Selon Paul Bénichou, « tout le début du XIXe siècle, qui est aussi celui d’une société nouvelle, dans laquelle nous vivons encore, a été occupé par le souci de définir en doctrine les fondements de cette société, la loi de son existence, et de son avenir1 ». En France, cette quête, déterminée par l’obsession de pacifier les pulsions autoritaires et égalitaristes suscitées par le phénomène révolutionnaire, a particulièrement appréhendé la Constitution anglaise à travers un prisme déformant. Elle se spécifie en effet, au commencement de la restauration monarchique, par le postulat suivant lequel l’« objet » Constitution anglaise doit fournir une réponse à l’instabilité politique française, par son observation. Ainsi, la Constitution anglaise est un miroir des projets institutionnels français dont l’office est de présenter les conditions susceptibles de clore les tensions générées par la Terreur puis par l’Empire. Illustrant la propension créatrice et prescriptive de toute entreprise modélisatrice, la Constitution anglaise, telle qu’envisagée par la littérature politique de l’époque, s’apparente à un réceptacle des projections que des auteurs formulent afin de ramener l’ordre politique et constitutionnel français à une forme de stabilité et de continuité.
Si la pluralité des opinions émises sur la Constitution anglaise l’a alors rendue plastique et polymorphe, une tendance générale s’est, à son propos, dessinée autour du concept englobant de modération. Sous l’influence fondatrice du Groupe de Coppet, la Constitution anglaise est significativement assimilée à une matrice dont la particularité repose sur la faculté de produire un temps politique continu, depuis des origines immémoriales. Toute idée nouvelle serait, dans ce cadre, façonnée par un moule coutumier qui la rattacherait à un corpus historiquement constitué. Cette représentation de la Constitution de l’Angleterre dégage une forme d’« éthique comportementale », celle de la patience réformatrice, preuve de la prudence politique2. Loin des conceptions juridiques modernes de la constitution normative, cette acception de la Constitution anglaise est principalement historiciste et organiciste. Elle se confond avec la notion de civilisation, en ce qu’elle regroupe toutes les déterminations du génie national. Parallèlement, elle suit un mouvement historique continu qui ne remet pas en cause son intégrité organique et hiérarchisée : celui du développement de l’idée de liberté qui porte en germes celle d’égalité, tout en préservant une sélection aristocratique des titulaires du pouvoir.
C’est dans ce contexte inventif que Germaine de Staël et Benjamin Constant ont décisivement forgé le mythe libéral de la Constitution anglaise. Le terme de « mythe » est ici employé à dessein. Il tend à cerner l’initiative de la littérature du romantisme politique3 en vue de révéler comment la réalité de la Constitution anglaise est venue à l’existence. Dans la perspective de bâtir le nouvel ordre politique français, la Constitution anglaise est figurée sous les traits d’une codification de la sagesse pratique qui se fonde sur son immémorialité. La disparition du souvenir de la naissance de la Constitution anglaise est, à l’évidence, la plus féconde des sources créatrices. Cette absence recèle un espace vierge qui s’offre à la volonté créatrice de tout récit des origines. Anhistorique et parée du sceau historique, la Constitution anglaise ainsi conçue autorise l’apposition sur un passé inconnu, d’un mythe censé déterminer le cours du présent. L’intérêt du mythe est qu’une fois fixé, il devient une vérité incontestable car primitive. Les membres du Groupe de Coppet ont précisément ancré la Constitution anglaise dans une mythification libérale, construite sur une narration de l’histoire politique de l’Angleterre. La trame du récit est celle du déploiement et de la conservation d’une liberté ancestrale qui a été réaffirmée avec force par la Glorieuse Révolution de 1688. Germaine de Staël, au tout premier chef, importe dans la réflexion politique française une rhétorique inspirée par Edmund Burke. Cette rhétorique consiste à ériger la Constitution anglaise en constitution historique ayant consacré et préservé un ordre politique stable, fixé sur l’alliance fructueuse de la continuité monarchique et du gouvernement représentatif animé par une aristocratie politique, notablement depuis la Glorieuse Révolution de 16884. S’il s’inscrit dans le sillage des considérations staëliennes, Benjamin Constant se démarque quant au statut ambivalent de la Constitution anglaise dans sa pensée, entre conviction morale de la supériorité britannique et instrumentalisation des usages politiques dégagés par les institutions historiques de l’Angleterre.
