« L’empereur Napoléon, dont le caractère se montre tout entier dans chaque trait de sa vie, m’a persécutée avec un soin minutieux, avec une activité toujours croissante, avec une rudesse inflexible1 » : c’est quasiment par cette phrase que Germaine de Staël ouvre le récit de Dix années d’exil, en se campant en cible privilégiée du despote dont l’acharnement se traduit par des mesures de plus en plus strictes de bannissement prises à son encontre. Elle raconte en effet dans ce livre, resté inachevé et publié à titre posthume en 1821, une vie de persécutions passée à fuir Paris puis la France tout entière qui fait d’elle, comme le reconnaît Sylvie Aprile dans l’ouvrage qu’elle consacre aux bannis et aux proscrits du XIXe siècle2, une « reine de l’exil », une figure majeure dans la construction du type de l’exilé(e) et dans la mise au point des topoï littéraires associés à ce genre de récit de vie. Plus précisément, après avoir installé le face-à-face entre la victime et son tyran, avec lequel elle règle ses comptes dans la première partie, la deuxième partie prend la forme d’un récit de voyage consacré à l’extraordinaire traversée de l’Europe centrale qu’entreprennent Germaine de Staël et ses proches à partir de mai 1812. Ne supportant plus la surveillance policière de plus en plus étroite dont elle fait l’objet à Coppet, Germaine de Staël a en effet alors décidé de s’enfuir pour gagner l’Angleterre, toujours regardée comme une terre de liberté. Mais comme elle ne peut s’y rendre directement, il lui faut affronter l’épreuve d’un « grand voyage3 » qui la conduira jusqu’en Russie, au moment même où les troupes napoléoniennes avancent vers Moscou, puis jusqu’en Suède, avant l’arrivée à Londres en juin 1813. C’est dans ces conditions très particulières de fuite dans une Europe passée sous tutelle napoléonienne et de plus en plus menacée par l’envahisseur qu’elle traverse la Pologne, très exactement la Galicie au début de juillet 1812, en faisant étape à Wadowice, Gdow, Rzeszow, au château de Lancut (Lanzut) chez le prince Lubomirski (où elle rencontre Potocky), à Przeworsk et enfin à Lvov, à Brody, avant d’entrer en Russie le 14 juillet.
Peut-être parce que la Pologne n’est que traversée en vue d’atteindre la Russie, les pages que lui consacre Germaine de Staël ont moins retenu l’attention des critiques que sa présentation de la Russie. Pourtant, Germaine de Staël déclare d’emblée : « Parmi les nations que Bonaparte traîne après lui, la seule qui mérite l’intérêt, ce sont les Polonais4 ». Pour comprendre cette déclaration, nous ferons le point dans cet article sur les analyses géopolitiques qu’elle mène à partir du cas polonais, qui lui permet de faire le portrait de l’Europe passée sous le joug napoléonien et de la politique de la terreur policière qui s’y répand. Nous nous arrêterons également sur la poétique du récit de voyage que constituent ces pages, tout à fait représentatives du glissement du genre du discours de savoir vers la relation d’une expérience personnelle, qui donne ici la priorité aux impressions d’une exilée politique, dont la souffrance n’entame en rien la curiosité pour les pays traversés et la passion de l’analyse de la destinée des peuples.
