, ne l’est pas encore6 . On voudrait explorer ici quelques pistes susceptibles d’en éclairer les raisons, bonnes ou mauvaises : manière, aussi, de refaire autrement le chemin qui, depuis un quart de siècle, sollicite une curiosité et une admiration pour cette « vraie femme politique7 », en revenant sur ce qui est une façon de la relire et de la situer presque trente ans après le Bicentenaire de la Révolution : sa conception du « centre », dans ses rapports avec des notions qui rendent, pour certaines analyses actuelles, problématique l’appréhension de la conflictualité du politique, mais sont toutefois au cœur de sa pensée et en structurent rigoureusement la cohérence et l’exigence – le neutre, l’universel, l’impartial et la modération.
À la fin des années 1980, ma génération pouvait avoir traversé toute sa formation scolaire et une bonne partie de son cursus universitaire sans avoir jamais entendu parler de l’œuvre staëlien, et cela, même en ayant poursuivi des études en sciences humaines et sociales. Sans le séminaire que Gérard Gengembre et Jean Goldzink décidèrent, à cette époque, de consacrer à De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales dans le cadre des enseignements de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, et sans la découverte des travaux également pionniers de Simone Balayé, Lucia Omacini et Michel Delon, dont le livre classique sur l’idée d’énergie venait de paraître, rien ne pouvait a priori conduire à soupçonner la fécondité littéraire et intellectuelle de la période révolutionnaire, ni, à plus forte raison, son inscription dans le temps plus long de mutations qui, de la génération des encyclopédistes à l’émergence du romantisme, prit entre bien d’autres le nom de « tournant des Lumières ». Rien, surtout, ne permettait d’y deviner la présence séminale de Germaine de Staël, coincée entre Benjamin Constant à sa gauche et le vicomte de Chateaubriand à sa droite, sans avoir la chance, comme eux, de vivre assez longtemps pour que sa postérité puisse être intégrée aux grands changements des cycles révolutionnaires et de la « modernité » littéraire du XIXe siècle. Les choses ont changé, par l’effet des recherches staëliennes de Simone Balayé et des réseaux d’amitiés savantes qu’elle sut monter et entretenir sur au moins deux générations, mais aussi par celui des travaux moteurs des années 1980 et du Bicentenaire de la Révolution. Elles bénéficient aujourd’hui d’un renouvellement qu’atteste ici même la vitalité des études staëliennes.
Si les années 60 et 70 furent celles de la nouvelle critique, où dominent notamment les études majeures de Georges Poulet et Jean Starobinski, si les années 80 furent celles de l’histoire des idées, qui permit d’inscrire Staël dans l’environnement richement hybridé d’une période marquée par les transactions expérimentales entre formes, genres, sensibilités esthétiques et philosophiques, les deux décennies suivantes ont été plus nettement marquées par une « politisation » de l’œuvre que l’évaluation de l’impact de la Révolution réclamait. Or, quand on fait ses premières armes staëliennes dans le sillage du second septennat de François Mitterrand, il est difficile d’échapper aux lectures de la Révolution qui dominent alors le champ intellectuel. La vague « furetiste », comme on l’a nommée dans un contexte dont on sait les polémiques, elle-même inscrite dans la lignée interprétative de Tocqueville, engendrait alors des perspectives critiques séduisantes, portées notamment par Mona Ozouf, Philippe Reynaud, Bronislaw Baczko ou Lucien Jaume, dont la distinction capitale entre deux familles libérales françaises permit de donner à l’esprit de Coppet ses lettres de noblesse spécifiques, en l’inscrivant fortement dans une philosophie de la conscience souveraine sous les espèces d’un « libéralisme du sujet8 ».
