La relation entre August Wilhelm Schlegel et les enfants de Germaine de Staël se développe, dès le départ, d’une manière familiale. Lorsqu’il devient leur précepteur en 1804, Auguste a treize ans (*1790), son frère Albert onze (*1792) et la petite Albertine à peine six (*1797). Schlegel lui-même n’avait pas d’enfant et n’en a pas eu par la suite : sa belle-fille Auguste Böhmer, la fille d’un premier mariage de son ex-femme Caroline, qui était pour lui comme sa propre fille, était morte de dysenterie en 1800, à quinze ans seulement. Son décès soudain les avait tous les deux plongés dans un profond désespoir ; bien plus tard, alors qu’il est devenu un homme âgé, il écrira à Albertine pour lui parler de la douloureuse expérience de cette perte1. Élevé au sein d’une grande fratrie, Schlegel était habitué depuis son plus jeune âge à une vie de famille vivante. Jusqu’à l’âge de cinquante-et-un ans, il tenta à de nombreuses reprises de fonder lui-même une famille. Cependant, ses efforts restèrent vains. La correspondance avec sa famille, c’est-à-dire avec ses parents, ses frères et sœurs, beaux-frères, belles-sœurs, neveux et nièces, ne témoigne pas seulement de l’importance de sa famille pour lui et de son besoin d’intimité. Elle montre également qu’il a existé, outre le Schlegel correspondant distant et professionnel auquel on l’a traditionnellement assigné, un Schlegel privé et familier2.
Sa correspondance avec Albertine, qu’il poursuit jusqu’à la mort précoce de cette dernière en 1838, vingt ans après le décès de sa mère, met en lumières le Schlegel privé. Elle montre également à quel point Schlegel était intégré à la vie des Staël et considéré comme un membre à part entière de la famille. Roger Paulin, dans sa récente biographie d’August Wilhelm Schlegel, explique que « there is no doubt that Auguste de Staël and Albertine de Broglie, née Staël, later saw him as a kind of second father » et que les deux « never ceased to show affection for him to the end of their lives ». Bien au contraire : « The Staël children, Auguste and Albertine, still saw him [August Wilhelm Schlegel], with Fanny Randall [la gouvernante anglaise d’Albertine], as part of the extended family and had no wish to exclude him after his long and sometimes selfless service to their mother3 ». Il n’est donc pas très surprenant que la famille, dont il s’enquiert régulièrement, occupe une place importante dans sa correspondance avec Albertine, même si elle surprend de prime abord, comme le constate R. Paulin dans les lettres issues de la belle-famille d’Albertine – la famille ducale de Broglie, qu’elle rejoint en février 1816 – à Schlegel :
These are letters from a grand family – Victor de Broglie was to hold various important ministerial posts under Louis-Philippe from 1830 to 1834 – but with no pretentions to grandeur, written from Coppet, from the château of Broglie in Normandy, and from their town house in Paris, 76, rue de Bourbon. It was a family that kept open house for the haute volée, but one would hardly know it from these letters4.
L’effacement des sujets de société dans cette correspondance entre Schlegel et la duchesse de Broglie souligne donc que ces échanges se déroulent sur une scène privée et familiale. Il suggère aussi que certaines questions étaient bien plus importantes pour Albertine. Les lignes qui suivent vont permettre d’éclairer les échanges entre August Wilhelm Schlegel et Albertine de Staël, qui allait épouser à dix-neuf ans, en 1816, Victor de Broglie (1785-1870) et ainsi devenir duchesse de Broglie. Deux aspects seront au premier plan : tout d’abord, l’aspect privé de cette correspondance, puis un élément central : l’intérêt d’Albertine pour les questions religieuses qui aboutit à deux longues lettres qui concluent la correspondance.
