Cette contribution vise à analyser plusieurs écrits politiques de l’âge directorial dans lesquels Germaine de Staël, pour faire face aux défis dramatiques d’une République d’abord naissante, puis agonisante, modernise le discours républicain, avant de le mêler à des concepts, des pratiques et des institutions empruntés à d’autres cultures politiques, à commencer par celle du constitutionnalisme d’origine anglo‑saxonne.
Tout commence par des contextes, des textes et une ambivalence. Le premier contexte, le début de la République directoriale, voit la parution des Réflexions sur la paix intérieure en 1795 ; le second, celui de la République directoriale en crise, est contemporain des Circonstances actuelles en 1798. Enfin l’ambivalence, omniprésente dans la réflexion de Madame de Staël, concerne l’écart qui sépare le discours de l’expérience, fortement anglophile, et le discours de la raison, plus typiquement français ; qui sépare le discours moderne – où prime l’intérêt – et le discours ancien – fondé sur la vertu – lié encore à une sorte de religion dans les limites de la raison. Une tension surgit ainsi entre la reconnaissance de la modernité et la perception lucide de ses risques.
Avant-propos
Pour le philosophe Paul Feyerabend, les faits sont « chargés de théorie » : il souligne ainsi de façon kantienne les prémisses transcendantales de notre façon d’observer le monde. Cependant même les théories, si elles se veulent explicatives, doivent être « chargées de faits ». Et c’est plus encore le cas pour les théories qui sont subordonnées à l’action politique et cherchent à introduire de l’ordre et du sens dans l’opacité de l’histoire. S’il est vrai donc, pour citer le comte de Cavour, que l’histoire est une « grande improvisatrice », les théories politiques sont une tentative d’endiguer son imprévisibilité en conférant à son allure une direction sensée.
Pour obtenir ce résultat, les théories doivent renoncer à leur pureté, c’est-à-dire accepter le défi des circonstances, se laisser contaminer par d’autres théories et féconder par la leçon de l’expérience. Dans cette perspective, les écrits politiques composés par Staël pendant les années orageuses du Directoire constituent un cas d’école1. Le discours théorique qu’ils développent se plie parfaitement au « défi des circonstances » en se confrontant aux difficultés – politiques et institutionnelles – qui accompagnent la naissance et l’agonie d’une République. Une difficulté surgit cependant, qui tient au fait que Staël mélange à son discours politique, de type républicain, des concepts, des pratiques et des institutions hétérogènes : celui du libéralisme en train de naître – on trouve sous sa plume l’une des premières attestations de l’usage politique du terme « libéral », ainsi que la formulation pionnière de la distinction entre liberté des Anciens et liberté des Modernes –, et celui du constitutionnalisme d’origine anglo-saxonne, tant dans la version britannique que dans celle américaine. Mais avant d’analyser les textes, il faut partir du contexte et de ce défi des circonstances plusieurs fois évoqué.
1795 : les difficultés d’une République naissante
Au printemps-été 1795, la Convention doit élaborer une nouvelle constitution. Le défi auquel se trouvent confrontés les thermidoriens – ceux qui ont mis fin au régime de Robespierre – leur assigne trois objectifs : sortir de la Terreur, terminer la Révolution et fonder la République. Sortir de la Terreur signifie rompre avec la logique de l’urgence, les lois exceptionnelles et l’usage de la violence comme instrument de gouvernement. Très vite cependant, les thermidoriens comprennent qu’il ne suffit pas de régler ses comptes avec le passé : il faut aussi dessiner l’avenir. En d’autres termes, il est nécessaire de terminer la Révolution, c’est-à-dire de donner à ses principes une issue politique efficace et institutionnelle. Terminer la Révolution signifie à son tour fonder – durablement – la République, ou bien la re-fonder en renouant avec ses origines, ses principes et ses promesses dramatiquement compromises par la Terreur2. La république que les thermidoriens ont à l’esprit est fondée sur l’égalité civile, sur la liberté individuelle, sur une démocratie alors plutôt large et sur la séparation des pouvoirs. Cette nouvelle république – tout entière définie par la Constitution de l’an III – est soutenue par Staël et par Constant, lesquels sont convaincus qu’elle représente la dernière occasion d’éviter que la Révolution ne soit détruite par ses excès mêmes.