Ces « phases » ont évidemment quelque chose de simplificateur : car il faudrait, à tout le moins, souligner l’importance de travaux antérieurs aux années 1990 dans la politisation en question, qui fut plutôt une « re-politisation ». Les années 80 ont ainsi fait converger, par la grâce d’une génération de grands chercheurs héritiers de celle de Simone Balayé (Jean-Claude Bonnet, Michel Delon, Gérard Gengembre, Jean Goldzink, Lucia Omacini… pour n’évoquer que quelques-uns d’entre eux), la mise en perspective critique du « tournant des Lumières » et l’évaluation du corpus de la période révolutionnaire dans l’articulation de la littérature au politique et à la politique. L’édition que Lucia Omacini procura, en 1979, chez Droz, des Circonstances actuelles, constitua ainsi à soi seul une révolution critique. On y ajoutera évidemment celle des Considérations sur la Révolution par Jacques Godechot (1984). Encore cette convergence elle-même est-elle problématique, car il est probable que la perception de la républicaine Staël a été partiellement occultée par l’ombre portée du grand ouvrage posthume et de sa postérité pour toute l’historiographie libérale de la Révolution.
Identifiée par la fameuse hypothèse du « dérapage » révolutionnaire, la sensibilité « furetiste » ou, si l’on préfère, tocquevillienne, autorisait en particulier à souligner l’opposition entre horresco referens de la « Terreur » et entreprise de théorisation du régime républicain au nom de l’héritage révolutionnaire : dans cette perspective, la pensée staëlienne apparaissait marquée par la défiance à l’égard d’un processus démocratique menacé par la démagogie. On était alors conduit à lire De la littérature comme le bréviaire de cet aristocratisme républicain et à le situer du côté du Condorcet libéral des Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791), d’ailleurs susceptible d’en adoucir l’abrasivité élitiste ; car Condorcet aide beaucoup à se sentir plus à l’aise avec ce « gouvernement des meilleurs9 » qui froisse la délicate passion française de l’égalité. C’est lui qui théorise, en tant que mission propre de l’école, l’art, pour tout élève et futur citoyen, de rester indépendant en se rendant à l’estime pour les hommes supérieurs qui en font le socle éthique de leur manière de transmettre les lumières : l’estime, émotion politique vertueuse qui consacre l’équité structurelle de la relation d’autorité, et non l’arbitraire potentiel de la relation de pouvoir10. L’individu et la légitimité des résistances de sa conscience et de sa raison à la possibilité oppressive du politique s’opposent ainsi au volontarisme de « l’éducation nationale », modèle opposé à « l’instruction publique ».
Mais de ce que l’idéal républicain de Staël se défie d’un tel volontarisme – on sait le peu de crédit qu’elle accorde à ce qu’elle appelle le « volontaire forcé » des incitations civiques du type serment ou fête – on ne peut pas conclure qu’elle compte vraiment sur les vertus de « l’instruction » au sens de Condorcet. Elle lui préfère l’hypothèse d’un alignement « à la longue », comme elle l’écrit dans Des circonstances actuelles, de l’esprit public sur les opinions républicaines, favorisées par le respect pour la vertu des dirigeants et leur capacité à se maintenir au pouvoir le temps qu’il faut pour les fonder comme évidences. Cette focalisation sur le rapport d’affection civique (sans lequel on ne vote même plus, et c’est une des inquiétudes de Staël), qui n’est d’ailleurs pas propre à Staël à cette époque, situe aussi sa réflexion dans l’appréhension critique de notre modernité politique.
Découvrir De la littérature, dans ce cadre, ne fut pas seulement un choc relatif au surgissement soudain d’une zone d’ombre de l’histoire littéraire, et même de la sociologie de la littérature. Ce livre extraordinairement méthodique et concerté ne disait pas seulement qu’une femme, une intellectuelle, s’était proposé de comprendre l’ensemble du fait littéraire depuis les variétés de ses inscriptions culturelles dans le temps et l’espace européens, en le soumettant à la discipline explicative qui avait présidé à la compréhension des lois chez Montesquieu. Il disait aussi, à partir de cette méthode conçue comme une arme de combat, ce qu’être républicain, vouloir l’être et le rester, pouvait signifier en 1800, révélant toute une conception de la société moderne et de ses conflits tels que nous en héritons, jusqu’aux toutes récentes élections françaises encore.