Peu réceptive aux joies du voyage, Germaine de Staël a toujours été beaucoup plus sensible à la souffrance provoquée par le départ, par l’éloignement des êtres et des lieux chers qu’il induit, et elle a souvent déploré l’épreuve de la solitude, de l’ennui, de l’indifférence que devient le voyage volontiers assimilé à « cet empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne vous attend5 ». Staël a fait ressortir cette négativité de l’expérience du voyage dans tous ses écrits, dans sa correspondance mais aussi dans ses fictions : il suffit de penser à l’analyse poignante de la nostalgie qu’elle place dans la bouche de son héroïne Corinne exilée en Angleterre6. Le texte des Dix années d’exil, tout comme les lettres qui datent de cette époque, portent la trace de la souffrance intense que reste le voyage, a fortiori lorsqu’il est entrepris sous la contrainte, pour fuir une réalité qui devenait intolérable. Staël y dit combien il lui a été difficile de quitter « deux patries, la Suisse et la France7 » : c’est l’occasion pour elle de fustiger une nouvelle fois Napoléon, incapable de ressentir un tel sentiment parce que, dans son égoïsme et dans son impassibilité, il ne peut être affectivement attaché à un pays qu’il ne considère que comme « l’instrument de ses victoires », ni se sentir solidaire d’un peuple à partir du moment où il n’a comme concitoyens que « les esclaves qui sont plus soumis à ses ordres8 ». Staël revient également sans cesse sur l’épreuve que constituent la solitude et l’angoisse de ne pouvoir compter sur presque aucun appui, d’être livrée à elle-même dans un pays inconnu, alors que sa santé est défaillante et qu’elle a charge d’enfants. Les lettres qu’elle écrit rendent compte de la cruauté de cet isolement, du sentiment d’insécurité qu’il alimente, mais aussi de cette confrontation douloureuse avec l’étrangeté radicale, rendue sensible à travers la langue que l’on ne comprend pas. Dans une lettre du 5 juillet 1812 écrite de Wadowice à Juliette Récamier, elle laisse entendre ce sentiment d’abandon et ce désarroi face à cette communication devenue désormais impossible : « Je suis donc seule avec ma fille et mon fils, dans le pays le plus triste de la terre et où l’allemand me semble ma langue maternelle tant le polonais m’est étranger9 ». Il suffit au contraire qu’elle entende tout à coup un homme à cheval la saluer en français, alors qu’elle chemine seule avec son fils à travers la Galicie dans « une espèce de désert », pour qu’elle éprouve une joie ineffable10.
« Apprentissage de la solitude11 » renforcé par l’obstacle de la langue, le récit de l’exil ajoute aux souffrances que réserve tout voyage en terre étrangère celles propres à la condition de la proscrite. Car il ne faut pas oublier que celle qui s’est enfuie incognito du château de Coppet est une femme à qui il était interdit de quitter les environs de son domaine d’où elle ne pouvait plus recevoir personne, dans la mesure où ses visiteurs prenaient alors le risque d’être à leur tour condamnés à l’exil, ce qui arriva à ses amis les plus chers, Mathieu de Montmorency et Juliette Récamier. Germaine de Staël sait que dans l’Europe livrée à Napoléon, à qui elle vient de désobéir en quittant la Suisse, elle peut être arrêtée à tout moment et jetée en prison, ce qui la terrifie en ravivant dans son imagination la menace d’une solitude éternelle. Car comme elle l’explique, ce sont avant tout l’isolement absolu et la privation de toute compagnie qui l’effraient : l’idée d’être emprisonnée et de se retrouver ainsi dans une telle situation est à ses yeux pire que la mort12. Dans ce voyage qui a tout d’une traque aussi haletante qu’impitoyable, la difficulté majeure que rencontrent Germaine de Staël et ses proches est d’obtenir des passeports pour circuler. Lorsqu’elle quitte Vienne et traverse la Moravie puis la Galicie, elle est encore en attente des passeports russes qui leur permettront de pénétrer dans ce pays et d’atteindre Saint-Pétersbourg. La correspondance de cette période est dominée par les tractations auprès des autorités pour obtenir un peu d’indulgence et s’assurer du droit de se déplacer sans être inquiétés. Germaine de Staël y fait part de l’angoisse suscitée par le retard pris par ces passeports : c’est qu’elle craint fortement de ne pouvoir gagner à temps la Russie avant le déferlement sur ce pays des troupes napoléoniennes, dont elle suit avec inquiétude la progression. Ce voyage a donc aussi la dimension dramatique d’une course contre la montre qui rend tout empêchement encore plus pénible et lourd de conséquences potentiellement tragiques.