Dans l’immensité de son œuvre, Benjamin Constant n’a pas consacré à l’Angleterre un ouvrage particulier. Il n’a rédigé que quelques articles et leçons qui l’abordent directement. Pourtant, la Constitution anglaise telle qu’il l’interprète est omniprésente : elle plane sur l’ensemble de sa réflexion politique et institutionnelle. Les développements constantiens sont sans cesse parsemés de références, souvent positives, à la Constitution anglaise. Elle est explicitement présentée comme un modèle dont la particularité est de se dérober à l’hypothèse d’une reproduction à l’identique. Dans la perspective de Constant, la Constitution anglaise a livré à l’intelligence humaine la liberté dans sa dimension matérielle, à savoir la jouissance de la propriété et le déploiement sans entrave de la pensée et de la foi des individus. Dans le même temps, elle a généré la liberté dans sa dimension fonctionnelle, par l’instauration du gouvernement représentatif et par la proclamation textuelle de limitations à l’arbitraire du pouvoir. Dans sa philosophie de l’Histoire, tendue vers le rayonnement de l’individualisme libéral et de l’homogénéisation des conditions individuelles5, la Constitution anglaise occupe une place architectonique. Pour le dire simplement, l’histoire de la Constitution anglaise a fixé l’orientation du devenir des civilisations modernes. Il ne s’agit pas de singer la monarchie constitutionnelle anglaise. Elle est le produit des événements historiques spécifiques à l’Angleterre. Il s’agit d’inscrire l’ordre politique français dans le sillage libéral qu’elle a creusé afin d’épouser le mouvement général de l’Histoire que la France, particulièrement et funestement, a méconnu lors de la Terreur et sous l’Empire. S’il n’est pas opportun d’imiter servilement la Constitution anglaise, notamment parce que la forme du pouvoir politique est ultimement indifférente, il convient néanmoins d’appliquer ses mécanismes institutionnels de modération, ressources pratiques du libéralisme. À côté des raisonnements abstraits, les institutions politiques anglaises ont l’immense avantage de fournir une assise historique et factuelle qui abonde dans le sens prédéfini de la philosophie de l’Histoire6. Toutefois, Constant ne verse pas dans une apologie systématique du génie politique anglais. Il ne se prive pas, notamment, de condamner la corruption électorale anglaise et l’utilisation des bourgs pourris7. Sa politique constitutionnelle reste néanmoins déterminée par le présupposé que l’Angleterre a tracé la voie du gouvernement de la liberté depuis 1688, a forgé historiquement la protection de la sphère individuelle, et consécutivement entamé le processus inéluctable de l’égalité abstraite des individus. Quelle que soit la forme du pouvoir politique envisagée, Benjamin Constant s’est toujours efforcé, selon les circonstances, de réunir les conditions du gouvernement représentatif. En conséquence, il apparaît que la Constitution anglaise de Benjamin Constant est matrice de la modération institutionnelle car elle est tout à la fois genèse et archétype du gouvernement de la liberté (1). Ce glissement de l’origine vers le modèle, à partir du moment où il est admis que le modèle s’éloigne de l’objet modélisé selon les préoccupations propres à l’artisan de la modélisation, se signale chez Constant par une désacralisation progressive de la Constitution anglaise. Le succès de la politique constitutionnelle qu’il entreprend ne peut aboutir que si cette politique se singularise et prend ses distances vis-à-vis de la source intellectuelle qui a contribué à en dégager les éléments constitutifs (2). Plus largement, le modèle constitutionnel anglais proposé par Constant rend compte de la confluence romantique de son rationalisme théorique, en ce qu’il participe à la réalisation des idées, et de son admission du déterminisme historique, en ce qu’il témoigne de l’irréductibilité des cultures historiques et politiques.
