Entre la honte et la jubilation : notes sur une vie staëlienne

Madelyn Gutwirth

p. 175-186

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Madelyn Gutwirth, « Entre la honte et la jubilation : notes sur une vie staëlienne », Cahiers Staëliens, 67 | 2017, 175-186.

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Madelyn Gutwirth, « Entre la honte et la jubilation : notes sur une vie staëlienne », Cahiers Staëliens [En ligne], 67 | 2017, mis en ligne le 15 avril 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/169

A thinking woman sleeps with monsters
The beak that grips her she becomes
Adrienne Rich

La honte et la jubilation, voilà les états d’âme qui pour moi caractérisent la vie et les œuvres de Germaine de Staël. Au cours des pages qui suivent, on trouvera maints exemples de leur alternance dans mes analyses de son œuvre.

L’invitation si chaleureuse de Stéphanie Genand à participer à ce numéro des Cahiers staëliens m’a d’abord plongée dans la consternation. Déjà éloignée depuis de longues années de la vie académique – je suis née en 1926 –, je me sentais en décalage avec le discours scientifique tel qu’il se pratique aujourd’hui. Même la fougue féministe qui m’avait si longuement soutenue et avait animé ma vie de chercheur s’était assoupie. Pourtant, après avoir consenti à proposer une contribution, je me suis rendue compte que je n’avais jamais eu l’occasion d’envisager mes écrits comme unité. Est‑ce qu’un retour sur mes textes allait permettre une compréhension plus lucide de ce que j’avais tenté d’éclairer dans les écrits et la carrière de Staël ?

On peut dire que le chemin que j’ai choisi – me concentrer sur l’œuvre d’une femme au lieu d’écrire ma thèse sur Rousseau ou Diderot, choix qui m’aurait donné plus de prestige auprès de mes professeurs – a eu des conséquences imprévues. En 1953, aux États‑Unis, un tel choix m’isolait. Il n’y avait à cette époque ni communautés de staëliens1 ni d’études féminines à ma disposition. Mes recherches bénéficiaient, en contrepartie, d’une liberté totale qui m’autorisait à construire mes travaux en suivant mes propres curiosités et préoccupations.

Féministe depuis mon enfance, mon besoin initial, visible dans mon choix de travailler sur Staël, allait être d’élargir le terrain consenti par l’histoire littéraire aux œuvres du sexe qui est le mien. En commençant mes lectures des fictions staëliennes, je n’avais aucune vision claire de la perspective qui serait la mienne. Je découvris pourtant, dès mon premier contact avec Delphine, Corinne et les nouvelles, la trace du refus angoissé que ces héroïnes opposaient aux idées reçues sur la femme à l’époque de Staël ; lutte intérieure qui me paraissait trop peu explorée par l’histoire critique et biographique. Mon travail sur Staël viserait ainsi, à travers mon engagement, la constitution d’une image plus juste de la façon dont cette œuvre affronte, ou tente d’échapper, à la misogynie de son temps.

Tel était le projet initial, qui répondait à mon ambition de travailler en critique littéraire aussi bien que d’assumer ma place dans la cité. Mais la thèse, acceptée en 1957, n’était que le brouillon du volume publié en 1978, Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman. Ces vingt années m’ont profondément marquée. Elles ont vu naître le second mouvement féministe, auquel j’ai participé à la fois comme militante et comme professeur. J’ai fondé les Études de femmes dans mon université (West Chester), et assumé progressivement, lors des congrès universitaires, de devenir spécialiste de Staël. C’est à cette époque que j’ai fait la connaissance de Karyna Szmurlo avec qui j’ai essayé, pendant trente ans, de faire rayonner les études staëliennes aux États‑Unis. Notre camaraderie dans ce domaine nous a toutes les deux beaucoup soutenues.

En ce qui concerne ma méthode, je dois dire que malgré des velléités d’allusion à la psychologie, à l’archéologie, au folklore, à l’histoire de l’art, à la philosophie ou à la philosophie politique, j’ai toujours résisté à embrasser un système global. J’ai plutôt accepté la tendance biographique de la tradition critique staëlienne, mais en l’enracinant dans l’histoire du temps et les études de femmes2. J’ai en revanche ajouté à cette vision mon identité féminine. J’ai pu ainsi sonder mes propres aspirations et analyser mes propres déceptions en osant imaginer les alternances de honte et de jubilation intenses d’une Germaine de Staël3.