Nous n’avons pas aujourd’hui de « correspondance » au sens strict : alors que plusieurs lettres subsistent entre Schlegel et Auguste5, la plupart des documents adressés par Schlegel à Albertine6 ont disparu. Il est difficile de savoir si Schlegel les a détruits lui-même après la mort d’Albertine, en 1838, comme il l’a fait avec toute sa correspondance familiale afin de dissimuler l’homme privé7, ou si les lettres sont encore dans les archives du château de Broglie, qui ne sont pas accessibles au public. Cela ne serait pas invraisemblable. Quoi qu’il en soit, 88 lettres manuscrites et envoyées par Albertine à Schlegel nous sont parvenues, tandis que nous n’avons de Schlegel que deux lettres écrites à la main et six imprimées. Tous ces documents originaux se trouvent dans la Sächsische Landesbibliothek – Staats- und Universitätsbibliothek à Dresde (SLUB) ; la plupart d’entre eux n’ont jamais été publiés8. Les six lettres imprimées de Schlegel, dont les autographes manquent à deux exceptions près9, et qui l’ont été notamment à l’initiative de Josef Körner qui a pu consulter en 1929 l’intégralité de la correspondance de Schlegel restée à Coppet (env. 2 500 lettres10), pourraient indiquer que ses lettres à Albertine existent encore, et qu’elles n’ont pas été brûlées par Schlegel, ni quelqu’un agissant sous ses ordres.
August Wilhelm Schlegel et Albertine de Staël
Dans les documents qui nous sont parvenus, Schlegel exprime régulièrement sa profonde sympathie pour Albertine. Dès leurs premières rencontres, la jeune fille vive et passionnée, qui, à l’occasion d’un séjour à Berlin au printemps 1804, avait giflé le prince de la couronne de 9 ans, le futur roi de Prusse Frédéric Guillaume IV (1795-1861), avait éveillé la fibre paternelle de Schlegel. Il avait vite remarqué sa ressemblance avec la mère qu’il adorait, comme il le signale en novembre 1804 dans une lettre à Caroline de la Motte-Fouqué : Albertine avait « surtout hérité de l’esprit de sa mère et de ses beaux yeux […] » ; il voudrait contribuer à son éducation « si elle s’y montrait plus sensible […] ce que les leçons d’autres professeurs et même de sa mère ne semblent pas réussir ; mais cela est plus une distraction qu’un travail11 ». Le 15 mai 1804, il avait déjà écrit à Sophie Bernhardi, qui était alors à Berlin :
Je viens tout juste de vraiment connaître la fille, Constant [Benjamin Constant] a une grande tendresse pour elle ; il joue donc avec elle la moitié de la journée, et elle lui répond avec passion. Je n’ai pas souvent vu un enfant plus sensible, elle écoute les histoires et les contes d’une manière qui fait que l’on voudrait lui en raconter jusqu’à en mourir. Sa petite physionomie devient alors très expressive, avec de grands yeux de Madeleine, bruns et avec de grands cils noirs sous ses cheveux d’or12.
Les « cheveux d’or » d’Albertine, qui avaient de forts reflets roux – peut-être un indice de la paternité de Benjamin Constant, qui entretenait une liaison avec Germaine de Staël depuis 179413 – reviennent dans la correspondance entre Schlegel et sa sœur Charlotte (1759-1826), résidant à Dresde, en 1808. Les Staël s’inquiètent apparemment qu’ils ne deviennent trop roux. Charlotte recommande la cure suivante, qui semble aujourd’hui étonnante :
À propos des cheveux roux de la petite Staël, je te conseille d’employer la méthode suivante : un chambellan l’a utilisée avec succès pour son garçon. Mais les cheveux roux foncés sont, dit-on, plus difficiles à faire disparaître, cela dépend de l’essai. Les cheveux doivent être rasés tout à fait, jusqu’à ce que la tête soit bien chauve, puis lavée avec de la teinture de Chine, bouillie dans de l’eau, plus faible que la teinture habituelle, et, lorsque les cheveux réapparaissent, les coiffer ensuite avec un peigne au plomb. Je conseillerais de ne pas porter de faux cheveux, mais, comme je l’ai fait avec Gustchen [Augusta Ernst, par la suite épouse von Buttlar, la fille de Charlotte et Ludwig Emmanuel Ernst, née en 1796], de petits bonnets de mousseline pointus afin que la tête reste bien froide14.
Les résultats de ce traitement douteux ne nous sont pas parvenus.
À l’occasion du mariage d’Albertine avec Victor de Broglie le 20 février 1816, à Pise, Schlegel a rédigé un poème en cinq strophes (An Fräulein Albertine de Staël bey ihrer Vermählung15), où il exprime son affection pour cette jeune femme, fille de Germaine de Staël, qui resta toujours insensible à l’homme et l’amant potentiel qu’il était16 :
Déjà dans l’âme de l’enfant,
Poussait quelque chose de noble et de doux.
