Un critique bienveillant
À suivre nos critères contemporains, August Wilhelm Schlegel n’aurait pas été le mieux placé pour rendre compte du roman de G. de Staël Corinne ou l’Italie : habitant lui aussi à Coppet, conseiller – et pas seulement sur les questions touchant la littérature germanophone – Schlegel était « trop proche » de l’auteure. Il l’avait accompagnée lors de son voyage en Italie entre 1804 et 18051 et avait pris de nombreuses notes sur les tableaux et la statuaire2 qui allaient se retrouver dans le roman. À cela s’ajoute qu’il avait déjà manipulé, dans ses Cours de Berlin et son almanach de traductions Blumensträuße, l’opposition entre nord et midi qui lance l’action de Corinne3 : en effet, il leur attribuait des racines « germaniques » remontant au Moyen-Âge4. Lorsque, les 1er et 2 juillet 1807, c’est-à-dire peu avant la traduction du roman en allemand par sa belle-sœur Dorothea Schlegel5, A. W. Schlegel évoque Corinne dans le Jenaische Allgemeine Literaturzeitung, il souligne la nouveauté, voire le caractère révolutionnaire de l’héroïne aux yeux du public contemporain : la douceur et le caractère artistique de l’Italie nourissent l’émotivité et l’imagination de Corinne et font d’elle une artiste complète, dotée d’une exigence de liberté et d’indépendance inédites pour une femme de son époque. En Italie, l’on trouve « le moyen de réunir la vie d’artiste indépendante, loin des conditions bourgeoises, avec la dignité féminine. En bref, tout est convenable et vraisemblable, quoiqu’extraordinaire voire étonnant6 ». Ce récit, qui passe pour une histoire d’amour malheureuse, européenne entre un lord britannique plutôt glacial et moralisateur et une femme du Sud enthousiaste (même si elle a elle aussi des origines britanniques), est pourtant d’abord l’histoire d’une vie d’artiste impossible, où rien n’importe plus que l’imagination, l’inspiration, la création – et dans laquelle la relation avec Lord Oswald Nelvil s’achève sur une catastrophe artistique et personnelle. Schlegel le reconnaît : « On l’accompagne, depuis la floraison des plaisirs les plus nobles de l’existence, dans toute l’échelle des passions et de la souffrance de l’âme qui en naît, jusqu’à l’extinction de l’étincelle divine dans la mort, et ce avec une attention croissante7 ». L’objectif de Corinne correspond au projet des premiers romantiques – ce qui dut plaire au goût de Schlegel : « Cher Oswald, laissez-nous tout confondre, amour, religion, génie, et les soleils et les parfums, et la musique et la poésie » (C 2138). Corinne est une artiste universelle, qui maîtrise le chant, la comédie, la danse, le dessin et la conversation (voir C 21). Il est facile de voir un autoportrait de l’auteure en Corinne ; il l’est davantage encore de lire dans la trajectoire de l’héroïne l’expérimentation d’une image idéale, certes déceptive, mais qui consomme jusqu’à son dernier souffle une existence vouée à l’esthétique, malgré les souffrances qu’elle entraîne. Identifier lequel des amants de Staël se cache sous les traits d’Oswald est donc secondaire, même s’il est évidemment permis de voir, derrière le Prince Castel Forte, un portait de Schlegel9. L’enjeu ne consiste pas ici à établir des parallèles biographiques ou émotionnels, mais à étudier des détails poétiques : comme Corinne n’est qu’en apparence une histoire d’amour et évoque en réalité cette communication qui peut éveiller, nourrir, mais aussi détruire l’inspiration, le cercle de Coppet était lui aussi non seulement marqué par l’amour et l’amitié, mais par la circulation des idées et des textes. Cette circulation d’idées se reflète notamment dans les cent-vingt lettres envoyées par A. W. Schlegel à G. de Staël, qui s’étendent de leur rencontre à la disparition de cette dernière10. De manière très explicite, comme le couple du roman, Schlegel regrette entre eux la naissance de l’amour, en particulier dans les deux premières années des treize ans de leur relation – de la visite de Staël en Allemagne, en 1804, à son décès11. Comme le résume la comtesse Jean de Pange : « Il va réellement se soumettre, se résigner à n’être que le confident, l’ami des mauvais jours, le conseiller littéraire, l’éducateur des enfants12 ». Roger Paulin, biographe de Schlegel, est lui certain que Staël, « malgré tout, avait déjà une certaine affection réelle pour lui13 ». Cette hypothèse n’éclaire pourtant pas la singularité de cette correspondance, sous le signe de l’humilité.