En outre, c’est depuis une position féminine que Staël pense cet « homo republicanus11 », et qu’elle en fait, non pas tant un type politique, que la figure d’un effort permanent pour rester au centre, sans que cela aille vraiment de soi. À cet égard, ce qui a changé, dans la lecture qu’on peut proposer de la pensée politique de Staël, c’est sans doute, outre une actualité qui sollicite avec insistance cette question de l’identité « centriste », le changement de statut et de place de la Révolution française dans le débat historiographique, qui a permis, lui, de redessiner des polarités idéologiques, de manière à faire mentir l’affirmation fameuse de Furet selon laquelle, en 1989, la Révolution était devenue un objet froid. Et ce trajet, c’est aussi celui des spécialistes de ma génération.
Staël pense les conditions de rénovation du contrat social, ou plutôt du ciment communautaire (ce qui fait qu’on peut dire « nous » de préférence à « je ») en tant qu’il impose, aux époques de crise et de découragement, de retrouver la « confiance » – un de ses mots-clés – dans la politique et dans son personnel. Mais d’abord, comment y inscrire l’action de l’écrivain, et de l’écrivain au féminin ? Sur ce point, la conduite de Staël dose retrait prudent et audace de la vérité.
La politique staëlienne de publicité est de soi-même ambiguë, marquée par la réticence, la prudence aussi, et les Circonstances actuelles ont pâti d’avoir été un livre auquel on renonce (comme Staël avait déjà renoncé, sur le conseil de François de Pange, à publier les Réflexions sur la paix intérieure). Stéphanie Genand a souligné, pour les œuvres de jeunesse, la dimension spécifique de cette réticence, comme passage difficilement négocié entre temps de l’immédiateté heureuse de la parole et expérience séparatrice de l’auctorialité où l’écrit autonomisé emporte avec lui l’image de soi12. Ce n’est toutefois pas (plus ?) elle qui joue pour les Circonstances actuelles, rédigées à un moment où écriture, engagement public et politique ont heureusement convergé dans une énergique volonté staëlienne, celle qui articule le républicanisme aux « chances d’être utile13 » de l’écrivain et à sa puissance même d’intervention14.
À cette date, en effet, Staël a conquis une vraie fierté dans l’engagement, et elle la manifeste avec un sens du défi qui montre qu’elle connaît sa valeur, y compris dans un monde d’hommes dont elle sait que tous ne sont pas à la hauteur15. Elle écrit ainsi en 1793, dans le projet de brochure Réflexions sur M. Necker, sur la déclaration de prince de Saxe-Cobourg : « Je n’ai jamais eu avec le parti des républicains, maître aujourd’hui de la France, d’autres rapports que le courage, qui m’a permis de braver leurs menaces et d’oser profiter d’une circonstance particulière à moi pour leur arracher quelques victimes16 ». Et elle écrira aussi, au député royaliste Pastoret, en 1797, sur son prétendu jacobinisme : « Je parle difficilement de moi, mais j’ai, Monsieur, la conscience de ce que vaut mon caractère et mon esprit ; j’ai la conscience qu’il n’est aucun des hommes qui s’avisent aujourd’hui, par une différence d’opinions, d’approcher de mon nom celui que je rougis d’écrire, l’accusation de jacobinisme, aucun de ces hommes qui puisse se comparer à moi dans ses sentiments, dans ses souvenirs et dans la morale17 ».
S’il est vrai qu’il s’agit là de textes non publics, il convient sans doute de les associer aux brochures et articles publiés depuis 1791, où la prise de risque est assumée. Entre le dialogisme des Circonstances actuelles en particulier et des brochures républicaines en général, et l’adresse explicite de l’épistolaire, l’écho est bien celui d’une « praxis féminine » qui informe « le courage de s’introduire dans les textes et les discours des autres, de s’en emparer dialogiquement, pour l’ouverture et la provocation », mode d’appropriation qui constitue une dimension-clé de l’ironie staëlienne, entendue comme « énergétique textuelle18 ». L’ethos républicain fonde cette énergie éloquente sur l’opposition, au calcul politique et à l’esprit de parti, de la valeur intangible de la moralité et de son articulation à la souveraineté d’une conscience. Sentiments, souvenirs, morale : ce sont là trois composants fondamentaux de la politique sensible, qui inscrit dans les résonances de la vie intérieure l’expérience collective de l’histoire en cours, ce qui permet de refaire communauté – de « réparer ».
