Quand en 1987, j’ai proposé de lire Corinne avec Juliette1, j’avais l’impression de proposer une perspective paradoxale, vaguement provocatrice. Je craignais de choquer Simone Balayé qui régnait alors sur les études staëliennes. J’ai été d’autant plus heureux qu’elle-même me propose de reprendre l’article dans un recueil sur Corinne, une dizaine d’années plus tard2, et qu’il inspire, trente ans plus tard, Stéphanie Genand qui en prolonge le propos : elle développe un parallèle entre Delphine et Justine, mais aussi entre l’Essai sur les fictions et l’Idée sur les romans3. Si Sade n’est pas nommé dans les écrits que publient Staël et Constant, il apparaît dans leurs écrits intimes, rappelle Stéphanie Genand. Constant note à la date du 5 vendémiaire an XII, soit 27 septembre 1804 vieux style :
Souper de filles avec Blacons et Garnier. Singuliers détails de ces créatures sur la bizarrerie des fantaisies, dans les libertins. Le roman de Justine n’est point une exagération de la corruption humaine. Quelle espèce que la nôtre4.
Un peu auparavant, il reconnaissait la difficulté de concilier ses « relations platoniques avec Biondetta », c’est-à-dire Germaine de Staël, et « l’habitude et le besoin de femmes ». Il ajoutait dans un sursaut vertueux : « Je suis las des tristes et ignobles ressources que des camarades de libertinage peuvent m’offrir5 ». Cinq jours plus tard, il accompagnait pourtant Henri-François de Blacons, ancien député du Dauphiné aux États-généraux, puis à la Constituante, et Charles-Étienne Garnier, secrétaire général de la préfecture du Léman, « camarades de libertinage » et complices de bordée. Il retournait à ces « ignobles ressources » et son vocabulaire pour en parler est bien celui des romans de Sade, reconnu en ethnologue des travers humains. Juliette par exemple se laisse entraîner par son compagnon et maître en débauche Noirceuil : « Et me faisant passer dans son boudoir, il fallut absolument consentir à lui satisfaire quelques-unes de ces fantaisies bizarres qui doublent les effets du désir sans l’éteindre6 ». Mis ainsi en train, Noirceuil détaille « une fantaisie bien extraordinaire7 » qui le tourmente depuis longtemps et qu’il lui tarde de réaliser. Germaine de Staël nomme également le romancier de Justine et de Juliette dans une lettre privée, où elle accuse Constant de se conduire comme M. de Sade ou comme les libertins que celui-ci met en scène. Elle adopte alors la position de la victime, elle devient une Justine :
Je ne voulais plus vous écrire sur ce sujet affreux mais les lettres que mon fils m’apporte exigent une dernière réponse. Vous me menacez de mes lettres. Ce dernier trait est digne de vous : menacer une femme de lettres intimes qui peuvent compromettre, elle et sa famille, pour ne pas lui payer l’argent qu’on lui doit, c’est un trait qui manquait à M. de Sade8.
Le nom de Sade apparaît même en public à propos de Delphine, dans un compte rendu, signé Michaud, que le Journal des débats donne du roman. Le journaliste s’adresse à la romancière et, s’il ne reprend pas directement à son compte la comparaison entre Delphine et Justine, du moins précise-t-il l’équivalence entre les deux itinéraires de souffrance que Justine endure au nom d’une foi religieuse traditionnelle et Delphine d’une morale plus philosophique :
Tous les traits de générosité et d’héroïsme de vos personnages ne servent à rien, ne tournent au profit de personne ; ils ont tous les inconvénients du vice, et n’offrent aucun exemple à suivre : la vertu, dans votre roman, ne sert qu’à rendre tout le monde plus malheureux, et l’on va jusqu’à dire que Delphine est la Justine de la philosophie9.
Les deux héroïnes semblent en effet accepter la souffrance comme avec une fatalité à laquelle rien ne leur permet d’échapper. Sade ironise cruellement sur ceux qui prennent goût à pareille souffrance et semblent s’y complaire :
[...] les richesses et les voluptés, qui paraissent faire la félicité générale, trouvent souvent des âmes inaccessibles à leurs attraits ; et les douleurs, la mélancolie, l’adversité, les chagrins, qui paraissent devoir déplaire à tout le monde, trouvent néanmoins des partisans10.
