Itinéraire d’un « neckerien »

Léonard Burnand

p. 131-135

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Léonard Burnand, « Itinéraire d’un « neckerien » », Cahiers Staëliens, 67 | 2017, 131-135.

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Léonard Burnand, « Itinéraire d’un « neckerien » », Cahiers Staëliens [En ligne], 67 | 2017, mis en ligne le 15 avril 2019, consulté le 26 avril 2024. URL : https://cahiersstaeliens.edinum.org/164

De Jacques Necker, je ne possède ni le génie des chiffres, ni l’embonpoint, ni – hélas – le compte en banque. Et pourtant, cet homme si différent de moi à tant d’égards a occupé une place primordiale dans mon parcours d’historien. Même si je préside depuis plusieurs années aux destinées de l’Institut Benjamin Constant et de l’Association Benjamin Constant, ce n’est pas par l’intermédiaire de Constant que je suis entré, à l’aube du XXIe siècle, dans le domaine des études sur le Groupe de Coppet. C’est la figure de Necker qui a d’abord fixé mon attention, et c’est en suivant les traces du banquier genevois devenu ministre de Louis XVI que j’ai progressivement appris à connaître Germaine de Staël, Benjamin Constant et leur cercle. J’ai donc effectué un cheminement contraire au parcours habituel : en règle générale, les chercheurs se focalisent d’abord sur Germaine et Benjamin, et ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils remontent éventuellement à la « préhistoire » de Coppet, c’est-à-dire la carrière de Necker. À l’inverse, je me suis d’abord intéressé au père, à cet homme dont la fortune a permis l’acquisition du château et dont la pensée politique a profondément imprégné le libéralisme coppétien. Ce statut de précurseur a souvent été sous-estimé. Pourtant, Germaine de Staël elle-même a reconnu à plusieurs reprises le rôle fondamental que les idées de son père ont joué dans sa formation intellectuelle et dans son engagement politique. Elle réalisait en outre que l’héritage neckerien n’était pas seulement conceptuel mais aussi matériel : parfaitement lucide quant à la liberté que procure l’aisance financière, elle mesurait combien elle était redevable aux millions amassés autrefois par le brillant banquier, elle qui savait gré à son père de lui avoir légué « cette fortune sans laquelle nous ne serions rien » (lettre à Auguste de Staël du 4 septembre 1805). Aussi trivial que cela puisse paraître, l’extraordinaire aventure du Groupe de Coppet a débuté derrière un comptoir de banque : sans les habiles spéculations du jeune Jacques, le salon littéraire de sa femme Suzanne n’aurait pas vu le jour, la fille du couple n’aurait pas grandi au milieu des esprits les plus éminents de la sociabilité parisienne, la baronnie de Coppet n’aurait jamais été acquise par la famille, et il n’y aurait pas de lieu de mémoire staëlien sur les rives du Léman. Et sans la carrière ministérielle de Necker et la position centrale qui fut la sienne à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, nul doute que la destinée de Germaine (et donc de Benjamin) aurait été radicalement différente. Est-ce pour cela que je suis, intuitivement, devenu neckerien ?

En l’an 2000, sur les bancs de l’Université de Lausanne, alors que j’étais un étudiant de 23 ans à la recherche d’un bon sujet pour entreprendre un mémoire de maîtrise en histoire, j’ai souhaité aborder une thématique qui me permettrait de tisser des liens féconds entre la France des dernières décennies du XVIIIe siècle (qui me passionne depuis l’enfance) et ma région lémanique natale. C’est alors que Necker m’est apparu comme un personnage idéal pour opérer une telle combinaison. L’incroyable trajectoire de ce Genevois qui « monte à Paris » et y connaît une ascension fulgurante avant de subir de cruels revers me fascinait. La success story neckerienne, scandée par les triomphes et les disgrâces, constituait un scénario rêvé, dont je me suis emparé avec enthousiasme. Necker n’est-il pas, avec Benjamin Franklin, l’une des meilleures incarnations du self-made man des Lumières ? Arrivé en France en 1750 sans un sou en poche, le timide commis de dix-huit ans a su s’élever dans la hiérarchie sociale par son seul mérite personnel et gravir rapidement les échelons au point de devenir l’un des banquiers les plus prospères de la capitale, en attendant d’être appelé à Versailles pour diriger les finances du royaume tout en publiant des traités d’administration qui seront lus et commentés dans l’Europe entière ! Comme Franklin, Necker est parvenu à s’imposer aussi bien dans le milieu des affaires que dans la sphère politique et dans le monde des Lettres. De plus, sa popularité a atteint des sommets entre 1776 et 1789, période cruciale durant laquelle il est véritablement l’idole des Français, comme en témoignent d’innombrables gravures, brochures, gazettes, chansons et « nouvelles à la main » que j’ai retrouvées dans les bibliothèques et les archives. C’est cette dimension du personnage qui a retenu mon attention : comment expliquer une telle célébrité ? comment ce manieur d’argent, étranger et protestant, a-t-il pu susciter un engouement aussi spectaculaire ? C’est pourquoi j’ai choisi de consacrer mes recherches à la relation entre Necker et l’opinion publique, sujet de mon premier livre, paru chez Champion en 2004. Le père de Mme de Staël ayant été à la fois l’un des principaux théoriciens de l’opinion publique et l’une des personnalités de l’époque qui a le plus fortement capté les regards du public, j’ai entrepris d’examiner conjointement la façon dont Necker a envisagé l’opinion publique comme une nouvelle puissance politique et la manière dont il a lui-même été perçu par ce « tribunal de l’opinion » devenu incontournable. Cette approche me permettait d’utiliser le « cas Necker » pour étudier l’avènement de l’opinion publique au XVIIIe siècle dans sa double dimension de concept et de fait social.