La construction finaliste du modèle politique anglais : l’historicisation du gouvernement représentatif
En dépit de critiques isolées sur la situation économique, les mœurs politiques et certaines survivances d’usages juridiques en Angleterre8, Constant ne s’est jamais départi du modèle politique anglais. Plus encore, il est celui qui a poussé à son paroxysme une forme d’ontologie de la Constitution anglaise dans les cercles du romantisme politique français, à trois principaux égards. Constant essentialise d’abord la Constitution anglaise lorsqu’il insiste sur l’anticipation historique qu’elle incarne dans l’évolution libérale des civilisations modernes. Il l’essentialise, ensuite, lorsqu’il montre qu’elle est un aristocratisme politique qui révèle une structure sociale à la fois traditionnelle et ouverte au renouvellement. Il l’essentialise, enfin, lorsqu’il produit sa fameuse « politique » constitutionnelle, au sein de laquelle son modèle institutionnel se façonne sur l’une de ses systématisations de la Constitution anglaise. Néanmoins, cette construction de la Constitution anglaise en paradigme de modération et de liberté n’exclut pas le relativisme lorsqu’il s’agit de tracer, pour la France, une route politique et institutionnelle qui doit lui rester propre. C’est toute l’intelligence de la modélisation qui jaillit chez Constant : la Constitution anglaise est une sorte d’idéal inatteignable, de moteur historique libéral, ce qui la rend particulièrement attractive. Parallèlement, elle présente des éléments qui lui sont spécifiques et des vices qui lui sont propres. Dès lors, l’imitation servile de ses institutions est à la fois illusoire et peu souhaitable. Ce tableau nuancé permet à Constant de bâtir un modèle politique qui se réclame discrètement de la Constitution anglaise sans se prévaloir d’une entreprise proprement imitatrice. Consécutivement, la Constitution anglaise qu’il stylise permet de penser un projet politico-institutionnel qui doit gouverner le devenir politique de la France. Dans ce cadre, Constant ébauche la constitution civilisationnelle lorsqu’il aborde l’Angleterre. Cette conceptualisation annonce la pénétration des principes de l’École historique du droit en France. Pour ce qui concerne Constant et l’Angleterre, elle part d’une prémisse commune à tous les romantiques : la Constitution de l’Angleterre a introduit le gouvernement de l’opinion et l’a notablement stabilisé à la suite de la Glorieuse Révolution de 16889. L’instauration du gouvernement représentatif est donc annoncée par l’Angleterre, mais elle est surtout commandée par l’Histoire. Dans la perspective de convaincre du bien-fondé de sa philosophie de l’Histoire – qui repose sur une aporie fondamentale, celle de la conciliation du respect de la tradition historique avec la pleine application des principes du rationalisme politique hérité des Lumières et de la Révolution –, Constant instrumentalise l’objet « Constitution anglaise » et en module le sens, en fonction des circonstances politiques françaises.
Il est acquis que Benjamin Constant a développé, à l’encontre des pensées contre-révolutionnaires, une épistémologie rationaliste qui érige la liberté en idée force du mouvement historique et corrélativement en moteur du progrès10. Cependant, cette marche naturelle et irrésistible de l’Histoire ne doit, précisément, plus subir la secousse révolutionnaire. Les acteurs politiques doivent s’en remettre à un réformisme prudentiel, ce qui conduit Benjamin Constant à formuler un discours de la modération politique au terme duquel l’innovation n’est d’autant plus légitime qu’elle se rattache à l’existant, et la constitution d’autant plus effective qu’elle n’enferme pas l’agir politique dans des dispositions juridiques trop contraignantes. Au-delà des utilisations ponctuelles de l’exemple anglais pour disqualifier le propos d’un Maistre11, Constant émet précocement des propositions qui étayent l’influence de l’empirisme humien. En ce qui concerne l’ouvrage de modélisation des institutions politiques anglaises, il culmine dans les Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays, principalement rédigés au tout début du XIXe siècle. Constant y expose une Constitution anglaise qui aurait atteint, en 1688, un stade de perfection civilisationnelle, conjuguant l’autorité de l’histoire et l’idée de liberté. Constant n’a de cesse de se référer à l’Angleterre en des termes laudatifs : elle est un « modèle » et l’écrivain affirme se croire « fort lorsqu’[il] tire [s]es preuves de cette terre de liberté12 ». Au moyen d’une gravité qui force la persuasion, il invoque la haine de l’arbitraire qui caractérise le peuple anglais, une noblesse qui ressemble davantage à une magistrature qu’à un corps de privilèges, une hiérarchie des pouvoirs calquée sur l’état social qui ne souffre d’aucune contestation. Il multiplie les exemples historiques, évoquant la première guerre civile