In memoriam

Michel Delon

p. 229-240

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Michel Delon, « In memoriam », Cahiers Staëliens, 65 | 2015, 229-240.

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Michel Delon, « In memoriam », Cahiers Staëliens [En ligne], 65 | 2015, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/93

Roland Mortier (1920-2015)

Roland Mortier s’est éteint le 31 mars dernier, dans sa quatre-vingt-quinzième année. C’est le président de notre comité d’honneur que nous perdons, et un ami fidèle. Belge de nationalité, trilingue par ses origines et bientôt polyglotte par formation, il incarnait une francophonie ouverte sur les autres langues, profondément européenne, immédiatement proche de Coppet. Il était né à Gand le 21 décembre 1920 dans une famille francophone, il fit ses classes dans un athénée néerlandophone, professa dans l’enseignement secondaire à Malines entre Bruxelles et Anvers, avant de devenir professeur à l’Université libre de Bruxelles, créée en 1834 pour ne pas laisser le monopole de l’enseignement supérieur au clergé catholique. Sa grande thèse sur Diderot en Allemagne (1750-1850) (P.U.F., 1954) lui a fait fréquenter les salons de Suzanne Necker et de Germaine de Staël, ainsi que Heinrich Meister, l’ami de Denis Diderot et d’Angélique de Vandeul. Ses recherches l’installent dans la transition du xviiie au xixe siècle et dans l’échange entre la France et l’Allemagne, par le biais d’une Suisse, qui n’est pas encore l’actuelle Confédération helvétique, et de Pays-Bas autrichiens qui ne sont pas encore la Belgique. Il affirme sa vocation comparatiste dans deux essais complémentaires : Un précurseur de Mme de Staël : Charles Vanderbourg (1765-1827) (Bruxelles, 1955) et Les « Archives littéraires de l’Europe » (1804-1808) et le cosmopolitisme littéraire sous le Premier Empire (Bruxelles, 1957). Charles Vanderbourg émigre sous la Terreur en Allemagne où il se lie avec Jacobi, anime le périodique des Archives littéraires de l’Europe et traduit en français le Waldemar de Jacobi en 1796, le Laocoon, de Lessing en 1802, Cratès et Hipparque de Wieland en 1818. Roland Mortier est présent au premier colloque de Coppet, en 1966, où il parle de « Madame de Staël et l’héritage des Lumières », et sera désormais fidèle aux manifestations autour de Germaine de Staël et de son groupe. Il siège au comité puis préside le comité d’honneur de la société.

Dans le premier recueil d’articles qu’il donne en 1969 chez Droz, Clartés et ombres du siècle des Lumières, il met en avant sa conception des Lumières, constituées de plusieurs générations, celle de Rousseau, de Diderot et des encyclopédistes, puis celle de Germaine de Staël et de Benjamin Constant. À côté de l’étude sur l’image de la lumière, au singulier ou au pluriel, et de la réflexion sur la question « Unité ou scission du siècle des Lumières », le lecteur du recueil trouve l’étude de 1966, suivie de « Philosophie et religion dans la pensée de Madame de Staël » et « Constant et les Lumières ». La génération qui a eu vingt ans à la prise de la Bastille et fournit ses cadres aux nouvelles institutions de France troque les combats idéologiques pour des intérêts politiques. Elle s’en prend à un xviiie siècle athée et cherche dans la religion un fondement au libéralisme. Pour Germaine de Staël et Benjamin Constant, le sentiment religieux constitue le mobile et l’auxiliaire d’une politique. Deux essais suggestifs sur l’esthétique font également la part belle à Corinne et à De l’Allemagne. La Poétique des ruines en France, de la Renaissance à Victor Hugo (Genève, Droz, 1974) s’intéresse aux déambulations nocturnes de Corinne parmi les monuments brisés et L’Originalité, une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières (Genève, Droz, 1982) consacre un chapitre à l’originalité, individuelle et nationale, chez Germaine de Staël comme dépassement d’un classicisme figé et réducteur.

