La relation entre August Wilhelm Schlegel et Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi n’était pas amicale. Peu après leur première rencontre au château de Coppet, Schlegel se montre très réservé à propos du professeur genevois :
Un jeune homme de Genève, nommé Simonde, qui a écrit un livre sur l’économie politique et gagné un appel très avantageux à Vilnius, a passé quelques jours ici. Il a beaucoup d’affection pour la propriétaire de la maison et semble être d’un sentiment honnête, mais il n’est pas fort de tête ; quelques propos de ma part à son égard semblent lui avoir fait perdre son sang-froid1.
La formule de Schlegel suggère chez lui une volonté d’instaurer avec Sismondi, qui n’a pourtant que six ans de moins que lui, une relation de maître à élève. Même si Sismondi a largement profité des travaux de Schlegel et pris avec lui des cours de langue2, cette volonté tient en partie à la structure du cercle de Coppet, traversé par des rivalités masculines pour obtenir les faveurs et l’attention de Germaine de Staël. À cela s’ajoutent leurs modes de pensée radicalement différents, comme le note Benjamin Constant dans son journal : « Promenade avec Simonde et Schlegel. Ils se regardent mutuellement comme des fous : la philosophie francaise qui ne reconnoit que l’expérience, et la nouvelle philosophie allemande qui ne raisonne qu’a priori, ne peuvent, je ne dis pas s’entendre, mais ne peuvent pas même s’expliquer3 ». Sur les questions politiques et religieuses également, Schlegel et Sismondi s’opposent régulièrement4. Ces différences sont si fortes que Schlegel finit par se plaindre auprès de l’éditeur des Heidelbergischen Jahrbücher der Literatur lorsqu’il publie une recension élogieuse de l’Histoire des Républiques Italiennes au Moyen Âge :
L’ouvrage est en effet fondé sur des sources, mais la représentation est peu attrayante et le plan lacunaire à cause d’un manque d’unité interne. Ses principes politiques partent d’un bon sentiment, mais ne sont pas vraiment réfléchis. Il est très louable de recommander la liberté, mais laquelle a-t-il en tête ? Le municipal-républicanisme, qui sans une union fédératrice, sans rapport à une unité extérieure, ne pourrait survivre. Je connais personnellement très bien l’auteur, et lui ai souvent dit qu’il n’est pour moi ni assez gibelin, ni assez guelfe5.
Malgré leur refus commun de la domination napoléonienne, des tensions politiques surgissent ici entre les deux hommes. Tandis que le premier, après la défaite prussienne à Iéna et Auerstaedt, adopte des positions nationalistes et devient partisan d’un Saint-Empire romain germanique – déjà dissolu à cette époque – dans lequel les petits États allemands pourraient faire contrepoids face à la France6, Sismondi, plus libéral, garde en tête un modèle suisse et plaide pour l’indépendance des petits États italiens7. Ces deux conceptions différentes de l’histoire du Moyen-Âge sont naturellement liées à l’actualité politique, fortement marquée par les guerres napoléoniennes. Ces clivages – qui déchirent l’ensemble du Groupe de Coppet – deviennent encore plus virulents au moment des Cent-Jours8. Dans une lettre datée du 1er mai 1814, Sismondi refuse le retour des Bourbons tout en rappelant son attachement à la nation française :
J’évitais de toutes mes forces d’être confondu avec la nation dont je parle la langue, pendant ses triomphes ; mais je sens vivement dans ses revers combien je lui suis attaché, combien je souffre de sa souffrance, combien je suis humilié de son humiliation. L’indépendance du gouvernement et les droits politiques font les peuples ; la langue et l’origine commune font les nations. Je fais donc partie, que je veuille ou non, du peuple genevois et de la nation française, comme un Toscan appartient à la nation italienne, comme un Prussien à la nation allemande, comme un Américain à la nation anglaise. Mille intérêts communs, mille souvenirs d’enfance, mille rapports d’opinion, lient ceux qui parlent une même langue, qui possèdent une même littérature, qui défendent un même honneur national. Je souffre donc au-dedans de moi, sans même songer à mes amis, de la seule pensée que les Français n’auront leurs propres lois, une liberté, un gouvernement à eux que sous le bon plaisir des étrangers, que leur défaite est un anéantissement total, qui les laisse à la merci de leurs ennemis, quelque généreux qu’ils soient. Je ne suis pas bien sûr que madame de Staël partage ce sentiment […]9.
