De la mémoire à l’histoire
Dans l’un de ses essais consacré à Dante, Francesco De Sanctis revient sur le moment où les événements de la chronique qui vient de s’écouler se transforment et deviennent progressivement de l’histoire. C’est un processus au cours duquel la mémoire est transfigurée en légende, jetant les bases d’une vision plus apaisée que le critique et patriote italien dessine non sans écho à la philosophie de Vico. « La génération qui passe, descendant dans la tombe, laisse de nouveaux souvenirs qui sont comme l’héritage des familles1 ». Ainsi, « les anciens acteurs d’un drame dont le rideau est tombé doivent être rappelés aux enfants et aux petits-enfants2 », mélangeant dans leurs mémoires « des passions déjà éteintes et n’y demeurant vivantes que dans leurs âmes avec des passions toujours vertes, exagérant, louant, révoltant, c’est-à-dire poétisant le tout. C’est la première histoire, ou plutôt le premier poème qui laisse des traces profondes dans la nouvelle génération3 ». Puis, se référant à une expérience personnelle, De Sanctis rappelle comment « la révolution française nous est parvenue avant même que nous ne la lisions dans les récits », au terme d’une transfiguration grâce à laquelle « Robespierre et les Jacobins, dans les récits de nos pères, nous ont paru quelque chose de semblable aux fantômes effrayants dont les nourrices peuplent notre imagination enfantine et les aventures de Napoléon nous ont paru une page des Mille et une nuits4 ». Aux prix de quelques ajustements, cette analyse de De Sanctis définit aussi les Considérations, l’ouvrage que Madame de Staël consacre à la révolution française5.
Ce travail se situe à un confluent stratégique des époques : un événement récent, et aussi marquant que la Révolution, commence à être évalué et envisagé comme un phénomène historique. Il ne s’agit bien sûr pas, dans ce cas, d’une transfiguration des faits en légende : les événements sont au contraire relatés rigoureusement, grâce aux scrupules d’un témoin direct, si partiel fût-il ; mais toutes les passions de cette époque subsistent encore, comme les espoirs, les récriminations et les regrets suscités par les occasions manquées et le souvenir des possibilités de ce qui aurait pu être et qui ne fut pas. Cela tient d’abord au fait que les premières motivations de l’œuvre ne sont pas celles de l’investigation historique sine ira et studio, même si aux connaissances historiques et à l’historiographie ultérieure, elle ajoute une contribution essentielle. Dans les Considérations en effet, dont la maturation est longue et complexe, plusieurs projets s’entrecroisent. Le premier, et le plus ancien, est une biographie de Jacques Necker, qui réhabilite la justesse de son ministère lors de la première phase de la révolution ; le second, qui est postérieur, retrace les persécutions que Germaine de Staël a subies de la part de Napoléon. À cette double ambition initiale s’ajoute un troisième élément, plus explicitement politique et qui finit par devenir très pertinent. En fait, au moment où Staël avance la rédaction de son ouvrage, le régime bonapartiste connait son épilogue. Avec la Restauration et l’octroi simultané de la Charte, la France découvre un système politique fondé sur l’ordre et sur la liberté. Comme dans un « coude inattendu du fleuve de l’histoire6 », il devient alors enfin possible, après vingt-cinq années de tourment, de terminer la Révolution. Il manquait, jusqu’ici, la combinaison de conditions politiques et de choix institutionnels ; comme Madame de Staël l’écrit quelques années plus tôt, « en 1791 on avait fait une République plus un roi et […] en 1798 on faisait une Monarchie moins un roi7 ». Dorénavant, l’instauration de la liberté politique devient, en France, un objectif vraisemblable et qui exige de saisir les nouvelles opportunités historiques, en travaillant avec toutes les forces dans ce sens.