J’assume donc tout à fait mon parti‑pris de « féministe enragée4 ». À mon sens, il manquait à l’histoire de la trajectoire de Staël, comme auteur et comme protagoniste, une analyse scientifique de sa dimension genrée. Cette dernière exigeait l’exploration de deux territoires : ses textes, où la bataille intime entre les regrets des protagonistes et leurs victoires vouées à la défaite demandaient des analyses empathiques, mais capables de se constituer en discours critique sur le genre ; et les commentaires sur ces œuvres, qui relevaient pour beaucoup du dénigrement. J’avais besoin d’une toile plus vaste où déployer mes recherches et tenter construire une histoire plus exacte.

Mon premier article publié en 1964 fut « Madame de Staël’s Debt to Phèdre : Corinne5 ». Cet article met en lumière l’hostilité suscitée par la personnalité de Staël sur Schlegel et dont témoignent ses propos sévères sur sa manière de jouer Phèdre : « Parce qu’elle a de la grâce, de l’éloquence et de l’habileté, en est‑elle moins effrontée ? Peut‑on excuser tout cela par l’excès de la passion6 ? » Staël elle‑même n’avait‑elle pas écrit dans De la littérature : « Phèdre vous inspire de l’étonnement, de l’enthousiasme, mais sa nature n’est pas celle d’une femme sensible et délicate7 ? » Cet article fut pour moi la première occasion de mettre en lumière l’oscillation, chez Staël, entre une nostalgie de l’idéal féminin traditionnel et la volonté de laisser transparaître, sublimé grâce à un personnage fictif, son propre génie. Avec Corinne, elle tente d’arracher à l’héroïne racinienne son pouvoir tragique pour inventer une nouvelle pleureuse, délaissée et glorieuse. Il est vrai qu’elle doit toujours punir sa création ; mais

her majesty of gifts and of passion, like that of Phèdre, makes the world Lilliputian, but the disproportion is even more untenable to the great than to the small. She herself is the one most chastised by fate8.

Comme je l’ai déjà signalé, les années 1964‑1978 ont vu éclore un deuxième mouvement féminin du XXe siècle, auquel j’ai participé à la fois comme militante et comme éducatrice. Puisque je devais forger une méthode interdisciplinaire, en préparant des cours sur les femmes envisagées dans leur globalité, cette tendance a progressivement contaminé mon travail sur Staël. Le contexte m’avait pour une grande part échappé à l’époque de ma thèse : les personnages représentatifs des salons Necker et Staël par exemple, ainsi que l’agitation sociale et politique de l’ère révolutionnaire, avaient attiré mon attention. Je me suis donc efforcée de rédiger des présentations qui n’ont pas été publiées, mais qui m’ont permis de me faire une conception plus juste de la place de Staël dans la lutte des femmes lettrées de son temps pour obtenir le droit à la parole9.

Mon premier succès fut la publication en 1971, dans le prestigieux PMLA, de « Madame de Staël, Rousseau, and the Woman Question10 », texte dans lequel j’ai juxtaposé les aperçus de deux de ses commentateurs. Albertine Necker de Saussure, analysant les Lettres sur les ouvrages et le caractère de J. J. Rousseau, avait en effet remarqué, à propos de Rousseau, que Staël

le croise et le devance tant de fois, qu’on voit qu’il l’a excitée bien plus qu’il ne la soutenue... Quel que soit l’enthousiasme que lui inspire Rousseau, elle maintient l’indépendance de son esprit, elle sème avec profusion ses propres pensées, en les exprimant avec cette grâce, ce léger embarras d’une jeune femme qui souffre un peu d’avoir à déployer tant de force11.

Ces quelques mots perspicaces ont été parmi les premiers à m’avertir qu’un combat féministe se livrait, qu’il avait pour but le droit de prendre la parole et que le choix de Rousseau comme cible n’était guère fortuit car il incarnait, mieux qu’un autre, l’hostilité aux femmes qui sortaient de leur rôle primordial d’amante et de mère.

Dans cet article, j’ai également pris au sérieux les mots de David Glass Larg :

Par un hasard qui peut‑être n’en est pas un, il se trouve que la seconde préface des Lettres de J. J. Rousseau, laquelle est un des derniers documents auxquels Mme de Staël ait mis la main, contient … comme le testament de son esprit. Au seuil de la mort, elle ne pouvait concevoir sa vie autrement qu’elle avait été. Pour être heureuse, il lui fallait la gloire12.