Il est donc, pour l’essentiel, une confrontation aussi terrible que désespérante avec une impitoyable bureaucratie policière qui étend son pouvoir tentaculaire sur tout le continent européen. « L’Europe jadis si facilement ouverte à tous les voyageurs est devenue sous l’influence de l’empereur Napoléon comme un grand filet dans lequel on ne peut faire un pas sans être arrêté13 », constate Germaine de Staël. D’où, comme l’ont bien vu Jean Goldzink et Gérard Gengembre, l’introduction dans le récit de voyage d’une nouvelle forme d’arbitraire qui produit de nouvelles scènes et requiert un nouveau personnel : tous deux constatent en effet que le texte de Staël contribue à faire entrer dans « la haute littérature » la peinture de « la tyrannie bureaucratique, paperassière, pseudo-légaliste, poliment oppressive, avec ses hommes de main zélés, ministres, préfets, commissaires, ambassadeurs, gendarmes14 ». Il en va ainsi en Autriche, pays qui se distingue, ou plutôt se ridiculise par ses procédés grossiers d’espionnage et par sa surveillance policière particulièrement tatillonne. Dans ce récit où elle s’autorise plus qu’ailleurs à donner libre cours à sa verve satirique, Germaine de Staël ne manque pas de présenter les moyens risibles de sa surveillance à Vienne, où des espions la suivent à pied ou en cabriolet sans prendre la moindre précaution pour ne pas être repérés. Il ne lui en faut pas davantage pour railler cette Autriche bête et maladroite, qui s’est mise en tête d’égaler les talents policiers de la France et qui parvient juste à « organiser ostensiblement ce qui tout au moins doit être caché15 ». Sa police ne se conduit pas plus intelligemment dans la Galicie qu’elle occupe. De fait, partagée entre indignation et rire, la voyageuse s’aperçoit que dans les bureaux des villes où il faut faire viser le passeport, « on avait fait placarder qu’il fallait [la] surveiller quand [elle] passerai[t] », oubliant que « le secret fait toute la force » de telles mesures, et son ironie gagne encore en causticité lorsqu’elle illustre la « finesse » de cette surveillance en décrivant le comportement pour le moins négligent et absurde des agents : « un caporal ou un commis ou tous les deux ensemble venaient regarder ma voiture en fumant leur pipe et, quand ils en avaient fait le tour, ils s’en allaient sans même daigner me dire si elle était en bon état ; ils auraient alors du moins servi à quelque chose16 ».
En agissant ainsi, l’Autriche devient hélas représentative de la servilité des états alliés de Napoléon, qui se croient obligés de renchérir dans la surveillance et qui pensent afficher leur force « en se faisant persécuteurs » : de passage à Brünn, Germaine de Staël déplore la « crainte de se compromettre » des autorités locales qui s’ingénient à trouver « tous les genres de tracasseries sur [ses] passeports » et qui tombent dans d’« absurdes platitudes17 ». En Moravie, elle fustige l’état d’esprit des agents à qui l’on interdit désormais de réfléchir à la portée de leurs actes et qui se contentent donc d’exécuter ce qu’on leur dit de faire, en prenant l’exemple du gouverneur qui l’oblige à gagner au plus vite la frontière russe alors même qu’elle n’a pas de passeport pour poursuivre et qu’il reconnaît lui-même l’absurdité de son ordre. Sa consternation est d’autant plus grande qu’elle constate que cette politique revient à donner un terrible pouvoir de nuisance à des subalternes qui peuvent aisément abuser de ces mesures de police18. Mais c’est en Galicie qu’il lui sera donné de connaître l’épisode tout à la fois le plus éprouvant et le plus ridicule de ce voyage sous surveillance. De fait, alors qu’elle avait prévu de faire étape pendant quelques semaines au château de Lancut pour profiter de l’hospitalité du prince Henri Lubomirski et de son épouse, qu’elle connaît, elle se heurte à l’interdiction de la police autrichienne, qui lui ordonne « d’aller toujours en avant19 » et de quitter au plus vite la Galicie. Les lettres qu’elle écrit alors disent son indignation devant tant d’acharnement et de cruauté, alors qu’elle se sent épuisée et qu’elle a été forcée de se séparer de Rocca, le chevalier servant de ses dernières années. Certes, après force négociations, la police autrichienne accepte qu’elle s’arrête trois ou quatre jours dans ce château, mais elle n’est pas au bout de ses peines puisqu’il lui faut supporter qu’un espion s’établisse avec elle chez ses amis, partage leurs repas et pousse l’inconvenance jusqu’à envisager, pour obéir aux ordres, de passer la nuit dans sa chambre « afin de [s’]assurer qu’elle n’a de conférence avec personne », avant toutefois de se rétracter. Certes, Staël se venge par des portraits charges savoureux de cet homme obséquieux, qui « se fatigu[e] en révérences jusqu’à terre », qui s’autorise à lui témoigner de la prévenance et même de la compassion, mais qui est tout dévoué au pouvoir, jusqu’à appliquer les consignes les plus stupides. La « bêtise » de cet homme qui lui demande finalement si elle a été contente de lui la convainc qu’il est surtout ridicule, mais les scènes cocasses que ménage son insolente présence ne font pas oublier la consternation de Germaine de Staël devant l’abaissement moral des pays soumis à Napoléon.