Amour ou narcissisme ?
Sur le plan diégétique, la relation entre la femme artiste et le lord échoue à cause d’une double interdiction paternelle14. Le roman ne suffit pourtant pas à conclure, face au destin de Corinne, que « les individus hors pair n’ont, dans le monde représenté qui renvoie au monde réel, aucune chance15 ». Il faudrait ajouter : les personnes artistiquement douées se consacrent à leur imaginaire et ne peuvent pas, en tant que femmes, agir librement, mais seulement réagir à l’exclusion dont elles font l’objet – car tant qu’une relation reste possible entre Corinne et Oswald, ils souffrent tour à tour. Il faut attendre qu’Oswald renonce sciemment à cette relation pour qu’il devienne un homme protecteur et prêt au mariage, tandis que Corinne plonge dans la tristesse. Tous deux souffrent en permanence ; Corinne, comme l’auteure16, joue le rôle d’une Phèdre, illustrant les leitmotivs du roman : « l’angoisse brute d’aimer en vain17 » et l’impossibilité de l’être aimé, fantasmé d’après l’image d’un père aussi idéal qu’inaccessible. À les examiner de plus près, les deux protagonistes répondent à des catégories de genre assez fluides, comme les contempteurs de Staël le lui ont reproché ; elle aurait été entourée d’un « scandale de ‘gynandrie’ ou d’androgynie18 ». Le texte subvertit donc le modèle romanesque, alors très marqué par le masculin19.
Il en découle l’hypothèse que le roman évoque moins l’amour que les obstacles au lien affectif, conditions nécessaires à la création ainsi que, dans d’autres circonstances, au silence artistique et à la mort. L’enthousiasme constitue le critère de l’écrivain romantique : il inspire la conversation et la convivialité, art performatif né de l’improvisation que pratique Corinne sous les yeux d’Oswald ou, guide en Italie, en dialogue avec lui. Comme A. W. Schlegel dans son élégie Rom, dédiée à G. de Staël, le roman célèbre une fusion anti-classique de l’art et de la vie au sein de l’enthousiasme20. C’est ainsi que Schlegel qualifie ce roman de « véritablement poétique21 », dans la mesure où il privilégie, sur les considérations moralisatrices, les sentiments forts : « Mais lorsque le romantique vient essentiellement de la confrontation d’un enthousiasme idéaliste avec la réalité prosaïque, on a raison de tenir l’amour, qui met en mouvement toutes les contradictions de la nature et des destinées humaines, pour la passion romantique privilégiée22 ». Corinne résiste pourtant à la passion, même si elle se nourrit partiellement de l’échec d’une relation heureuse avec Oswald. Phèdre, elle incarne la passion sans la vivre et ses sentiments culminent lorsqu’ils sont réprimés. Le pamphlet de Schlegel contre la tragédie classique, la Comparaison entre la « Phèdre » de Racine et celle d’Euripide doit dès lors être considéré, à la lecture de Corinne et du Phèdre de Staël, comme un plaidoyer romantique en faveur de la passion véritable : « On lit dans le mépris de Schlegel pour Phèdre, et de son héroïne avec laquelle Mme de Staël s’identifie si nettement et si fortement, un mépris de la femme passionnée et sans scrupules qui a rejeté son amour23 ». L’interprétation oscille entre sensibilité personnelle et grandioses passions du drame classique24. Si on lit l’essai de Schlegel comme une réponse à Corinne, on y trouve ce message : ni Corinne ni son auteure n’atteignent l’intimité affective. Oswald, à la fois inaccessible et indispensable, joue le rôle de public, de critique, de muse, mais aussi d’amant idéal, « compagnon intime » même lorsqu’il n’est pas là, et longtemps après que Corinne l’a repoussé. C’est donc une relation narcissique, longtemps écartelée entre épanouissement et échec, espoir de délivrance et peur de l’abandon et traversée, de part et d’autre, par des émotions fortes. Dans sa recension, Schlegel souligne l’incapacité d’Oswald à prendre des décisions et conteste sa virilité, tandis qu’il confère à Corinne l’attribut masculin qu’est la témérité : « Corinne agit d’un sentiment décidé, hardie et souvent confiante en son propre génie. Oswald, au contraire, oscille dès le début, sans aucune indépendance, ce qui, ajouté à son apathie, lui donne une apparence assez peu masculine25 ». Corinne, créative et active, mais de plus en plus submergée par ses émotions, est autant entre les genres qu’Oswald, longtemps incertain et présenté comme un reflet chargé d’inspirer Corinne, de la rassurer et de réagir face à elle : l’écrivain et sa muse. Les hiérarchies de genre sont provisoirement inversées, jusqu’à ce que le mariage, loi de la société patriarcale, ne l’emporte sur l’atmosphère artistique du Sud : la femme écrivain et l’homme muse se rencontrent dans une constellation narcissique.