Sismondi critique l’engagement de Schlegel auprès de Bernadotte et ne peut retenir une pique contre son recueil de propagande antinapoléonienne, les Dépêches et lettres interceptées par des partis détachés de l’armée combinée du nord de l’Allemagne10 (1814). Leur relation personnelle ne s’améliore pas au cours des années de voyages pendant lesquelles ils accompagnent G. de Staël (en Italie, fin 1804 jusqu’à avril 180511 ; de Vienne à Prague, Dresde, Weimar, Frankfurt et enfin de retour à Coppet au printemps 180812). Dans la même lettre, il déclare à propos du cercle de Coppet : « Je les aime tous […] à la réserve de M. Schlegel. Avec celui-ci, nous avons tant de points d’opposition et de mésintelligence que la plus longue et la plus intime habitude entre nous ne peut pas prendre le nom d’amitié13 ».
Au centre de cet article, on retrouve De la littérature du midi de l’Europe de Sismondi et son lien avec les études d’histoire littéraire de Schlegel, en particulier les cours de Vienne Ueber dramatische Kunst und Litteratur14. Même si ces deux écrits, avec De l’Allemagne, ont été communément perçus comme les pièces d’un même projet d’exterritorialisation de l’esthétique romantique15, Sismondi se différencie fortement de Schlegel sous de nombreux aspects16. Pour comprendre ces divergences, il faut mettre en lumière les conceptions et les objectifs des études littéraires pour Schlegel et pour Sismondi. L’influence entre les deux auteurs, qui suivent un programme radicalement différent, s’explique notamment par le primat qu’ils accordent soit à la philologie et aux sciences de l’esprit (Schlegel), soit à l’histoire et aux sciences sociales (Sismondi).
Sismondi s’était fait un nom avec ses études historiques et économiques et plus précisément avec De la richesse commerciale ou principes d’économie politique, appliqués à la législation du commerce (1803)17, publié en 1813 dans De la littérature du midi de l’Europe, le cours qu’il donne à l’Académie de Genève entre le début janvier et la mi-mars 1812. Il avait préparé ce cours pendant des mois et l’avait auparavant présenté devant le cercle de Coppet. Son approche comparative lui semble une démarche innovante :
[P]our cet hiver, j’ai un projet qui m’a beaucoup occupé cette année. Je veux donner un cours à Genève de littérature étrangère [...]. Pour comprendre toute la littérature moderne, selon mon projet, il me faudrait deux ans ; mais mon cours pour la première année, en quarante leçons, comprend déjà toutes les langues romanes, le provençal, le roman wallon, l’italien, l’espagnol et le portugais. Pour une partie, je me trouve sur le même terrain que Ginguené ; il s’en faut bien que je puisse traiter la littérature italienne avec autant de profondeur que lui ; le sujet des trois gros volumes sera renfermé pour moi en quatre leçons ; mais, d’autre part, la comparaison de plusieurs langues différentes, la connaissance surtout des critiques allemands, me permettent de considérer mon sujet sous des rapports plus nouveaux. Il y a huit ou neuf mois que je travaille à ce cours, j’ai encore trois mois devant moi avant de commencer à le réciter, et je vous assure que je n’ai pas perdu mon temps18.