En essayant d’analyser la dénégation implicite de cette deuxième préface et son éloge immodéré de Rousseau, Larg conclut que Staël avait choisi la gloire. J’ai essayé d’interpréter autrement ce changement de ton, de manière peut‑être moins ironique. Dans cette préface de 1814, l’on perçoit une critique explicite de certaines des idées de Rousseau, alors qu’elle ne l’avait pas fait quelques années plus tôt. Même ici pourtant, elle reste fidèle à l’image traditionnelle de la femme : « Je me sentirais, je l’avoue, une considération plus respectueuse encore pour une femme de génie qui n’aurait pas ambitionné les succès de l’amour‑propre ». Elle ajoute cependant, non sans ironie :

mais il ne faut dédaigner que ce qu’on pourrait obtenir …. Ces talens ont sans doute leurs inconvéniens, comme toutes les plus belles choses du monde ; mais ces inconvéniens mêmes me semblent préférables aux langueurs d’un esprit borné, qui tantôt dénigre ce qu’il ne peut atteindre, ou bien affecte ce qu’il ne sauroit sentir … mais à tout prendre, il n’est personne qui ne doive remercier Dieu de lui avoir donné une faculté de plus13.

Mettant en lumière ce que le mutisme de Larg suggérait quant à sa quête de gloire, j’ai insisté sur la sobriété du langage de Staël :

For who can deny the defiant self‑assertion of the last sentences ? The frigid treatment she accords Rousseau is a belated recognition of his hatred of the femme de lettres, as well as of the public opinion that, sharing his view, had made her suffer so much. She is finally able to look this hatred in the eye, and hold it at bay. It is the very absence of any grandiose note here that must be accounted for. I think it a sign that the gloire Staël had long sought and finally achieved had lost weight in her scales and had become for her de‑dramatised as compared with the basic right to the sheer exercise of her talent14.

J’ai donc vu la « Deuxième préface » comme une « révolte mitigée », une protestation prononcée de sang‑froid, et non dénuée d’éloquence, contre les murmures qui l’auraient forcée à se taire.

Rétrospectivement, je vois maintenant que j’envisageais de plus en plus mon travail comme une tentative de révéler la puissance misogyne de l’opinion à l’époque révolutionnaire. Avant la publication de Madame de Staël, Novelist, j’avais écrit un long article sur Laclos, « Laclos et le sexe : the rack of ambivalence15 », dans lequel j’essayais de confronter trois de ses écrits : Les Liaisons dangereuses, sa correspondance avec Mme de Riccoboni à propos de la représentation de Merteuil et ses petits essais sur ce « sexe ». J’avais été particulièrement frappée, lors de cette lecture, par la multiplication d’idées contradictoires, parfois profondément hostiles, mais parfois, dans les essais, lucides et progressistes. En témoignait, de manière significative, le refus de Mme de Riccoboni, parlant au nom d’une coterie de femmes lettrées, de reconnaître la pertinence du portrait de Merteuil. J’avais alors mesuré l’existence d’un mouvement de résistance parmi les femmes de société contre la puissance de haine incarnée par ce personnage de misanthrope éhonté de la lettre 81. J’avais l’impression que le conflit de genre s’aggravait avec les crises financières de la fin de siècle. J’allais m’intéresser à la puissance de ce discours intimidant, ce qui m’a amenée à approfondir deux dimensions de la situation de Staël, pour mieux situer les drames de ses fictions : le jugement de l’opinion sur la femme lettrée, et l’esthétique de sa représentation, ce qui m’a amenée à privilégier la dimension visuelle de cet univers.

Dans les années 70, lors de la deuxième phase du mouvement pour la libération de la femme, mon livre sur Staël16 a pleinement adhéré à son époque. Il envisage la fiction staëlienne comme une représentation de la lutte intérieure que se livrent la nostalgie d’une féminité conventionnelle qui, dans sa vie intime, lui aurait valu l’estime de ses parents et du monde, et le mouvement, immense et ininterrompu, de libération de ses talents, de ses énergies et de sa vie émotive. Deux éléments majeurs distinguaient le livre de la thèse : le premier, qui reflétait ma préoccupation croissante pour le discours misogyne, m’inspira l’ajout d’un prologue, « Eighteenth Century Fiction and Woman’s Place », dans lequel j’ai tenté de donner un plus large contexte à la fiction staëlienne, en l’accompagnant du commentaire des philosophes sur la femme17 et en le situant dans le cadre de la querelle du roman comme genre « féminin18 ». J’ai ainsi proposé le destin des femmes révolutionnaires comme arrière‑plan à l’examen des fictions staëliennes :

The effect upon the women of Germaine de Staël’s generation, young in 1789, must necessarily have been most acute of all : their entire lives might have been lived as free citizens. The repression of that hope is the premise with which this book begins19.