1795 : Les Réflexions sur la paix intérieure
La contribution la plus originale de Mme de Staël pendant cette période – concentrée surtout dans Les Réflexions sur la paix intérieure de 17953 – concerne la culture constitutionnelle, tant sur le plan de la méthode que sur celui du mérite.
Sur le plan de la méthode, Mme de Staël affirme que dans la science des constitutions, « l’invention est puérile, et la pratique sublime4 ». Pour élaborer une constitution, en d’autres termes, il ne faut pas viser des modèles abstraits, résultat de raisonnements more geometrico, mais envisager les best practices élaborées par les législateurs qui ont déjà expérimenté, avec succès, le chemin de la liberté. À un rationalisme abstrait et normatif, Staël oppose donc un pragmatisme d’inspiration anglo-saxonne, même s’il se nourrit aussi d’un fort héritage neckerien.
C’est en effet de la culture constitutionnelle anglo-saxonne – surtout dans sa version américaine – que s’inspire la constitution républicaine en cours d’élaboration : bicamérisme, exécutif fort, système censitaire. En ce qui concerne le bicamérisme, Mme de Staël ne s’arrête pas sur les raisons classiques qui militent en sa faveur parce que le principe de deux assemblées – Conseil des Cinq cent et Conseil des Anciens – fait déjà partie du projet de constitution présenté par la « Commission des onze » à la Convention. Elle s’intéresse en revanche beaucoup au renforcement du Conseil des Anciens, en termes de durée et de prérogatives, afin qu’il puisse incarner un pouvoir conservateur. Chaque constitution exige en effet « de l’action qui renouvelle et de la réflexion qui conserve5 » : et la meilleure manière d’y parvenir consiste à canaliser ces exigences contradictoires dans différentes assemblées, dotées de prérogatives et de durées différentes. Dans le cas français, l’existence d’un tel pouvoir conservateur, capable de garantir la durée des institutions, est d’autant plus cruciale que la République, encore fragile, a besoin de temps pour s’enraciner dans la société.
En ce qui concerne l’exécutif, les précautions dont la France s’entoure tiennent au poids de son passé monarchique : un exécutif fort – et plus encore un exécutif monocratique – laisse planer la menace de l’homme qui règne seul, c’est-à-dire d’un roi. C’est la raison pour laquelle le constitutionnalisme républicain conçoit l’exécutif comme un organisme collégial et le prive, grâce à une rigide séparation des pouvoirs, de toute relation avec le législatif. Mme de Staël ne défend pas le modèle américain de l’exécutif monocratique, élu directement par le peuple, mais elle insiste sur la nécessité de renforcer l’exécutif, transformant ainsi le socle du républicanisme français : ce n’est plus la force – légale – de l’exécutif, mais au contraire sa faiblesse, lourde de conséquences sur l’action de l’Etat, qui attise les nostalgies pour le système monarchique. Or comment renforcer un exécutif républicain ? En lui attribuant plusieurs fonctions dans la formation des lois – initiative, rédaction – et en lui donnant un droit de veto. Mme de Staël critique la division rigide et abstraite des pouvoirs qui a fini par prévaloir dans la France révolutionnaire et qui caractérise aussi, avec des résultats néfastes, la constitution de l’an III. Elle privilégie à cette fin un partage du pouvoir – celui de faire les lois – entre le législatif et l’exécutif, suivant là encore le modèle britannique et nord-américain. En ce qui concerne plus précisément le droit de veto, Staël s’inspire directement des États-Unis : elle ne pense certainement pas au veto « absolu » du monarque anglais parce que dans un système républicain – où toutes les charges sont électives et légitimées par un critère rationnel –, il est impensable que la volonté d’un seul puisse arrêter la volonté de tous ; le modèle américain prévoit en revanche un veto « réviseur », c’est-à-dire la possibilité d’éclairer la volonté des représentants grâce à la connaissance de faits auxquels l’exécutif a seul accès, et qui souvent sont décisifs pour rendre les lois applicables.