C’est une libertine criminelle qui fait ainsi la leçon à Justine et l’invite à l’imiter, en renonçant à tout goût pour la souffrance. Celle-ci ne peut que répondre brièvement aux flots philosophiques de son interlocutrice : « J’aime encore mieux avoir à souffrir de l’injustice des hommes que des reproches de mon cœur11 ». Réplique de l’héroïne que le narrateur éprouve le besoin de contredire dans une note en bas de page, comme si les dissertations de la libertine dans la fiction ne suffisaient pas : « On fait ce qu’on veut de son cœur ». Delphine paraît faire le même choix que Justine. S’éloignant de celui qu’elle aime et auquel elle croit devoir renoncer, elle confie son désespoir au papier :
La nature nous a donné un immense pouvoir de souffrir. Où s’arrête ce pouvoir ? Pourquoi ne connaissons-nous pas le degré de douleur que l’homme n’a jamais passé12 ?
Elle est happée par un vertige qui lui souffle d’expérimenter le pire, comme si elle se laissait entraîner vers toujours plus de souffrance. Si elle écarte le suicide qui la hante, l’avenir ne peut être qu’une aggravation. « Un pressentiment, qui ne m’a jamais trompée me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore13 ». Un critique a pu parler récemment d’une véritable « quête de la douleur14 ».
Pressentiment
« Delphine et Justine parlent étrangement la même langue » remarque S. Genand. Le pressentiment est un renoncement à toute espérance, l’évidence d’un malheur futur. « Une sorte de pressentiment accompagne toujours le malheur », note cruellement la Juliette de Sade15. Elle dénature le bonheur présent au nom de ce qui va advenir. Telle héroïne d’une nouvelle dans Les Crimes de l’amour ne croit pas au bonheur qu’elle devrait être en train de vivre :
Ce ne sont pas des ressouvenirs qui m’alarment, ce sont des pressentiments qui m’effraient... Je me vois heureuse [...] oui, très heureuse... et je ne suis pas née pour l’être ; il est impossible que je le sois longtemps16.
Le romancier se charge de lui donner raison, en accumulant les catastrophes sur elle, bientôt incestueuse, infanticide et parricide à son insu. Il ne lui reste que le suicide, nouveau crime d’un point de vue théologique. Une même fascination pour le malheur saisit Corinne en pleine possession de ses moyens : elle est en train de jouer Roméo et Juliette en italien, l’homme qu’elle aime se trouve dans le public. Tout semble sourire à la jeune femme. Dans ce roman à la troisième personne, c’est alors la narratrice qui assume le point de vue tragique. L’espérance se change en pressentiment et le plaisir se renverse en crainte :
[...] en la voyant, le cœur battait de plaisir et de crainte : on sentait que tant de félicité ne pouvait pas durer sur la terre ; était-ce pour Corinne que ce pressentiment devait s’accomplir17 ?
Quelque chose déjà se fêle dans la relation entre les amants.
La mélancolie est le nom de cette tonalité qui assombrit tous les sentiments jusqu’aux plus heureux, aux plus joyeux, qui condamne l’avenir à n’être que le déroulement d’un scénario écrit d’avance et parfaitement désespérant. Dès la première version de la geste des deux sœurs, Justine est « d’un caractère sombre et mélancolique18 ». Sade s’explique dans la dernière nouvelle des Crimes de l’amour. Mme de Franval, qui va voir s’allier contre elle son mari et sa fille, est atteinte de
cette mélancolie douce qui fait aimer les livres et la solitude, attributs que la nature semble n’accorder qu’aux individus que sa main destine aux malheurs, comme pour les leur rendre moins amers, par cette volupté sombre et touchante qu’ils goûtent à les sentir, et qui leur font préférer des larmes à la joie frivole du bonheur, bien moins active et bien moins pénétrante19.
La mélancolie désigne une jouissance paradoxale prise à souffrir. M. de Franval et sa fille se hâtent d’accomplir les pressentiments de la jeune femme, dans l’épanouissement de sa beauté et « dans l’abattement de la mélancolie20 ». Staël, puis Chateaubriand théorisent une telle mélancolie qui est conscience métaphysique et morale de notre finitude, insatisfaction fondamentale de l’être humain. Cette mélancolie baigne tous leurs livres21. Dans Delphine, M. et Mme de Belmont fournissent l’exemple d’un couple qui se veut heureux malgré l’adversité, mais au prix d’une sensibilité en mineur, comme on le dit de la musique. Au cours justement d’une séance de musique où le père est au clavecin, la petite fille a
déjà dans le regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge, cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l’enfant à son insu22.