La séduction immédiate provoquée par De la littérature, arpenté au gré de la préparation de son édition de poche par Gérard Gengembre et Jean Goldzink19, a d’abord tenu à la formidable capacité staëlienne de penser dans ce cadre la neutralité de l’universel républicain, et de penser depuis cette neutralité, y compris dans une énonciation qui sinue volontiers dans le « genre ». L’œuvre de Staël propose un grand modèle, que l’auteure de ces lignes a en son temps jugé sinon enthousiasmant, du moins stimulant, mais qui relève aussi d’une « belle inconséquence20 » : elle défend la république élitaire, portée par l’émancipation laïque et méritocratique, garantie par l’indépendance de la pensée qu’elle contribue elle-même à former, produit les citoyens « supérieurs » dont la distinction est d’autant moins problématique qu’elle reposera désormais sur « l’estime » et « l’admiration », ces sentiments émulateurs voués à remplacer, dans le jeu désormais ouvert de la mobilité démocratique et de la promotion de la propriété qui l’accompagne, le principe héréditaire, dans un mouvement général vers l’égalité qui voit aussi tomber l’esclavage et la féodalité21. Dans cette rencontre d’un mouvement historique au long cours et d’une disposition vertueuse des élites, se tient cette forme particulière de la neutralité qui s’appelle le « centre », et qui est comme l’incarnation, dans l’arène politique concrète, de la position impartiale qu’entend se donner le discours staëlien.
Ce centre comme neutre rencontre la disposition du féminin réclamant en faveur de son énergie spécifique dont on a parlé plus haut. On souscrira ici sans peine à la lecture de Stéphanie Genand, qui se propose de voir dans le rapport staëlien à l’activité politique, non pas un renoncement propre au féminin, mais une façon féminine de suggérer ce que doit être cette activité, façon qui engage au demeurant la possibilité de se situer au-delà du sexe par la conquête de la capacité à « généraliser les idées22 » : ce qui est féminin relève alors d’une situation, d’une place à partir de laquelle, comme toujours chez Staël, il s’agit de faire d’un manque le socle d’un bénéfice. Cela n’empêche pas de remarquer que le discours sur « les femmes » en général ne coïncide pas avec cet ethos personnel du discours ; mais cela permet sans nul doute de déplacer le cadre de la transgression staëlienne, qui a toujours considéré que la supériorité pour une femme relevait, au même titre que « l’âme sensible » chez Rousseau, d’un « fatal présent23 ». Fatalité, mais aussi chance à saisir, et même devoir de la saisir24.
L’adhésion républicaine est chez elle une manière de formuler un universel, sous la forme, par exemple, qu’elle lui donne dès la brochure de 1791, A quels signes peut-on reconnaître quelle est l’opinion de la majorité de la nation ?, qui se propose de « réunir toutes les forces de son attention, pour démêler ce qui appartient au moment et ce qui doit durer toujours25 ». C’est précisément cet effort qui est au cœur de la réflexion constitutionnaliste de 1798 et il suppose une « impartialité », ce mot-mana staëlien, à entendre comme capacité à la réflexion générale sachant s’élever au-dessus des opinions particulières et polémiques qui entretiennent le parasitage passionnel de la pensée et sa division idéologique. L’appel à un temps de « calme », typique de la conscience cherchant à s’abstraire des circonstances, rejoint alors, dans ce qu’il n’est pas interdit, du point de vue de notre modernité politique, de considérer comme une limite, la « citoyenneté paradoxale » des femmes en Révolution, qui motive leur désintéressement. On dira alors simplement de Staël, comme Marie-Claire Vallois le notait il y a longtemps, que « la clairvoyance politique ne pouvait cependant lui permettre de poser la question des droits sexués26 ». Reste qu’en un sens, rien de mieux qu’une femme pour être une vraie républicaine : elle a de plus l’éloignement désintéressé propre à ce qu’elle a de moins, sa relégation civique, ce qui, chez Staël, constitue le nœud d’une possibilité de convertir le manque en atout (et de craindre l’inverse : la femme douée de facultés éminentes n’entend pas être découragée de les mobiliser, au nom de l’émulation républicaine).