Aujourd’hui, dans la jeunesse épanouie,
Tu as conservé ton enfance pieuse,
Et la douce gaîté et la plus pure bonté
Ravissent chez toi, associées à toutes tes faveurs.
La divinité, la nature, la mère t’ont décorée
De tous les dons pour le plus heureux des hommes17.
Liens familiaux
La correspondance entre A. W. Schlegel et Albertine de Staël commence, d’après ce que l’on sait aujourd’hui, à la fin de l’année 1811 ou au début de l’année 1812. Il ne s’agit d’abord que de brefs échanges : on ne connaît qu’une lettre de Schlegel imprimée, qui répond à un message inconnu d’Albertine. Du début de l’été 1813 date la toute première lettre d’Albertine qui nous soit parvenue18. Ces deux lettres sont écrites au moment de la fuite devant Napoléon, à l’origine de la séparation de Schlegel et de la famille Staël. La correspondance entre Schlegel et Albertine ne reprend qu’en 1818, après la mort de Germaine de Staël, et désormais régulièrement. Avant cette date, la communication entre eux ne passait pas par les lettres car Albertine accompagnait sa mère et Schlegel dans la plupart de leurs voyages et leur correspondance, pendant les périodes de séparation, était très intense et rapprochée. Pendant les premières années de son mariage, Albertine écrivait toujours également pour Schlegel lorsqu’elle correspondait avec sa mère.
La première lettre de Schlegel à Albertine qui nous soit parvenue, datée du 3 janvier 1812, évoque principalement des distractions sociales. Elle a été envoyée de Berne, où Schlegel passait l’hiver après avoir été refoulé par les Français à Genève, et après que Staël a manifesté le désir de séjourner à Berne. Celle-ci passait alors l’hiver à Genève avec ses enfants et son amant, le jeune officier français John Rocca (1788-1818), dont elle était enceinte. L’hiver était rude et froid ; Rocca, en outre, souffrait de tuberculose. En raison de la grossesse de Staël cependant, un voyage au sud était trop risqué, d’autant qu’elle n’avait pas réussi à obtenir de visa pour l’Italie19. Ce n’est que plus d’un an plus tard, au début de l’été 1813, lorsqu’il fallut réellement fuir, que réapparaît une brève correspondance entre Schlegel et Albertine dont les chemins se séparent à nouveau20. En mai, Schlegel avait commencé à travailler comme secrétaire privé du prince de la couronne suédoise, Bernadotte (1763-1844). G. de Staël, elle, était partie avec Rocca, Albertine et Auguste en Angleterre. Ils avaient tous derrière eux une longue et épuisante fuite à travers l’Europe : ils avaient traversé Vienne, Kiev, Moscou, Saint-Pétersbourg et Stockholm pour échapper aux armées de Napoléon. Le 5 juin 1813, quelques jours avant la traversée vers l’Angleterre, Albertine écrit à Schlegel, alors à Stralsund aux côtés de Bernadotte. La lettre est signée par plusieurs mains car sa mère avait ajouté quelques lignes trois jours plus tard. Les deux femmes répètent qu’il leur manque beaucoup, ce qui souligne le lien fort qui unit Schlegel à la famille Staël. « […] Nous ne pouvons pas murmurer à présent de ce que vous êtes tout entier à d’autres pensées mais quand tout sera fini vous nous reviendrez. Car si votre patrie est l’Allemagne vous n’êtes pourtant at home que chez nous », déclare Albertine. Et sa mère, qui d’après Albertine craignait la traversée en bateau, complète quelques lignes plus tard : « Je vous écrirai cher ami au moment de m’embarquer […] enfin tout m’accable et vous n’êtes plus là pour me soutenir ! God bless you21 ».