Sa tristesse est grande de voir jusqu’à quel degré de « rudesse » et de « gaucherie » descendent désormais ces agents de l’Autriche qui obéissent aveuglément à tout ordre et qui ont perdu tout discernement20. Ainsi sa traversée de la Galicie lui confirme la déchéance de l’Europe sous domination napoléonienne prise dans un engrenage policier qui est le moyen d’une nouvelle forme de coercition, moins brutale, dans la mesure où l’on n’est plus en danger de mort, mais plus insidieuse, puisque l’on est désormais sans cesse soumis aux tracasseries de cette machine bureaucratique. Cette Europe des postes de douanes et des prisons où le contrôle des identités est permanent aura malheureusement un bel avenir, mais elle donnera à la littérature des épisodes hauts en couleur. Dans les années 1830, Chateaubriand et Stendhal circulent eux aussi dans une Europe mise au pas et surveillée, où la présence policière est partout, où l’on ne se déplace que dûment muni de passeports et de visas et où tout passage de frontières est périlleux. Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe et Stendhal dans La Chartreuse de Parme sauront exploiter le potentiel comique des scènes mettant aux prises le voyageur avec un implacable douanier plein de méfiance ou avec des espions retors, mais s’ils s’en amusent, tous deux n’en reconnaissent pas moins dans ces contrôles rigoureux l’outil dangereusement performant dont a su se doter un État policier et bureaucratique pour surveiller tous les déplacements sur le territoire et tous deux se désolent de l’univers carcéral qu’est devenue l’Europe ainsi réglementée21.
Le ressentiment contre l’Autriche et contre la terreur policière qu’elle fait régner jusque dans les pays qu’elle occupe explique que Germaine de Staël soit beaucoup plus clémente à l’égard des Polonais, pourtant eux aussi alliés de Napoléon, dont ils continuent d’espérer qu’il aidera à restaurer la souveraineté de leur pays. Staël tient en effet à distinguer le ralliement de l’Autriche à l’Empereur de celui des Polonais. Elle ne trouve pas d’excuses à l’alliance de l’Autriche avec Bonaparte, qui « la réduit au dernier rang parmi les nations » et a tout d’une trahison si l’on se souvient du sacrifice consenti par tous ceux qui ont donné leur vie à Essling et à Wagram pour qu’il y ait encore « une monarchie autrichienne et un peuple allemand », alors que désormais les soldats autrichiens servent le projet napoléonien de soumission de tous les peuples de l’Europe22. L’alliance des Polonais avec Bonaparte, en revanche, lui paraît plus excusable car eux au moins visent le rétablissement de l’indépendance de leur pays et ne peuvent donc être « confond[us] avec les autres peuples23 ». Staël reconnaît ce que leur situation a de paradoxal et de tragique : « il est affreux de ne pouvoir espérer la liberté que d’un despote et de n’attendre l’indépendance de sa propre nation que de l’asservissement du reste de l’Europe24 ». Mais le patriotisme des Polonais la touche, eux qui « aiment leur patrie comme un ami malheureux25 » et elle se plaît à penser qu’ils ne sont pas dupes des motivations réelles de Napoléon, dont ils comprennent sans doute qu’il « ne se soucie pas de leur indépendance26 » et qu’en tant que despote, il ne peut que mépriser leur désir de liberté en voulant seulement les utiliser contre la Russie. D’où sa mise en garde contre les bienfaits à attendre d’une telle stratégie qui repose sur une erreur de jugement, celle de croire d’une manière générale qu’un tyran peut contribuer à la libération d’un peuple et, dans le cas de Napoléon, qu’un homme aussi égocentrique et aussi dénué de tout scrupule moral peut se soucier du sort d’un pays. Considérant le pari polonais de s’appuyer sur Napoléon « pour se rétablir comme nation », elle écrit en effet : « Je ne sais s’ils y réussiront, car il est difficile que le despotisme donne la liberté et ce qu’ils regagneront dans leur cause particulière, ils le perdront dans la cause de l’Europe. Ils seront polonais, mais polonais aussi esclaves que les trois nations prussienne, autrichienne et russe dont ils ne dépendront plus27 ». C’est donc un marché de dupes que pronostique Staël, qui prédit à la Pologne une autonomie peut-être retrouvée, mais au prix d’une soumission humiliante au pouvoir napoléonien qui ne vaut pas mieux. Elle se désole de les voir rejoindre le camp de tous ceux qui ont vu en Napoléon le défenseur de leurs droits, alors qu’il en était le plus redoutable ennemi.