Et en même temps (si l’on nous passe cette locution désormais passée dans la langue politique courante) le « repos » qu’il promet répond bien mal à la nécessité de l’énergie pour la République. Si le titre de cette contribution se permet un clin d’œil au Sade de La Philosophie dans le boudoir27 (1795), c’est aussi qu’il offre à la réflexion staëlienne, comme l’a d’ores et déjà bien vu une part de la critique, un miroir intensiviste28 qui met en lumière le paradoxe de la thermidorienne : être républicain n’est de fait pas de tout repos et ne doit pas l’être, car sans l’exaltation civique et même son fanatisme, ce que Constant nommait la partialité pour l’institution, il n’y a pas de construction possible et de maintien durable… de ce qui permet précisément le repos et fait sortir de l’exaltation civique des « modernes » attachés à leur tranquillité, leur bonheur, et leur prospérité dans la vie privée.
Être républicain, c’est-à-dire vivre et penser selon la liberté et l’égalité et en défendre le principe, requiert une volonté puissante. Elle l’affirme encore vingt ans après le Directoire, dans les Considérations : un peuple ne sera libre que s’il « veut l’être », l’énergie est la « première qualité d’une nation qui commence à se lasser des gouvernements exclusifs et arbitraires29 ». Mais cette lassitude renvoie elle-même à un processus de l’histoire (la sortie de l’esclavage et de l’hérédité) dont les vitesses de déploiement sont, comme on sait, hétérogènes : les révolutions arrivent et surtout, se corrompent, dès lors que le niveau de l’opinion est inférieur à celui des idées et des principes nouveaux. Il faut donc mobiliser l’énergie existante pour les idéaux républicains, en faisant en sorte qu’elle ne se dénature pas en démocratisme égalitariste : sinon, c’est la « Terreur ». Sous le Directoire, savoir « comment sortir de la Terreur30 » implique en outre de faire pièce à la réaction royaliste. Mais pour faire vivre le paradoxe d’une passion de la modération qui en évite la négativité, il faut rallier jusqu’aux républicains « exaltés », aspirer pour un centre menacé de fadeur, la part de l’énergie civique. De la culture révolutionnaire de la violence, on peut donc extraire ce qu’elle porte de renoncement à soi-même dans l’engagement, et qui est, si l’on veut, la part de la morale dans un univers politique corrompu.
Pourtant, ce besoin de civisme est articulé à une mission républicaine de garantie du « repos » et de la tranquillité, hors de la sphère de l’activité civique directe, pour la « masse », soucieuse de n’être pas dérangée dans sa quête des jouissances privées. Ainsi, la « force du gouvernement » (Constant) dépend aussi de sa capacité à limiter son propre territoire d’exercice de l’autorité. Le paradoxe n’a échappé à aucun des commentateurs avertis du livre non publié Des circonstances actuelles31. Inscrit dans l’optique de la distinction de la « liberté des anciens » et de celle des « modernes », où se manifeste la trace du dialogue intellectuel fructueux avec Constant32, il oppose, en réalité, tellement « l’esprit de parti » à la vertu républicaine comme principe unitaire, que son exploration méthodique, dans les textes staëliens de la période directoriale, suppose de définir la « nation » à rassembler comme le contraire des partis – au risque d’en assumer aussi la dépolitisation structurelle, au nom du maintien de la liberté politique. Staël oppose en effet la logique stabilisatrice des « hommes réunis » à « l’esprit de parti33 » des « factions », dont le propre est de ne pas savoir s’arrêter « au terme qu’on leur prescrit34 ». Cette poussée hégémonique du partisan ne peut déboucher que sur l’impasse de la polarisation agressive des extrêmes et c’est ce qui réclame l’im-partialité.