Lorsque la correspondance entre Albertine et Schlegel reprend en 1818, elle révèle à quel point Albertine tient à celui que R. Paulin nomme son « second père ». « Je suis fachée que vous ne m’ayez pas écrit cher ami », commence-t-elle sa lettre de Genève, écrite le 26 avril 1818 avant de lui demander : « Parlez moi de vos projets de vos affaires » – affaires privées et professionnelles – « enfin ne séparez pas votre vie de la mienne tout à fait, instruisez moi de ce qui vous interesse. [… ] je compte aller dans ce triste Coppet le 5 May. Croyez que votre chambre me serrera bien le cœur et que je n’abandonne pas l’espoir de vous y revoir22 ». Albertine est alors duchesse de Broglie depuis deux ans, et mère de deux filles : Pauline, née en 1817, qui devait mourir à l’âge de quinze ans, suivie de Louise née en 1818 († 1882) et qui épousera en 1836 Joseph d’Haussonville (1809-1884). En 1821 naît Albert († 1901) et enfin Paul en 1834 († 1895). Alphonse Rocca, le demi-frère d’Albertine, né de Germaine de Staël le 7 avril 1812, vivait chez les Broglie. Souffrant d’un handicap de naissance et victime d’une chute accidentelle d’une fenêtre, à la Saint-Sylvestre 1821, il avait besoin de soins particuliers. Le père d’Alphonse, John Rocca, qui avait épousé Staël en 1816, meurt seulement sept mois après elle de tuberculose. Dans les lettres d’Albertine à Schlegel, Alphonse Rocca est un sujet important ; Schlegel a certainement dû demander de ses nouvelles à Albertine, comme il le faisait à Auguste.
La correspondance, qui reprend en 1818, se porte au début principalement sur le mariage de Schlegel avec la jeune Sophie Paulus (1791-1847), fille du théologien protestant Heinrich Eberhard Gottlob Paulus (1761-1851). Albertine participe à la deuxième tentative – échouée – de lui faire contracter un mariage heureux et durable et lui donne plusieurs conseils qui révèlent son intelligence pratique. Lucide sur l’inégale d’expériences amoureuses entre Schlegel et la jeune femme, elle le taquine lorsqu’il lui parle de son projet d’épouser Sophie Paulus, alors agée de 26 ans : « Je préfère d’avance Mlle Paulus à tous les sentiments que je vous ai connus, mais chut nous ne parlerons pas de cela de peur de la rendre jalouse23 ». Lorsqu’elle apprend son refus irrévocable de suivre Schlegel à Bonn, juste après leur union, elle éprouve une sincère compassion. Elle console alors Schlegel et l’empêche d’agir inconsidérément, ce qui risquerait de nuire à sa réputation ; elle lui recommande d’éviter un seconde divorce, qui en effet n’est jamais prononcé, même si Schlegel et Sophie resteront séparés toute leur vie24. De plus, Albertine est persuadée que si « [s]a mère avoit vécu elle [l’]auroit préservé de cette folie25 ». Elle va encore plus loin en lui confiant avec franchise : « Si vous voulez que je vous dise, vous n’avez pas lʼair bien amoureux et la manière dont vous parlez d’une séparation me donneroit l’idée que vous êtiez déjà un peu dégouté d’elle avant ses torts26 ». Elle entrera plus tard elle-même en contact avec Sophie, pour demander les lettres de sa mère à Schlegel, que celui-ci avait laissées à Heidelberg chez sa mariée27. Lorsqu’elles lui parviennent, elle écrit à Schlegel : « J’ai recu le paquet de lettres de Mr Reinhardt. Elles seront brulées sans être regardées par personne28 ».
La relation père-fille qui les unissait a changé : Albertine, âgée de 21 ans, est désormais celle qui conseille et console tandis que Schlegel, son ancien précepteur qu’elle accuse de « folie »– avec une détermination qui lui est propre et non sans raison – est désormais celui qui reçoit conseils et consolations. Le profond sentiment paternel de Schlegel évolue lui aussi et se mue en admiration pour une jeune femme mariée, avec laquelle il entretient des relations familiales, mais avec qui il doit désormais garder plus de distance.