Enfin, la troisième suggestion de Mme de Staël concerne l’organisation des droits politiques. Sur ce sujet, la réflexion constitutionnelle entre clairement dans le cadre des principes, car il s’agit de définir les limites et les prérogatives du principe d’égalité. Staël développe alors un refus fondé sur l’égalité des droits politiques, qui la porte à distinguer nettement la république de la démocratie : « On doit tout à fait distinguer ce qui appartient à la démocratie de ce qu’on peut attribuer à la république6 ». L’exercice des droits politiques requiert en effet une solide instruction et un certain degré d’intérêts, deux conditions préalables que seul le statut de propriétaire permet d’acquérir. Les droits politiques, par conséquent, doivent être accordés aux seuls propriétaires : dans le cas contraire, « il n’y a ni république ni société ». Le fait que les non-propriétaires représentent la majorité du pays – et le gouvernement est constitué par la majorité – constitue un argument qui, pour Mme de Staël, témoigne des intérêts à court terme de la majorité alors qu’à plus longue échéance, c’est l’intérêt bien entendu qui doit dominer. Il arrive toujours un moment où la plupart des individus – non-propriétaires –, mécontents de leur position sociale, aspirent à la changer. Or s’ils disposaient alors du pouvoir politique, ils le feraient, fragilisant le droit de propriété. Cet avantage immédiat se retournerait toutefois contre eux très rapidement. L’intérêt de la majorité consiste donc, à long terme, à maintenir la propriété car celle-ci circule sans cesse et incite à l’activité, à l’engagement et développe les facultés : « La société en masse est fondée sur elle » et la maintenir préserve toutes « les jouissances de l’ordre social7 ». Cela ne signifie pas que la République ne doive pas s’intéresser aux non-propriétaires : au contraire, elle doit subvenir à leurs besoins et multiplier les opportunités de mobilité économique et sociale – en d’autres termes, elle doit favoriser la diffusion de la propriété : c’est à cette seule condition que se préparera l’élargissement réel des droits politiques.
En conclusion, Mme de Staël se demande si ce n’est pas peut-être la liberté civile, reconnue à tous, qui garantit les biens les plus réels. Grâce à elle, la République prélève des impôts proportionnels, assure des garanties judiciaires, veille à l’absence de toute forme de privilèges – l’exclusion des droits politiques ne relève plus d’un critère immuable – et donc ouvre la voie au mérite personnel. La liberté politique, dans ce contexte, apparaît comme le moyen de garantir la liberté civile ; si la liberté politique est le moyen, pour Mme de Staël la liberté civile est le but. En témoigne son analyse des tensions de la Révolution, imputables selon elle à l’erreur de vouloir « la liberté politique aux dépens de la liberté civile8 ». Ce diagnostic révèle cependant une mauvaise compréhension de la différence fondamentale qui sépare les républiques anciennes des modernes : « Les républiques anciennes se fondaient sur la vertu et se maintenaient par les sacrifices ; les citoyens se réunissaient pour le dévouement mutuel à la patrie. Mais avec nos mœurs, avec notre siècle […], il faut parler de repos, sûreté, propriété9 ». Les suggestions constitutionnelles de Mme de Staël pour « faire marcher la République » s’achèvent donc sur une théorie, bien qu’à peine esquissée, de la liberté moderne.
Plusieurs conclusions s’imposent ici : pour Staël, dès l’été 1795, la consolidation de la République passe par une modernisation idéologique et institutionnelle du républicanisme. Du point de vue idéologique, les républicains doivent abandonner la référence aux modèles anciens au profit des exigences des Modernes. Le paradigme de la vertu n’y disparait pas, mais il cède la place à l’intérêt individuel – propriété et sûreté –, qui caractérisera le discours libéral. Au volet des thématiques constitutionnelles, Mme de Staël récupère plusieurs institutions héritées de la tradition anglo-saxonne et revendique une conception expérimentale du constitutionnalisme.