anglaise, la réélection du grand défenseur de la liberté de la presse John Wilkes malgré son expulsion de la Chambre des Communes, le renversement du cabinet de lord North et la dissolution consécutive, pour promouvoir le gouvernement anglais de l’opinion et convaincre de la nécessité d’implanter une assemblée représentative issue de l’élection populaire, dans un cadre bicaméral13. Constant admire le vitalisme et la liberté de discussion qui président aux séances des assemblées délibératives anglaises. Une telle liberté produit et nourrit l’opinion publique. Le gouvernement représentatif anglais présente l’immense avantage de la générer mais également d’en encadrer l’expression. La libre discussion est, de surcroît, le plus sûr moyen de prémunir contre tout enracinement durable d’une erreur relative aux idées ou aux principes. Au fond, il n’est pas un type de gouvernement parmi d’autres, mais le principe de fonctionnement du politique qui coïncide avec la liberté moderne. S’il la produit, il la rend surtout intelligible pour la communauté politique, par les processus d’émission des opinions et de rationalisation de la décision qu’il présuppose. Il empêche la stagnation de cette même communauté par la liberté de discussion. Il ouvre la voie à la réforme, symbiose de l’histoire et de la raison. Le gouvernement représentatif s’attache en effet à dégager une opinion qui a mûri au sein du corps social. Librement exprimée, elle est le produit d’une conscience nationale qui puise dans des structures historiques. L’histoire naturelle de la Constitution anglaise expose cette conciliation par l’observation de l’antiquité de ses institutions, parfaites par une évolution historique tournée vers la garantie des libertés. Les institutions héréditaires composent avec l’institution proprement représentative. Cette dernière a progressivement renouvelé sa composition pour représenter des intérêts de plus en plus variés. Le cadre institutionnel anglais est donc significatif d’une alliance entre la tradition et la dynamique moderne de la liberté.
D’autre part, Constant identifie la structure fondamentale du régime représentatif qui s’affine alors en Angleterre. À ce titre, s’il préconise l’octroi au titulaire du pouvoir exécutif d’un droit de veto absolu, alors que le veto royal n’est plus utilisé outre-Manche depuis le règne d’Anne, il insiste avec plus d’acuité sur la fonction régulatrice de la prérogative royale de dissolution, sur la compatibilité du mandat parlementaire avec la fonction ministérielle comme stratégie d’évitement de la corruption parlementaire, et de manière diffuse dans l’ouvrage, sur le caractère impératif de l’implantation d’un gouvernement représentatif. Dans ce cadre général, il entrevoit la fonction structurante du bipartisme anglais lorsqu’il soulève le respect de l’institution ministérielle et de ses titulaires par l’opposition partisane. Constant en perçoit l’explication dans l’hypothèse de l’alternance qui permettrait à l’opposition d’aujourd’hui d’incarner la majorité de demain. Dans ces conditions, il y a lieu de ne pas écorner l’institution ministérielle dont l’opposition ambitionne le maniement. Des propriétaires opulents et éduqués sont les mieux disposés pour représenter les divers intérêts de la société au sein de l’assemblée délibérative14. Constant n’émet pas, à proprement parler, de réflexions sur la réception partisane de l’opinion publique. Pour autant, il souligne que les deux assemblées représentatives sont d’autant plus utiles qu’elles manifestent deux courants divergents. Selon Constant, il est préférable d’entretenir la lutte entre l’esprit conservateur et l’esprit progressif des deux chambres et non pas au sein de l’une d’entre elles. Il n’en demeure pas moins que les louanges continues adressées aux institutions monarchiques de l’Angleterre ne favorisent guère l’adhésion du lecteur au projet de constitution républicaine proposé par l’auteur. Dans ce texte éparpillé, Constant déploie les thèmes institutionnels de son individualisme libéral foncier davantage qu’il ne convainc de l’implantation d’une constitution républicaine. La sphère individuelle est particulièrement protégée en Angleterre. Or, s’il n’est pas possible de reproduire ce qui est né d’un processus historique long, contingent et évolutif, il est impératif d’implanter un gouvernement représentatif dont la vocation est de médiatiser le libre déploiement des volontés individuelles et de les inclure dans le cheminement délibératif menant à la décision politique. Et il est également impératif de générer les garanties nécessaires à ce que l’expression de ces volontés individuelles ne soit pas déviée de son sens par les titulaires du pouvoir politique. Animé par une circularité fréquente dans le romantisme libéral du premier XIXe siècle, le projet politico-institutionnel de Constant se fonde sur une Constitution anglaise qui en confirme continûment le bien-fondé.