« Nun sag, wie hast du’s mit der Religion29 ? »
Dès les discussions sur le mariage catastrophique de Schlegel avec Sophie Paulus, Albertine revient souvent, dans sa correspondance avec lui, sur un sujet précis : la religion. Avant même son mariage, Albertine, éduquée dans la foi protestante et mariée à Victor de Broglie, catholique, mais qui était restée protestante, écrivait à Schlegel : « On dit que Mr Paulus [le père de Sophie] est professeur en théologie cʼest précisément mon affaire à moi, si vous pouviez lʼengager à venir ici faire de la controverse. Jʼespère que Mlle Paulus vous ôtera toute envie du catholicisme et vous ne vous repentirez pas de ne pas vous être fait tondre30 ». La rumeur courait qu’August Wilhelm, comme son frère Friedrich en 1808, voulait embrasser la foi catholique ; August Wilhelm resta pourtant fidèle à la tradition familiale et réagissait par la colère chaque fois qu’un membre de la famille devenait catholique. Lorsque sa nièce par exemple, la portraitiste Augusta von Buttlar (1796-1857), se convertit au catholicisme à Florence après la mort de ses parents en 1827, probablement influencée par son oncle Friedrich et sa femme Dorothea, elle reçoit alors d’August Wilhelm Schlegel une lettre sévère, presque furieuse31.
Même si les obligations familiales d’Albertine restaient nombreuses – l’on s’y attendrait pour la fille de G. de Staël – elle parvient toujours à trouver du temps pour ses lectures et ses travaux, notamment ses traductions. Ce besoin explique peut-être qu’elle préfère la vie calme et retirée de Coppet aux séjours intenses dans la société parisienne. Un jour, en parlant de sa vie isolée à Coppet, elle se demande : « Mais ou vit-on gaiement? Pas dans le beau monde non plus32 ». Au contraire de sa mère, qui dans son exil à Coppet s’ennuyait de Paris et de la société, Albertine était heureuse de séjourner au bord du Léman. Elle y avait passé son enfance – ce qui n’était pas le cas de Staël. Dans les calmes heures de Coppet ou du château de Broglie en Normandie, elle se consacre donc souvent à ses études. Elle traduit ainsi en français, comme elle l’écrit à Schlegel le 13 mai 1818, quelques récits de Ludwig Tieck, parmi lesquels Eckbert le Blond – lorsqu’il était encore son précepteur, Schlegel l’avait encouragée à réaliser de telles traductions et lui avait visiblement donné des cours d’allemand. Même si elle se plaint auprès de lui de la difficulté de l’allemand et de ses lacunes, elle a certainement bien maîtrisé la langue. Elle traduisait la littérature, lisait – les œuvres de Johann Gottfried Herder notamment – et donnait des cours à sa fille Pauline en allemand33. Le 16 juin 1831, Pauline de Broglie écrit à Schlegel une lettre en allemand, et même en écriture cursive allemande (Kurrentschrift)34.
Comme le montrent les lettres d’Albertine à Schlegel, celle-ci s’intéresse de plus en plus aux sujets théologiques. Elle rédigera peu après des écrits religieux et moralistes : en 1820, elle publie, anonymement, une « Préface de l’éditeur » de l’Histoire des Quakers35 et en 1824, toujours anonyme, l’essai Sur les associations bibliques de femmes36. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait régulièrement demandé à Schlegel des conseils en matière de littérature théologique. Le 15 mai 1819, elle écrit par exemple :
Il y a à présent une autre chose que je vous demande, cʼest de me procurer les meilleurs ouvrages allemands sur la réformation je voudrois lire lʼouvrage de Plank sur lʼ[Église]37 réformée. Celle des conciles de Fuchs. Je voudrois que vous me fissiez ce choix avec impartialité et en mettant de coté votre goût catholique. Je voudrois quelques ouvrages savants comme les Allemands les peuvent faire et qui me donneraient aussi quelques notions historiques sur les premiers siècles chrétiens. Quʼest ce que cʼest quʼun Almanach de la réformation ?
Je ne voudrois pas non plus des ouvrages trop rationalistes comme uns de[38] votre beau père [Heinrich Eberhard Gottlob Paulus]. Je veux de la controverse protestante mais très orthodoxement protestante. Sʼil y a quelque bon ouvrage aussi sur les preuves du Christianisme en général conseillez moi la […]39.