Une contagion mélancolique est passée des parents à l’enfant, l’expérience du malheur de la génération précédente se transmet à la suivante, elle devient attente des épreuves, elle se change en tempérament qu’exprime idéalement la musique. Delphine, à l’écoute de tels airs, est suffoquée par les larmes, le plaisir esthétique et moral se confond avec l’expression de la douleur. Et Mme de Belmont de préciser : « Nous croiriez-vous malheureux ? Ah ! combien vous vous tromperiez ! »
Prisonnier à Charenton, Sade s’intéresse à Delphine dont il copie des extraits et au Génie du christianisme qu’il réclame à une parente23. Il semble dialoguer avec l’un et l’autre quand il emprunte à la tradition des histoires tragiques le caractère d’Euphrasie, marquise de Gange. Belle et riche, la jeune femme semble comblée. Elle pressent pourtant le pire dès son arrivée dans le vieux château de son mari. Le narrateur commente : « Il est dans la nature de l’homme [...] d’attacher plus d’importance qu’il ne faudrait aux rêves et aux pressentiments24 ». Le pressentiment serait manque de raison comme la prévention ou le préjugé25. Le mari et les deux beaux-frères vont bientôt concrétiser les plus sombres prémonitions. Sociologues et économistes parlent aujourd’hui de « prophéties autoréalisatrices26 ». Les romanciers d’il y a deux siècles mettaient déjà en scène le pouvoir « autoréalisateur » des angoisses de leurs personnages. Mme de Gange se plaît au cadre gothique où elle doit vivre et qui se révèle « si précieux aux âmes sombres et mélancoliques », elle se reconnaît dans l’automne, « cette saison romantique, plus éloquente encore que le printemps27 ». L’adjectif caractérisait le personnage dès le premier portrait que le romancier en proposait. La beauté de la future marquise est traversée d’
une sorte d’impression romantique qui semblait prouver que si la nature lui avait prodigué tout ce qui pouvait la faire adorer, elle avait en même temps mêlé parmi ses dons tout ce qui devait la préparer à l’infortune28.
En douze chapitres, le roman la mène au comble de l’infortune. La mélancolie de Justine restait schématique, celle d’Euphrasie s’est enrichie de toutes les variations introduites par la génération de Staël et de Chateaubriand.
Dépassement
Pour comprendre la rencontre de Staël et de Sade, un détour par Jean-Jacques Rousseau n’est pas inutile. Dans la troisième lettre à Malesherbes, Rousseau raconte ses extases dans la forêt de Montmorency. De la surface de la terre, sa rêverie s’étend à « tous les êtres de la nature » :
J’aimais à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvait trop à l’étroit, j’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’infini29.
Ce transport s’achève en prière au Grand Être. Jean Deprun l’a pourtant rapproché d’une anecdote de Plutarque, reprise par Juvénal qui, dans ses satires, dénonce les vœux déraisonnables d’Alexandre, incapable de limiter ses désirs. Le conquérant de tout le Moyen Orient, d’une partie de l’Asie voudrait toujours plus d’empires à s’approprier :
Un seul monde ne suffit point au jeune homme de Pella [Alexandre] ; les bornes de la terre lui semblent trop étroites ; le malheureux s’y tourmente, comme s’il étouffait entre les rochers de Gyare, ou de Sériphe30.
Le séducteur moderne se modèle sur le conquérant antique. Molière fait dire à Dom Juan : « Comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses ». L’insatisfaction du Macédonien est terrestre, horizontale, immanente. Don Juan ne peut qu’allonger sa liste, augmenter quantitativement ses conquêtes. Le sentiment d’étouffement dans un monde trop étroit se change chez Rousseau comme chez les Pères de l’Église en une dynamique verticale et mystique. L’insatisfaction prouverait l’existence d’une instance suprême, seule capable de combler l’être humain. Dans De la littérature, Germaine de Staël se réfère à Kant pour rendre compte des chefs-d’œuvre de l’imagination qui nous donnent le plaisir « de reculer les limites de la destinée humaine » :
Ces limites qui resserrent douloureusement notre cœur, une émotion vague, un cœur élevé les fait oublier pendant quelques instants ; l’âme se complaît dans la sensation inexprimable que produit en elle ce qui est noble et beau ; et les bornes de la terre disparaissent quand la carrière immense du génie et de la vertu s’ouvre à nos yeux. En effet, l’homme supérieur ou l’homme sensible se soumet avec effort aux lois de la vie, et l’imagination mélancolique rend heureux un moment, en faisant rêver l’infini31.