La distanciation relativiste vis-à-vis du modèle politique anglais : la technicisation du gouvernement représentatif
Dans ses Principes de politique applicables à tous les gouvernements15, Constant continue de saluer le vitalisme libéral de la Constitution anglaise, vitalisme révélateur d’un éveil politique de la nation anglaise et sans commune mesure dans le concert des civilisations européennes. S’il y a encore des traces du mythe de la Constitution porteuse d’un génie national prédisposé à la liberté16, Constant semble entamer, discrètement, un processus de distanciation. Dans cet ouvrage, l’auteur souhaite démontrer l’inéluctabilité du gouvernement représentatif. L’Angleterre a certes indiqué la voie. Mais elle symbolise un particularisme, d’autant qu’elle est encore éminemment aristocratique. Or Constant souhaite que le système représentatif s’instaure pour que les institutions françaises se rapprochent des idées qui ont cours, à savoir celles de liberté et d’égalité. À cette fin, il faut isoler la pureté théorique du gouvernement représentatif, sans pour autant renoncer à l’exemplarité anglaise. Posée en axiome de liberté, la Constitution anglaise n’est plus réquisitionnée sous la forme d’un miroir des carences françaises. Dans l’esprit de Constant, il importe, en d’autres termes, de « stériliser » le gouvernement représentatif17.
Le moment de la Restauration provoque, dans la pensée politique de Benjamin Constant, un changement d’attitude à l’égard de la Constitution anglaise. Peu perceptible, il ne témoigne pas d’un retournement idéologique. Constant reste un admirateur avoué du génie institutionnel anglais. Du reste, il saisit astucieusement l’opportunité de la restauration monarchique et de l’épisode des Cent-Jours pour déployer un programme constitutionnel dont la portée fondatrice implique une distanciation vis-à-vis de l’influence anglaise. Il n’est plus question d’ériger l’Angleterre en exception historique et en modèle politique des civilisations européennes. Au moment de la restauration monarchique, Constant raréfie, voire expurge les saillies sur l’héroïsme politique anglais depuis la Glorieuse Révolution. Il technicise l’étude de la Constitution anglaise parce qu’elle est désormais partiellement assimilée par la monarchie limitée mise en place par Louis XVIII et son entourage. À l’évidence, la chute de l’Empire coïncide avec l’atténuation du libéralisme d’opposition dont Constant est classiquement affublé. De surcroît, la Charte de 1814 a partiellement contenté les cénacles libéraux, dans la mesure où elle consacre les principaux acquis révolutionnaires sous les traits de libertés octroyées. Elle instaure en outre, un système représentatif, une responsabilité des ministres du roi et préserve l’indépendance des tribunaux judiciaires. Attaché au seul gouvernement représentatif, Constant n’a pas intérêt à dénigrer le cadre institutionnel mis en place, puisqu’il se conforme à ses réquisits fondamentaux. Il n’y a donc plus lieu de vanter la supériorité de la Constitution civilisationnelle anglaise. Il est désormais opportun d’adapter en France les fondations institutionnelles et politiques du modèle constitutionnel anglais, synonyme de stabilité et de durée. Dans cette perspective, la Restauration livre à Constant l’occasion de promouvoir de manière plus convaincante que dans ses Fragments, l’implantation du pouvoir neutre. C’est dans les développements liminaires de ses Réflexions sur les constitutions qu’il s’y emploie particulièrement, peu de temps avant la promulgation de la Charte. Ce pouvoir neutre est, dans son esprit, inséparable de la figure paternaliste du roi, « entouré de traditions et de souvenirs, et revêtu d’une puissance d’opinion18 ». Il s’agit d’attribuer au monarque une fonction arbitrale à la fois symbolique et effective pour prévenir tout conflit institutionnel entre la chambre élective et les ministres. Symbolique car cette fonction est parée de l’autorité de la tradition historique, elle est tout aussi effective par l’entremise de la dissolution. À cet égard, la prérogative de la dissolution ne se justifie que dans la mesure où le roi n’est pas directement aux prises avec les affaires courantes et les querelles de factions. Cette neutralité est, de plus, fondatrice de l’irresponsabilité du monarque, elle-même explicative de la responsabilité des ministres. Ce pouvoir neutre résulte de l’expérience politique anglaise à partir de laquelle Constant induit un principe, en l’occurrence constitutionnel. Il est toutefois intéressant de noter que l’identification de ce principe n’est pas détachée de l’expérience qui l’a généré. Sur ce point précis, Constant opère un glissement conservateur de sa pensée politique. Il prétend en effet que le recours à l’expérience est préférable à l’abstraction. C’est, à l’évidence, attribuer une valeur épistémologique supérieure à la connaissance historique, ceci au détriment du rationalisme politique. Il en ressort que le principe constitutionnel n’est pas distingué de la pratique politique qui l’a vu naître. Il est possible de mieux saisir cette bifurcation relativiste et proche de la culture coutumière lorsque Constant écrit de manière sibylline que « la théorie n’est autre chose que la pratique réduite en règle par l’expérience19».