Il est évident aussi que les urgences politiques ont influencé le travail staëlien, si l’on examine la composition du livre. La partie la plus importante de l’œuvre est consacrée à la décennie révolutionnaire, qui occupe environ un tiers du livre. Les quinze années napoléoniennes occupent quant à elles une part substantielle, au centre du livre, tandis que l’analyse de la situation française après les Cent-Jours, et celle des perspectives politiques de la seconde Restauration, que Staël espére enfin propices à l’établissement d’un régime représentatif en France, occupent à peine moins de pages que la séquence 1789-1799. Cette analyse de la situation politique française est en outre menée dans une confrontation étroite avec le système anglais, qui constitue non seulement le modèle politique de référence pour Staël, mais encore l’exemple dont la France doit s’inspirer à ce stade de son évolution. Dans cette dernière partie, tous les les éléments d’un tableau politique et social de l’Angleterre sont réunis. L’auteur, nous le savons, n’a pas pu achever les Considérations, qui ont été publiées à titre posthume en 1818, un an après sa mort, par son fils Auguste, son gendre Victor De Broglie et Wilhelm Schlegel8. Mais la rédaction de l’œuvre, déjà très avancée, ainsi que sa composition tripartite, correspond sans aucun doute aux intentions de l’auteur9.
L’importance du livre de Staël est immédiatement comprise par ceux qui s’accordent à dire que la Charte est un choix judicieux car elle permet de clore la longue et orageuse saison révolutionnaire en proposant une conciliation nationale vertueuse. Dans le numéro paru en 1818 des Archives philosophiques, politiques et littéraires, la revue politique dirigée par François Guizot, le directeur lui-même, puis Charles de Rémusat, publient de longs articles très élogieux sur les Considérations10. Ce jugement ne s’explique pas seulement par des raisons politiques circonstancielles, mais aussi par une évaluation convergente de la Révolution et de l’empire napoléonien. En conclusion de son analyse, Guizot souligne que dans cette œuvre, « l’homme de bonne foi trompé y trouvera les indices les plus sûrs pour juger ce qui se mêla de pervers et de faux dans nos époques les plus glorieuses comme dans nos réformes les plus nécessaires11 ».
L’intention politique n’épuise cependant pas les motivations profondes du livre. Il faut leur ajouter, tout aussi puissantes, les ambitions autobiographiques et mémorielles qui l’animent et confèrent à la narration une dimension affective intense. Pour le comprendre, il suffit de rappeler un passage dans lequel Staël souligne combien il lui coûte de retracer « les époques de la révolution, où une constitution libre aurait pu être établie en France, et qu’on voit non seulement cet espoir renversé, mais les événements les plus funestes prendre la place des institutions les plus salutaires. Ce n’est pas un simple souvenir qu’on se retrace, c’est une peine vive qui recommence12 ». La tension émotionnelle est ici doublement canalisée : d’abord dans la réhabilitation du père, protagoniste du contexte immédiat et de la première phase de la Révolution, à l’origine de l’écriture ; mais ensuite dans la volonté, de plus en plus affirmée au fur et à mesure de l’examen des événements, d’expliquer l’apparition et l’évolution de l’événement révolutionnaire. Ces deux volets sont étroitement liés. En réalité, la défense du travail paternel motive aussi la critique des solutions adoptées pendant la Révolution. À cet égard, ce n’est pas un hasard si les Considérations sont le dernier livre de Staël : elle compose une sorte de testament politique et spirituel où résonnent des motifs autobiographiques, mais où s’affirme aussi le désir de défendre les idéaux affirmés lors du premier élan de la Révolution ; idéaux que les troubles qui ont suivi n’ont pas entâchés.
L’histoire de la France et la Révolution
Le récit des événements, qui commence avec l’avènement de Louis XVI, est précédé d’une réflexion sur les caractéristiques de l’histoire française. La thèse principale de ce préambule est que si le pouvoir, en France, a le plus souvent été arbitraire et sans limites, l’autocratie elle-même n’a jamais été pacifique, ni libre de toute opposition. Au contraire, au cours de plus de huit siècles d’histoire, « il ne s’est pas passé vingt-cinq ans durant lesquels ou les grands vassaux contre les rois, ou les paysans contre les seigneurs, ou les réformés contre les catholiques, ou les parlements contre la cour, n’aient essayé d’échapper au pouvoir arbitraire13 ». Loin d’offrir le tableau continu d’une oppression indiscutable, l’histoire nationale montre que « les Français n’ont pas moins lutté que les Anglais pour obtenir la liberté légale qui, seule, peut faire jouir une nation du calme, de l’émulation et de la prospérité14 ». La même interprétation revient, avec une nuance différente, dans un chapitre ultérieur : « Il importe de répéter à tous les partisans des droits fondés sur le passé que c’est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est moderne15 ».