Le narcissisme comme poétique
« Bien avant que Freud ne popularise le narcissisme, les écrivains allemands du dix-huitième siècle utilisaient le mythe grec de Narcisse pour explorer la compréhension du soi. Dans ce contexte, le narcissisme se rapporte à la création d’une image idéalisée du moi et au désir de se fondre dans cette image26 ». Alexander Mathäs, dans son étude consacrée à l’époque de Goethe, s’intéresse au narcissisme non comme pathologie, mais, en pleine émancipation intellectuelle de la bourgeoisie, comme un phénomène à la fois social et poétique. Il ajoute que « le désir d’un soi complet, unifié, stimule la production du langage et de l’art27 ». La réflexion romantique sur soi entraîne une thématisation et une problématisation de ce narcisse poétique dans la fiction, comme une mise en abyme du monde réel. Oscillation problématique mais poétiquement créative entre un « grand soi » (« Größenselbst » - Heinz Kohut28) empli d’un désir de se fondre dans son reflet et un « petit devant le grand » (« Größenklein » - Hans-Joachim Maaz29) dévoré par le doute, maladif et renfermé, le narcissisme implique une communication particulière. Elle se fonde, dans le cas du désir d’union, sur une projection de soi idéalisée (c’est-à-dire une dissociation des idéaux du soi et de leur projection sur un reflet) et, dans le cas négatif, sur le contraire, tout aussi radical (en raison de la dissociation des idées négatives et de leur projection sur ce même reflet). Cette communication instable, émotionnellement coûteuse, peut produire des effets esthétiques mais elle ne permet pas de sortir de la boucle « idéalisation-dépréciation ». Pour les sujets narcissiques, « la réalité est une oscillation permanente entre un dialogue qui valide l’autre dans son altérité, et un monologue qui nie l’altérité physique, culturelle et intellectuelle30 ». Enfin, on ne reconnaît pas que l’objet aimé ne saurait représenter le salut et que la projection idéalisée ne promet que le douloureux écart entre désir de rédemption et peur de l’abandon – c’est-à-dire un nouveau monologue sous forme d’oscillation –, aggravant ainsi le trouble de la personnalité. Le désir ou la nostalgie d’un objet lointain ou inaccessible, comme attitude romantique, se décline en oscillation entre dialogue et monologue, rapprochement et fuite dans une vaste négation du monde. Le cœur du mythe de Narcisse, le reflet du jeune et vain Narkissos, survit comme fantasme de dédoublement et de fusion avec l’autre. À l’origine du texte d’Ovide31 se trouve une phénoménologie de l’amour dans laquelle les deux partenaires ne parviennent pas à s’unir et tentent de communiquer sans y parvenir, le signifiant se dérobant. L’échange reste autotélique dans la mesure où l’autre est remplacé par soi-même : celui qui agit, qui parle, qui voit ne le fait que pour lui-même. Si l’on ajoute à cela le mythe d’Écho, on peut souligner la dissolution de la différence sexuelle dès lors qu’à la complémentarité succède l’identité. En matière d’émotions et de communication, le narcissisme, pathologique depuis la classification de Freud, est une « incapacité à aimer32 » dans laquelle un objet est construit comme idéal sexuel. La communication esthétique et le choix du partenaire sont, du point de vue de Narcisse, plus ou moins identiques. Heinz Kohut a identifié la sublimation et l’idéalisation comme le moyen de création typique de l’artiste, dans lequel la désexualisation souhaitée échoue33.