La même année, elle lui demande : « [D]ites moi donc comment faut-il faire pour bien mʼapprendre le latin toute seule je voudrois lire les Pères de lʼEglise dans lʼoriginal, cʼest bien grave nʼest ce pas40 ? »
Il est très regrettable que nous n’ayons pas les réponses de Schlegel à ces lettres ni, donc, ses réactions à de telles demandes. Une seule lettre à Albertine nous est parvenue, qui aborde de manière exhaustive et critique la piété d’Albertine et la position de Schlegel sur la religion. Il s’agit de la dernière lettre de Schlegel à Albertine et de sa réponse, tout aussi détaillée, qui a souvent été reproduite41. Ce sera également la dernière lettre d’Albertine, avant que trois semaines plus tard, le 22 septembre 1838, elle ne meure brusquement à 41 ans d’une fièvre nerveuse. Dans sa lettre du 13 août 1838, Schlegel aborde directement la piété d’Albertine « [a]près beaucoup d’hésitations » ; c’est en effet « un sujet qui depuis longtemps m’a pesé sur le cœur ». C’est avec inquiétude qu’il découvre ses convictions religieuses « qui dominent de plus en plus votre esprit », ainsi que ses « exhortations indirectes ». Il choisit donc de lui raconter sincèrement et en détail ses nombreux contacts avec le christianisme, ses rencontres avec les croyants et les courants de pensée les plus variés, ses expériences religieuses et quasi-religieuses, ses études ainsi que ses réflexions sur les auteurs chrétiens comme Dante ou Calderón. Il souligne à ce propos que ces réflexions doivent être comprises comme « prédilection d’artiste » : « [C]e rapport est encore plus clairement marqué dans mon poème : l’Alliance de l’Église avec les beaux-arts ». Il lui raconte également le douloureux « pélerinage » sur la tombe de sa belle-fille Auguste Böhmer et la conversion de son frère Friedrich, qui l’a éloignée de lui et qui fut l’une des expériences les plus douloureuses de sa vie. Schlegel la met clairement en garde contre les dangers du fanatisme religieux et confesse enfin à Albertine : « J’ai quelquefois pu me persuader que j’avais la foi chrétienne ; j’ai compris ensuite que c’était une illusion. […] J’ai donc résolu enfin d’être vrai vis-à-vis de moi-même. […] Vous verrez que je traverse les flots dans ma propre nacelle42».
Albertine réagit immédiatement et Schlegel, malheureusement, ne lui répond pas ; la nouvelle de sa mort lui est probablement parvenue un peu plus tôt. Dans sa lettre, Albertine confesse une foi totale et la piété profonde et inébranlable qui se dégage de son message n’a certainement pas plu à Schlegel. Même si cette dévotion qui prend parfois des traits piétistes43 ne se traduisit pas chez Albertine en conversion au catholicisme, cette foi très ferme l’aura certainement ébranlé d’autant que Schlegel, comme la défunte mère d’Albertine, à laquelle il pensait certainement, ne cautionnait pas cette conception de la foi. La fille de Madame de Staël se justifie pourtant :
Cette imperfection de tous les cultes [...] ne change rien à ma situation personnelle : elle ne m’empêche pas de reconnaître que je dois chercher à m’éclairer sur mes rapports avec Dieu, sous peine de me lancer dans l’éternité sans guide et sans boussole. J’examine donc l’Évangile comme s’il était adressé à moi seule ; car le débat, après tout, est entre Dieu et mon âme ; les erreurs des autres hommes ne peuvent ni me sauver ni me perdre.
Ainsi, pour elle :
[…] fussé-je seule au monde, n’y eût-il ni preuves historiques de l’Évangile, ni Église, ni prédicateur, cet Évangile n’en serait pas moins nécessaire à mon âme pour vivre et mourir. Je le prends pour moi sans m’inquiéter d’autrui. Si j’étais née Turque, Chinoise ou Indienne, et que l’Évangile ne m’eût pas été annoncé, sans doute Dieu m’ouvrirait une autre voie pour trouver la vérité.
Elle conclut par ces mots : « Je n’ai parlé que subjectivement, et comme dit saint Paul, je n’ai fait que ‹ vous rendre raison de mon espérance ›. Puisse-t-elle un jour devenir la vôtre, cher ami ! Recevez l’expression d’une tendre et sincère amitié44 ».
Il aurait été passionnant de découvrir la suite de cet échange. Cette réponse n’a probablement pas satisfait Schlegel, qui a toujours eu pour Albertine des sentiments paternels et d’une manière générale une profonde sympathie pour les enfants de Staël. Quoi qu’il en soit, la discussion aurait certainement été une véritable épreuve pour leur relation et leur correspondance, exposant Schlegel au risque de revivre les difficiles expériences vécues au sein de sa propre famille.