La préface de Delphine répète la leçon de l’an VIII :
[...] l’inspiration poétique est presque toujours ce pressentiment du cœur, cet essor du génie qui transporte l’espérance au-delà des bornes de la destinée humaine ; mais rien n’est plus contraire à l’imagination, comme à la pensée, que les dogmes de quelque secte que ce puisse être32.
Du point de vue de la morale antique, la démesure d’Alexandre ne peut qu’être condamnée. L’idéal humain est alors la mesure, à l’image d’un monde clos et d’une nature répétitive. D’un point de vue chrétien, la recherche d’une expansion sans limite doit se traduire en une quête de l’infini divin. Lorsque le monde clos laisse place à un univers infini, qu’une nature cyclique se transforme en une histoire et que l’humanité intervient pour la transformer, que le devenir humain lui-même se fait linéaire, l’aspiration à une existence plus large ou plus intense peut être le moteur de l’activité. Depuis le début du XXe siècle, on parle d’un dépassement de soi dans une perspective de valeurs supérieures à l’individu ou dans une simple confrontation avec soi-même. Un défi totalement désacralisé peut s’adresser aux limites du corps humain et le sport devient une expérience de l’extrême, un combat permanent pour améliorer les records, vaincre la peur, reculer la définition même du possible33.
Germaine de Staël achève son chapitre consacré aux ouvrages d’imagination en appelant une « pensée sans bornes » à se mettre au service de la vertu. Le René de Chateaubriand s’écrie : « Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur34 ? » Un même schéma fait passer de l’individu à tous les êtres de la nature, de la nature terrestre au cosmos, mais il y a le même écart, le même renversement entre l’analyse staëlienne et les discours sadiens qu’entre l’extase rousseauiste et l’outrance d’Alexandre ou la démesure de Dom Juan. Le refus de toute borne se trouve dans la bouche des libertins imaginés par Sade comme dans celle des héros de Staël et de Chateaubriand. Le président de Curval, l’un des quatre maîtres des orgies de Silling, récuse les crimes, qui sont à sa portée, au nom d’une expansion scélérate qui suit le mouvement décrit par Rousseau à Malesherbes :
Il n’y a que deux ou trois crimes à faire dans le monde, dit Curval, et, ceux-là faits, tout est dit ; le reste est inférieur et l’on ne sent plus rien. Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers ; ou s’en servir pour embraser le monde35 ?
Annie Le Brun a choisi cette formule comme titre de l’exposition qui saluait le bicentenaire de la mort de Sade36. L’euphorie expansive de Rousseau se crispe alors en une jouissance transgressive et destructrice. Mme d’Esterval, tenancière d’une auberge rouge où disparaissent les voyageurs, explique à Justine qui ne peut entendre pareil raisonnement :
Pourquoi faut-il que mes désirs soient concentrés dans cette forêt ? Que ne suis-je la reine du monde ! Que ne puis-je étendre ces fougueux désirs sur la nature entière37 ! »
Le géant Minski raconte sa vie à Juliette :
L’univers entier ne me paraissait pas encore assez vaste pour l’étendue de mes désirs ; il me présentait des bornes, je n’en voulais pas38.
Le personnage est caractéristique de l’imaginaire sadien. Ogre, anthropophage, il incarne une démultiplication des ressources libertines de l’individu, il suggère par sa taille un excès qui est quantitatif mais sert de métaphore d’un excès métaphysique. « Haut de sept pieds, trois pouces » (soit, plus de 2 mètres 20), il ne se couche jamais « sans avoir déchargé dix fois39 ». Il fait passer d’un monde réel à une forme de fantastique.