C’est dans ce prologue que se trouve également le germe20 d’un article à venir, beaucoup plus développé, sur le conflit entre Rousseau et d’Alembert à propos de la femme21.

Les fictions initiales de Staël naissent du conflit entre la double aspiration au conformisme et à la révolte. Mes analyses l’imaginent, se demandant : « What frontier of the self is it allowable to expose in fiction ? ». En un mot, « These tales reflect Germaine’s own strategies of mediation with respect to her femininity22 ». Au cours de ma discussion de Delphine, inspirée par les propos d’André Le Breton, j’ai intégré une page sur les effets de la calomnie sur son esprit23. Je devrais revenir à ce thème dans ma dernière étude sur Staël24.

Ce que je crois avoir accompli en somme, dans mon volume sur Staël, c’est rationaliser les démarches, dans ses fictions, dictées par sa situation hors du commun. Je n’ai pas fléchi devant une critique de son style :

It is not, I think, absurd to seek the cause of much of Madame de Staël’s timidity in her conception of Corinne, even in its language, in a fear of offending taste as well as sensibility while protesting against the given order25.

J’ai aussi vu que des éléments décoratifs, images et sculptures de déesses de l’ère révolutionnaire, se sont glissés dans sa représentation de Corinne. J’ai aussi tenté de museler l’accusation de narcissisme dont Staël fut l’objet en citant la réplique de Simone de Beauvoir : quand une femme réussit à produire des œuvres de valeur, elle ne peut pas avoir été absorbée par l’amour‑propre26. Au dernier chapitre, j’ai essayé de resituer l’influence du phénomène Corinne dans la lignée des femmes de lettres. Laetitia Landon et Elizabeth Barrett Browning en Angleterre, Margaret Fuller en Amérique ont trouvé dans la figure de Corinne de quoi nourrir leurs propres aspirations. J’ai enfin mis en lumière, depuis Saint‑Beuve jusqu’à nos jours, l’abondance des critiques dévalorisantes de ses ouvrages, afin d’en modérer les nuisances et ne pas dissuader les autres femmes.

Depuis la publication de ce livre, j’ai continué à explorer la voie que Staël avait elle‑même indiquée en déclarant que

depuis la révolution, les hommes ont pensé qu’il était moralement utile de réduire les femmes à la plus absurde médiocrité ; ils ne leur ont adressé qu’un misérable langage sans délicatesse comme sans esprit27.

Cette affirmation, bien trop peu explorée jusque là, a enfin donné lieu à un volume plein de fougue et peut‑être trop hardi de ma part, Twilight of the Goddesses, dans lequel j’ai esquissé l’évolution, du début à la fin du XVIIIe siècle, de la représentation de la femme, ainsi que la transformation du rococo au néo‑classicisme qui a, pour ainsi dire, rendu visible sa proscription de la citoyenneté28. Au cours de cette démonstration semée d’allusions à des textes de toutes espèces, Staël apparaît de temps en temps, mais le livre l’insère dans l’exploration d’un plus vaste canevas29.

Pour mieux donner à voir mon triple champ d’intérêt, une vision panoramique de la dégradation du statut de la femme, sa représentation esthétique à l’époque révolutionnaire et ses répercussions sur Germaine de Staël, je cite ici en passant quelques‑unes de mes autres études publiés entre 1975 et 2006 : « Corinne et l’esthétique du camée30 », qui montre comment l’esthétique neo‑classique s’infiltre dans la picturalisation de Corinne, même si la nouveauté des propos romantisants dépassait largement l’ère du camée.

« Citoyens, citoyennes : Cultural Subversion of female citizenship in the French Revolution31 » prenait pour point de départ la comparaison qu’avait faite Staël dans De la littérature entre le statut de la femme et celui des esclaves libérés sous les empereurs pour orienter le débat contemporain pour et contre sa citoyenneté.