Pourquoi impasse ? La question vaut d’être posée aujourd’hui, car elle interroge les conditions de l’affadissement de la vie publique dans un programme qui ne serait fondé que sur le privatif (« ni droite ni gauche ») possiblement confondu avec la dilution (« et droite et gauche »). La réflexion staëlienne tente, à sa manière, de faire pièce à ce double danger. Mais pour cela, elle se doit d’envisager la polarisation comme extrémisation, position hautement problématique si on ne la situe pas dans son contexte, c’est-à-dire une période de la vie politique où la notion de « parti » n’a pas le même sens qu’aujourd’hui. En outre, le travail de « l’extrême » est pour elle travail de la fermeture à l’altérité : ce qui donne le plus d’intelligence de la différence, paradoxalement, ce n’est pas la construction droite/gauche, c’est la synthèse du « centre », parce qu’elle permet de la traverser sur ses deux bords sans en nier les apports mais sans s’y soumettre. Staël analyse l’affirmation partisane comme l’expression collective de ce qui, à l’échelle individuelle, s’appelle chez elle, au choix, égoïsme, intérêt particulier, « personnalité », et qui est toujours un principe de division et de séparation. Dans le contexte troublé de la Révolution et ses suites, l’esprit de parti apparaît comme une disposition farouchement identitaire, où l’on parle, agit et adhère à des idées exclusives de celles du concurrent politique. Aucun partage n’est ici possible, aucun « transfert culturel » des identités politiques susceptible d’en troubler la prétention à la chimie pure. La vie publique sera donc nécessairement paralysée par l’immobilisme des positions, en tant qu’elles relèvent de particularismes qui, à l’instar des normes rigides des classiques en littérature face aux nouveautés modernes, érigent entre eux et la nation une « grande muraille de Chine35 ».
Sous le Directoire, cette analogie a d’autant plus de sens qu’il faut considérer que les intérêts les plus « particuliers », c’est-à-dire, dans l’optique du constructivisme constitutionnaliste de Sieyès qui influence fortement la Staël républicaine36, les plus susceptibles de contrarier l’unité et le bonheur général de la « nation », sont portés par le camp royaliste ; or, réaction politique pour le passé et réaction esthétique pour le « siècle de Louis XIV » ont partie liée37. Là encore, au-delà des tournants de l’œuvre, la continuité est grande entre pensée du politique et pensée du littéraire chez Staël, sur la longue durée. De la littérature se tiendra aussi, en ce sens, entre deux extrêmes : celui de la fixité aristocratique des règles et celui de leur explosion dans la « vulgarité » démocratique38 ; De l’Allemagne porte de même un « refus des extrêmes39 » en matière de philosophie : ni matérialisme français de l’intérêt personnel, ni idéalisme excessif de l’abstraction allemande. Après 1795, face à la « passion de la revanche40 », portée essentiellement par ceux qui jugent possible un retour en arrière, la Staël du Directoire propose une passion du mélange, à l’instar de celui qu’elle pensera génialement, dans De la littérature, entre barbares du Nord et civilisation épuisée du Midi, ou de la conciliation que le livre de 1810 recherche entre métaphysique transcendantale et capacité critique de l’esprit humain dans et pour le monde. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre que « l’esprit de parti, ne se mettant jamais au centre des idées, ne peut en concevoir toutes les difficultés41 ».