Le narcissisme ne se limite pourtant pas à la quête d’un sens alimentée par le désir et le manque. Pour Goethe, est aussi fondamentalement narcissique la volonté de toute-puissance, à la Prométhée, du génie créateur. La première image moderne de Narcisse est probablement le Rousseau des Confessions. Ce je, qui se présente comme un génie méconnu et éternellement malheureux oscille de manière symptomatique entre courage et faiblesse, désir et timidité, passion et indifférence, dépense et avarice. Il construit les relations sociales et la communication entre le je-auteur et son public comme une constellation de miroirs qui font coexister un idéal projeté et une image effrayante. S’y déploie une certaine « incapacité à déterminer son comportement sur la base de la raison ou du devoir34 ». Le je se jette pour ainsi dire en pâture à ses lecteurs comme juges de son existence : « [J]e vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l’espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes35 ». L’auteur et son œuvre se mêlent – et naissent ou sont anéantis – par la lecture à venir du public, imaginé par le je-auteur comme un public posthume. Rousseau inaugure ici une communication radicale dans laquelle l’artiste et son public sont non seulement étroitement liés, mais dans laquelle le public se voit attribuer une grande part de la créativité de l’artiste et, pour ainsi dire, un pouvoir sur celui-ci. Un tel homme, un tel artiste s’imagine nécessairement le public comme un autre qui, en retour, promet de se refléter en lui : « L’égoïsme est tel qu’il requiert une audience qui puisse vibrer avec lui en compassion36 ». Il faut attendre 1900 pour que la muse de l’artiste narcissique devienne sa création : dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, le peintre Basil Hallward crée une œuvre qui ne reproduit pas mimétiquement la nature, mais son âme ; qui ne s’inspire pas, mais qui reflète : le portrait de Dorian Gray devient une projection matérielle du sentiment de son créateur, et l’homme qu’est Dorian Gray se transforme en un pendant du tableau ; il devient un reflet du portrait. La muse est un modèle, un matériau pour l’œuvre que la personne doit s’approprier, et où elle doit finalement se noyer. Un siècle plus tôt, le personnage d’Oswald n’est pas autant nourri par la volonté de création et la capacité de projection artistiques.
Le romantisme allemand est lui aussi placé sous le signe de Narcisse, comme le souligne Schlegel dans l’Athenäum : « Les poètes sont toujours des Narcisses37 ». Même s’il est possible d’interpréter cette phrase de plusieurs manières, sa volonté poétique ne saurait être mise en question. Schlegel, dans son poème An die Rhapsodin, offre une variante concrète du mythe de Narcisse qui rompt avec l’autoréflexion stérile du poète. Schlegel transforme la nymphe de la source, surface muette dans le mythe de Narcisse, en un rhapsode qui confère une nouvelle profondeur et une qualité supplémentaire au texte du poète. La déclamation orale est plus qu’un texte écrit ; elle transcende l’oscillation créée par le reflet38. Le sonnet Narcissus propose lui aussi une allégorie de la création poétique. La nymphe incarne, une fois encore, la messagère d’une beauté à refléter. Dans le même temps, le texte cherche aussi à conjurer le cycle infini du reflet. Les larmes versées par Narcisse, dont la sexualisation reste univoque, troublent la surface de l’eau ; Narcisse, en pleurant, détruit sciemment son reflet : le salut se trouve dans la mort et sa transformation en fleur39. Cette réécriture d’Ovide referme heureusement le mythe classique sur un deuil transfigurateur, promesse de métamorphose40.
Narcisse « féminin », muse « masculine » ?
La recherche staëlienne a déjà mis au jour, dans Corinne, plusieurs indices de cette poétique narcissique. Le « génie » de Corinne est ainsi androgyne, « à la fois hétérogame, avec des traits à la fois masculins et féminins, et hétérogène, révèl[ant] une combinaison de caractéristiques opposées mais non-genrées41 ». D’autres évoquent son « narcissisme histrionique42 », en référence au concept de narcissisme féminin théorisé par Simone de Beauvoir : « À la fois prêtresse et idole, la narcissiste plane nimbée de gloire au cœur de l’éternité et, de l’autre côté des nuées, des créatures agenouillées l’adorent : elle est Dieu se contemplant soi-même43 ». C’est ainsi, du moins au début de l’intrigue, qu’est décrite la relation entre Corinne et Oswald ; le narcissisme de Corinne ne se contente plus de l’autoadoration, il se transforme en « dynamique sociale44 » puisque l’image publique et la communication individuelle se confondent. Pourtant, vue depuis le début du XIXe siècle, une intellectuelle cérébrale, femme affranchie et héroïne de roman, s’écarte de manière trop spectaculaire de la représentation conventionnelle des sexes et son parcours ne peut donc que se solder par un échec. Le « clivage du moi narcissique mélancolique45 » d’Oswald a lui aussi fait l’objet de plusieurs études. Dans son incapacité à prendre une décision, il hésite entre rapprochement et fuite : « Oswald en fut troublé ; il combattait contre lui-même ; il s’indignait d’être captivé par des charmes » (C 104). C’est depuis longtemps Corinne qui lui envoie, en réfrénant ses émotions, des signes de détachement et qui incite Oswald, toujours submergé par ses sentiments, à s’éloigner. Pour chacun des personnages, l’incapacité à établir une relation semble tenir à une difficulté d’agir, aggravée par une suite d’incompréhensions : « Ah, mon ami ! ne changeons rien, puisque nous sommes heureux ! » (C 177). La seule initiative qu’il prend finalement ne fait que se conformer à l’avis de feu son père. Corinne nourrit jusqu’alors le fantasme d’une amitié éternelle, et asexuée aux côtés d’Oswald (« ma vie près de vous, sans jamais vous épouser » (C 315).