Sismondi tente ici d’obtenir l’audience que ne lui donnent pas encore les premiers volumes de l’Histoire des républiques italiennes – il a certainement pris pour modèle les Cours viennois de Schlegel19. Contrairement à ce qu’il redoutait, ses séances rencontrent la faveur du public et en particulier des auditrices : « Serieusement ce doit etre un succès delicieux […] ; vous devez jouir et come acteur et come auteur. […] Vos succès vous donent une existence nouvelle. Vous avez aquis un moyen d’independance et de gloire qui vous est tout personnel20 ». Dans le cercle de Coppet, des rumeurs de copie se répandent pourtant bientôt21. C’est avec désinvolture que Schlegel l’apprend, même s’il dénonce dans la prestation de Sismondi son ton moralisant, adapté au public genevois22, par contraste avec ses prétentions cosmopolites et le public distingué auquel il s’adresse à Vienne :
Je vous prie de ne pas aigrir Sim[onde de Sismondi] par votre zèle à réclamer notre propriété. Je suis habitué à ce qu’on prenne mes pensées sans me citer ; aussitôt imprimées elles sont pour ainsi dire juris publici et le plagiat leur fait au moins courir le monde. Pour les pensées communiquées dans la conversation, cela est différent ; c’est un privilège de l’amitié d’en tirer parti. […] Le succès de ses leçons puritaines prouve combien les Genevois sont neufs en littérature. Cependant je ne lui conseillerois pas de changer de théâtre, il n’a pas d’idées comment il faut parler à Paris pour se faire écouter. Ses articles sont rédigés d’une manière inélégante, et pour les connoissances Ginguené lui est infiniment supérieur23.
Schlegel fait ici référence à l’échange qu’il eut avec Sismondi avant ses cours. Celui-ci avait remercié Schlegel, dans deux lettres, d’avoir mis à sa disposition des ouvrages de sa bibliothèque et de lui avoir donné le reste des sources utilisées pour son étude des littératures médiévales24. C’est certainement pour éviter toute accusation de plagiat que Sismondi, dans son premier cours, avait fait la liste de ses principales sources, afin de s’éviter des notes trop nombreuses et de se limiter à des mentions occasionnelles25 (I, 12-14).
Dans son Avertissement, Sismondi précise que son objectif est « de rassembler et de présenter aux gens de goût ce qu’il leur convient de savoir sur les littératures étrangères » (I, i). Les termes « rassembler » et « présenter » sont déterminants pour comprendre la technique de compilation éclectique de Sismondi26. Il se présente au public comme un lecteur27, qui sélectionne et travaille des sources primaires et secondaires et sert de relais entre experts et profanes. Afin « de faire connaître les chefs-d’œuvre des langues étrangères », Sismondi propose « plus souvent des extraits et des traductions de tout ce qu’[il a] pu recueillir de plus beau dans les langues du midi, que les jugemens toujours suspects d’un critique » (I, 13). Cette distance prise avec les critiques professionnels s’accompagne d’une promotion du lecteur autodidacte qui, malgré sa subjectivité assumée, cherche l’affection du public tout en prétendant donner un avis impartial. Cette identification de Sismondi avec son auditoire s’écarte nettement de la manière de Schlegel. Celui-ci se présente davantage comme un spécialiste capable de trouver les mots justes et aimant l’opposition. Schlegel ne revendique pas seulement l’amour des polémiques, des provocations et son rejet des prédécesseurs comme des contemporains ; ce sont chez lui des indices d’appartenance à la mouvance romantique, soucieuse d’attirer l’attention dans le difficile marché de la littérature et de la recension28.
De la littérature du midi de l’Europe contient de longs extraits de sources primaires qui apparaissent en français dans le texte et qui, dans certains cas, sont présentés dans les notes de la version originale. C’est là une grande différence avec Schlegel, qui offre moins d’extraits originaux, mais qui parsème son exposé de théories et de critiques. Pendant la préparation du manuscrit, Sismondi qualifie son procédé de « chrestomathie » :
[L]e texte formera une histoire je l’espère assez complete de l’esprit humain dans to[utes ces ?] contrées, les notes seront une chrestomathie de toutes les langues du midi, qui sera je l’espère d’autant plus curieux, que les livres dont je cite des fragments sont pour la plupart très rares et très difficiles à se procurer, et qu’en les trouvant réunis l’intelligence des uns sera facilitée par celle des autres29.