1797 : Des circonstances actuelles et la République agonisante
Le coup d’État du 18 Fructidor an V – septembre 1797 –, par lequel le Directoire épure les Conseils des députés monarchiques, marque le début d’une crise irréversible : incapable de s’assurer un large consensus électoral, menacé sans cesse d’être renversé par les royalistes ou par les jacobins présents dans les Conseils, le Directoire manipule systématiquement les élections, violant la légalité constitutionnelle. Dans ce contexte dramatique, Constant défend d’abord une stratégie de l’hégémonie républicaine : il s’agit d’exclure du jeu politique et des charges publiques ceux qui n’offrent pas les garanties d’une loyauté absolue à la République. Au moment où se radicalise la lutte politique, il n’y a plus de place pour un centre modéré. Staël privilégie quant à elle une stratégie institutionnelle en reprenant plusieurs idées développées dans les Réflexions sur la paix intérieure afin de proposer, sur leur base, une réforme de la constitution. C’est vraiment à Mme de Staël que l’on doit, à cette époque, la réflexion théorique la plus aboutie sur ce sujet : elle nourrit Des Circonstances actuelles, traité politico-constitutionnel majeur qui ne sera pas publié et où Constant puise une part essentielle de ses idées.
Le problème fondamental de la République, pour Staël, est qu’elle s’est établie trop précocement. Au-delà de la réalité temporelle de ce décalage – Staël parle tantôt de cinquante ans, tantôt de dix –, l’enjeu fondamental reste l’écart qui sépare encore les institutions républicaines des idées, des mœurs et des sentiments de la plupart des Français. La République, en d’autres termes, ne bénéficie pas du soutien de l’esprit public du pays. Les résultats des élections ne font qu’entériner cette situation. Or la solution adoptée par les républicains, à partir du 18 Fructidor, est typiquement révolutionnaire : elle annule les élections, tout en faisant disparaître aussi les députés royalistes ou « terroristes ». Pour Staël, rien de tel pour discréditer définitivement les institutions représentatives et la souveraineté populaire, c’est-à-dire les fondements du système républicain. Il est donc nécessaire de trouver une autre voie – une solution légale et institutionnelle – qui, sans violer les principes républicains, réussisse à les adapter aux circonstances.
Cette gageure représente une leçon de créativité institutionnelle, mais aussi de réalisme politique que Staël propose, non sans audace, aux républicains. Il s’agit d’introduire, au cœur des institutions fondées sur la volonté populaire, un organe indépendant de cette volonté – que les républicains vénèrent en théorie, mais qu’en pratique ils violent systématiquement. Mme de Staël reprend ici l’idée d’une puissance conservatrice qu’elle radicalise toutefois, en proposant de transformer le conseil des Anciens en un Conseil non électif et viager, au moins pour une génération : les candidats du Directoire devront être élus parmi les membres de ce Conseil au sein duquel les directeurs entreront à la fin de leur mandat. Il faudra aussi garantir leur indépendance, leur réputation et préserver leur intérêt à défendre le système. La présence d’un tel organe ne modifie pas les principes fondamentaux d’une constitution républicaine puisque l’exécutif reste collégial et la représentativité garantie par l’élection populaire de la Chambre basse, où aucune charge n’est héréditaire. Elle garantit en revanche à la République cette stabilité, autrement dit ce temps dont elle a besoin pour enraciner ses principes dans l’opinion publique, ainsi que les moyens légaux d’affronter une Chambre élective dominée par les royalistes ou par les jacobins. Indépendante de la volonté populaire et assez autonome pour offrir de substantielles indemnités à ses membres, la chambre haute imaginée par Mme de Staël évite ainsi l’écueil d’apparaître comme une institution aristocratique :
Voici ma réponse : « Oui, c’est une institution aristocratique, composée des destructeurs et des ennemis irréconciliables de la véritable aristocratie ». La seule fois que les royalistes ont pu se flatter de renverser la République, c’est lorsqu’ils se sont servis de tous les moyens de la démocratie, les élections, les journaux, les tribunes, les attaques au pouvoir exécutif, etc. Ils combattaient sans cesse avec des arguments indéfinis de liberté, de souveraineté du peuple. Ils avaient enfin découvert que la démocratie ne se détruit qu’avec les principes de la démocratie, lorsque le peuple n’a pas encore reçu la longue éducation de la liberté. L’inverse de ce système doit être le guide des républicains. Il faut qu’ils adoptent quelques-unes des idées de l’aristocratie pour établir solidement les institutions populaires. Les démocrates savent conquérir, les aristocrates conserver. Les démocrates, après leur triomphe, doivent étudier avec soin les moyens des aristocrates pour adopter tous ceux qui ne sont pas préjudices, mais calculs10.