Le héros éponyme de cette histoire est Henri IV, le roi de l’édit de Nantes et de la conciliation nationale. Or celui qui affirme le principe de la tolérance religieuse a une contrepartie négative en la personne de Louis XIV dont le règne, loin d’inaugurer une ère d’épanouissement littéraire et culturel, marque le déclin des libertés françaises. Cette dégradation se poursuit, voire s’aggrave avec son successeur. Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que Staël associe à plusieurs reprises la personnalité et l’action de son père à celles de Michel de l’Hospital pendant les guerres de religion16, rappelant que le chancelier, soucieux de désarmer les conflits religieux, se heurte à la fois aux catholiques et aux protestants. Elle met ainsi en lumières, dans une échelle que nous dirions aujourd’hui de longue durée, l’existence d’une continuité positive dans l’histoire française.
Necker, comme nous l’avons déjà signalé, occupe incontestablement le centre de la première partie. Cette dernière retrace surtout une série d’opportunités inexploitées ou d’erreurs commises. Les responsabilités de l’échec incombent d’abord à une noblesse conservatrice, incapable d’évoluer et d’adopter les réformes nécessaires. À cette tare s’ajoutent les fautes, même mineures, d’une classe politique aussi nouvelle qu’inexpérimentée, et celles d’une foule aveuglée par de longues années de servitude et par le spectacle de la violence du pouvoir. Dès l’ouverture du récit, Staël rompt ainsi avec les interprétations conservatrices de la Révolution. En témoigne l’utilisation, sous sa plume, de la référence à Burke : le parlementaire et écrivain politique britannique est mentionné à plusieurs reprises, mais son analyse de l’événement reste en contrejour17. Certes, Staël partage avec Burke certaines opinions, à commencer par celle que la constitution de 1791 attribue au roi un rôle trop étroit, ou que la capitale pèse trop lourd sur la vie publique française. Mais cette convergence partielle ne suffit pas à atténuer une divergence fondamentale : contrairement à Burke, Staël ne considère pas la Révolution comme une séquence unitaire, dont le développement serait déjà contenu dans ses prémisses, mais comme un élan double dans lequel les principes de 1789, idéaux précieux et qu’il faut préserver, ont été pervertis par la mentalité et l’esprit jacobins18. De l’avis de Burke, la rupture fondamentale intervient lorsque les États généraux se transforment en Assemblée nationale, renversant « l’ancien état de choses » existant en France, sans raison suffisante « pour faire admettre un acte d’une telle violence19 ». Dès lors, les membres de l’Assemblée constituante, dans leurs actions, ne sont jamais partis « d’un iota des formules consacrées de toutes les tyrannies et usurpations20 ». Staël adopte une position très différente. Se référant précisément à l’évaluation faite en Angleterre des affaires françaises, elle rapporte avec enthousiasme l’opinion de Fox qui « se plaignait, et avec raison, que l’on confondait sans cesse les amis de la liberté avec ceux qui l’ont souillée21 ». Cette divergence d’évaluation tient en grande partie à deux conceptions de la constitution britannique : pour Burke, cette dernière est le fruit, en grande partie involontaire, d’une histoire longue de plusieurs siècles ; résultat admirable des circonstances et des imprévus, elle reste un bâtiment fragile, et qu’il faut manipuler avec précaution en le tenant à l’écart des chocs et des influences extérieures. Selon lui, la France aurait dû suivre une autre voie en réformant ses institutions pour les rapprocher de celles de l’Angleterre, sans toutefois rompre jamais le lien avec ses propres traditions. Pour Staël, à l’inverse, le modèle anglais est un modèle fonctionnel, éprouvé par une expérience séculaire et qui peut, et doit, être imité. Or c’est précisément ce jugement de valeur qui guide son interprétation. Décrivant la situation politique à laquelle est confrontée l’Assemblée constituante durant l’été 1789, elle rappelle que « les Anglais s’étaient créé lentement une organisation politique nouvelle ; les Français, la voyant solidement établie ailleurs depuis plus de cent ans, devaient s’en tenir à l’imiter22 ».