En dépit de ses réticences, Staël continue de dédouaner les Polonais de la déchéance morale qu’entraîne à ses yeux tout pacte avec Napoléon. Elle admet que ce sont « les seuls Européens qui puissent servir sans honte sous les drapeaux de Bonaparte28 », alors que l’attitude des Autrichiens est à ses yeux l’illustration la plus probante de l’avilissement et des contradictions politiques auxquels conduit la proximité avec l’Empereur. Les agissements du ministère autrichien montrent que « les gouvernements alliés de Bonaparte ne savent plus ce que c’est qu’une opinion, une conscience, une affection ; il ne leur reste que l’inconséquence de leur propre conduite et de l’art avec lequel la diplomatie de Napoléon les a enlacés, qu’une seule idée nette, celle de la force, et ils font tout pour lui complaire29 ». Désormais aussi hostiles à toute manifestation d’indépendance et aussi cyniques que leur maître, les alliés ne reconnaissent comme lui que le droit du plus puissant et se font détester de tous ceux qui leur doivent obéissance. C’est le cas des Autrichiens en Pologne, qui réussissent là encore mieux qu’ailleurs à alimenter « l’esprit d’opposition30 » contre eux. Staël remarque en effet que les Autrichiens n’ont jamais su « se faire aimer des peuples étrangers qui leur sont soumis31 » parce qu’ils sont incapables d’adapter leurs lois aux mœurs du pays occupé. En Pologne, ils n’ont pas su réformer la société sans l’humilier, sans heurter la fierté d’un peuple d’autant plus à vif qu’il est soumis. Staël leur reproche par exemple d’avoir divisé la Galicie en cercles et d’avoir le plus souvent confié le pouvoir à des hommes grossiers qui se retrouvent ainsi en position de commander « despotiquement aux plus grands seigneurs de la Pologne ». Elle insiste sur les tracasseries policières et sur les vexations dont ces derniers font régulièrement les frais, par exemple lorsqu’à eux aussi on refuse des passeports et lorsqu’on leur impose de « comparaître tous les huit jours », pour bien vérifier qu’ils ne trament rien et qu’ils ne veulent pas se rendre à Varsovie32. Pour Staël, cette attitude met en évidence l’inconséquence de l’Autriche, qui ne cherche même pas à masquer l’hostilité des Polonais qu’elle occupe, et qui pratique surtout une politique contradictoire en soutenant à l’extérieur la cause d’un pays et en empêchant de fait ses habitants de la défendre. Staël ne manque pas une occasion de dénoncer l’absurdité de la position de l’Autriche, que son alliance avec Napoléon oblige à œuvrer au moins en théorie au rétablissement de la Pologne alors que par le passé, elle n’a cessé de contribuer au partage du pays et qu’elle retient « encore entre ses mains avec plus d’ardeur que jamais le tiers de cette Pologne ». Elle se moque de ce gouvernement autrichien qui envoie des hommes pour « rétablir la confédération de Pologne à Varsovie » et qui attache « presque autant d’espions […] aux pas des Polonais de Galicie, qui voulaient avoir des députés à cette confédération33 ». Sa traversée de la Galicie est donc pour elle l’occasion de brosser un portrait charge de l’Autriche ralliée à Napoléon, que cette dépendance déshonore et oblige à des contorsions diplomatiques dont elle se plaît à faire ressortir la totale incohérence.