En choisissant ce terme qui signifie « savoir utile », Sismondi souligne sa volonté d’instruire son destinataire30 — il fait ici allusion à son jeune public genevois, mais aussi à ses lecteurs, qu’il appelle « nous » (I, 6-8). Ce « nous » désigne la « nation française », c’est-à-dire une communauté avant tout linguistique et culturelle, qui a atteint sa maturité et se distingue ainsi du reste des littératures européennes : « Nous sommes arrivés au temps de l’analyse et de la philosophie » (I, 7). Sismondi associe sa sollicitation d’un public francophone à un plaidoyer en faveur d’une approche comparative : « C’est demeurer dans un état de demi-connaissances, que de s’arrêter à l’étude de notre seule littérature » (I, 8.). Il considère la tolérance esthétique comme une règle universelle, au fondement anthropologique :
Étudions leur manière ; jugeons-les, non point d’après nos règles, mais d’après celles qu’ils ont suivies ; apprenons à distinguer l’esprit humain de l’esprit national, et élevons-nous assez haut pour discerner les règles qui découlent de l’essence de la beauté, et qui sont communes à toutes les langues. (I, 9.)
Sismondi souhaite en effet éveiller l’intérêt pour l’étranger d’une communauté française alors persuadée de sa supériorité sur les autres cultures européennes31 — et ce d’abord sur le plan esthétique. Si le parallèle avec le volet politique est évident, Sismondi n’a pourtant jamais pu le formuler explicitement en raison de la censure napoléonienne. Lorsqu’il souligne les effets mutuels des aspects sociaux, politiques et littéraires, son point de vue est sans équivoque32 :
J’ai tenté d’apprécier le mérite réel de ces écrivains, de le faire goûter, en écartant les préjugés nationaux qui pouvaient rendre insensible aux charmes d’une poésie différente de la nôtre ; j’ai cherché à remonter des règles conventionnelles de chaque littérature, aux règles fondamentales, que le sentiment et le goût ont rendues communes à tous les hommes ; j’ai surtout voulu montrer partout l’influence réciproque de l’histoire politique et religieuse des peuples sur leur littérature, et de leur littérature sur leur caractère ; faire sentir le rapport des lois du juste et de l’honnête avec celles du beau ; la liaison enfin de la vertu et de la morale avec la sensibilité et l’imagination. (I, ii.)
Cette volonté sous-jacente, Sismondi l’explicite dans une lettre où il recommande la lecture de son ouvrage à sa destinataire : « Vous m’y trouverez tel que j’ai toujours été, protestant et républicain, et montrant partout dans l’histoire de l’esprit humain la pernicieuse influence du despotisme civil et religieux, ou les bienfaits des deux libertés33 ». Il y ajoute une apologie des Lumières :
L’histoire du monde en nous montrant les crimes et les malheurs de toutes les races, nous fait toujours voir à côté du mal ce ressort moral qui relève l’homme après qu’il a été rabaissé, qui lui rend les vertus dont son gouvernement voudrait le dépouiller, et qui fait que rien n’est perdu encore lorsque tout semble détruit. D’autres périodes de malheur et de honte ont été peut-être pires que la nôtre, et nous en avons pourtant vu sortir et le lustre de la Grèce, et la grandeur de Rome, et même ce dix-huitième siècle si calomnié, mais qui contenait en lui tant d’amour pour le bien et le germe de tant de nobles qualités34.
Apparaît ici une différence fondamentale avec Schlegel, qui partait volontiers en campagne contre les Lumières35. Cette critique s’inscrit dans un programme esthétique : Schlegel qui, comme beaucoup de ses prédécesseurs, présupposait la chute des civilisations, considérait que la déchéance était à l’origine des Lumières. Il s’agit pour lui d’un seuil décisif de l’histoire littéraire, où « les arts se trouvent dans une grande déchéance […] et nous devons vénérer les temps passés désormais inaccessibles36 ». L’époque contemporaine peut dès lors représenter un nouveau départ.