La démarcation subtile qui s’ensuit, entre un modèle civilisationnel de la Constitution anglaise et un modèle proprement constitutionnel de prudence, autorise Constant à émettre quelques jugements critiques à l’encontre des évolutions politiques de l’Angleterre. L’application du gouvernement représentatif en France, si elle demeure encore imparfaite, rend inutile l’apologie du gouvernement anglais de la liberté. La nation anglaise n’incarne plus ce mythe qu’il a fallu propager afin d’abattre les vestiges de l’autoritarisme en France. Par conséquent, et dans une optique initialement patriotique et flagorneuse, Constant ne se retient pas de vanter une supériorité française sur l’Angleterre, au moment de la Restauration. Puis, il compare les restaurations monarchiques française et anglaise de manière à flatter Louis XVIII, monarque qui a su faire régner la concorde contrairement à Charles II d’Angleterre. Annoncée par un texte intitulé « Des Élections prochaines20 » de 1817, une série de réserves sur le devenir politique de l’Angleterre est formulée à partir de 1818. Le point de départ est un article publié dans La Minerve21 dans lequel l’auteur, alors élu de la Sarthe, s’émeut de la situation de misère que connaît le peuple anglais depuis la paix de Paris de 1814 et le changement d’orientation de l’économie nationale. L’auteur en vient à interroger avec vigueur la solidité de l’édifice constitutionnel anglais. La présentation des qualités libérales, adaptatives et patriotiques de la Constitution anglaise se trouve d’emblée parée d’un conditionnel qui exprime, à l’évidence, un doute sérieux sur la pérennité de l’assise constitutionnelle anglaise22. Inquiet, Constant croit constater que l’aristocratie traditionnelle ne remplit plus sa fonction sociale et politique. Or cette fonction est constitutive de l’ordre politique britannique. Schématiquement, l’aristocratie anglaise a contenu les classes laborieuses par son antique rôle de patronage local et a combattu, en 1688, pour l’extension et la protection des libertés individuelles. Dans ce cadre, « l’aristocratie anglaise n’avait jamais été, comme celle de plusieurs autres pays, l’ennemie du peuple ». Elle « n’était nullement odieuse à la masse de la nation23 », puisque soucieuse du bien-être du peuple et décidée à obtenir des garanties libérales de la part du monarque. En échange de la préservation de la paix sociale, elle a pu, longtemps et sans entrave, jouir de sa richesse et de ses privilèges. Elle a également bénéficié d’une part active et croissante dans l’exercice du pouvoir. Les difficultés économiques amorcées en 1814 ont rompu cet équilibre. L’aristocratie a renoncé à soutenir financièrement les classes laborieuses qui ont souffert du ralentissement de l’activité, lui-même imputable à la fin des hostilités militaires contre l’Empire français. En conséquence, elle a ouvert la voie à la fronde populaire, excitant la contestation de ses privilèges. Ainsi, Benjamin Constant se sent libre de pointer le démantèlement de l’ossature sociale traditionnelle que les institutions politiques ont sanctuarisée. Au terme de cette analyse sociologique, il craint que l’aristocratie anglaise, ouverte à la bourgeoise de fortune et de talent, ne cesse de contenir le flot démocratique, empêchant de modérer l’implantation du principe démocratique.