Pour le reste, Staël reprend le projet constitutionnel de 1795. Sur le plan de la méthode, elle y réafirme sa méfiance à l’encontre d’un constitutionnalisme rigidement déduit des principes : « Il y a, ce me semble, deux manières de considérer les constitutions : ou comme la théorie des droits politiques de l’homme les plus illimités, ou comme une application sage de cette théorie aux circonstances locales de chaque peuple11 ». Si les circonstances historiques et nationales marquent les limites infranchissables dans lesquelles il faut imaginer le régime constitutionnel, à l’intérieur de ces limites en revanche, la confiance de Mme de Staël dans la science des constitutions et dans la capacité de gouverner les phénomènes politiques reste complète : « Ce sont les mauvaises institutions qui font naître et prolongent les mouvements révolutionnaires […]. Il y a tel degré de perfection dans une constitution qui arrête nécessairement tout mouvement révolutionnaire12 ». Elle montre ici une sorte d’intellectualisme juridique et constitutionnel en accord avec le caractère généralement abstrait de sa réflexion.
Sur le fond, la jeune écrivaine élabore un projet très cohérent de réforme constitutionnelle, reconnaissant ouvertement ses dettes envers les idées et les pratiques venues d’Angleterre et d’Amérique. Il commence par renforcer l’exécutif, qu’il faut moins considérer comme un délégué du législatif que comme l’expression de la volonté nationale : la chambre basse, en le choisissant, ne fait que jouer un rôle d’assemblée électorale. C’est ce qui explique l’attribution à l’exécutif du veto suspensif et de la faculté de dissoudre la Chambre basse. Mais si ces deux prérogatives ne suffisent pas à bloquer une loi contraire à la politique du Directoire, alors une partie de ce dernier devra démissionner, afin de garantir un changement de sa majorité. Dans le projet constitutionnel staëlien donc, les fonctions – exécutive et législative – doivent être séparées tandis que les pouvoirs, eux, doivent s’unir. La balance of powers n’exige pas l’équilibre de forces destinées à se combattre, mais « la suite des combinaisons qui les amène à être d’accord13 ». Quand l’accord est impossible, alors c’est le peuple – et non un autre organe institutionnel, comme le Jury constitutionnel proposé par Sieyès – qui arbitre en dernière instance le conflit entre législatif et exécutif par son verdict électoral.
Pour le reste du système constitutionnel, Mme de Staël établit les points suivants : a) liberté absolue dans les élections de la chambre basse – principe qui peut sembler évident, mais qui en réalité avait été régulièrement bafoué ; b) indépendance des juges à l’égard du législatif et de l’exécutif et introduction du système du jury dans les procès ; c) indépendance des pouvoirs locaux électifs, qui ne peuvent pas être relevés par le gouvernement central ; d) inviolabilité du Directoire (sauf les cas extrêmes prévus par la loi) et responsabilité des ministres, pour lesquels on doit prévoir une procédure de démission quand ils ont explicitement perdu la confiance du corps législatif ; e) graduation des charges (on ne peut postuler au Directoire qu’après avoir été administrateur de départements, député de la Chambre basse et membre de la Chambre haute).