Si Schlegel et Sismondi s’intéressent tous les deux à la littérature médiévale, leurs visions restent très différentes. L’éloge de Schlegel repose sur la dynamique migratoire du Moyen-Âge : le mélange des peuples allemands avec la population romanisée. Le christianisme, le féodalisme et la chevalerie sont autant de moments d’union : « De la combinaison de la bravoure vigoureuse et loyale du nord de l’allemand et de la chrétienté […] est né l’esprit de chevalerie, une apparition plus que brillante […] et jusqu’ici historiquement inédite37 ». - Schlegel mêlait à sa présentation du Moyen-Âge une critique des Lumières ou du présent. Le Moyen-Âge de Sismondi, en revanche, est fondé sur « l’héritage des Lumières38 ». Tandis que Schlegel esquisse une apologie du système féodal, qu’il associe à l’idée de liberté39, Sismondi distingue nettement l’aspect social (féodalisme) de l’aspect littéraire (chevalerie) : « Il ne faut point confondre la féodalité avec la chevalerie ; la féodalité est le monde réel à cette époque […] ; la chevalerie est ce même monde idéalisé » (I, 87). Lui aussi utilise le concept de chute des civilisations, mais dans une autre perspective : le déclin des littératures romanes est pour lui indissociable de la décadence politique, la corruption ou l’oppression religieuse. Sismondi, en faisant de la liberté politique une condition de la création, associe donc histoire de la littérature et histoire morale40 :
En étudiant la littérature du midi, nous avons souvent pu être frappés de la subversion de la morale, de la corruption de tous les principes, de la désorganisation sociale qu’elle indique ; mais si nous portons les yeux sur les institutions des peuples, si nous considérons leur gouvernement, leur religion, leur éducation, leurs jeux, leurs spectacles, nous devrons plutôt leur tenir compte des vertus qui leur restent encore, de cette rectitude de sentiments et de pensées qui est innée dans le cœur de l’homme, et qui n’est point entièrement détruite, malgré la conjuration de tous les moyens extérieurs pour fausser l’esprit et pervertir les sentimens. (IV, 19.)
Le titre De la littérature du midi de l’Europe est mûrement réfléchi. En privilégiant la proximité géographique (« midi de l’Europe ») sur la proximité linguistique (« romane »), et surtout en laissant de côté le terme fortement connoté de « romantique », il désamorce la polémique déclenchée par Schlegel avec sa Comparaison de la Phèdre de Racine avec celle d’Euripide (1807)41. Ce découpage de l’Europe entre le « Midi » (langues romanes) et le « Nord » (langues nordiques et germaniques), suggère en outre que la France est le centre du continent, aussi bien géographique qu’intellectuel42. L’absence du terme « histoire » dans le titre, attendu chez un historien comme Sismondi, est révelatrice43, surtout si l’on considère que De la Littérature du midi de l’Europe représente une parenthèse dans ses travaux historiques, qu’il a repris par la suite44. Cette absence s’explique par une volonté de rupture avec ses prédécesseurs et la tradition de compilation de l’historia literaria45. Ces termes, absents du titre, se retrouvent cependant dans des passages importants du texte. L’utilisation du binôme « classique » et « romantique » par Sismondi semble particulièrement intéressant, car il se rapporte à l’esthétique et à l’histoire littéraire des Schlegel46. Sismondi reprend pour la première fois le terme « romantique », utilisé par Staël dans De l’Allemagne47, lorsqu’il évoque la littérature provençale : « Les Provençaux, les premiers nés de l’Europe pour la poésie romantique » (I, 10). Dans ce passage, l’influence de Schlegel est évidente et outrepasse la simple reprise des Cours viennois48 : « Les langues que parlent les peuples du midi de l’Europe […] et qu’on désigne sous la dénomination commune de langues romanes, sont toutes nées du mélange du latin avec le teutonique, et des peuples devenus Romains avec les peuples barbares qui renversèrent l’Empire de Rome49 » (I, 14.). Sismondi, qui reprend certes la différence établie par Schlegel entre les littératures classique-antique et romantique-moderne50, sans toutefois n’étudier que la seconde, ouvre son histoire sur un bref aperçu de la littérature arabe qu’il considère, contrairement à Schlegel, comme une source de la littérature romantique (I, 41-77)51. Il aborde ensuite les littératures déjà mortes et qui préfigurent le modèle romantique : la littérature provençale et celle du nord de la France (langue d’oïl). Viennent ensuite les langues modernes : l’italien, l’espagnol et le portugais, depuis leurs origines jusqu’au présent52. Enfin, il souligne le lien entre histoire morale et histoire littéraire : « Nous avons trouvé dans toute l’Europe méridionale, ce mélange d’amour, de chevalerie et de religion, qui a formé les mœurs romantiques, et qui a donné à la poésie un caractère particulier » (IV, 557).