Tous les habitués des journées et des colloques de Coppet ont en mémoire la présence de Roland et de Loyse Mortier, leur cordialité, leur disponibilité, l’exemple lumineux de leur complicité. Leurs proches se souviennent, chez Simone Balayé ou chez eux à Bruxelles, de la vivacité de Loyse, nuancée par la discrétion de son époux. Roland Mortier apportait aux réunions et aux rencontres l’étendue de sa culture et la netteté de son expression. Il savait concilier des convictions, nourries de la pensée des Lumières, et un goût de l’échange entre opinions différentes. Membre de l’Académie royale de Belgique, professeur invité aux quatre coins du monde, président de l’Association internationale de littérature comparée (1976-1979), puis de la Société internationale d’étude du dix-huitième siècle (1983-1987), docteur honoris causa des universités de Montpellier, de Göttingen et de Jérusalem, ayant reçu plusieurs prix prestigieux en Belgique, en Allemagne et en France, il a gardé tout au long d’une carrière, surchargée de fonctions et d’honneurs, une facilité d’accès et une générosité dont ont bénéficié les staëliens et les constantiens. On trouvera la liste complète de ses publications dans deux forts recueils, Le Cœur et la raison (Oxford-Bruxelles-Paris, 1990) et Les Combats des Lumières (Ferney-Voltaire, 2000). Dans la préface au premier, René Pomeau saluait l’esprit capable de nous guider à travers la complexité d’une époque. Dans la préface au second, Robert Darnton se montrait sensible à la solidarité de l’historien et du citoyen, à la complémentarité de la connaissance du passé et de l’engagement dans le présent.

Après des études consacrées à Voltaire et à Diderot, Le Cœur et la raison illustre le tournant des Lumières avec un article sur le rêve chevaleresque, sensible dans De l’Allemagne aussi bien que dans le Génie du christianisme. Les Combats des Lumières s’achèvent par une méditation sur « L’actualité des Lumières à la fin du xxe siècle » : elle a gardé toute son urgence vingt ans plus tard. Comment ne pas confondre l’universalisme des Lumières avec l’usage qui en a été fait par l’Occident pour coloniser le monde ? Comment résister à l’exacerbation des différences et des mémoires particulières pour promouvoir des valeurs communes ? Comment maintenir le sens du passé pour penser un avenir qui ne soit pas simple fuite en avant et culte d’un « progrès » réduit à l’augmentation quantitative ? Roland Mortier avait choisi comme épigraphe du recueil Le Cœur et la raison une formule testamentaire de Diderot, qui revendique un humanisme tranquille et qui est sans doute aussi celle de notre ami : « Il n’y a qu’une vertu, la justice, qu’un devoir, de se rendre heureux, qu’un corollaire, ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort ». Le décès de Loyse Mortier a hâté celui de son compagnon de toute une vie.

Michel Delon

Mario Matucci (1920-2015) et Lionello Sozzi (1930-2015)

Ce sont deux membres de notre comité d’honneur qui nous ont quittés cette année, et deux des plus illustres représentants des études françaises en Italie. Professeur à l’université de Pise, Mario Matucci s’est fait connaître par ses travaux sur Rimbaud, mais il s’est non moins passionné pour Marivaux et Robert Challe, pour Baudelaire et Paul Bourget. Il était passé maître dans l’art d’organiser des congrès et de faire bénéficier ses collègues étrangers de l’hospitalité généreuse de l’Italie, en particulier de la Toscane où il exerçait. En 1979, il a accueilli à Pise les dix-huitièmistes du monde entier pour le cinquième congrès des Lumières. En 1986, il réunissait les spécialistes de Germaine de Staël, de Benjamin Constant et Sismonde de Sismondi à Pescia, près de Pistoia, aux archives Sismondi. Le tournant des Lumières a été l’objet de deux autres rencontres, qu’il a préparées à Grosseto : Lumières et illuminisme en 1985 et Les Idéologues et la Révolution en 1989. Il Gruppo de Coppet e l’Italia (Pise, Pacini Editore, 1988) reste un outil de travail précieux. Corinne y est à l’honneur, mais aussi Cécile dont l’épigraphe est Italiam, Italiam. Sismondi y est commenté, aussi bien Foscolo, Leopardi, Alfieri ou Machiavel dans leur rapport avec Coppet.