Cet espoir d’adopter le modèle britannique échoue les 10 et 11 septembre 1789 lorsque les propositions concernant le bicaméralisme et le veto réel, avancées par le premier comité constitutionnel, majoritaitement anglophile, sont rejetées. Cependant, bien que partant de prémisses axiologiques bien définies, la reconstruction ne se fait pas en termes a priori, au point que les mérites de l’Assemblée constituante sont grandement reconnus. Staël affirme non seulement qu’« elle renfermait des hommes du plus rare mérite », mais que « c’est aux abus qu’elle a réformé que la nation a dû encore les richesses de raison et de liberté qu’elle veut et doit conserver à tout prix23 ». Là encore, et c’est un point qui confirme l’importance que l’auteur attache aux institutions et à leur autorité, l’assemblée, au fil du temps, a acquis une expérience et a gagné en modération : « L’Assemblée constituante, vers la fin de son règne, se repentit de s’être laissé entraîner par les factions populaires. Elle avait vieilli en deux années comme Louis XIV en quarante ans24 ». Même Mirabeau, largement critiqué par Staël pour ses positions lors des premières séances de l’Assemblée constituante, nuance ses positions avant de mourir et se convainc qu’il faut « faire adopter la Constitution anglaise25 ». La constitution de 1791 ne constitue toutefois pas un texte satisfaisant, soit qu’elle ait été trop influencée par l’aile jacobine de l’assemblée, soit qu’elle réponde, par démagogie, aux aspirations du public qui a assisté aux sessions26.
Ce travail imparfait de l’Assemblée constituante aurait pu être corrigé par ses successeurs. S’il n’en a rien été, c’est à cause des règles du jeu dont le choix a définititivement voilé le cours des événements. Pour l’Assemblée législative en effet, l’élection exige deux degrés afin d’éviter une influence populaire excessive tant les conditions du recensement qui permet d’accéder au vote restent basses. Or, de l’avis de Staël, c’est une grave erreur car « le choix direct du peuple soumis à une juste condition de propriété est infiniment plus favorable à l’énergie des gouvernements libres27 », comme le montre l’exemple anglais. La conviction que l’élection directe garantit la liberté du régime est empruntée à Necker et Benjamin Constant la défend vigoureusement sous la Restauration. À cette erreur liée à la méthode de scrutin s’ajoute une autre décision, encore plus négative : la non-rééligibilité des membres de l’Assemblée constituante à l’Assemblée législative. Dans cette configuration, non seulement l’expérience acquise par de nombreux députés grâce à leurs séances à la Constituante se perd, mais les nouveaux élus, précisément parce qu’ils n’ont aucune expérience, adoptent plus facilement des positions extrêmes ; ils « arrivèrent avec la fièvre révolutionnaire, dans un temps où il n’y avait plus rien à reformer ni à détruire28 ». Dans les deux cas, Robespierre joue un rôle essentiel dans la radicalisation des événements. Ce jugement très sévère renvoie à un élément caractéristique de l’interprétation staëlienne : l’analyse des Jacobins.