Nous avons déjà mis au jour plusieurs différences entre les programmes de Schlegel et de Sismondi – malgré la similarité de leurs objets d’étude et de point de vue. Schlegel s’attache à quelques auteurs, qu’il analyse en détail comme les représentants importants d’un style, d’une époque ou d’une littérature nationale. Il n’a pas peur de « découper une histoire de la littérature en deux traditions (la bonne/la mauvaise53 ) ». Sa sélection réfléchie des auteurs traités et, parallèlement, sa réévaluation des penseurs esquissent un nouveau canon littéraire54 . Il commence par réexaminer les éléments existants : l’Antiquité romaine est écartée, considérée comme une copie décadente de l’art grec, tandis que l’Europe chrétienne et médiévale, née de la rencontre entre une population romanisée et des racines allemandes, est encensée comme source et structure de la littérature romantique. Schlegel entreprend ensuite une (re)découverte d’auteurs oubliés, comme Dante, Pétrarque, Boccace, Cervantès ou Calderón, accompagnée d’une appropriation (par la traduction ou la création littéraire) de formes romanes telles que le sonnet, la canzone ou les assonances. Il réexamine enfin le canon existant : Schlegel préfère Eschyle à Euripide et exclut Sénèque et le classicisme français comme des évolutions bâtardes de la tragédie grecque. Dans l’histoire littéraire de Schlegel, la dialectique obéit à une vision du monde chiliastique selon laquelle les Allemands, en raison de leur universalité spirituelle, devaient développer une poésie nouvelle et avant-gardiste et ainsi occuper une position hégémonique en Europe. Cette idée s’accompagne du topos de la langue allemande comme langue de traduction55 :
Elle est faite pour rien moins que d’unir les qualités des nationalités les plus diverses, pour se plonger en pensée dans chacune d’entre elles et les comprendre, afin de créer un centre cosmopolite pour l’esprit humain. L’universalité, le cosmopolitisme, voilà la vraie particularité allemande […] Il n’est donc pas trop sanguin d’espérer que le temps n’est pas si lointain où l’allemand sera l’organe commun de communication des nations cultivées56.
Si Goethe a ouvert la voie à une littérature allemande moderne, il est désormais temps de s’éloigner de ce modèle : « Il est à espérer que se soulèvera avec lui enfin une école de la poésie […] qui puisse progresser avec les mêmes maximes sur l’étude et l’exercice de l’art sur la voie qu’il a ouverte, sans imitation, autonome et allant toujours plus loin57 ».