Staël répond à sa manière à Sade lorsque Delphine rapporte à sa belle-sœur la prise de voile d’une amie. Les rites catholiques lui paraissent restreindre l’imagination au lieu de lui laisser sa libre expansion :
Les erreurs en tout genre resserrent l’empire de l’imagination au lieu de l’agrandir, il n’y a que la vérité qui n’ait point de bornes [...] Le Ciel et la vertu, l’amour et la mort, le bonheur et la souffrance en disent assez à l’homme, et nul n’épuisera jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer40.
Comme les rites catholiques, comme les signes matériels de la Contre-Réforme, la taille et les exploits sexuels de l’ogre Minski, toute l’imagerie cruelle de Sade ne resserrent-ils pas l’imagination ? Le verbe utilisé par Delphine est déjà celui de Rousseau, parlant à Malesherbes de son cœur resserré dans le réel et celui de la théoricienne évoquant, dans De la littérature, les « limites qui resserrent douloureusement notre cœur41 ». La volonté cruelle du ministre Saint-Fond de prolonger les maux de ses victimes « au-delà de l’immensité des siècles » et son appel à un « grand alchimiste, très versé dans l’astrologie42 » semblent une acceptation de l’Enfer chrétien. Saint-Fond professe sa foi en un Être suprême en méchanceté qui est une entorse à l’athéisme radical des grands libertins de Sade. La préface de Delphine défend une « espérance au-delà des bornes de la destinée humaine », le désespoir imposé par le scélérat sadien « au-delà de l’immensité des siècles » n’en est-il que l’inversion ? Saint-Fond est éliminé plus tard par Noirceuil qui prend sa place dans le gouvernement : serait-ce le signe de la faiblesse conceptuelle de sa position ?
Renversement
Parenté structurelle et inversion de contenu entre les deux univers romanesques sont sensibles dans la fonction attribuée aux œuvres d’art, qu’elles soient plastiques ou musicales. Elles suscitent l’indentification chez Sade comme chez Staël, elles relancent l’action par le miroir qu’elles tendent aux personnages ; mais sources de plaisir sensuel chez Sade, elles sont l’apanage exclusif des scélérats, alors qu’elles deviennent une ressource morale pour les êtres sensibles chez Staël. Arrivés à Florence, Juliette et son complice du moment, Sbrigani, visitent la galerie du Grand-Duc. Ils s’attardent devant la Vénus du Titien dont Juliette décrit la beauté et l’alanguissement suggestif :
Son attitude est voluptueuse, et l’on ne se lasse pas d’examiner les beautés de détail de ce tableau sublime. Sbrigani trouva que cette Vénus ressemblait prodigieusement à Raimonde, l’une de mes nouvelles amies. Il avait raison, cette belle créature rougit innocemment quand nous le lui dîmes ! Un baiser de feu, que je collai sur sa bouche de rose, la convainquit à quel point j’approuvais la comparaison de mon époux43.
La toile du Titien est plus qu’une invitation, c’est une incitation à l’amour, tout comme deux sculptures antiques, plus loin dans la galerie, la Vénus Médicis et l’Hermaphrodite. Ces œuvres suscitent « la plus douce émotion ». Delphine visite quant à elle la galerie du Louvre qui est encore palais royal. Un tableau l’arrête :
Il me frappa tellement qu’à l’instant où je le regardai, je me sentis baignée de larmes [...] ce tableau produisit sur moi l’impression vive et pénétrante que jusqu’alors je n’avais jamais éprouvée44.
C’est le Marcus Sextus que Pierre Narcisse Guérin expose en réalité en 1797 seulement : l’exilé romain, rentrant chez lui après les proscriptions de Sylla, découvre son épouse morte. Tout rappelle la mort dans ce tableau ; il n’y a de vivant que la douleur. La femme est en effet allongée sur son lit, déjà saisie par la rigueur cadavérique, Marcus Sextus, tout comme l’enfant à ses pieds, est immobile, figé dans le deuil. Les historiens aujourd’hui restituent l’émotion suscitée par la toile dans un Pari, ayant basculé de la Terreur dans une sensibilité exacerbée.
À sa vue le spectateur ne s’appartenait plus, un pouvoir magnétique lui commandait l’immobilité et déclenchait des flots incontrôlés de larmes45.
Revenant pour voir une nouvelle fois le tableau, Delphine découvre Léonce dans la position qui était la sienne un peu plus tôt :
En entrant, j’aperçus Léonce placé comme je l’étais devant ce tableau et paraissant ému comme moi de son expression ; sa présence m’ôta dans l’instant toute puissance de réflexion46.