C’est dire qu’elle est toute prête à reconnaître que les Autrichiens sont grandement responsables de l’état déplorable dans lequel elle trouve la Pologne. L’ineptie du comportement des Autrichiens lui fait conclure que « jamais un pays [n’a] été plus misérablement gouverné, du moins sous les rapports politiques, que ne l’était alors la Pologne34 » et elle finit par se convaincre que c’est pour cacher cette situation catastrophique que les autorités font autant de difficultés aux étrangers qui souhaitent pénétrer dans le pays. Mais on aurait tort de penser qu’elle épargne aux Polonais toute critique. Bien au contraire, parce qu’elle est très sensible à l’écart qui existe entre « le luxe » des seigneurs et « l’affreuse misère » des paysans, elle ne doute pas que, dans une société aussi manifestement inégalitaire, les Autrichiens aient « apporté des lois meilleures que celles qui existaient35 ». Le problème est qu’ils n’ont pas su faire accepter ces réformes à un pays dont la situation sociale ne cesse de la surprendre et de l’effrayer. Sans jamais tomber ici dans la satire, Staël porte en effet sur l’état de la Pologne un jugement nuancé, qui fait place à des réserves. Voici par exemple comment lui apparaît la société polonaise au cours de sa traversée :
On voyait à chaque poste de Galicie trois espèces de personnes accourir autour des voitures des voyageurs, les marchands juifs, les mendiants polonais et les espions allemands. Le pays ne semblait habité que par ces trois classes d’hommes. Les mendiants, avec leur longue barbe et leur ancien costume sarmate, inspiraient une profonde pitié ; il est bien vrai que s’ils voulaient travailler, ils ne seraient pas dans cet état, mais on ne sait si c’est orgueil ou paresse qui leur fait dédaigner le soin de la terre asservie36.
Certes, une fois de plus, Staël dénonce ici la rigueur de la surveillance policière, qu’elle ridiculise encore un peu plus loin en se moquant des « hommes vêtus en mauvais frac » qui n’ont à espionner que le malheur au milieu de ce peuple misérable. On note également qu’elle prend en pitié les mendiants et qu’elle leur laisse le bénéfice du doute – « orgueil ou paresse » – pour rendre compte de leur état. Le fait que ce soit une terre « asservie » qu’ils se refusent peut-être par fierté de travailler les excuse aux yeux de Staël, sensible à ce refus de servir d’une manière ou d’une autre l’occupant. Quant au costume « sarmate », il affiche une revendication identitaire qui ne peut également que la toucher.
Mais elle n’est pas toujours aussi compréhensive à l’égard du peuple polonais, dont elle n’hésite pas à faire ressortir les contradictions et les manques. Ainsi les Polonais sont-ils d’abord accusés de n’avoir jamais su installer durablement dans leur pays la liberté que pourtant ils chérissent et réclament : « On y a toujours voulu la liberté, on n’a jamais su l’y établir ». Le défaut criant d’éducation est pointé du doigt, notamment dans le peuple dont Staël note l’ignorance et la paresse. Car elle a beau s’apitoyer sur les mendiants, elle ne peut s’empêcher de dénoncer le manque d’« industrie », soit la léthargie d’un peuple qui a laissé les juifs « s’empa[rer] de tout le commerce » et fait en sorte que les paysans vendent « pour une provision d’eau-de-vie toute la récolte de l’année prochaine37 ». Toujours très curieuse des mœurs des populations rencontrées et notamment de leurs pratiques religieuses, Staël rapporte que l’on « rencontre sur les grands chemins des processions de femmes et d’hommes portant l’étendard de la croix et chantant des psaumes », mais, contrairement à ce que l’on pouvait attendre, elle ne fait aucun commentaire sur la foi qu’ils expriment : elle ne retient que la « tristesse38 » qui s’affiche sur ces visages et ne veut voir dans ces démonstrations de piété que le désespoir d’hommes et de femmes qui n’attendent plus rien de leur vie ici-bas et qui s’en remettent à Dieu. C’est ce qu’elle explique à Juliette Récamier, dans la lettre du 5 juillet 1812 : « J’ai rencontré sur le chemin de longues processions de gens du peuple qui allaient implorer Dieu dans leur misère, en n’espérant rien des hommes, en voulant s’adresser plus haut. Déjà l’on commence à sentir qu’on a quitté l’Europe civilisée. Quelques chants mélancoliques annoncent de temps en temps les plaintes des êtres souffrants qui, lors même qu’ils chantent, soupirent encore39 ». Dans les Dix années d’exil, elle décrit l’« étonnement » de ce peuple accablé lorsqu’il reçoit « des aliments meilleurs que ceux auxquels ils étaient accoutumés », alors qu’ils « ne se croyaient plus faits pour jouir de ses dons ». C’est bien le constat de la pauvreté extrême de ce peuple et de son sentiment d’abandon, de relégation qui domine dans les deux cas ce tableau où entrent de la commisération devant tant de malheur, mais aussi sans doute une part de perplexité devant tant de résignation.