À propos des littératures romantiques, Sismondi appelait le lecteur « à s’y faire initier lui-même » (IV, 561). S’il se voit comme un intercesseur dont la mission est de « rassembler » et « présenter » objectivement des auteurs plus ou moins connus à un public francophone, Schlegel, lui, conçoit autrement son rôle58 en s’attribuant à la fois la mission de sélectionner et de juger. Il expose les « visions prophétiques qui unissent avenir et passé59 ». Il choisit les auteurs et les textes, les met en relation selon des critères nationaux, théoriques ou chronologiques et les intègre dans une histoire de la littérature qui fait évoluer le modèle narratif vers une « poésie universelle » en devenir. Dans ses Cours, il évoque un drame allemand qui trouverait son origine dans le drame historique :
[M]ais c’est dans l’Histoire même qu’ils doivent puiser les nobles sujets de la Tragédie romantique. L’Histoire, en effet, est la terre vraiment fertile, c’est là que les dignes émules des Goethe et des Schiller trouveroient encore de glorieuses palmes à cueillir ; mais il faut que notre tragédie historique soit nationale, et nationale pour l’Allemagne toute entière, qu’elle ne s’attache pas à la vie privée de ces Chevaliers ou de ces petits Princes qui n’ont exercé d’influence que dans un cercle resserré. Il faut de plus que la tragédie soit historique avec la vérité, qu’elle soit tirée des profondeurs de la science, et qu’en dissipant l’épaisse vapeur de nos pensées habituelles, elle nous fasse respirer l’air salubre de l’Antiquité. Et quels magnifiques tableaux n’offre pas notre histoire. Dans un immense éloignement les guerres avec les Romains, puis la fondation de notre Empire, puis le siècle brillant et chevaleresque des Empereurs de la maison de Souabe, puis les règnes d’une importance politique plus générale des Princes de Habsburg. Que de Héros ! Que de grands Souverains ! Quel champ pour un poète qui, comme Shakespeare, auroit l’art de saisir le côté poétique des événemens véritables et sauroit réunir la vivacité de couleurs, la touche ferme et décidée que donne un objet déterminé, avec les pensées universelles et le généreux enthousiasme qu’inspirent les intérêts augustes de l’humanité60!
Difficile ici d’ignorer le message politique de Schlegel, souligné par le ton pathétique qu’il emploie. Cette orientation nationaliste – au cœur de la domination napoléonienne en Europe – constitue avec leur volonté de popularisation du savoir, la singularité des Cours viennois par rapport à ceux d’Iéna et de Berlin.
Sismondi, quant à lui, se présente à ses lecteurs comme une instance objective, favorable aux littératures romanes, mais soucieuse de maintenir une distance avec son objet61. Son analyse de la littérature dramatique espagnole montre à quel point cette distance est habilement mise en scène. Sismondi justifie la pertinence de son étude par le fait que le théâtre français a, traditionnellement, beaucoup emprunté à la dramaturgie espagnole62 :
Je ne partage point l’admiration que les critiques allemands ont professé pour le théâtre romantique espagnol ; je n’ai garde […] de mépriser une littérature à laquelle nous devons le grand Corneille ; mais je me propose bien moins de dicter ici mes opinions, que de mettre chacun à portée de juger lui-même ; et je compte présenter des extraits assez détaillés des pièces de théâtre de Cervantes, de Lope et de Caldéron, pour que le lecteur puisse se former une idée de leur mérite et de leurs défauts. (III, 363-364.)
Dans ses remarques introductives au théâtre romantique, c’est-à-dire à Lope de Vega63, qu’il articule à une analyse du modèle classique français, il se démarque des règles aristotéliciennes en invoquant les « trois unités romantiques64 » (III, 461-476, ici 463). Il en appelle également à la tolérance du public français, pour préparer la meilleure réception de cette littérature étrangère : « N’est-ce pas bien légèrement que nous décidons que ces chefs-d’œuvre sont des pièces monstrueuses, parce qu’elles ne sont pas françaises ; qu’elles bouleversent toutes les règles, parce qu’elles sont contraires aux nôtres » (III, 462.). Sismondi mobilise l’analyse de l’honneur, au centre de la comedia espagnole, pour critiquer les coutumes espagnoles65. Sa stratégie de rupture, en l’occurrence avec Schlegel, surgit lorsqu’il évoque le théâtre de Calderón : la traduction de deux longs passages des Cours viennois lui permet de citer la poétique romantique la plus audacieuse, qu’il présente avec réserve au public français66 (IV, 107-119). Cette