Sur le plan de la théorie politique, abstration faite des affirmations présentes dans les Réflexions sur la paix intérieure et dans Des circonstances actuelles, un changement remarquable s’opère entre les deux œuvres : dans la première, outre la distinction plus nette entre république et démocratie, Mme de Staël affirme que l’égalité des droits politiques « est beaucoup plus redoutable que l’état de nature14 » ; dans la deuxième, elle reconnait en revanche que l’égalité politique « est de droit de nature15 » et que l’égalité des droits politiques est un principe immuable. En réalité, la contradiction n’est qu’apparente. Staël n’a pas changé d’idées, mais elle les redéfinit grâce à un dispositif théorique plus complexe, fondé sur l’articulation entre un niveau théorique et normatif (il faut reconnaitre les principes républicains de l’égalité politique et de la souveraineté populaire) et un plan pratique, où se développe la théorie du gouvernement représentatif sur des bases censitaires.
Au volet théorique et normatif, le système républicain est supérieur car il repose sur la raison. Quand bien même des institutions fondées sur des « considérations » et des « mœurs » plus que sur des « principes » représenteraient, comme ce fut souvent le cas, un grand bien, garantissant notamment la liberté civile, on ne saura jamais comment fixer la théorie de ces institutions. Mais quand à l’origine des institutions politiques ne subsiste plus aucun discours rationnel, aucun bien n’est plus garanti de manière durable : l’abus règne partout. Et le bien né de la correction d’un abus par un autre – par exemple de pouvoir de la couronne compensé par celui de l’aristocratie – reste toujours fragile et prêt à se renverser sous l’effet conjugué des abus. La République, au final, est supérieure à toute forme de gouvernement car elle parle la langue de la raison, voire la langue de la modernité ; et la modernité signifie ici examen non dogmatique, raisonnement sans préjugé.
La modernité, cependant, désigne aussi un ensemble de conditions géopolitiques, économiques et culturelles profondément différentes de celles de l’Antiquité : les théoriciens républicains ne peuvent donc plus se référer au modèle des républiques anciennes, si séduisant soit-il, mais ils doivent repenser la république à la lumière de la modernité. Dans le passage de la dimension théorique à la pratique, l’étape décisive, encore une fois, est représentée par le saut qui sépare les Anciens des Modernes : amorcée en 1795, cette évolution est désormais largement développée. Dans le troisième chapitre de la première partie des Circonstances actuelles apparaissent plusieurs éléments essentiels de cette distinction à laquelle Constant donnera une forme canonique dans son célèbre discours de 1819.
L’extension du territoire et la multiplication des sociétés modernes rendent inapplicable la participation directe et collective à l’exercice de la souveraineté. Le progrès économique et social la rend, en même temps, moins désirable : grâce à lui, en effet, les individus sont de plus en plus indépendants des autorités et ils en tirent, dans le domaine privé, les plus grandes satisfactions. Les républiques modernes doivent donc être extrêmement respectueuses des libertés individuelles et ne pas exiger des citoyens qu’ils les sacrifient à la liberté politique. Or c’est dans ces conditions que l’égalité politique, principe indiscutable, s’altère : dans le monde moderne, elle ne peut plus signifier autogouvernement, mais possibilité de choisir librement ses propres gouvernements. À la démocratie pure succède donc le gouvernement représentatif. Mais cette nouvelle forme de gouvernement a sa logique en vertu de laquelle, pour rester fidèle au principe de la démocratie, il doit s’en éloigner dans les formes. L’organisation des institutions, au sein du gouvernement représentatif, joue par conséquent un rôle décisif : la question des formes (constitutionnelles) devient une question de substance (politique). Il ne suffit pas, en d’autres termes, de s’arrêter à l’élection d’une représentation et de déclarer qu’elle est une expression des droits et des aspirations du peuple. Le