Lionello Sozzi est un homme du Sud, il est né à Lecce, et l’École normale supérieure de Pise a été le lieu de formation et de transition qui lui a permis de trouver sa place à Turin où il est devenu professeur et où il a fait sa carrière. Seiziémiste, il a progressivement élargi son champ d’investigation et est devenu un des grands spécialistes européens du tournant des Lumières. Il a été à l’origine de deux recueils sur cette époque (D’un siècle à l’autre, Supplément à Studi Francesi, 1998 et Nuove ragioni dell-anti-illuminismo in Francia et Italia, Pise-Genève, 2001), et a lancé une série de Metamorfosi dei Lumi avec l’active collaboration de Simone Carpentari Messina. Libéré par sa retraite, il a offert à ses lecteurs une floraison d’essais dont l’amplitude et la richesse forcent l’admiration et rappellent souvent l’Ecole de Genève : Vivere nel presente. Un aspetto della visione del tempo nella cultura occidentale (Bologne, 2004), Perché amo la musica. Ricordi, riflessioni, emozioni (Firenze, 2004), Il Paese delle chimere. Aspetti e momenti dell’idea di illusione nella cultura occidentale (Palerme, 2007), Gli spazi dell’anima. Immagini d’interiorità nella cultura occidentale (Turin, 2011), à quoi s’ajoute un triptyque sur la figure du sauvage en Occident. Le groupe de Coppet est sollicité dans tous ces travaux transversaux. Lionello Sozzi était membre de l’Accademia dei Lincei à Rome, de l’Accademia delle scienze de Turin, de l’Académie de Savoie à Chambéry.

Le souvenir que je garde de ces deux amis réunis remonte à octobre 1989. Nous étions au banquet qui a suivi le doctorat honoris causa remis à François Mitterrand par l’Université de Bologne. Mario Matucci dans sa rondeur et Lionello Sozzi dans sa minceur rivalisaient de rhétorique et de séduction, passant d’une langue à l’autre, convoquant la littérature et la gastronomie, le libertinage et la politique. Mario Mattuci a préféré ensuite se retirer, tandis que Lionello Sozzi gardait un rythme de travail impressionnant, accompagnant ses doctorants jusqu’à l’achèvement de leur travail, recrutant les amis, sur lesquels il savait pouvoir compter, à Studi francesi, à la Fondation Natalino Sapegno d’Aoste pour l’histoire littéraire ou à l’Accademia delle scienze. Il était devenu « il principe ». Je laisse la parole à l’une de ses dernières doctorantes, Valentina Ponzetto : « J’emporte le souvenir de son sourire lumineux et de sa voix à la parfaite diction française qui nous lisait en classe des vers de Victor Hugo, de Maurice Scève ou de Philippe Jacottet. De ce dernier, je me rappelle, il en chérissait un : ‘L’effacement soit ma façon de resplendir.’ »

Michel Delon

Martine de Rougemont (1940-2015)

Elle était toujours là, dans les matins clairs des journées de Coppet, ou dans les réunions d’associations savantes, la Société des études staëliennes, la Société d’histoire du théâtre, la Société Rétif de La Bretonne ou la Société d’étude du dix-huitième siècle. Présente, discrète, souvent silencieuse et n’en pensant pas moins, elle n’intervenait que sur le mode de la suggestion, presque de l’aparté. Sotto voce, me souffle Gérard Gengembre. Elle rappelait les habitudes de chaque société, elle en incarnait la tradition. Il est difficile de croire qu’elle manquera à nos prochains rendez-vous. Elle nous a quittés, après quelques jours de maladie, le vendredi 21 août 2015.

Elle était née le 8 mars 1940 à Berne. Denis de Rougemont et Simone Vion s’étaient mariés en 1933 ; Denis de Rougemont s’était vite imposé comme un brillant intellectuel engagé, aux compétences multiples, arpentant l’Europe dans sa géographie et dans son histoire. L’Amour et l’Occident paraît en 1939. Un violent article contre la progression nazie sur le continent lui vaut en Suisse une condamnation pour outrage à chef d’Etat étranger et un exil aux États-Unis. Martine passe ses premières années outre-Atlantique et acquiert une maîtrise de l’anglais qui lui permettra en 2009 de traduire des textes de William Blake.

Ses parents se séparent en 1953, elle reste avec sa mère et le restera toute sa vie. Plusieurs années éloignée de son père, elle est marquée par lui, mais à la facilité d’écriture de l’essayiste, elle oppose la rigueur et le laconisme. À la féconde dispersion, elle oppose la précision et la spécialisation. Au terme de ses études de lettres, elle envisage une thèse de doctorat sur Buffon et est recrutée à la Sorbonne comme assistante. C’est là que je l’ai connue. Elle assurait un groupe de travaux dirigés sur les contes de Voltaire pour préparer à l’agrégation. Elle était scrupuleuse à l’extrême et ses corrections couvraient de rouge les marges des copies. Lorsque la Faculté des Lettres de Paris éclata, à la suite des événements de 68 et de la loi d’orientation à laquelle Edgar Faure a donné son nom, elle choisit résolument ce qui allait devenir Paris 3-Sorbonne nouvelle. Elle se reconnut dans une orientation qui allait devenir un des points forts de la jeune université : les études théâtrales et les arts du spectacle dont l’institut s’est séparé de celui de littérature française et comparée. Avec Jacques Schérer et Monique Borie, elle donne une anthologie qui devient un classique : Esthétique théâtrale : textes de Platon à Brecht (Sedes/CDU). En 1982, elle soutient sa thèse, La vie théâtrale en France au xviiie siècle, publiée quelques années plus tard chez Slatkine/Champion et deux fois rééditée. C’est un vaste panorama sur le phénomène théâtral, pris dans la diversité de ses aspects, depuis l’existence des troupes jusqu’aux représentations, depuis le métier d’acteur jusqu’à la publication des textes. C’est un état présent de toutes les études produites aux xixe et xxe siècles. L’ouvrage se révèle indispensable aux chercheurs. Martine de Rougemont y montre son style et sa méthode. L’empreinte calviniste y est devenue un positivisme soucieux de documents et de chronologie, méfiant envers la théorie et la liberté d’interprétation. Le style récuse tout verbiage, tout effet de plume. Il fournit le maximum d’informations en un minimum de mots.