Le bicentenaire de la mort de Jacques Necker en 2004 offrait l’occasion de sensibiliser une partie des médias et du grand public au destin exceptionnel de cette figure majeure de notre histoire franco-suisse. En collaboration étroite et amicale avec le regretté Othenin d’Haussonville, j’ai mis sur pied diverses manifestations culturelles visant à favoriser cette redécouverte du baron de Coppet et de son œuvre (journées d’étude, lectures théâtrales, cours publics…). Dans ce contexte commémoratif, j’ai également réédité le Compte rendu au Roi, best-seller neckerien paru en 1781, qui avait érigé le ministre en pionnier de la politique d’information et de la transparence financière. Dans les colonnes de plusieurs quotidiens lémaniques et sur les ondes radiophoniques suisses et françaises, j’ai martelé l’idée selon laquelle Necker et ses écrits méritaient d’être tirés de l’oubli dans lequel ils étaient injustement tombés. Ainsi, sans l’avoir vraiment planifié, j’ai endossé le costume du « neckerien de service », et je dois avouer que je me suis acquitté de cette étrange mission avec une certaine délectation. Parmi mes interlocuteurs, quelques-uns ont commencé à m’identifier à mon personnage de prédilection, si bien que durant cette période de bicentenaire on m’a parfois appelé à tort « Monsieur Necker », ce qui m’a valu quelques moqueries bienveillantes de la part de mes collègues et de ma famille.

Dans le prolongement de mes premiers travaux, c’est tout naturellement que j’ai poursuivi mes enquêtes neckeriennes dans le cadre de ma thèse de doctorat en histoire, réalisée sous la direction du professeur Étienne Hofmann et publiée en 2009 aux éditions Garnier sous le titre : Les Pamphlets contre Necker : médias et imaginaire politique au XVIIIe siècle. Intrigué par le rôle décisif que la littérature clandestine a joué dans les réseaux de communication et dans la culture politique à la fin de l’Ancien Régime, j’ai décidé d’exhumer et d’analyser un vaste corpus de textes largement méconnus : les nombreux libelles dirigés contre le père de Mme de Staël. À l’instar de Marie-Antoinette, Necker a été l’une des cibles privilégiées des pamphlétaires de l’époque, et pourtant aucune étude spécifique n’avait encore été dédiée à cet ensemble de brochures anti-neckeriennes dont l’impact fut considérable à la veille de la Révolution. Ces pamphlets ont beaucoup à nous apprendre : d’abord, parce que leurs conditions de rédaction, d’impression, de distribution et de réception éclairent avec précision le fonctionnement de cet univers singulier qu’est celui du marché littéraire illicite du XVIIIe siècle ; mais aussi parce que la littérature anti-neckerienne est porteuse d’un imaginaire très riche. À travers ces libelles, c’est toute la question de l’image de l’étranger, du protestant, du banquier, du roturier, ou du charlatan, qui est en jeu. Les thèmes qui sous-tendent la légende noire du ministre des finances de Louis XVI renvoient à une mythologie qui dépasse le seul « cas Necker », et qui nous offre une voie d’accès à certaines représentations collectives de cette période-charnière.

Au cours des dernières années, ce sont Germaine de Staël et surtout Benjamin Constant qui ont accaparé mon temps et mon énergie. C’est à eux que je consacre désormais mes efforts de chercheur et de médiateur culturel, avec un plaisir immense et sans cesse renouvelé. Toutefois, je n’oublie pas le père, cet étonnant Jacques Necker qui m’a fait entrer par un chemin oblique dans le champ fertile des études coppétiennes. C’est toujours avec émotion que je passe devant son imposante statue en marbre dans le vestibule du Château de Coppet, ou devant son remarquable portrait peint par Duplessis (dont une reproduction en miniature agrémente discrètement mon bureau). Je ne propose plus spontanément de conférences ou d’articles sur Necker, ayant l’impression d’avoir dit l’essentiel de ce que j’avais à dire sur le ministre de Louis XVI et craignant peut-être de me répéter. Néanmoins, lorsqu’on me sollicite, j’ai passablement de peine à résister à la tentation de retrouver mon banquier fétiche. Alors je fais semblant d’hésiter et j’accepte l’invitation ; puis, furtivement, le temps d’une causerie ou d’un petit texte comme celui-ci, l’incorrigible « neckerien » que je suis reprend du service.

Lausanne, 5 mai 2017

Léonard Burnand

Université de Lausanne, Institut Benjamin Constant.