Le texte de l’article « Nature, cruauté, et femmes immolées : les Réflexions sur le procès de la reine32 » montre que Staël a peut‑être fondé son identification avec Marie‑Antoinette sur des lieux communs disponibles pour créer un portrait sympathique de la reine. « Pour la reine comme pour Germaine de Staël, toutes deux prises au filet du symbolique culturel en cours de la femme, il s’agissait d’essayer d’agir autant que possible en sujet ». J’ai souligné l’emploi par Staël du langage maternel à la mode, tout comme « son assimilation de sa misère personnelle à celle de Marie‑Antoinette, qu’elle comprend comme ‘de la jalousie à l’origine des calomnies visitées à toutes deux’33 ».

« Du silence de Corinne et de sa parole » prend le poncif avancé par Rousseau, qui déclarait coupable la femme dès l’instant qu’elle se montrait, comme point de départ d’une analyse des alternances de défiance et de toute‑puissance vécues par Corinne lorsqu’elle prend la parole34.

Mon dernier article sur Germaine de Staël, « Circé et Corinne : Germaine de Staël face à la calomnie35 » ajoute à la problématique du discours hétérogène de Staël l’influence exercée par les caricatures révolutionnaires. Dans cet article entièrement biographique, j’ai dessiné le drame intime de la famille Necker confrontée au « dérèglement sexuel » de sa fille. La honte désespérée de Suzanne Necker trouvait des échos dans la calomnie des images dirigées contre sa fille pour avoir soutenu les intérêts de son amant, Narbonne.

J’en viens, pour terminer, à justifier le titre de cette contribution. Pendant presque toute sa vie, Staël fut tiraillée entre le plaisir et le bonheur que lui avait procurés le déploiement de ses talents et la honte suscitée par sa révolte contre leur contrainte. La pose de victime l’attire presque autant que celle de reine amazone. Elle n’a jamais pu trouver de milieu entre ses extrêmes, car il n’en existait aucun. Dans ce sens, Staël était emblématique : l’accès des femmes au droit de cité, aussi bien qu’à la famille, s’est toujours fait en leur demandant d’arracher les idées reçues. La carrière et les écrits de Staël sont tous empreints de cette lutte. Elle est donc, pour ainsi dire, un exemple clé de ce conflit, qui à mon avis mérite d’avoir son histoire genrée ; une histoire qui n’a été rendue possible que par notre nouvelle capacité, comme femmes, de dire franchement nos vérités. Je crains qu’il ne faille encore du temps avant d’être pleinement entendues, mais j’invite mes collègues staëlien‑nes à prendre le relais pour restituer à la carrière staëlienne sa part de lutte féroce en faveur de la libéralité féminine, dont elle est le tableau, mais complexe et tourmenté à plaisir.

Avoir passé ma vie à l’école de Germaine de Staël fut pour moi un immense privilège, passionnant, plein de mystères et qui m’a amenée vers de nombreuses autres pistes esthétiques et intellectuelles. Nous avons réussi, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, à rendre Germaine de Staël visible. Votre tâche à vous sera d’en faire, avec toutes ses tergiversations, une figure essentielle pour la compréhension de son époque, comme de la nôtre.

Lors d’une précédente occasion, j’avais comparé l’histoire, dans la mémoire culturelle de la femme, à la cathédrale engloutie du mythe breton, qui devenait visible à la parution du jour, mais disparaissait avec le crépuscule. Il nous revient désormais de protéger définitivement Staël d’une si cruelle disparition.

1 Ce ne fut que 20 ans plus tard, par l’entreprise de notre ami commun Frank Paul Bowman, que je fis la connaissance de Simone Balayé et de la Société

2 J’ai publié une analyse de ma méthode dans « Changing the Past : A Feminist Challenge », Eighteenth Century Studies, 28, n° 1, p. 29‑36. Mes

3 Une fille née en 1926 aurait tôt appris combien d’activités, d’ambitions et d’attitudes étaient inconvenantes pour elle.

4 Voir la référence que Jean‑Marie Roulin, dans son excellent article, s’est imposé pour défendre Jacques Revel et Pierre Rosanvallon contre des

5 Studies in Romanticism III, n° 3, 1964, p.161‑176.

6 A. W. Schlegel, Essais littéraires et historiques, Bonn, 1842, p. 103.

7 Œuvres complètes de Madame la baronne de Staël, Paris, Treuttel et Würtz, 1821, t. I, p. 282.

8 « Madame de Staël’s Debt to Phèdre :Corinne », p. 173.