L’idée de centre, de « troisième parti42 » comme refus des partis, se veut en ce sens une thérapie de la réconciliation. On l’a vue revenir dans la mise à la mode, à l’occasion de la récente campagne électorale française, d’une distinction que plusieurs candidats se sont plu à reprendre, entre l’« ennemi » (le Front national) et l’« adversaire » (En marche !). Identifiée comme le discours du « front républicain », une telle distinction manifeste, dans son succès conjoncturel, la puissance de suggestion de ce que Pierre Serna a appelé le « tropisme vers le Centre » et une façon d’y résister, en maintenant la polarité de l’affrontement comme structurant le politique. Mais le « centre » a bel et bien réussi la dynamique du « ralliement », qui est justement au cœur du discours de Staël – et des thermidoriens en général. Staël, en particulier, en a appelé à la capacité à distinguer l’adversaire de l’ennemi, en leur donnant d’autres noms : le vaincu, la victime, celle ou celui qui a souffert ne peut pas être « ennemi » – la force des puissants du jour étant dans leur capacité à les réintégrer43. Cette attitude repose dès 1795 (bien avant le « tournant allemand ») sur l’affirmation d’un absolu de la règle du devoir (en politique), laquelle s’accorde à ce titre toujours avec l’intérêt car faire le mal pour aboutir au bien est une « erreur » de calcul : Staël parle aux cyniques leur propre langue, comme Pascal parlait celle du libertin avec son « pari », car le fait est que ne pas commencer par la morale est toujours une erreur. Mais De l’Allemagne donne à la dynamique réconciliatrice une portée métaphysique plus générale, affirmant magnifiquement que « c’est parce que nous sommes des êtres concentrés en nous-mêmes, que notre attraction vers l’ensemble est généreuse44 ». Cette « attraction » est le centre, comme idéal de vie publique nourri par les sentiments : en 1800, elle porte le nom de « fraternité » et suppose que « l’aversion » pour l’adversaire politique ne peut que se défaire dans le rapprochement progressif de « l’urbanité » qui refait le lien de sympathie45. Ce rapprochement a déjà, avant 1810, la grandeur du sacrifice : être impartial, ce n’est jamais trouver un équilibre parfait, jamais vraiment un repos, car c’est aussi se surmonter en tant que préférant, profondément, la séparation des intérêts, la dynamique du « moi » à celle du « nous ». Bref, c’est un effort.
Mais Staël ne parle pas, ici, de toute la nation : elle imagine le retour d’une sphère conversationnelle élitaire, où se reconnaissent lentement, mais sûrement, des hommes « distingués » au-delà des luttes partisanes du moment révolutionnaire, capables de mettre en commun une histoire définie notamment par l’expérience générationnelle. Quant au peuple, en attente d’être éduqué – afin que les mœurs soient enfin au niveau de la loi – il bénéficie de l’ère démocratique par la possibilité théoriquement garantie de changer de position (par le mérite des facultés et grâce à l’ouverture que représente la propriété) un jour. Et c’est cette possibilité qui se retrouve soudain rapportée, non pas à l’émulation des talents là où on concourt pour l’activité politique (désormais en voie de professionnalisation), mais tout au contraire, dans son dehors : la « masse » est non seulement invitée à déléguer, mais encore il faut lui apprendre qu’elle veut le « repos ». D’où une autre question posée à l’œuvre, qui en interroge le sens de la croyance aux élites formatrices d’opinion publique. L’admiration pour la penseuse politique permettait de se demander comment « finir la Révolution par le raisonnement46 » ; sa situation actuelle dans l’évaluation critique de la modération en politique inciterait plutôt à associer, comme l’a récemment fait Sophie Wahnich, « terminer la Révolution française » et « en finir avec la révolution47 ».
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C’est cette relecture critique de la politique staëlienne qui permet de souligner l’articulation du discours de la magnanimité et de l’indulgence des vrais « républicains » à l’autoritarisme propre de la proposition de ralliement. Avant Sophie Wahnich, c’est la thèse de Pierre Serna, illustrée par la notion paradoxale de « l’extrême centre » : plutôt que de considérer que le centre est une riposte défensive à la poussée des extrêmes, lecture généralement « tocquevillienne » et informée par le contexte post-totalitaire48, ne faudrait-il pas considérer que l’appel au centre est dès l’origine de la modernité démocratique, une réponse offensive à la démocratie elle-même, qui vient, après la Terreur, comprimer la polarisation, contribuant ainsi à la radicalisation partisane, et se présente comme la solution du pragmatisme au service des vainqueurs, c’est-à-dire des plus forts49 ?