Fanatisme jacobin
Dans les Considérations, l’évaluation des courants politiques non anglophiles est généralement peu flatteuse ; en outre, la noblesse et surtout les émigrés font l’objet d’une condamnation sévère. L’analyse, cependant, est dominée par une virulente critique du jacobinisme, véritable basse continue du récit même si, quantitativement, la Terreur n’occupe qu’un espace mineur dans l’ouvrage29. Dès l’introduction en effet, Staël rappelle que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle « se manifestait le fanatisme philosophique, l’une des maladies de la révolution30 ». La marche des femmes qui, les 5 et le 6 octobre 1789, forcent le couple royal à quitter Versailles pour les Tuileries constitue un tournant décisif de la première Révolution. Pour Staël, dont le jugement diverge ici de celui de Burke, ces journées sont « pour ainsi dire, les premiers jours de l’avènement des Jacobins ; la Révolution chang[e] d’objet et de sphère ; ce n’[est] plus la liberté, mais l’égalité qui en dev[ient] le but31 ». Surtout, la dynamique du jacobinisme apparaît clairement et se résume dans une formule lapidaire : « La terrible secte des Jacobins crut pouvoir dans la suite établir la liberté par le despotisme et de ce système sont sortis tous les forfaits32 ». L’extension progressive de ce fanatisme, qui finit par imprégner l’ensemble des événements, est minutieusement décrite. Ainsi l’Assemblée législative, révolutionnaire par son mode d’élection, vote des décrets qui « altéraient le bon sens, et dépravaient la moralité de la nation33 ».
Si dans l’interprétation staëlienne l’approche conceptualisante n’exclut pas la possibilité d’individualiser les événements, c’est particulièrement le cas pour la phase terroriste, où les deux niveaux convergent pour donner lieu à de lumineuses synthèses. Dans le tableau des désastres personnels de la Terreur, Staël choisit ainsi un instantané de Billaud-Varennes qui suggère l’intensité du climat grâce à un détail particulièrement suggestif. Le conventionnel et membre du Comité de santé publique, « avait conservé sa barbe depuis quinze jours pour se mettre plus sûrement à l’abri de tout soupçon d’aristocratie34 ». Cinglants et dérisoires sont aussi les portraits d’autres protagonistes de la Terreur, comme celui de Marat « dont la postérité se souviendra peut-être, afin de rattacher à un homme les crimes d’une époque35 » ou de Pétion, « un froid fanatique, poussant à l’extrême toutes les idées nouvelles, parce qu’il était plus capable de les exagérer que de les comprendre36 ». Quant à Robespierre, les rares mentions de son visage dessinent cependant le portrait complet de la phase démagogique et violente de la révolution. Dans ses discours, il « joignait de la métaphysique obscure à des déclamations communes37 », alors qu’il n’était « ni plus habile ni plus éloquent que les autres » ; il ne doit son ascension qu’aux circonstances tant « son fanatisme politique avait un caractère de calme et d’austérité qui le faisait redouter de tous ses collègues ». Se souvenant qu’elle ne lui a parlé qu’une seule fois, lors d’une rencontre chez son père en 1789, elle remarque qu’« il soutenait les thèses les plus absurdes avec un sang-froid qui avait l’air de la convinction », et que le représentant alors inconnu d’Arras auprès des États généraux partageait les idées « sur l’égalité des fortunes, aussi bien que sur celle des rangs […] dont son caractère envieux et méchant s’armait avec plaisir38 ». Ces traits négatifs de sa personnalité se distinguent également par celui que Staël désigne comme « son rival en popularité », Danton : « Danton était un factieux, Robespierre un hypocrite ; Danton voulait du plaisir, Robespierre seulement du pouvoir39 ». La caractérisation psychologique n’est cependant pas une fin en soi : elle répond à un besoin plus général de compréhension historique. Robespierre « avait quelque chose de mystérieux dans sa façon d’être, qui faisait planer une terreur inconnue au milieu de la terreur ostensible que le gouvernement proclamait40 ». En outre, le député d’Arras déroge au « genre de popularité généralement reçu alors ; il n’était point mal vêtu, au contraire il portait seul de la poudre sur ses cheveux, ses habits étaient soignés, et sa contenance n’avait rien de familier », tout ça parce que « le désir de dominer le portait, sans doute, à se distinguer des autres dans le moment même où l’on voulait en tout l’égalité » ; c’est précisément cette ambiguïté qui a finalement sapé son prestige. Le chef montagnard « avait acquis la réputation d’une haute vertu démocratique ; on le croyait incapable d’aucune vue personnelle : dès qu’on l’en soupçonna sa puissance fut ébranlée41 ». L’esprit de cette époque, en réalité, « était contraire à toute influence individuelle ; on voulait quelque chose d’abstrait dans l’autorité pour que tout le monde fût censé y avoir part42 ».