Martine de Rougemont a poursuivi, tout au long de sa carrière cette enquête d’enseignante et de chercheuse sur les phénomènes multiples du théâtre. Professeur, elle est attentive à donner à lire des textes de référence, elle présente chez Slatkine deux contributions originales à la théorie théâtrale, à la fin du xviiie siècle, La Mimographe de Rétif de La Bretonne et les Idées sur le geste et l’action théâtrale traduites de l’allemand de J.-J. Engel. Elle procure, au-delà du xviiie siècle, Le Théâtre libre d’Antoine et les œuvres de Maeterlink. La chercheuse s’attache à des domaines moins explorés : la parodie et les genres mal reconnus ainsi que l’iconographie théâtrale. Elle édite les Paradrames des années 1775-1777, parodies du drame (Presses de l’université de Saint-Etienne, 1998) et les Parodies du bien oublié Pierre-Germain Parisau (Montpellier, 2004). Certains de ses articles sont fondateurs, tels « Le mélodrame classique : exercice de poétique rétrospective », publié dans Revue des sciences humaines en 1976 ou « Situation de l’iconographie théâtre », dans le recueil Le Théâtre au plus près, pour André Veinstein, (Saint-Denis, Presses de l’Université de Vincennes, 2005). Ses collègues et amis qui ont voulu lui offrir un volume pour saluer son départ à la retraite ont choisi de réunir les contributions autour de ces deux perspectives : Iconographie théâtrale et genres dramatiques. Mélanges offerts à Martine de Rougemont (Presses de la Sorbonne nouvelle, 2008).

Grâce à l’amitié et aux encouragements de Simone Balayé, toute cette érudition a été mise au service du groupe de Coppet. Les pièces de théâtre et les réflexions sur la scène ne constituaient pas l’aspect le plus fréquenté des œuvres de Germaine de Staël et de Benjamin Constant. Martine a eu à cœur de renouveler leur connaissance, en en procurant l’édition dans les deux éditions d’œuvres complètes en cours, celles de Germaine de Staël chez Champion et celles de Benjamin Constant chez Niemeyer à Tubinge, puis chez Walter de Gruyter à Berlin. Le chantier concernant la châtelaine de Coppet a été exposé dans une riche livraison des Cahiers staëliens, le n° 50 en 1999, « Mme de Staël et le théâtre ».

L’exemple de celle qui a consacré un drame à Sapho, il y a deux siècles, sa propre expérience de femme dans l’université française, ses longs dialogues avec Simone Vion et avec Simone Balayé ont rendu Martine de Rougemont sensible à la question féminine. Loin de toute déclaration enflammée, elle a décrit des carrières d’auteures de théâtre et encouragé ses étudiantes à travailler dans cette voie. Avec Natacha Michel, elle a donné un très bel essai illustré, Le Rameau subtil, prosatrices françaises entre 1364 et 1954 (Paris, Hatier, 1993), dans une collection originale qui n’a sans doute pas trouvé le public qu’elle méritait.

Une vie, fût-elle celle d’une universitaire, ne se limite pas à une bibliographie. Il faudrait mieux décrire la silhouette de Martine, s’éloignant sur les cailloux de la cour de Coppet pour griller une cigarette, il faudrait rendre la fugitive complicité autour d’un verre, au hasard d’un colloque, quand on pouvait s’éloigner du bruit. Mais c’est peut-être rester fidèle à son style que d’éviter l’émotion trop démonstrative pour ne marquer que la trace d’un travail et la mémoire d’une présence.

Michel Delon

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