C’est l’Italie qui permet au couple interdit de se rencontrer et de se rapprocher, autrement dit un paysage culturel dans lequel les marqueurs sexués, comme les relations entre les sexes, sont plus souples que dans la Grande-Bretagne protestante. L’Italie ne se contente pas d’offrir aux femmes un espace de communication publique, elle encourage l’imagination, tandis qu’en Angleterre, c’est le jugement qui domine ; si des femmes écrivains peuvent exister, ce ne peut donc être qu’en Italie. Le couronnement de Corinne, qu’elle inscrit dans le sillage de Pétrarque et du Tasse, souligne le rôle moteur des artistes dans la vie publique. Il ne fait aucun doute qu’Oswald, dont Corinne tombe très vite amoureuse, profitera de sa présence pour réveiller enfin une imagination endormie (cf. C 17). Leur première rencontre est révélatrice du rapport de force qui détermine leur relation : Oswald ramasse d’abord la couronne de lauriers de Corinne (C 36), avant de tomber, à la fin du récit, à genoux devant la mourante (C 486) – son isolement narcissique lui inspire un second et dernier geste de soumission. Poétesse admirée, Corinne prend ; Oswald, soumis à son génie, donne. En témoigne l’entrée en scène du personnage public de Corinne : « Corinne se sentait heureuse d’être aimée », mais Oswald, en proie au doute, se demande « si elle pourrait aussi aimer » (C 50). La réponse est la suivante : à condition qu’elle ne puisse atteindre l’objet de son affection. Et Oswald lui rend ce jeu courtois : lorsqu’il l’approche, elle se montre réservée ; dès qu’elle s’ouvre à lui, il recule : « Oswald ne s’était éloigné de Corinne que parce qu’il se sentait trop vivement entraîné par son charme » (C 84). Poétesse et guide, Corinne désire non seulement la célébrité, mais aussi l’amour ; elle succombe à une erreur typiquement narcissique : la recherche d’affections, voire de rédemption par la performance : « Je ne me flattais pas que ce couronnement du Capitole me vaudrait un ami ; mais cependant, en cherchant la gloire, j’ai toujours espéré qu’elle me ferait aimer » (C62). Corinne, pourtant adulée, ne semble donc pas avoir de passé érotique – la rencontre avec Oswald survient à l’apogée de sa carrière et sa relation difficile avec lui entraîne sa perte. Elle redoute, provisoirement, de devoir renoncer à ses talents pour Oswald ; elle voudrait limiter son amour pour lui alors qu’il exige l’abnégation de sa réussite : « Vous ne me sacrifieriez donc pas […] ces hommages, cette gloire... » (C 102) ? Oswald a l’illusion que Corinne n’a besoin de personne pour être heureuse (C118). Elle abandonne alors exceptionnellement sa distance, mais ne récolte que l’éloignement. Lorsqu’elle croit détecter chez lui les premiers signes de rejet, elle se persuade qu’il va partir. Si Corinne, dans sa lettre initiale, s’était proposée comme guide pour Oswald (C 56), elle espère désormais sa lettre d’adieu : « Elle s’attendait à chaque instant à recevoir la nouvelle de son départ, et cette crainte exaltait tellement son sentiment, qu’elle se sentit saisie tout à coup par la passion » (C 83). La peur de le perdre déclenche pour la première fois sa « passion extraordinaire46 ». Ce n’est pas un hasard si leur relation s’ouvre sur une célèbre scène à la Fontaine de Trévi. Corinne y apparaît en Narcisse innocente et inexpérimentée : « L’image de Corinne se peignit dans cette onde si pure, qu’elle porte depuis plusieurs siècles le nom de l’eau virginale. […] Il se pencha vers la fontaine pour mieux voir, et ses propres traits vinrent alors se réfléchir à côté de ceux de Corinne. Elle le reconnut, fit un cri, s’élança vers lui rapidement, et lui saisit le bras, comme si elle eût craint qu’il ne s’échappât de nouveau » (C 96). Le mythe d’Ovide se retrouve jusque dans les larmes qui déclenchent la mort de Narcisse. Corinne et Oswald sont l’un pour l’autre comme Narcisse et Écho, incapable de se débarrasser de son bourreau dont il voit désormais le reflet à côté du sien. Corinne-Narcisse semble ici remplacer son propre reflet par celui d’Oswald-Écho, qui menace de s’enfuir47. Que le bourreau soit aussi une image du père, l’autorité qui interdit l’union, préfigure la séparation.