« La liberté rattache l’homme au ciel »
La période thermidorienne, comme celle du Directoire, s’accompagne d’une récupération partielle des idéaux de 1789, mais ces derniers occupent une place encore incertaine et fragile. Staël vit intensément ces années en participant activement aux événements. Elle espère aussi une issue favorable à la Révolution, et notamment l’instauration d’un régime libre et équilibré43. Capable désormais de mettre l’histoire récente en perspective, elle propose, sur toute cette séquence, une analyse particulièrement intéressante. Rappelons-en d’abord la périodisation : la réflexion de Staël, réitérant ce qu’elle a déjà écrit en 1798, se concentre sur le coup d’État du 18 Fructidor an V (4 septembre 1797), lorsque les élections de 49 départements ont été annulées et 177 députés exclus du parlement par la majorité des directeurs44. Cette décision est incompatible avec les principes et les pratiques d’un régime libre et elle anticipe, à ce titre, les méthodes bonapartistes dont elle favorise aussi l’apparition45. Quant à Napoléon, toujours stratégiquement nommé Bonaparte, Staël souligne la continuité de son régime, en termes de méthode et de personnel, avec la dérive jacobine de la Révolution. Elle rappelle que parmi les anciens conventionnels, il ne manquait pas de talents, « mais ceux qui avaient participé au gouvernement de la Terreur devaient nécessairement y avoir contracté des habitudes serviles et tyranniques toute ensemble46 ». Dans ce milieu, Bonaparte trouve de nombreux collaborateurs, qui « cherchaient avant tout un abri, ils n’étaient rassurés que par le despotisme47 ». Les circonstances elles-mêmes favorisent alors l’avènement du despotisme, car elles mettent « à la disposition d’un homme les lois civiles de la Terreur, et la force militaire créée par l’enthousiasme républicain48 ». Cette continuité s’impose durablement ; le Sénat qui, en 1814, vote pour la chute de Napoléon et exige le retour de l’ancienne dynastie, « avait des régicides49 ». L’empereur lui-même a largement contribué à l’émergence du jacobinisme : le régime qu’il a créé contrôle et dirige la presse et « il ne permettait qu’à lui d’être jacobin en France50 ». L’analyse staëlienne du bonapartisme ne se termine pourtant pas sur l’hypothèse selon laquelle l’empire napoléonien constitue l’héritage négatif du jacobinisme. Le volet des Considérations consacré à ces quinze années est certes plus court que celui qui aborde la décennie 1789-1799, mais le travail de conceptualisation s’y accentue et fait émerger l’essence du despotisme moderne. Cette réflexion critique résonne évidemment avec le pamphlet de Benjamin Constant sur l’esprit de conquête et d’usurpation. S’ils partagent un même désir de dénoncer le régime napoléonien, leurs analyses divergent en revanche. Staël, à la différence de Constant, insiste surtout sur les effets néfastes du système de Bonaparte sur la psychologie sociale, soulignant à quel point il anéantit la conscience des individus et les prédispose à la servilité.
L’objectif politique des Considérations, où Staël défend un modèle constitutionnel précis, analyse rigoureusement le despotisme inhérent au jacobinisme montagnard et dénonce avec une virulence implacable la tyrannie moderne, incarnée dans le parcours de l’aventurier corse, se révèle d’autant plus efficace qu’elle est portée par un idéal moral qui anime toute l’exposition et constitue le substrat personnel et religieux de la pensée staëlienne51. Cet idéal, Staël l’explicite dans les dernières pages de son livre. Là, tout entière à son objectif politique, elle conclut son long examen par une invocation passionnée de la liberté, cet idéal qui éclaire l’existence humaine en lui conférant sens et valeur : « C’est dans l’âme aussi que les principes de la liberté sont fondés : il font battre le cœur comme l’amour et l’amitié ; ils viennent de la nature, ils ennoblissent le caractère52 ». Seuls ces principes réussissent à animer cet ordre d’idées et de vertus qui « semble former cette chaîne d’or décrite par Homère, qui en rattachant l’homme au ciel, l’affranchit de tous les fers de la tyrannie53 ».