résultat risque alors d’être contraire aux intentions, comme cela s’est passé avec la Convention. Mieux vaut se demander s’il est préférable d’avoir une chambre ou deux, interroger leur durée, leur composition, quels pouvoirs doit avoir l’exécutif et analyser les escamotages institutionnels liés aux circonstances historiques et aux contextes nationaux. Quel principe doit-on suivre alors pour repérer ces escamotages ? Pour Mme de Staël, il faut suivre l’intérêt. L’âme du gouvernement représentatif réside dans le fait que ce sont les intérêts du pays, et non les individus qui la composent, qui doivent être représentés. La logique qui guide le bourgeois dans les affaires privées – il n’est pas capable de les suivre personnellement – doit être étendue aux affaires publiques : « La représentation n’est absolument que l’application politique de cette opération journalière de l’intérêt personnel16 ». Les articles de la constitution ne sont alors que les restrictions qu’il faut imposer à ses propres autorités :
Le principe de la représentation n’est point, ni la proportion des représentants avec les représentés, ni l’unité de la représentation, ni sa toute-puissance. La représentation n’est pas le calcul de réduction, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui donne en petit l’image du peuple ; la représentation, c’est la combinaison politique qui fait gouverner la nation par des hommes choisis et combinés de manière qu’ils ont la volonté et l’intérêt de tous17.
Comment cependant identifier les intérêts du pays ? La réponse de Mme de Staël est double. Tout d’abord, il y a des « intérêts permanents » : justice, sécurité, liberté. Ensuite, il faut écouter l’opinion publique, qui se manifeste à l’occasion des élections. Ensuite, il faut élaborer les institutions de façon à ce que les représentants soient fidèles aux intérêts et aux volontés des représentants. En conclusion : le principe de l’égalité politique doit être réglé, dans les sociétés modernes, sur le principe du gouvernement représentatif, qui à son tour doit être fondé sur le critère de l’intérêt. Il s’agit de réaliser en France une république fondée sur l’égalité politique des droits exercée de façon libre et sage. De cette sagesse fait partie le système censitaire, seul capable de garantir la propriété – qui est l’intérêt permanent du corps social– et donc de rendre l’exercice des droits politiques conforme, dans la mesure du possible, à l’intérêt général. La diffusion des Lumières et le progrès économique permettront ensuite d’élargir l’auditoire autorisé à voter, c’est-à-dire de démocratiser le système.
Il faut ajouter une dernière remarque. Le républicanisme staëlien se réclame d’une conception de l’histoire inspirée de la perfectibilité et de cette philosophie d’analyse – rationaliste, expérimentale, scientifique – qui caractérise les Idéologues. Il y a pourtant, un point sur lequel Staël s’éloigne de ces derniers : il s’agit de la religion. Les questions religieuses – les sujets et les inquiétudes – reviendront dans la réflexion tocquevilienne sur la démocratie. Chez Staël, tout commence par le constat que l’égalité politique détruit cette « sorte de subordination imaginaire qui contient chaque homme dans sa sphère, indépendamment de la gradation des pouvoir18 ». La liberté qui en découle est certes une conquête de la modernité : mais elle exige « plus de volonté dans les actions de l’homme ; le principe de la souveraineté du peuple force à recourir davantage et à la puissance du dévouement libre et à la sagesse des opinions particulières19 ». Comme il n’existe pas de hiérarchies préétablies, l’ordre ne peut naître que d’une soumission volontaire de chacun : à l’obéissance hétéronome (fondée sur la constriction) doit se substituer l’obéissance autonome (fondée sur la volonté). Mais l’obéissance, quelque volontaire qu’elle soit, implique toujours l’abdication de soi-même : il faut être capable de sacrifier l’intérêt personnel à l’intérêt général et contenir les passions qui nous poussent continuellement à entrer en conflit avec les autres. En d’autres termes, la démocratie exige des citoyens vertueux, c’est-à-dire en mesure d’exercer