L’identité de réaction devant l’œuvre met les amants face à eux-mêmes, la séparation par la mort des époux romains les invite à songer à la conjoncture politique et à leur propre situation, Léonce parvient à formuler ses critiques à l’égard de la conduite de Delphine. Dans Corinne, l’héroïne fait visiter sa collection personnelle à Oswald, puis c’est La Madone della scala du Corrège à Parme et la Sibylle du Dominiquin à Bologne qui suscitent respectivement l’identification à Lucile et à Corinne47. Dans toutes ces scènes romanesques, les personnages confrontent le regard qu’ils posent sur la toile ou la sculpture. L’œuvre d’art aide à l’expression des désirs et des conflits.
Comme les arts plastiques, la musique accompagne les libertins de Sade dans leurs plaisirs et encourage ceux de Staël à une conscience souvent douloureuse. À Florence, Juliette participe aux jeux musicaux du duc de Pienza, puis à Rome, elle est invitée par Olympe Borghèse. Les jeux florentins consistent à exprimer par la musique des étreintes et des postures que doivent exécuter des couples. « On prévenait les musiciens du secret, et c’était par le son plus ou moins fort des instruments que le couple parvenait à deviner ce qu’il avait à faire48 ». La musique est réduite à une fonction de représentation dont elle est en train de se dégager dans la réflexion esthétique du temps. Dans le palais de la princesse Borghèse, « une musique délicieuse se fit entendre, sans qu’il fût possible de discerner d’où elle partait49 ». Les jeunes femmes sont installées dans des balancelles ou des slings, selon un franglais de backrooms. Le découplage du son et de la vue augmente l’effet de surprise. Juliette se croit transportée dans le paradis annoncé aux fidèles par le Coran. « J’étais aux nues, je n’existais plus que par le sentiment profond de ma luxure50 ». Delphine n’ignore pas ce type de musique entraînante et euphorisante. Revenant un soir dans sa maison de campagne par un mois de juillet, elle trouve son jardin illuminé : « Et j’entendis de loin une musique charmante51 ». Léonce lui a organisé en secret cette fête. Elle parvient à vivre le présent, oubliant les souvenirs pénibles, de même que les tristes pressentiments. La fixation sur le hic et nunc n’en efface pourtant pas la profondeur spirituelle :
La musique m’entretenait dans cet état. Je vous ai dit souvent combien elle a d’empire sur mon âme ! On ne voyait point les musiciens, on entendait seulement des instruments à vent ; harmonieux et doux, les sons nous arrivaient comme s’ils descendaient du Ciel ; et quel langage en effet conviendrait mieux aux anges que cette mélodie qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de l’âme ! et il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds que la parole ne saurait peindre52.
Juliette, « réalisant les chimères de l’Alcoran », se voyait dans un paradis, entourée des houris promises aux fidèles. Delphine entend dans la musique un écho d’un ciel moins tangible et plus chrétien. L’indéfini, le vague évoquent l’infini. A été cité plus haut le passage de De la littérature où une émotion vague fait oublier les limites de l’existence. Sade prétend tout dire, Staël se contente de tout suggérer. Le paradis vécu par la Juliette de Sade est un immense harem, le ciel n’est qu’entrevu par Delphine. Sa première complicité morale s’est faite avec Léonce autour de l’air de Didon qu’elle chantait et jouait au piano :
Jamais, jamais je ne me suis sentie tellement au-dessus de moi-même ; je découvrais dans la musique, dans la poésie des charmes, une puissance qui m’étaient inconnus : il me semblait que l’enchantement des beaux-arts s’emparait pour la première fois de mon être53.
Son enthousiasme lui apparaît plus pur que l’amour même. De cette première rencontre à la fête préparée en secret par Léonce, la musique renvoie à un ailleurs. L’ici-bas n’en est souvent que plus amer. Delphine se rend à Sainte-Marie de Chaillot où se célèbre le mariage de Léonce et de Matilde. Les orgues jouent. « Cette musique produisit sur mes sens un effet surnaturel ; dans quelque lieu que j’entendisse l’air que l’on a joué, il serait pour moi comme un chant de mort54 ». Dans la dernière scène du roman, une musique se fait entendre à Delphine et Léonce. Léonce la commente :
[...] cet air, c’est le même qui fut exécuté le jour où j’entrai dans l’église pour me marier avec Matilde. Ce jour ressemblait à celui-ci. Je suis bien aise que cet air annonce ma mort55.