Car Staël raconte juste après que « l’usage du peuple polonais est d’embrasser les genoux des seigneurs quand ils les rencontrent », si bien que l’« on ne peut faire un pas dans un village sans que les vieillards, les femmes, les enfants vous saluent de cette manière40 ». On peut penser qu’elle est consternée par la servilité à laquelle est réduit ce peuple dans cette société où la différence des conditions est si marquée et si avilissante. De telles scènes disent le caractère arriéré d’un pays encore féodal où l’héritière de la pensée des Lumières a l’impression d’avoir « quitté l’Europe civilisée ». Elles témoignent à coup sûr de la confrontation avec l’altérité absolue que devient ce voyage qui la conduit dans un monde dont elle ne connaît plus les codes. Mais il faut reconnaître que Staël ne s’autorise guère à critiquer ouvertement l’état de cette société. De passage dans un château en ruines où elle est bien accueillie par le concierge parce qu’elle connaît la propriétaire des lieux, elle préfère s’en tenir au constat de l’étonnant contraste qui règne dans un pays où misère et magnificence se côtoient et elle choisit de mettre l’accent sur les qualités morales, « bonté du peuple » et « générosité des grands », qui permettent au moins de les associer dans un même éloge. L’essentiel reste une fois encore de les distinguer des « agents » que l’Autriche envoie, comparés à des « hommes de bois » insensibles à tout ce qui est beau et bon41.
On peut comprendre que la situation particulièrement angoissante dans laquelle se trouve Germaine de Staël, traquée par la police et incertaine d’atteindre Saint-Pétersbourg avant l’arrivée de son ennemi, ne lui ait guère donné le loisir et l’envie de prêter attention aux paysages qu’elle ne décrit pas, du moins pendant sa traversée de la Galicie, alors qu’en Russie, elle prendra au moins la peine de noter la surprenante immensité et la monotonie des plaines. Mais cette inquiétude persistante ne la fait pas se replier sur sa souffrance personnelle et ne transforme pas le récit de voyage en un journal intime qui n’accueillerait que des confidences plaintives. Germaine de Staël a beau être accablée par les persécutions dont elle est victime et par le spectacle qu’elle a sous les yeux, elle ne se laisse pas submerger par l’émotion et trouve au contraire dans son expérience personnelle de quoi alimenter sa réflexion au long cours sur le gouvernement des hommes et tout particulièrement sur le fonctionnement de la tyrannie militaire et politique. Par la part importante qu’y prennent les analyses géopolitiques et les observations sur l’état des sociétés, le récit de Dix années d’exil confirme que chez elle, même dans les circonstances les plus éprouvantes, la « passion pour l’universel et pour la cause du genre humain […] l’emporte sur les particularités de la personne privée42 ». Germaine de Staël n’abdique pas sa faculté de penser le devenir de l’Europe et reste fidèle à son programme de non pas se mettre en avant43, mais de prendre appui sur son vécu pour témoigner des méfaits du despotisme et pour alerter les opinions. Par ce texte, elle prouve même qu’elle est capable de trouver dans l’épreuve de quoi renouveler son écriture, ici beaucoup plus portée par l’ironie que dans ses fictions, qui empruntent davantage aux ressources du pathétique. En la jetant très loin sur les routes de l’exil, en l’obligeant à fuir les grandes routes et à éviter les grandes villes, en l’empêchant de séjourner dans les châteaux où se trouvent ses semblables, ce voyage de tous les dangers l’arrache à ses habitudes, à sa classe et la confronte à une réalité et à des mœurs qu’elle ne connaît pas. Ce dépaysement radical rajoute à son angoisse, mais la distance qu’il installe est aussi la condition de la curiosité dont elle fait preuve face à ce monde nouveau pour elle. En cela, Dix années d’exil fait bien de Germaine de Staël la représentante de cette « génération excentrée44 » d’écrivains et d’artistes du début du XIXe siècle, le plus souvent en conflit avec le pouvoir et dont la vie nomade est en rupture avec le cosmopolitisme des Lumières : loin de se déplacer dans un espace social dont ils sont familiers, eux font l’expérience d’un véritable déracinement qui les fait souffrir mais qui stimule en eux la réflexion sur l’Histoire, et les ouvre à la différence culturelle.