9 Par exemple, « Madame de Staël and Mary Wollstonecraft », Kentucky Foreign Langue Conference, Lexington, KY, 1973, et « Charrière’s Caliste and

10 PMLA, 86, January 1971, p. 100‑109.

11 Oeuvres complètes, t. I, p. lvi‑lvii.

12 David Glass Larg, La Vie dans l’œuvre, Paris, Champion, 1924, p. 67.

13 Oeuvres complètes, t. I, p. 9‑10.

14 « Madame de Staël, Rousseau, and the Woman Question », p. 108.

15 SVEC, 189, 1980, p. 244‑96.

16 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, New Brunswick, NJ, Rutgers UP, 1978.

17 Ma bibliographie pour ce prologue contenait notamment Léon Abensour, Histoire générale du féminisme des origines à nos jours, Paris, Leroux, 1923 ;

18 Sur cette querelle, l’étude de George May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1963, m’a été essentielle.

19 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, p. 23.

20 Ibid., p. 21.

21 « The article ‘Genève’ quarrel and the reticence of French Enlightenment discourse on women », SVEC, 2001‑2, p. 135‑186.

22 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, p. 52.

23 André Le Breton, Le Roman français au XIXe siècle – première partie – avant Balzac, Paris, Boivin, 1901, p. 121.

24 Voir note 26.

25 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, p. 199.

26 The Second Sex, tr. H. M. Parshley, New York, Bantam Books, 1970, p. 599. Pourtant Beauvoir y admet qu’un amour excessif pour elles‑mêmes limite

27 Œuvres de Madame la baronne de Staël‑Holstein, Paris, Lefèvre, 1838, 3 vols., II, p. 259‑60.

28 Twilight of the Goddesses – Woman and Representation in the French Revolutionary Era, New Brunswick, NJ, Rutgers UP, 1992. Cette thèse rejoint

29 J’ai aussi publié, en 2011, un petit livre qui a prolongé mon intérêt pour la dimension politique du néo‑classicisme : Corneille’s Horace and David

30 Dans Le Préromantisme – hypothèque ou hypothèse (Colloque de Clermont‑Ferrand 29‑30 juin), 1972, p. 239‑245.

31 In The French Revolution and the Meaning of Citizenship, Renée Waldinger, Philip Dawson et Isser Woloch, eds. Westport, CT, Greenwood Press, 1993

32 Dans Le Groupe de Coppet et la Révolution française, Lausanne, Institut Benjamin Constant, Paris, Jean Touzot, Libraire‑Editeur, 1988, p. 122‑140.

33 Ibid., p. 127.

34 « Du silence de Corinne et de sa parole », Benjamin Constant, Madame de Staël et le Groupe de Coppet, Étienne Hofmann (éd.), Oxford, Alden Press

35 Cahiers staëliens, n° 57, 2006, p. 33‑62.

1 Ce ne fut que 20 ans plus tard, par l’entreprise de notre ami commun Frank Paul Bowman, que je fis la connaissance de Simone Balayé et de la Société des études staëliennes, association qui a beaucoup aidé la suite de mes recherches et m’a énormément enrichie personnellement.

2 J’ai publié une analyse de ma méthode dans « Changing the Past : A Feminist Challenge », Eighteenth Century Studies, 28, n° 1, p. 29‑36. Mes collègues ont aussi commenté cette méthode : « ASECS Women’s Caucus Roundtable. The Career and Work of Madelyn Gutwirth », Studies in Eighteenth Century Culture, n° 35, Jeffrey Ravel et Linda Zionkowski (éd.), Baltimore, Johns Hopkins UP, 2006, p. 1‑25.

3 Une fille née en 1926 aurait tôt appris combien d’activités, d’ambitions et d’attitudes étaient inconvenantes pour elle.

4 Voir la référence que Jean‑Marie Roulin, dans son excellent article, s’est imposé pour défendre Jacques Revel et Pierre Rosanvallon contre des imputations d’excès de zèle : « Réflexions sur le procès de la reine : du procès d’une femme au procès de la Révolution », Cahiers staëliens, n° 57, 2006, p. 101.

5 Studies in Romanticism III, n° 3, 1964, p.161‑176.

6 A. W. Schlegel, Essais littéraires et historiques, Bonn, 1842, p. 103.

7 Œuvres complètes de Madame la baronne de Staël, Paris, Treuttel et Würtz, 1821, t. I, p. 282.