Le retour au débat sur la Révolution elle-même, trente ans après la « victoire » de Furet dans le moment du Bicentenaire, a donc entraîné Staël dans son sillage idéologique propre. En discuter frontalement n’est pas l’objet de cet article. Mais il est difficile, dans ce contexte, de ne pas revenir soi-même sur l’époque où l’on lisait avec admiration (et naïveté ?) une œuvre qui permettait de penser l’égalité comme garantie par les élites intellectuelles et politiques. Mais qu’est-ce qui les rendait si fiables à mes yeux ? Je vois mal, aujourd’hui, comment ne pas me poser la question. Des républicains, Staël écrit en 1798 qu’ils sont ces êtres « libres des circonstances extérieures par la force d’une vertu purement intellectuelle50 ». Le « centre des idées », ce serait donc aussi cette région abstraite qui ressemble déjà à la « patrie de la pensée51 » allemande de 1810.
On ne passe ici qu’apparemment d’un imaginaire à un autre de l’élite : le républicain désintéressé est devenu le génie idiosyncrasique, créateur inspiré ou philosophe transcendantal domicilié à Königsberg. Ce qui change, comme l’a bien montré Stéphane Zékian, c’est le statut de la parole, de l’éloquence et de la littérature dans le « tournant allemand » qui distingue De la littérature de De l’Allemagne52. Le premier ouvrage, soucieux de marquer la place de l’utilité publique dans la valeur littéraire, insiste sur le rapport entre despotisme et situation des écrivains « relégués loin des intérêts actifs de la vie53 ». Avec De l’Allemagne, renversement de perspective : c’est précisément la relégation hors de la sphère politique (l’Allemagne n’a pas de « centre »…) qui, favorisant la concentration intérieure de la « méditation », crée les conditions paradoxales de l’indépendance intellectuelle et de la tendance réflexive à l’exploration des mystères de l’intériorité.
On peut se demander, avec Stéphanie Genand, comment accorder cette disposition au retrait dans le « sanctuaire » de la conscience à la possibilité de continuer à agir, à la capacité politique de la littérature qui, désormais, semble renoncer à se saisir de la tribune publique : c’est bien, comme elle le souligne, à une disposition oppositionnelle fondamentale qu’invite l’Aufklärung nouveau défini par ce que Staël comprend du kantisme et à travers ce dernier, à quelque chose de plus profond qui est l’affrontement « sublime » de l’exercice des facultés à un insaisissable (et parfois un ineffable) du connaître qui en constitue en même temps la relance54. Que ce lieu du « vide » soit aussi celui du désintéressement et de l’immatérialité sans contours qui fait échec aux tentatives de corruption des pouvoirs55, situe l’homme (et la femme) qui pensent, les hommes (et les femmes) supérieurs, dans un espace-centre où tout le monde ne se rassemble pas.
Il est troublant, au sortir d’une relecture, même cavalière, de ce massif qui va des premières brochures de l’engagement à De l’Allemagne, d’une dissidente à une autre, d’une exposition risquée de soi à un exil assumé – qui disent, après tout, que le centre, c’est aussi une constance faisant pièce aux « girouettes56 » – troublant, oui, de constater que toutes les retraites hors du monde ne se valent pas : que si la « masse » est invitée, dans le moment républicain, à se retirer, c’est dans l’inertie du repos et le « positif » de ses jouissances, d’abord matérielles, comme si à d’autres était réservé le fatal talent d’être mélancolique, dans l’ardente et anxieuse exploration des limites même de la pensée. N’est pas Corinne qui veut – mais il serait injuste de conclure ainsi, sans rappeler aussitôt, inversement : n’est libre que celui qui le veut vraiment. Cette volonté est un programme douloureux à la femme supérieure, comme l’apprend la fiction chez Staël, mais il est aussi fait pour tout le peuple, comme l’apprend sa philosophie politique de l’histoire, puisqu’elle le lui a laissé à méditer dans son dernier livre57. Français, encore un effort si vous voulez être perfectibles58… ?