Après 1818, les textes de Constant évoquant la Constitution anglaise combinent la systématisation de ses bienfaits techniques modérateurs et la mise en lumière du décalage qui sépare l’état de l’Angleterre actuelle – dans laquelle la liberté est menacée, la corruption normalisée, la presse parfois muselée – de l’idéal de civilisation de la Constitution anglaise. Cet idéal, dans la pensée de Constant, vise l’ancienne Constitution de l’Angleterre, significative d’un aristocratisme politique qui tolère la réforme prudente. L’éloge au défunt député whig, Samuel Romilly, montre une forme de nostalgie inquiète du modèle civilisationnel qui conjugue la liberté historique et la liberté de l’individu24. Les critiques de Constant sur le devenir de la Constitution anglaise sont ensuite régulièrement reproduites dans les leçons prononcées à l’Athénée royal25. Pour l’essentiel, Constant souhaite prémunir contre l’imitation d’institutions ou de procédés coutumiers qui sont intimement liés à l’histoire politique et sociale de l’Angleterre. Certains principes sont universellement applicables, quelques principes intermédiaires sont inséparables de la nation qui les a vus naître. Dans cette optique, il affirme que « si le fonds de la liberté est le même, ses formes sont différentes ». Si la Constitution anglaise est bien connue, « beaucoup de ses détails ne sont pas applicables à la France26 ». Les conceptions française et anglaise de la liberté ne coïncident foncièrement pas. En Angleterre, la centralisation originelle du pouvoir a généré une « vexation uniforme27 » de la couronne à l’encontre des libertés et des coutumes locales. Ainsi, les nobles et le peuple ont rapidement et durablement fait cause commune contre les mesures autoritaires du roi. À l’inverse, en France, les vexations proviennent des privilèges obtenus précocement par la noblesse, sur l’ensemble du territoire. Elles se sont communément exercées sur le peuple. Celui-ci aurait en quelque sorte soutenu le monarque dans sa volonté d’uniformiser l’application du droit sur le territoire. Il n’y a par conséquent pas lieu de reproduire en France une quelconque institution anglaise. L’esprit d’opposition à l’assujettissement du pouvoir central et la formation coutumière des institutions anglaises se démarquent en tout point de la fondation historique du pouvoir royal et centralisateur de la France. L’enracinement coutumier de certains usages politiques et sociaux ne permet pas de concevoir leur extraction. Cette posture est, chez Constant, à géométrie variable. Autant il est opportun de bannir les discours écrits de l’enceinte parlementaire comme en Angleterre, autant il n’est pas souhaitable de retranscrire quelques techniques de justice pénale ou de s’inspirer du système électoral de l’Angleterre.
Du reste, la Constitution anglaise n’a pas cessé d’irriguer la pensée politique de Benjamin Constant. D’un modèle de civilisation libérale qui a tracé la voie à l’avènement des principes libéraux de l’Histoire, elle a tendu, une fois que la France s’est convenablement placée dans le sillage du mouvement historique, à incarner un modèle de perfection technique du gouvernement représentatif28. Si le mythe de la liberté anglaise, historique et philosophique, n’a pas totalement disparu, il a été singulièrement amputé du discours politique de Constant au moment de la restauration monarchique. La cause de ce retranchement est imputable au cadre politico-institutionnel de 1814 qui satisfait, du moins partiellement, aux exigences de l’idéal du gouvernement représentatif. La stabilité que présente le contexte de la restauration monarchique française n’a plus rien à envier à une Angleterre empêtrée dans les affres de la crise économique et sujette à la pulsion démocratique. Cette critique coïncide avec le scepticisme que Constant expose, anticipant les propos de Tocqueville, à propos des effets dissolvants de la liberté moderne sur la tenue de la démocratie libérale. Ces oscillations traduisent, en réalité, une unité : celle de l’idéologie du libéralisme conservateur caractéristique du XIXe siècle, dont l’attitude à l’égard de l’agir politique est gouvernée par le réformisme. Si la fin de l’Histoire réside dans le triomphe de la liberté puis, consécutivement, de l’égalité, l’action politique doit être prudemment déployée vers cet accomplissement. La société est un organe complexe, fait de multiples combinaisons, qui ne supporte pas les mouvements violents et épidermiques. Il y a une évolution inéluctable qui demeure attachée à un point d’origine, qui s’il se perd dans les lointains souvenirs historiques de la nation, continue de déterminer le changement porté par les idées. Ainsi, Constant, dans la contradiction fertile de sa pensée, concilie un rationalisme libéral avec une forme d’empirisme conservateur.