8 « Madame de Staël’s Debt to Phèdre : Corinne », p. 173.

9 Par exemple, « Madame de Staël and Mary Wollstonecraft », Kentucky Foreign Langue Conference, Lexington, KY, 1973, et « Charrière’s Caliste and Staël’s Corinne : Fictional Strategies of Intellectual Women », American Society for Eighteenth Century Studies, Chicago, 1978. J’ai pu ainsi mesurer la complexité et la richesse des idées qui prévalaient sur les femmes de cette époque.

10 PMLA, 86, January 1971, p. 100‑109.

11 Oeuvres complètes, t. I, p. lvi‑lvii.

12 David Glass Larg, La Vie dans l’œuvre, Paris, Champion, 1924, p. 67.

13 Oeuvres complètes, t. I, p. 9‑10.

14 « Madame de Staël, Rousseau, and the Woman Question », p. 108.

15 SVEC, 189, 1980, p. 244‑96.

16 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, New Brunswick, NJ, Rutgers UP, 1978.

17 Ma bibliographie pour ce prologue contenait notamment Léon Abensour, Histoire générale du féminisme des origines à nos jours, Paris, Leroux, 1923 ; Jane Abray, « Feminism in the French Revolution », American Historical Review, 80, n° 1, (fév. 1975), p. 43‑62 ; Alphonse Aulard, « Le féminisme pendant la Révolution française », La Revue bleue, mar. 19, 1898, p. 362‑66.

18 Sur cette querelle, l’étude de George May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1963, m’a été essentielle.

19 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, p. 23.

20 Ibid., p. 21.

21 « The article ‘Genève’ quarrel and the reticence of French Enlightenment discourse on women », SVEC, 2001‑2, p. 135‑186.

22 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, p. 52.

23 André Le Breton, Le Roman français au XIXe siècle – première partie – avant Balzac, Paris, Boivin, 1901, p. 121.

24 Voir note 26.

25 Madame de Staël, Novelist – The Emergence of the Artist as Woman, p. 199.

26 The Second Sex, tr. H. M. Parshley, New York, Bantam Books, 1970, p. 599. Pourtant Beauvoir y admet qu’un amour excessif pour elles‑mêmes limite beaucoup de femmes auteurs et empoisonne leur sincérité. Je crois que sa critique mérite d’être considérée par les staëliennes comme faisant partie du « bagage » qu’apportait Staël à sa mission de femme de lettres.

27 Œuvres de Madame la baronne de Staël‑Holstein, Paris, Lefèvre, 1838, 3 vols., II, p. 259‑60.

28 Twilight of the Goddesses – Woman and Representation in the French Revolutionary Era, New Brunswick, NJ, Rutgers UP, 1992. Cette thèse rejoint beaucoup d’œuvres centrées sur l’échec de la citoyenneté féminine aux mains des révolutionnaires. V. e.g. on Abensour, La Femme et le féminisme avant la révolution, Paris, Ernest Leroux, 1923 ; Joan Landes, Women and the Public Sphere in the French Revoluton, Ithaca, NY, Cornell UP, 1988 ; et Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses, Aix‑en‑Provence, Alinea, 1989, parmi bien d’autres.

29 J’ai aussi publié, en 2011, un petit livre qui a prolongé mon intérêt pour la dimension politique du néo‑classicisme : Corneille’s Horace and David’s Oath of the Horatii – A Chapter in the Politics of Gender in Art, Peter Lang, New York, 2011.

30 Dans Le Préromantisme – hypothèque ou hypothèse (Colloque de Clermont‑Ferrand 29‑30 juin), 1972, p. 239‑245.

31 In The French Revolution and the Meaning of Citizenship, Renée Waldinger, Philip Dawson et Isser Woloch, eds. Westport, CT, Greenwood Press, 1993, p.17‑28.

32 Dans Le Groupe de Coppet et la Révolution française, Lausanne, Institut Benjamin Constant, Paris, Jean Touzot, Libraire‑Editeur, 1988, p. 122‑140.

33 Ibid., p. 127.

34 « Du silence de Corinne et de sa parole », Benjamin Constant, Madame de Staël et le Groupe de Coppet, Étienne Hofmann (éd.), Oxford, Alden Press, 1982.

35 Cahiers staëliens, n° 57, 2006, p. 33‑62.

Madelyn Gutwirth

University of West Chester (Pennsylvanie).