Oswald assume une fonction poétique dans la vie de l’artiste Corinne ; comme l’écrit le psychanalyste Michel de M’Uzan, ce mode de relation correspond au « phénomène de la figure internalisée d’un partenaire, qui stimule et soutient le je écrivain, et qui en gagne la possibilité justement grâce à leur présence désexualisée, parfaitement psychiquement interne48 ». Oswald devient alors une personne réelle dans la vie de Corinne : le roman, écrit en focalisation zéro, explicite le fait que l’enthousiasme de Corinne l’intègre désormais à sa vie, qu’il se mette à genoux ou qu’il soit séparé d’elle. De la Lotte de Werther à la Felice de Kafka, le lecteur découvre des figures absentes, auxquelles se substitue un personnage fantasmatique. La « figure du partenaire, individuelle et internalisée49 », dont les traits s’esquissent dans un reflet, transforme la dyade narcissique du « moi senti et de l’image du moi fantasmatique50 », c’est-à-dire de Narcisse et son reflet, en une triade. L’image adorée est « transférée » et au moi senti s’ajoute un moi à distance, observateur et qui prend la parole. C’est le cas pour Corinne qui assure trois prestations artistiques pour Oswald. Si elle trouve en lui son reflet, la distance réussit mieux à la poétesse : « Le moi qui oscille entre un moi aimant et aimé, et un moi observateur, distancié, expressif, qui oscille entre les deux et qui, de manière parlante, se fond dans l’un ou dans l’autre51 ». C’est exactement ce qu’illustre la scène du miroir dans la fontaine de Trevi. La pratique artistique exige, depuis le romantisme, la transition entre le préconscient et la réflexion intense, voire la réflexion sur soi.
Corinne et Oswald semblent désexualisés : ils s’aiment comme frères et sœurs ou narcisse et muse. Oswald est l’« auditeur privilégié » de Corinne ; avec lui, elle entre dans un « rapport de concurrence et de substitution entre communication poétique et intime, entre écriture et amour52 ». Pour elle, il doit être « un interlocuteur et un lecteur privilégié qui prenne la forme d’un ami et d’un amant53 », et dans la mesure où elle éveille sa propre imagination, il est aussi son lecteur. Lorsqu’elle lui montre les paysages et les cultures italiennes, elle lui apprend à voir le monde avec ses yeux. Elle interprète sa performance dans le rôle de Juliette – auteur romantique, elle a naturellement traduit Shakespeare – comme le résultat de sa communication avec Oswald : « Et si je montre quelque talent, ne sera-ce pas mon sentiment pour vous qui me l’inspirera ? » (C 144). Elle sait pourtant qu’une circulation de regards et de sentiments entre le moi et son reflet a déjà commencé. Le jeu de Corinne se nourrit de « l’effet qu’elle produisait sur Oswald » (C 147). Son inspiration et sa reconnaissance renforcent donc la fragile Corinne ; elle se soumet désormais à son jugement : « Son regard les mettait aux pieds d’Oswald, aux pieds de l’objet dont le suffrage valait à lui seul plus que la gloire » (C190). Elle tente de conjurer cette dépendance en faisant son portrait (C 195) ; avant son départ, craignant la perte de son talent « pour jamais », elle souhaite qu’il l’écoute chanter encore une fois (C280). Le roman culmine lorsqu’Oswald choisit justement d’épouser un double positif de Corinne, sa demi-sœur. Tandis qu’il vit alors sa sexualité conjugale, Corinne persiste dans son existence désexualisée et progressivement privée de créativité. L’existence purement fantasmatique d’Oswald stimule jusqu’au déchirement son imagination et l’entraîne hors de ses limites (C 412). Si la muse qu’il incarne s’éloigne, l’inspiration de Corinne tourne à vide ; son moi senti et son moi désirant se confondent douloureusement. Son chant du cygne, entonné par une médiatrice compte tenu de la faiblesse de l’héroïne, reproduit une dernière fois la structure de la chanteuse et de la muse-miroir. Corinne peut alors mourir en tant que poète. Madelyn Gutwirth voit dans cette épilogue le triomphe d’une poétique : « Staël a saisi l’occasion de proposer un culte de la transcendance par l’art antipatriarchal et féminin54 ».