prudence lui évite la virulente polémique que la Comparaison de Schlegel avait déclenchée en France : « J’ai loyalement traduit ce morceau plein d’esprit et d’éloquence, quoiqu’il soit contraire à mon propre sentiment » (IV, 119.). Sismondi utilise ensuite ce passage traduit pour l’analyse qui mélange éloge et critique67, avant d’en tirer un résumé qui explique aussi l’étrangeté de Calderón : « Calderon est en effet le vrai poète de l’inquisition. Animé par un sentiment religieux, qu’il ne manifeste que trop dans toutes ses pièces, il ne m’inspire que de l’horreur pour la religion qu’il professe » (IV, 130.). Ce tableau de la création littéraire est indissociable du concept de décadence politique et sociale de l’Espagne : « De l’asservissement de la nation au dix-septième siècle, de la corruption de la religion et du gouvernement, de la perversion du goût, de l’effet qu’avait produit sur les Castillans l’ambition de Charles-Quint, et la tyrannie de Philippe II. […] Il serait bien étrange, si l’influence d’une époque si dégradante pour l’espèce humaine ne se faisait pas reconnaître dans son poète » (IV, 119-120.). Le jugement de Sismondi sur le gouvernement des premiers Habsbourg en Espagne et sur l’Inquisition diffère ici profondément de celui de Schlegel68. Pour lui, l’histoire de la littérature espagnole est celle d’un déclin qui commence après le Cid : « Après lui nous n’avons rien trouvé qui égalât ni l’auguste simplicité et l’héroïsme de son vrai caractère, ni le charme des brillants fictions dont il a été l’objet. Tout ce qui est venu ensuite, n’a jamais pu obtenir de nous une admiration sans réserve » (IV, 254.). Le diagnostic est différent pour la littérature italienne : elle culmine avec Dante qu’il nomme, comme Schlegel69, le « père de la poésie moderne » (I, 388). Contrairement à la littérature espagnole, la littérature italienne peut se vanter d’une part de sa Renaissance – le « siècle de l’imagination classique » –, et d’autre part de son XVIIIe siècle : « Le siècle qui a produit Métastase, Goldoni et Alfieri, peut, si ce n’est s’égaler à celui de l’Arioste et du Tasse, du moins soutenir sans humiliation la comparaison »70 (IV, 254.).
Les parcours qui ont mené Schlegel et Sismondi à s’intéresser à l’histoire littéraire, leurs attentes et leurs objectifs sont donc radicalement différents. Tandis que Sismondi montre au public français la littérature romane et explique sa décadence comme une conséquence de dégradations sociales et politiques, Schlegel affirme les lacunes de la littérature contemporaine. Dans le même, temps, il présente au public germanophone et aux écrivains, à l’aide d’un autre canon littéraire, le programme d’une nouvelle littérature allemande, qu’il révèle avec ses traductions et ses tentatives poétiques. Si Sismondi ne voulait pas exercer d’influence politique directe, il incarnait une posture pédagogique qui associait, implicitement, la tolérance esthétique à l’idée d’une cohabitation pacifique des États européens. En témoigne l’annonce de la seconde partie de ce travail, qui n’a jamais vu le jour (De la littérature du Nord de l’Europe). Sismondi s’y promettait « de faire sentir ce que l’une de deux grandes races d’hommes, qui se partagent l’Europe civilisée, a appris de l’autre » (I, iii). Si les questions politiques jouaient un rôle important pour Schlegel, notamment pendant la campagne d’Allemagne, il visait, avec son histoire performative de la littérature, une révolution esthétique qui allait marquer une nouvelle ère de la littérature allemande. Sismondi, politiquement libéral, est cependant, sur le plan esthétique et théorique, plus conservateur que Schlegel. Malgré ces divergences, Sismondi a lu avec intérêt les travaux de Schlegel, notamment dans l’explication de la « littérature dramatique » (I, 14) de son avertissement. Cette lecture – un exemple significatif du transfert de connaissances à l’époque romantique – et les reprises mot pour mot entre les deux auteurs, ne doivent pas faire oublier les différences fondamentales de contenu, et ce malgré les efforts de Sismondi pour ménager son public français71. Ces différences relèvent davantage de la méthode que du contenu. Sismondi l’historien, de plus, n’avait pas la formation de philologue de Schlegel, ni son expérience de critique, d’écrivain, de traducteur ni sa connaissance de l’esthétique allemande. Nous dirons aujourd’hui que dans leurs histoires de la littérature, Sismondi procède en spécialiste des sciences sociales et Schlegel en spécialiste des sciences de l’esprit.