Quelques lignes plus haut se trouve une quasi-citation de Sade : l’enthousiasme risque de se flétrir pour ceux qui sont « témoins de la prospérités du vice et du malheur des gens de bien ».
Dans le nouveau dénouement du roman, publié en 1820, un autre écho s’établit entre la tristesse de l’héroïne, qui quitte sa patrie et s’identifie à Marie Stuart nostalgique du ciel français, et la complainte de Marie Stuart que font soudain entendre « deux instruments à vents, d’une justesse et d’une beauté parfaites56 ». De tels sons « si doux et si mélancoliques » imposent l’idée de séparation aux amants réunis et rappellent notre finitude au cœur même d’une fête. Ces analyses se retrouvent dans Corinne. Adjuvant sensuel pour Sade, la musique pour Germaine de Staël agit sur l’âme :
Ce qu’on dit de la grâce divine, qui tout à coup transforme les cœurs, peut, humainement parlant, s’appliquer à la puissance de la mélodie ; et parmi les pressentiments de la vie à venir, ceux qui naissent de la musique ne sont pas à dédaigner57.
Les pressentiments amers se changent en promesse de vie à venir. Un écho traverse Corinne comme Delphine : l’air écossais que Corinne joue à la harpe pour Oswald à Tivoli devant le tableau d’Ossian est répété par la jeune Juliette, la fille d’Oswald, à laquelle Corinne apprend la musique58. À une harmonie, réduite à un effet immédiat s’opposent la mélodie rousseauiste, le système de répétitions, d’échos et de souvenirs qui installe l’être humain dans la durée, mais lie profondément la musique à la conscience de la mort et à la mélancolie.
Il en est de la littérature comme de la peinture et de la musique. C’est évident pour Corinne, poétesse dont les textes ponctuent le roman, mais Delphine déjà jette sur le papier des fragments qui ouvrent la cinquième partie du roman. La jeune femme quitte alors la France et s’éloigne de l’homme qu’elle aime. Les feuilles éparses qu’elle noircit sont à l’image des « feuilles détachées » des arbres qui s’élèvent en tourbillon, en cette fin d’automne59. La fragmentation répond à la dispersion d’une vie qui s’éparpille et s’épuise, mais l’écriture répète l’aspiration à la plénitude du Créateur « dans l’immensité de l’espace », elle en trouve une expression paradoxale dans « un immense pouvoir de souffrir », elle se perd dans l’« immense profondeur » des précipices montagnards qui accroit la tentation du suicide60. Delphine est une de « ces âmes de feu qui se dévorent elles-mêmes », selon une formule qui vient de Rousseau et que Sade adopte lui aussi. Dans l’Idée sur les romans, le marquis devenu citoyen Sade exalte l’âme de feu de l’auteur de La Nouvelle Héloïse. Ses héros sensibles se caractérisent par un même excès que Juliette la scélérate. Valcour parle de « l’impétuosité de [son] caractère », de l’« âme de feu » qu’il a reçue de la nature, tandis que Juliette se livre à « l’impétuosité de [ses] goûts » et jouit de « la molle lascivité de [son] âme de feu61 ». Les uns sont consumés par une telle âme qui pousse les autres à dévorer tout ce qui les entoure. Aussi est-il permis de rapprocher les feuillets épars de Delphine, éperdue de souffrance, des tablettes sur lesquelles Juliette couche ses fantasmes les plus fous dans une ascèse libertine. Les deux personnages se sont retirés du monde, elles ont traversé une frontière, franchi des bornes. Elles se livrent à leur âme de feu et cherchent à dire par des mots ce qui passe toute représentation. Dans la pénombre de sa chambre, Juliette transcrit « l’espèce d’égarement62 » qui vient de l’enflammer, elle en épure la violence de jour en jour pour aller au-delà du désir. Dans la solitude de sa voiture, au milieu d’un paysage désolé de monts et de précipices, Delphine se livre à un désespoir approfondi et comme raffiné de fragment en fragment. Staël et Sade racontent, à travers leurs personnages, la quête d’une immensité que n’épuise aucune jouissance mystique ni sensuelle.