quotidiennement l’autocontrôle. Or pour atteindre cet objectif, l’amour pour la patrie, vertu classique du républicanisme, est nécessaire, mais non suffisant : d’abord parce que son intensité est inversement proportionnelle à la grandeur de la patrie ; ensuite parce qu’il n’est pas capable de nous éclairer sur ce qui bien pour la patrie. Chacun le conçoit à sa façon : pour certains, c’est la guerre, pour d’autres la paix ou l’obéissance, pour d’autres encore la révolte, une structure unitaire, fédérale, etc. Il faut donc dépasser le domaine purement politique pour entrer dans celui de la morale. Seule « la morale, et la morale liée par les opinions religieuses, donne […] un code complet pour toutes les actions de la vie, un code qui réunit les hommes par une sorte de pacte des âmes, préliminaire indispensable de tout contrat social20 ». Pourquoi cependant la morale aurait-elle besoin des idées religieuses ? Parce que la raison, pour Staël, ne constitue pas une force suffisante pour nous exhorter au sacrifice de nous-mêmes où réside la vertu :
Je crois que, dans toutes les sacrifices obscurs et froids de son intérêt à la justice, dans tous les sacrifices où il faut combattre le sang au lieu de s’y laisser entraîner, résister au ressentiment, à la colère, à l’ambition, je crois, j’ai souvent éprouvé, qu’il faut recourir à une idée religieuse21.
La religion, ainsi entendue, reste dans les limites de la raison et désigne un mélange de réflexion et de sentiment. Staël ne s’exprime donc pas sur des sujets qui sont au-delà du connaissable, comme l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme ; elle reconnaît en revanche que sans l’espoir de quelque chose qui outrepasse la pure matérialité de la vie et du monde – sans cette « idée plus au moins confuse », cette sorte de sensation ou de sentiment – les idées morales, des plus simples aux plus complexes, resteraient sans soutien et ne constitueraient pas un motif suffisant pour l’action. La dignité de l’homme, la perfectibilité de l’esprit, la force pour faire face aux persécutions et aux injustices, la capacité d’affronter la douleur et la mort – telles sont les idées et les comportements moraux qui postulent un sentiment religieux et qui sont en accord avec lui.
Pour Staël, rien ne diffère davantage de cette conception de la religion que la plupart des religions positives, qui souvent sont devenues des religions d’état pour des raisons exclusivement politiques – et qu’on doit donc considérer à l’aide de critères politiques. Sa préférence va à une forme de religion naturelle et au christianisme qui lui est le plus proche : le calvinisme, surtout dans la version socinienne. Mais au-delà de ces considérations, l’aspect le plus important de la réflexion staëlienne reste le lien étroit entre la religion, la morale et la république. Sans religion, il n’y a pas de morale ; sans morale, il n’y a pas de vertu ; sans vertu, la République court un risque parce qu’elle a besoin de freins et de liens. Cet équilibre est nécessaire car l’égalité et la liberté, ayant détruit l’idée de hiérarchie, demandent à chacun de se gouverner, c’est-à-dire de se discipliner soi-même. Et il est nécessaire parce que la modernité, par-delà ses effets bénéfiques, contient aussi une forme pathologique d’individualisme qui rend les hommes étrangers ou hostiles les uns envers les autres :
L’unique intérêt des hommes en France, c’est d’acquérir une somme d’argent disponible. On les voit tous s’agiter comme dans un vaisseau qui fait naufrage, pour saisir une planche qui transporte l’individu à terre, quoi qu’il arrive de l’équipage. On se défie les uns des autres, on ne se rend aucun service. On se sépare le plus qu’il est possible, dans ses discours comme dans ses actions, de tout autre que soi-même, tel qu’un infortuné luttant contre le flots craint qu’un de ses compagnons, s’accrochant à lui pour se sauver, ne l’entraîne au fond de la mer22.
La théoricienne de la liberté des Modernes est donc parfaitement consciente des menaces de cette liberté. C’est la raison pour laquelle la pensée de Staël ne devient pas une idéologie : elle prend en charge le caractère tragique du réel.