Les lettres d’Oswald et de Schlegel
Une nouvelle communication narcissique entre Corinne et Oswald s’installe peu après son départ d’Italie sous la forme d’une correspondance. Cet échange entre deux absents – la séparation structure la communication épistolaire –, marquant une rupture dans le texte, inaugure la transition entre la séparation provoquée par le départ d’Oswald et l’isolement narcissique de Corinne, qui s’enfonce dans la mort. La présence imaginaire d’Oswald sera enfin remplacée ou attisée par la circulation des missives : « Elle n’avait d’autre événement, d’autre variété dans sa vie que les lettres d’Oswald » (C 386). Le don de la lettre doit remplacer le corps et le discours ; son absence, comme ses ambiguïtés, expliquent la catastrophe de la relation. C’est comme sujet désirant et comme herméneute que Corinne subit, jusqu’à sa destruction, la dégradation de ce lien : « Enfin elle accusa lord Nelvil de ce qu’elle souffrait : il lui sembla qu’il aurait pu lui écrire plus souvent, et elle lui en fit des reproches. Il se justifia, et déjà ses lettres devinrent moins tendres […] Ces nuances n’échappèrent pas à la triste Corinne, qui étudiait le jour et la nuit une phrase, un mot des lettres d’Oswald, et cherchait à découvrir, en les relisant sans cesse, une réponse à ses craintes, une interprétation nouvelle qui pût lui donner quelques jours de calme » (C 386). La lettre ne remplace pas seulement le corps, elle représente aussi la muse Oswald ; son infidélité vis-à-vis de l’objet transféré et le fait que le bien-être de Corinne dépende d’Oswald et de ses métonymies épistolaires condamneront cette correspondance aux malentendus qui entraîneront la chute de Corinne. En tant qu’épistolier, même lorsqu’il n’écrit pas, Oswald reste la source d’une imagination dont la créativité se fige pourtant de plus en plus dans une réflexion forcée. Corinne, qui reconnaît des accusations dans les lettres d’Oswald, perd le contrôle de ses émotions au point d’entrer dans une illusion dissociative, dans laquelle elle sépare le « méchant » Oswald du bon, renouant ainsi, avec une maladresse enfantine, avec le « méchant » père qui détermine sa destinée : « Mais une puissance infernale inspire sans doute un tel langage. Ce n’est pas Oswald, non, ce n’est pas Oswald qui m’écrit » (C 389).
Le cycle des malentendus se poursuit lorsqu’Oswald interprète le silence de Corinne non comme l’expression de sa détresse psychique, mais comme la fin de leur relation et décide, de son côté, de se taire. Le roman déroule l’histoire moralisatrice d’une relation dont la correspondance cristallise les échecs et signe l’arrêt. Même la lettre d’adieu de Corinne est interprétée par Oswald comme une preuve de son infidélité (C 437). La lettre elle-même, tributaire du contexte, reste une forme ambiguë. Elle prolonge entre les personnages le système de la projection, voire l’aggrave du fait qu’elle remplace la circulation directe des signes corporels. Tant que les lettres circulent, le jeu de Narcisse se poursuit, entre désir de rédemption et peur de l’abandon. Plus leur fréquence est irrégulière, plus les textes sont fragmentaires et plus domine la dysphorie. Écrire des lettres, c’est établir une relation d’égal à égal et laisser à l’autre la liberté de l’absence et les possibles projections qu’elle suscite. Mais si une lettre arrive, ses conséquences sur l’imaginaire du destinataire sont imprévisibles : une lettre reçue, métonymie même univoque de son expéditeur, est probablement plus décevante que l’absence de la missive attendue. Les lettres sont les agents du retrait narcissique ; elles ne font que le relativiser tant que perdurent des échanges équilibrés.
Sans revenir ici sur l’hypothèse traditionnelle de Corinne comme roman à clef où Oswald incarnerait un Schlegel de plume, force est de constater que la crise de la communication épistolaire entre l’amant narcissique et sa muse aimée résonne avec la correspondance entre Schlegel et Staël – ou plus exactement avec les lettres que Schlegel lui envoie. Les réponses de Staël ont en effet été détruites autour de 183055. Les missions de Schlegel ont dû être très variées : Roger Paulin le qualifie de « cavaliere servente » et d’« ami de la maison » ; il ne s’agit pas ici de spéculer sur les « traits pathologiques » qui expliquent sa « dévotion d’esclave », même si l’on constate son « échec à créer toute sorte de lien durable56 ». Il semble toutefois établi que Schlegel s’était « fait des espoirs sérieux ». Mais « August Wilhelm aimait aider les femmes en détresse. Cela lui fut malheureux, car son aide ne fut, là encore, pas récompensée par l’amour57 ». Sa relation Staël semble ici, comme la correspondance, dominée par une économie du don. Là réside, en réalité, l’erreur des relations narcissiques qui croient en la récompense des prestations. Aimer et être aimé n’est pas, comme le souhaiteraient les personnages, un phénomène réciproque, mais un équilibre instable, comme Corinne et Oswald en feront l’épreuve au cours de leur séjour en Italie, puis dans leur correspondance destructrice. La relation entre Schlegel et Staël aurait pu prendre un tour similaire car Schlegel utilise à plusieurs reprises la lettre pour réfléchir ou clarifier son statut. Contradicteur, conseiller et précepteur auprès de Staël, il avait des missions précises, mais il agissait aussi comme un satellite au statut incertain. Il n’est donc pas étonnant que ses lettres abordent leur relation58. Un « champ d’attraction et de répulsion mutuelles permanent » s’était s’installé entre eux, comme l’a diagnostiqué Jan Urbich59. Cette relation aurait pu connaître une fin aussi catastrophique que celle du roman italien. Schlegel l’a évité en définissant une fois pour toutes son rôle et celui de Staël, mettant un terme à l’oscillation narcissique des émotions : « Vous vous plaignez qu’il y a deux personnes si inégales en moi. J’ai la même plainte à former60 ». Suit alors la déclaration d’engagement de Schlegel auprès de Staël, qui se conclut sur un abandon du « grand soi » au profit d’un « petit devant le grand » minimisé, permettant une projection absolue : « Je déclare que vous avez tous les droits sur moi et que je n’en ai aucun sur vous. […] Je n’aspire à aucun autre bonheur que celui que vous voudrez bien me donner […] Je consentirois volontiers à ne plus penser à ma célébrité, à vouer exclusivement à votre usage particulier ce que je peux avoir de connoissances et de talents61 ». Schlegel, qui se prétend « esclave62 », radicalise le rôle de l’inspirateur et du miroir entre l’écrivain et sa muse. En se donnant totalement, sans contrepartie, il cherche à fixer cette relation changeante comme dans les premières pages de Corinne : l’admirateur désexualisé, qui ne sera jamais écouté, sert de muse à l’artiste géniale. Mais il veut remplir au moins un rôle : celui de la nymphe dans le mythe de Narcisse. Elle n’est pas seulement une présence discrète, mais se met à la disposition du jeune homme comme surface projective ; elle nie son « autre » afin qu’il puisse se reconnaître en elle. Schlegel participe ainsi à l’imaginaire de l’artiste. Devenir son esclave lui permet d’accompagner la naissance de l’œuvre. Quelques semaines après cette lettre de soumission, Staël précise au frère de Schlegel : « J’écris mon roman sur l’Italie63 ». Le rôle de muse joué par August Wilhelm dans un roman consacré à la relation de l’artiste à sa muse n’est pas explicité. Dans une note marginale de son roman, Staël indique ce qu’elle lui doit : « Caldéron ne m’est connu que par la traduction allemande d’Auguste Wilhelm Schlegel. Mais tout le monde sait en Allemagne que cet écrivain, l’un des premiers poètes de son pays, a trouvé aussi les moyens de transporter dans sa langue, avec la plus rare perfection, les beautés poétiques des Espagnols, des Anglais, des Italiens et des Portugais. » (C 494).